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    Plan détaillé Texte intégral Évolution du traitement des corps mortsPrésence et (in) visibilité des défuntsCirculations globales, violence et mort collective Bibliographie Notes de bas de page Auteur

    Immatérialités de la mort

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    Présentation générale. Communiquer (avec) la mort hier et aujourd’hui

    Gestion, présence et circulation des défunts1

    Valérie Robin Azevedo

    p. 9-31

    Texte intégral Bibliographie Références bibliographiques Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    Pero uno está siempre

    Mais l’on est toujours

    compuesto

    composé

    de un trozo de muerte y de

    d’une part de mort et de

    camino,

    chemin

    y uno siempre es río,

    et l’on est toujours fleuve

    o canto,

    ou chant,

    o lágrima cubierta.

    ou larme dissimulée

    Javier Héraud El viaje [Le voyage] (1960)

    1Invariants de la pensée universelle, les mythes sur l’immortalité et l’irruption punitive de la mort soulignent à quel point le trépas constitue une inquiétude anthropologique majeure qui unit le destin des vivants à celui de leurs défunts. Si, dans les sociétés sécularisées, certains n’y voient qu’une rupture inéluctable, dans la plupart des systèmes culturels et religieux, loin de représenter un épilogue, la mort instaure des modes d’existence alternatifs et des formes de communication multiples avec les défunts : réincarnation terrestre, résurrection dans un autre monde, fantômes et revenants dans un entre-deux liminal. Elle induit la création de liens singuliers avec les morts et constitue aussi une étape-clé de réajustement des relations entre vivants.

    2C’est peut-être dans les récits tragiques d’amours empêchées que le refus d’accepter la finitude de l’existence s’exprime de façon la plus éclatante. La littérature n’a cessé d’explorer le thème de l’amour absolu mis au défi par la survenue brutale, cruelle et intolérable de la mort. On pense bien sûr à Orphée et Eurydice. La disparition de cette dernière pousse l’amoureux inconsolable à s’introduire dans les Enfers pour la ramener dans le monde des vivants. Mais il faillit à l’épreuve d’Hadès. Eurydice perdue à jamais, Orphée plonge dans un tourment infini qui se poursuit par-delà son propre décès. La volonté acharnée de préserver vif l’être aimé, voire de conserver le corps putride, jadis incarnation de cet amour que la mort ose soustraire, apparaît de manière édifiante dans Régner après la mort de l’écrivain du Siècle d’or Luis Vélez de Guevara. L’infant Dom Pedro, ivre de douleur à la nouvelle de l’assassinat d’Inés de Castro, décide, une fois au pouvoir, de faire déterrer sa bien-aimée. Il la fait couronner reine du Portugal et oblige la cour à baiser la main de la « Reine morte », rendue célèbre en France par Montherlant. Jusqu’à nos jours la légende populaire lusitaine assure que les sublimes gisants de Pedro et Inés, qui se font face au Monastère d’Alcobaça, faciliteront les retrouvailles des deux amants lors du Jugement dernier. Ces passions littéraires que la mort ne peut corrompre paraissent exemplaires de notre quête désespérée d’éternité.

    3Pour autant, ces projections romanesques sont parfois rattrapées par la réalité, qu’elle soit tangible ou virtuelle. La lutte contre la survenue indésirée du trépas est l’objet d’attentions et d’innovations scientifiques qui semblent même faire reculer les frontières de la vie. La recherche médicale repousse en effet les limites de la mort à travers des technologies et des savoir-faire toujours plus performants mettant en jeu l’intégrité du corps humain. Si les transplantations d’organes permettent de sauver des patients autrement condamnés, l’actuel essor des biotechnologies permet l’amplification du corps par des prothèses censées améliorer la condition humaine, voire prolonger l’existence2. Mais le risque de basculement vers le désir d’infini, charrié par exemple par le transhumanisme, existe. Dans son texte, Jean-Marie Besnier souligne combien les utopies par nature éternitaires peuvent basculer dans la dystopie3. Il relie ainsi l’émergence d’une espèce posthumaine, l’homme « augmenté », à l’imaginaire d’Internet et met en garde contre le rejet de la mort et le spectre d’immortalité qui n’est pas sans évoquer un eugénisme préoccupant.

