1Le Togo au lendemain de la Seconde Guerre mondiale offre au moins trois centres d’intérêts originaux parmi les territoires africains administrés par la France1. Il fut tout d’abord, le théâtre de la première remise en cause des frontières coloniales au nom du droit des peuples, en l’occurrence celui du « peuple » Ewé, à disposer d’eux-mêmes. Il fut aussi le théâtre de la première intervention de l’O.N.U. dans les affaires africaines, non pas tellement exemplaire par sa précocité que par son caractère très différent de l’ancienne supervision un peu distraite de la S.D.N. Il fut, enfin, l’occasion d’une mise à l’épreuve de la bonne entente que les deux Puissances de tutelle, la France et l’Angleterre, s’efforçaient alors de réaliser en Afrique après des décennies de méfiance ou d’indifférence2 ; c’était, par la même occasion, un révélateur des objectifs et des moyens divergents des deux Puissances en Afrique encore colonisée.

2Cette étude, centrée sur le Togo français, ne peut donc être menée sans références constantes à l’évolution du Togoland. Elle est cependant organisée autour du référendum du 21 octobre 1945 qui marqua l’irruption d’une vie politique nouvelle au Togo français et les élections d’octobre 1950 qui marquèrent une première défaite du nationalisme pan-éwé, la principale étape de cet itinéraire étant en 1948 l’élaboration d’une politique commune franco-britannique dans la question togolaise.

I

3En 1945, le Togo occupe une place à part dans l’Union française en gestation3. Une opinion publique originale s’y exprimait dont les particularités peuvent se résumer en quelques caractéristiques essentielles. La première, gommée par la fin des hostilités, était comme au Cameroun une germanophilie qui fut assez répandue dans le petit peuple comme dans les élites avant la guerre. Ce sentiment, ce sentimentalisme, était largement fondé sur une mythologie de la période allemande. Il n’avait donné naissance qu’à un embryon de mouvement, le Togobund, dont l’audience est difficile à évaluer mais qui paraît pourtant avoir dépassé celle de quelques nostalgiques des temps passés surtout en pays Ewé4. En tout cas, la colonisation allemande avait laissé le souvenir d’un espace moins artificiellement découpé qu’après 1919 et alimentait les ressentiments. Une seconde caractéristique résidait dans la très forte attraction exercée par le voisin britannique non seulement parce que la frontière n’avait opposé qu’un filet négligeable aux passages entre les deux mandats et que s’était développé un véritable réseau de relations familiales et commerciales étroitement imbriquées mais parce que l’essor économique de la Gold Coast avait conféré un grand prestige à la Grande-Bretagne ; les élites togolaises qui se recrutaient dans une bourgeoisie marchande habituée à traiter avec les Européens depuis des siècles étaient aujourd’hui étroitement liées à leurs partenaires britanniques au point qu’en 1941, on pouvait affirmer que « tous ceux qui vivent du commerce sont de formation anglaise » et que, même, « 45 % des habitants de Lomé sont originaires de Gold Coast »5. Une troisième caractéristique remarquable était une conscience aiguë de la spécificité juridique du territoire qui, elle aussi, nourrissait le particularisme d’élites hostiles à une intégration dans le « système » français et une valorisation précoce de la culture du groupe dominant des Ewé6. Bien sûr, cette valorisation très sélective ignorait les autres composantes de la population, et elle identifiait le nationalisme naissant au Togo à celui des Ewé.

4Pourtant, il ne faudrait pas conclure à une hostilité – ou tout au moins à une indifférence – de ces élites à la France qui auraient été masquées par les protestations loyalistes de rigueur pendant et après la guerre7. En réalité, cette bourgeoisie, souvent d’origine « brésilienne » et métissée, apparaît fortement divisée par les influences successives qui l’avaient marquée et essentiellement cosmopolite. Une des familles les plus importantes de la côte, celle des Olympio, en était une illustration puisque « son vieux chef (Octaviano) a servi fidèlement les Allemands, que le Dr Olympio (Sylvanius) est de formation anglaise et que le plus jeune des Olympio (Pédro) est de cœur et d’expression française »8.