    4Comment penser la mort autrement que comme une entrée dans le néant qu’il faudrait retarder ou abolir ? Fait social total, pour reprendre l’expression de Marcel Mauss à propos du don, la mort est un phénomène de communication par excellence tant elle engage notre rapport à l’altérité et à l’identique, au sujet et au collectif. Dans une perspective pluridisciplinaire et comparatiste, cet ouvrage propose d’éclairer quelques enjeux saillants et problématiques émergentes relatives à la mort autour de trois thématiques principales : la gestion, la présence et la circulation des morts et des substituts qui les incarnent.

    Évolution du traitement des corps morts

    5Quelles nouvelles dynamiques funéraires marquent ce début de xxie siècle ? La dé-ritualisation de la mort en Occident au cours des dernières décennies doit être appréhendée à l’aune de la médicalisation croissante du trépas. Aujourd’hui on meurt en effet bien plus à l’hôpital que chez soi – c’est le cas de près de trois quarts des décès en France. Ce constat avait déjà été posé par Philippe Ariès (1977) qui y voyait également la marque d’un tabou de la mort, la « mort interdite » qu’il opposait à la « mort domestiquée », proche, atténuée et indifférente, qui aurait caractérisé les sociétés d’ancien régime. La thèse du déni social de la mort a aussi été soutenue par Louis-Vincent Thomas (1982) qui opposait ce rapport distant à la mort, spécifiquement occidental, de la supposée familiarité de la mort au sein des sociétés africaines. Norbert Elias a quant à lui perçu dans la « solitude des mourants » une crise du processus de civilisation (1982).

    6Mais cette thèse a été réévaluée au tournant des années 2000. Nombre de travaux ont pointé, bien plutôt, une évolution des modalités de socialisation du trépas, marquée par l’expérience (inter) subjective, ce que Jean-Hugues Déchaux (2002) nomme l’« intimisation » de la mort. Il précise du reste qu’aucune culture n’accepte vraiment la mort même si toutes cherchent à « dompter son indicible altérité ». Revenant dans ce volume sur les reconfigurations actuelles du rapport à la mort, Gaëlle Clavandier note que « le mourir » a pris le pas sur « la mort », ce qui se traduit par une attention croissante à l’égard de l’accompagnement des patients en fin de vie. L’épidémie de sida et l’action des militants de la cause homosexuelle mobilisés contre ce fléau ont joué un rôle indéniable dans la visibilité d’une demande sociale du « droit à mourir dans la dignité ». De nos jours, seuls quelques pays autorisent l’euthanasie active, comme les Pays-Bas ou la Belgique, et le suicide assisté, comme le Canada ou la Suisse. Ces pratiques demeurent illégales en France. La loi Léonetti (2005), qui promeut les soins palliatifs et rejette l’acharnement thérapeutique, a été complétée par la loi Léonetti-Clayes (2016) autorisant la sédation jusqu’au décès des malades en phase terminale. Cependant, la récente polémique autour de la prise en charge de Vincent Lambert en état de coma végétatif depuis dix ans, et qui a déchiré sa famille, illustre combien les querelles sur ces questions de bioéthique restent vives et irrésolues.

    7Au niveau du traitement du cadavre, le recours croissant à la crémation est révélateur des récentes mutations funéraires (Esquerre, 2011). Elle demeure plus ancienne et plus notables dans les pays européens de tradition protestante. Cependant, si le taux d’incinération est de l’ordre de 70 % en Scandinavie, il ne cesse de progresser en France, passant de 1 % en 1980 à près de 35 % de nos jours et 50 % dans les zones urbaines. À côté de la prise en charge ordinaire par des professionnels qui diversifient leurs services, des pratiques inédites émergent, comme les obsèques écologiques marquées par un « impératif environnementaliste » jusqu’à l’idée de « recycler les cadavres » au moyen de dispositifs de « re-naturalisation » (Anstett, 2015) : emploi de bois éco-gérés pour les cercueils, soins de thanatopraxie « bio », urnes biodégradables enterrées dans des forêts cinéraires, vente de capsules qui mêlent les restes humains à des graines pour transformer le défunt en arbre. En mai 2019, l’État de Washington a même promulgué une loi autorisant la conversion des dépouilles humaines en humus comme modalité d’enterrement alternatif.

    8Par ailleurs, estime Dominique Memmi, l’histoire des sensibilités face au corps mort a fait l’objet de deux changements majeurs au tournant du xxie siècle. On observe d’une part le retrait de la dépouille du regard collectif et la répugnance à son contact, emblématique de l’entreprise de « désincarnation » de la définition sociale des individus. Néanmoins, on peut remarquer d’autre part une contre-offensive à cette orientation, notamment avec le traitement des fœtus morts, qui cristallise un nouveau rapport aux défunts où le contact visuel avec la matérialité du cadavre devient, au contraire, essentiel dans la gestion du deuil des familles. Il s’agirait d’une nouvelle manière d’envisager le deuil qui fait du corps le pivot central du processus de soulagement de la perte (Memmi, 2014). Dans ce cadre, une critique plus générale s’est récemment déployée autour du phénomène de psychologisation croissante du travail de deuil et de l’idée freudienne du détachement, qui se ferait au détriment de celle de l’attachement qui (re)lie le vivant à ses morts (Despret, 2015 ; Molinié, 2008).

    Présence et (in) visibilité des défunts

    9La problématique du lien entre les vivants et les défunts est essentielle dans la gestion symbolique et culturelle de la mort. Hermès, messager des Dieux de l’Olympe, était aussi chargé de guider les âmes des morts jusqu’aux Enfers. Comme le précise ici Dominique Jaillard, c’est avant tout sa qualité de passeur entre les différents espaces qui le fait intervenir dans le monde des morts et qui l’a érigé en héraut de la mise en lien des deux mondes. Le souci du passage vers une vie posthume imprègne de nombreux systèmes mythico-religieux qui offrent, chacun à leur manière, des réponses sur le comportement idoine des vivants envers leurs propres défunts mais aussi ceux des autres laissés sans soin – qu’ils soient honorés comme des ancêtres, craints comme des fantômes, voués à un oubli salutaire, etc. La communication avec les défunts dont la présence est pérennisée, de façon plus ou moins explicite, par les mots, les gestes ou les silences de ceux qui restent s’exprime selon des modalités multiples.

    10Au sein de nos sociétés urbaines et sécularisées, de tels liens pérennes unissent au quotidien les vivants à leurs morts. Il peut s’agir d’accommodements intersubjectifs permettant aux individus, par-delà les appartenances religieuses, de rester en rapport avec leurs êtres chers ayant quitté ce monde. Avec l’exemple du médiumnisme islandais, Christophe Pons revient dans son texte sur ce fait anthropologique universel qui lui semble essentiel : l’importance de la relation qui relie les morts aux vivants renvoie à l’idée de complétude que fournissent les défunts aux humains. Il insiste en effet sur la nécessité d’envisager ces « altérités invisibles » comme des compléments des humains qui leur font prendre conscience « d’être vivant au monde ». Dans une perspective proche, Vinciane Despret (2019) assure que les morts sont « des gens comme les autres » et envisage les récits d’échanges avec les défunts comme des « technologies de re-convocation » où les vivants élaborent des formes de proximité pour réduire la distance. C’est donc un pas de côté qui s’opère eu égard à la façon usuelle d’aborder ces questions en termes de croyance. À ce titre, Grégory Delaplace (2018) estime d’ailleurs que plutôt que d’envisager les narrations sur les fantômes comme des choses auxquelles on croit, ou pas, il s’avère plus pertinent de les appréhender comme « des choses qui arrivent », à savoir des événements qui contraignent les vivants à recomposer leur monde.

    11Avec l’invention du daguerréotype paraissent les premiers portraits post-mortem qui offrent aux familles aisées la possibilité de conserver l’image de leur proche décédé. La naissance de la photographie popularise de façon fulgurante ce type de mise en scène macabre, du milieu du xixe siècle aux premières décennies du xxe siècle, en Europe et en Amérique (Carol et Renaudet, 2013 ; Ruby, 1995). La large diffusion des portraits posthumes de célébrités – tel Victor Hugo photographié par Nadar – participe d’un culte commémoratif des grandes figures de la Nation, mais l’engouement généralisé concerne avant tout le cadre domestique où ces clichés se multiplient. Les familles de tous milieux sociaux veulent désormais posséder l’effigie de leur défunt, conservée au domicile, héritage visuel qui inscrit dans la lignée l’être cher parti trop tôt. De fait, enfants ou jeunes adultes sont les principaux concernés, le cliché post-mortem étant souvent le seul portrait de ces personnes. Étendu sur son lit, comme endormi, l’enfant apparaît aussi dans les bras de ses parents ou auprès de sa fratrie. Parfois, la scénographie vise à gommer le trépas. Le défunt dressé, voire debout, est soutenu par des artifices invisibles à l’objectif et le subterfuge des yeux ouverts. Identifier alors le vif de l’occis dans ces photos de famille relève quelquefois de la gageure. L’illusion fonctionne, le simulacre de la vie reproduit. Contre la précarité de l’existence et l’imminente décomposition du corps, la photo post-mortem fige le temps et immortalise l’image du défunt que les descendants garderont. Si ces clichés tombent peu à peu en désuétude, cette tradition se poursuit massivement jusqu’aux années 1960 dans des pays comme le Pérou ou le Mexique.