5A terme, ces divisions devaient affaiblir le mouvement éwé mais il est certain que la guerre avait, elle, brusquement amplifié l’anglophilie et l’espérance des Ewé. Ceux-ci avaient été les plus sensibles aux perturbations créées par les événements. La tentative de fermeture de la frontière sous Vichy avait été très mal accueillie et « toutes les mesures restrictives ont dû être levées sous peine de provoquer une rebellion » ; bien plus les Ewé furent « stupéfaits » lorsqu’ils virent les affiches officielles « lancer contre les anciens amis anglais des accusations ou des épithètes véhémentes jadis réservées à de tout autre destin ». Le malaise était si perceptible que « le Blanc a soudain l’impression d’être toisé par un Noir » et que les fonctionnaires coloniaux n’étaient plus qu’entourés « d’indigènes polis »9. A partir de 1943, les difficultés du ravitaillement et l’effort réclamé par les Alliés, mais organisé par les Gaullistes, n’avaient guère permis de rehausser l’affection pour la France parmi les « évolués », et surtout parmi les Ewé dont les yeux se tournaient de plus en plus vers le territoire voisin où ils étaient encouragés par les initiatives de leurs cousins anglophones ; c’est, en effet, en septembre 1943, que le gouvernement britannique, fort embarrassé, avait reçu la première pétition sollicitant la restauration de l’ancien Togo sous sa houlette, ou tout au moins l’abolition des restrictions douanières10. En outre, les « évolués » comprirent immédiatement les perspectives ouvertes par la mise en place des nouvelles institutions internationales et soupçonnaient dès 1945 la France de « vouloir enlever aux Togolais toute possibilité d’obtenir le self-government auquel ils pourraient parvenir par le système du Trusteeship »11.

6Identifiée à l’élite du Sud, et en fait aux grandes familles de la côte, il existait donc bien au Togo, une opinion publique avec laquelle l’administration se devait bon gré mal gré de composer depuis l’annonce des changements à Brazzaville en 1944. Aussi, en mai 1945, le commissaire de la République Noutary jugea-t-il nécessaire de réunir à Lomé une véritable conférence locale sur l’application des recommandations de l’année précédente.

7Toutes les autorités officielles et les notables indigènes y participèrent mais le Nord fut volontairement ignoré : « notre programme de réalisations est pour le moment limité au Togo sud pour les réformes politiques. Tout le travail de cette conférence vise essentiellement la région méridionale ; d’ailleurs personne n’a été convoqué du Nord » expliqua Noutary12. Mais, en choisissant ses interlocuteurs « valables », il encourageait un particularisme que l’administration dut corriger plus tard par une politique contradictoire.

8Ce particularisme s’exprima nettement à travers les interventions des participants indigènes, notables des grandes familles Atayi, Kponton, Mensah, Sanvee, Souza... et surtout des «vedettes» qu’étaient déjà Hyacinthe Da Silva et Sylvanius Olympio. Ainsi, au modèle que Noutary proposa, celui de Blaise Diagne, Olympio répondit par avance : « Nous voulons rester Togolais et nous ne voulons pas avoir le statut européen » et protesta avec vigueur contre « la suppression des langues indigènes dans les écoles » préconisée à Brazzaville : « nous avons une histoire, il y a donc intérêt pour nos enfants à apprendre leur langue... Je demande même que les administrateurs apprennent les langues indigènes » s’exclama-t-il ; « il ne faut pas considérer l’éwé comme un simple patois » renchérit un autre participant. Au total, si on accueillit avec faveur les promesses d’égalité civiques faites à Brazzaville, on prit soin du côté indigène, de souligner la spécificité togolaise dans l’Union française, y compris en matière de représentation parlementaire sous la forme d’un « délégué permanent » de l’ensemble des Togolais auprès, et non dans, le Parlement car « les affaires françaises débattues au Parlement ne nous intéressent pas » affirmait Olympio13.