    12Cette pratique culturelle autrefois globalisée suscite souvent le trouble ou l’effroi de nos jours. Néanmoins, la photographie mortuaire renaît à l’hôpital avec des professionnels de santé qui proposent désormais aux parents un souvenir visuel du nourrisson mort-né (Memmi, 2015). De plus, comme l’évoque Marie-Frédérique Bacqué dans sa contribution, nombre de parents endeuillés s’attachent à pérenniser le passage éphémère sur Terre de leur bébé mort-né ou décédé en bas-âge, postant sur Internet des photo-montages au sein desquels images d’échographie et d’accouchement côtoient celle du petit corps inerte.

    13C’est en effet par le biais des nouveaux supports dématérialisés offerts par les TIC que l’on voit surgir des modalités inédites de sociabilité funèbre et de nouveaux champs d’intervention et d’expression du mourir en ce nouveau millénaire. Le cyberespace et les réseaux sociaux sont largement investis comme plateformes d’élaboration du deuil. Ainsi, le texte de Fanny Georges montre combien le profil Facebook du défunt devient un lieu de remémoration et un espace de travail collectif du deuil pour les proches qui investissent et transforment la structure corporelle du réseau social en une sorte de reliquaire numérique qui met désormais en scène ces nouveaux substituts d’un corps autrefois longuement côtoyé lors des veillées funéraires. Les endeuillés publient des photos sur la page du défunt et y expriment leur chagrin. Cette appropriation du compte de la personne décédée socialise virtuellement l’expérience affective. Le texte de Laurent Jérôme sur les usages de Facebook par les Autochtones du Québec le montre bien : loin de constituer un appauvrissement ou une perte des traditions culturelles – comme cela a parfois pu être dénoncé – l’investissement dans les RSN peut participer de l’essor d’une culture visuelle de la mort et de l’au-delà qui dynamise des principes ancestraux d’hommage aux défunts en les adaptant au nouveau contexte dématérialisé d’Internet. Cet ancrage dans le virtuel peut également prendre des formes plus étonnantes, notamment quand envisager un futur post-mortem peut s’avérer laborieux au vu de certaines singularités sociétales. Agnès Giard montre ici que l’incertitude de la projection dans un monde posthume apaisé du fait d’une société japonaise vieillissante, où l’absence de descendance laissera sans soins les esprits de défunts orphelins, donne lieu à un singulier investissement des célibataires dans les jeux vidéo morbides où l’on « joue aux morts » en nouant des relations amoureuses virtuelles avec des fantômes.

    14Si les esprits des défunts peuvent accéder sous certaines conditions à la matérialisation, comment tisser le lien quand il n’y a pas de corps ? Dans son analyse du rôle de l’image dans les rituels et de la présentification des défunts en Grèce ancienne, Jean-Pierre Vernant (1965) évoque la façon dont l’absence de cadavres, tels ceux des combattants décédés loin de chez eux, était compensée par le dépôt d’une pierre (kolossos) dans le tombeau, sorte de double du mort, qui autorisait alors les pratiques funéraires. Cela permettait au disparu d’accéder au statut social de mort et de ne pas faire partie des « sans-noms » (nônymnoi) dont la mémoire est impossible. Le kolossos restitue ainsi l’unité de la personne : son nom comme son souvenir peuvent être perpétués auprès de ses proches et de la communauté. La figure des substituts du corps face à la disparition peut s’avérer cruciale au moment de compenser le manque total de trace matérielle de l’être cher.

    15Les photos ont joué, et continuent de jouer, un rôle clé dans le maintien d’une présence et d’un lien avec les disparus au lendemain d’épisodes de violence politique, de dictature ou de guerre. Dans son étude de la vie sociale des photos de famille des victimes du franquisme, Jorge Moreno (2018) souligne l’importance des autels funèbres domestiques, composés de photos et d’objets éclectiques ayant appartenu au défunt, surtout en cas d’impossibilité de récupérer les corps et donc sans tombes sur lesquelles se recueillir. Préservées comme un trésor, ces photos – si triturées qu’elles ont été maintes fois retouchées, recousues, scotchées –, constituent un langage symbolique qui fait des montages photographiques le centre d’un culte privé, tels des ex-voto inscrivant le disparu dans un héritage collectif et une mémoire familiale. Ces objets qui convoquent des présences fantomatiques se convertissent ainsi en quasi-reliques, traces du mort qui lui restituent une matérialité disparue et impossible à retrouver.

    16Par ailleurs, le commémoratif s’exprime aussi dans l’espace public, renvoyant, à un niveau plus collectif et national, à l’idée d’un « mourir pour la patrie ». L’on pense bien sûr au monument aux morts érigé dans chaque commune française pour conserver et célébrer la mémoire de tous les soldats défunts et disparus de la Grande Guerre. Bien souvent, ce lieu fait figure de tombe collective qui répond à l’absence des corps à travers l’inscription du nom sur le monument. Si la mémoire individuelle reste au front ou au cimetière, la mémoire collective, prise en charge par la collectivité locale, autorise le deuil collectif (Prost, 1984). Pourtant, les dynamiques de la proximité et de la distance présentent là aussi des tensions intéressantes à explorer.

    Circulations globales, violence et mort collective

    17Dire que les images de morts envahissent l’espace public et médiatique quotidien relève du truisme, tant sont rares les jours sans exhibition de cadavres, qu’ils soient issus de catastrophes, de pandémies ou de guerre. Évoquant les dégâts de la vitesse engendrée par les avancées technologiques de l’instantanéité, Paul Virilio (1977) parlait de la « lumière de l’immédiateté » qui instaure une proximité illusoire entre les individus. Et dans sa réflexion sur la stratégie médiatique de la guerre contemporaine, il avançait que « l’optiquement correct » impliquait une « dé-réalisation » de la guerre elle-même (Virilio et Fabre, 2002). Susan Sontag (2003) estimait quant à elle que les guerres actuelles sont devenues « le spectacle sons et lumières de nos salons ». La guerre d’Espagne, la première couverte par des photographes postés sur les lignes de front, reste immortalisée par le portrait d’un soldat républicain touché simultanément par l’appareil de Robert Capa et la balle fatale. Mais c’est la guerre du Vietnam qui introduit « une nouvelle télé-intimité avec la mort et la destruction ».

    18Sontag insiste sur la dimension politique des images de morts en série. Montrer les corps permet d’attester du décès de quelqu’un, et peut éventuellement servir de preuve irréfutable pour dénoncer certaines morts. Néanmoins, les clichés et films de cadavres d’ennemis renvoient aussi au thème du trophée de guerre. L’usage tactique de la circulation des images de mise en scène de la mort, voire des exécutions publiques est indéniable. La problématique autour de « la vie politique des cadavres » (Verdery, 1997) permet d’envisager l’appropriation, le contrôle et la diffusion des photos de corps morts comme « capital politique ». Bien des États instrumentalisent les images des dépouilles d’opposants politiques ou d’ennemis à abattre. Viennent en tête les photographies de Che Guevara exposé torse nu pour démystifier le héros de la Révolution cubaine ou plus récemment ceux de Saddam Hussein et Mouammar Kadhafi après leurs exécutions sommaires retransmises presque simultanément dans le monde entier. Les groupes terroristes ont saisi eux aussi la puissance évocatrice et l’impact des images relatives à leurs passages à l’acte. Il en va des vidéos postées en direct sur les réseaux sociaux, des scènes de décapitation par Daech comme propagande de terreur lancée contre les infidèles jusqu’aux tueurs d’extrême droite filmant leur fusillade de dizaines de musulmans en prière dans des mosquées de Nouvelle-Zélande en 20194.

    19La mort comme enjeu politique et moyen de pérenniser le pouvoir a notamment été éclairé par Ernst Kantorowitz dans Les deux corps du roi (1989), dont la double nature, d’une part humaine et mortelle, d’autre part souveraine et immortelle transmise à son successeur, s’incarne dans le célèbre adage « Le roi est mort, vive le roi ! ». Infliger la mort à autrui, l’affronter sciemment voire chercher à contrôler les attitudes à son égard peut donc relever du champ de l’action politique voire de la tactique de guerre assumée, d’autant plus légitimée que d’aucuns la qualifient de « sainte ». Ainsi, le transfert des idées sur le destin posthume des défunts et l’encadrement rituel des funérailles gérées par l’Église catholique et le pouvoir colonial dans des sociétés disloquées par la violence de la conquête au xvie siècle, ont constitué, comme nous l’explique ici Gabriela Ramos, une « offensive chrétienne sur la mort » et un mécanisme décisif de colonisation efficace et pérenne de l’Amérique. La destruction du culte des ancêtres et la conversion forcée des individus et des imaginaires sur la mort, qui alla de pair avec la sujétion des Indiens, permirent in fine l’avènement des premiers empires coloniaux mondiaux. Plus près de nous, un autre type de combat mené au nom de la religion est apparu. Dans le cas des attentats-suicides qu’analyse ici Riva Kastoryano, le corps est une arme de guerre qui témoigne du sacrifice censé élever au statut de martyr. Si le sort de leur cadavre importe peu au regard de la vision déterritorialisée de l’Oumma universelle animant ces djihadistes, Kastoryano insiste en revanche sur la délicate gestion de ces corps indésirables et du choix du lieu où les ensevelir à laquelle sont confrontées les autorités.

    20La gestion de la « souffrance à distance » – pour reprendre le titre de l’ouvrage de Luc Boltanski – autorise le spectacle de la mort de masse et semblerait nous habituer à l’horreur. Ainsi, le portrait médiatisé du « migrant » est-il souvent incarné par une masse informe d’individus associés à une altérité socioculturelle menaçante dont les décès en série sont tout aussi omniprésents qu’ils demeurent lointains voire irréels. Pourtant, toutes les images ne suscitent pas la même indifférence, voire le même détachement. Certaines provoquent un émoi singulier, comme celles du petit Aylan Kurdi échoué sur une plage turque ou d’Oscar Martínez et sa fillette Valeria qui se sont noyés en traversant la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Ces photos individualisent pour un temps le décès de tant d’exilés anonymes. Dans ce cas, le scandale tient autant à l’indignité du sort funeste de ces enfants qu’à la projection insupportable que signifie pour chacun le fait de se mettre à la place de leurs familles. Cependant, insiste Sontag (2003), la compassion est un sentiment instable qui, faute de traduction en acte, finit par s’étioler.

    21Dans le contexte actuel de globalisation accélérée et de « surmodernité » (Augé, 1992), le déplacement massif de réfugiés fuyant la guerre et la misère provoque des milliers de défunts aux portes de l’Europe. Dans ce volume, Carolina Kobelinsky montre que la découverte de corps non identifiés sur les plages de la Méditerranée induit une mobilisation des réfugiés pour identifier ces dépouilles via leurs réseaux d’interconnaissance. Si les exilés sont prêts à mourir dans leur terrible odyssée, disparaître sans laisser de trace est leur hantise, comme un écho de la mort en mer chez les Grecs de l’Antiquité, une mort non seulement sans sépulture mais aussi l’opposé même de la mort au combat, celle qui assure la « gloire impérissable » (Vernant, 1982). Du coup, les réfugiés agissent à l’égard de ces inconnus comme ils voudraient qu’on le fît pour eux. Car c’est bien la question du respect des morts et la possibilité d’offrir un minimum de soins à ces corps maltraités pour éviter leur déshumanisation ultime qui se pose ici.

    22De même, dans les situations marquées par un passé de violence de masse et de mort collective, les centaines voire les milliers de corps enfouis dans des charniers ou des sites clandestins sont l’objet d’une attention inédite. Les exhumations et réinhumations collectives auxquelles ils donnent lieu s’inscrivent dans une dynamique, parfois judiciaire et désormais aussi humanitaire, dont l’objectif est de restituer la dignité des morts et de leur conférer une sépulture décente. Elisabeth Anstett expose ici la genèse récente d’un « tournant médico-légal » (forensic turn) et retrace les enjeux nécro-politiques plus anciens et actuels qui président à la localisation, l’identification et le devenir ultime de ces corps longtemps laissés à l’abandon.

    23Finalement, il s’avère certainement nécessaire d’envisager la place des morts non seulement en termes de lieux mais aussi en termes de trajectoires (Delaplace, 2015). Sur le modèle du concept d’ethnoscape (Appadurai, 2005) servant à penser les dimensions culturelles de la globalisation et les imaginaires hybridés et déterritorialisés de groupes dispersés, on posera ici celui de thanatoscape pour évoquer les dynamiques de ce flux-paysage spécifique incorporant la communication et l’imaginaire relatifs aux morts et à leur circulation, physique comme virtuelle, qui structure en profondeur les identifications collectives de nos sociétés humaines.

    Bibliographie

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    Delaplace, Grégory. “Les fantômes Sont Des Choses Qui Arrivent”. Terrain, no. 69, OpenEdition, 24 Apr. 2018, pp. 4-23. Crossref, https://doi.org/10.4000/terrain.16608.
    Despret, Vinciane. Au Bonheur Des Morts. [], La Découverte, 31 Aug. 2017. Crossref, https://doi.org/10.3917/dec.despr.2017.01.
    Virilio, Paul, and Thierry Fabre. “L’art De l’effroi”. La pensée De Midi, vol. N° 9, no. 3, CAIRN, 1 Dec. 2002, pp. 9-20. Crossref, https://doi.org/10.3917/lpm.009.0009.

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    10.3917/lpm.009.0009 :

    Virilio, P. et Fabre, T., « L’art de l’effroi », La Pensée de midi, vol. 3, n° 9, 2002, p. 9-20.

    Notes de bas de page

    1  Pour leur relecture attentive et leurs précieuses suggestions je remercie chaleureusement Stéphane Dufoix et Éric Letonturier.

    2  Sur le sujet, voir Kleinpeter, E. (dir.), L’Humain augmenté, Paris, CNRS Éditions, coll. « Les Essentiels d’Hermès », 2013.

    3  Voir aussi Besnier, J.-M., « L’utopie d’un posthumain », in Letonturier, É. (dir.), Les utopies, Paris, CNRS Éditions, coll. « Les Essentiels d’Hermès », 2013, p. 131-147.

    4  Cf. Letonturier, E. (dir.), Guerre, armées et communication, Paris, CNRS Éditions, coll. « Les Essentiels d’Hermès », 2017.

    Auteur

    • Valérie Robin Azevedo

      Professeure de universités en anthropologie à la faculté Sciences Humaines et Sociales de l’université de Paris et membre de l’URMIS (CNRS, IRD, Universités de Paris et de Nice). Spécialiste des sociétés andines, elle enseigne aussi à l’INALCO dans le cursus de langue et culture quechuas. Son dernier ouvrage Sur les sentiers de la violence. Politiques de la mémoire et conflit armé au Pérou est paru aux Presses Sorbonne Nouvelle (IHEAL) en 2019. Elle co-dirige le projet de recherche TRANSFUNÉRAIRE (2020-2023), financé par l’ANR, sur les rituels collectifs de réinhumation au lendemain de violences de masse, comparaison Europe - Amérique-Latine, xxe-xxie siècles.

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    1  Pour leur relecture attentive et leurs précieuses suggestions je remercie chaleureusement Stéphane Dufoix et Éric Letonturier.

    2  Sur le sujet, voir Kleinpeter, E. (dir.), L’Humain augmenté, Paris, CNRS Éditions, coll. « Les Essentiels d’Hermès », 2013.

    3  Voir aussi Besnier, J.-M., « L’utopie d’un posthumain », in Letonturier, É. (dir.), Les utopies, Paris, CNRS Éditions, coll. « Les Essentiels d’Hermès », 2013, p. 131-147.

    4  Cf. Letonturier, E. (dir.), Guerre, armées et communication, Paris, CNRS Éditions, coll. « Les Essentiels d’Hermès », 2017.

    Immatérialités de la mort

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    Ce livre est cité par

    • Clavandier, Gaëlle. Charrier, Philippe. (2021) Les supports numériques comme amplificateur des normes dans le processus de reconnaissance des décès périnataux. Frontières, 32. DOI: 10.7202/1083217ar
    • Baraybar, José Pablo. Robin Azevedo, Valérie. (2023) Peruvian thanatoscape and posthumous biographies of prisoners: dispersion and re-appropriation of undesirable corpses. Death Studies, 47. DOI: 10.1080/07481187.2022.2131048
    • Cherblanc, Jacques. Gamba, Fiorenza. (2022) Éditorial. Études sur la mort, n° 157. DOI: 10.3917/eslm.157.0005

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