9Ce dernier était l’ancien vice-président du Cercle des Amitiés françaises et du Comité de l’Unité togolaise (C.U.T.) créé en 1938 par le commissaire Montagné pour faire pièce aux revendications allemandes. En 1941, le C.U.T. était encore dominé par les chefs administratifs ; à l’issue de la guerre, la bourgeoisie marchande décida d’en faire une organisation plus structurée, capable de l’emporter dans les élections, au moins à Lomé-ville, et animée de l’idéologie pan-éwé que l’anglophone Daniel Chapman élaborait alors en véritable corps de doctrine dans ses fameuses « Ewe New Letters »14. Dans ces conditions, l’hostilité de l’administration française, en 1945, ne surprend guère. Selon le Bureau Politique du territoire, le C.U.T. nouvelle manière n’était « qu’une minorité composée de trafiquants du marché noir... et qui ont des attaches de l’autre côté de la frontière »15. Ses dirigeants étaient jugés très suspects ; le secrétaire général, Jonathan Savi de Tové était « un individu douteux, méprisé d’une partie de ses concitoyens », son président, le richissisme négociant d’origine brésilienne, Augustino da Souza, un simple bailleur de fonds ; surtout, son vice-président, Sylvanius Olympio, « un anglophile notoire » souvent soupçonné de servir les intérêts de la très puissante U.A.C. dont il était l’agent général au Togo depuis 1938. Il était considéré d’autant plus dangereux que les Français s’étaient aliénés toute sympathie de son coté : « il ne nous a jamais beaucoup aimés et est devenu l’irréductible ennemi que le gouvernement local a maladroitement interné en novembre 1942 »16. Sa position à l’U.A.C. devait, en outre, rester un des principaux motifs de l’hostilité de l’administration française ; dès 1946, celle-ci estimait que « le personnage ne pourra être déboulonné que si l’U.A.C. le remplace à la tête de sa maison ; tous les indigènes qu’il tient à l’heure actuelle par des prêts usuraires ou par des avances en marchandises se retourneront contre lui »17. Beaucoup plus que par la crainte d’une contestation anti-coloniale radicale, l’administration du Togo français paraît ainsi avoir été poussée par celle d’un séparatisme local encouragé par les autorités officielles et officieuses britanniques.

10Pour combattre ces tendances centrifuges, on comptait naturellement exploiter les divisions de l’élite. Dès les élections de 1945 et surtout avec celles de 1946, elles étaient effectivement apparues puisque justement ces scrutins posaient le problème fondamental de l’acceptation ou du refus du cadre constitutionnel de l’Union française. Le jumelage Togo-Dahomey semblait d’ailleurs accréditer la volonté métropolitaine de noyer le Togo dans l’A.O.F. et avait fait « fâcheuse impression »18. Néanmoins, après avoir hésité à maintenir un mot d’ordre d’abstention générale, Olympio décida après le référendum de mai 1946, d’accepter la participation pour ne pas laisser le champ libre à ses adversaires. Jusque là, les Européens, une poignée d’électeurs, avaient apporté leurs suffrages aux scrutins précédents, pour se prononcer d’ailleurs contre le projet « socialo-communiste », le C.U.T. n’ayant pas voulu apporter de caution à des affaires qui, à ses yeux, ne concernaient pas le Togo ; mais, en avril 1946, la création d’un parti pro-français, le Parti Progressiste Togolais (P.T.P.), sous la direction d’un adjoint technique des Travaux publics, Nicolas Grunitzky, en recrutant essentiellement parmi les fonctionnaires et les chefs, constituait une menace nouvelle pour le C.U.T. Il est à noter que les deux partis ne différaient guère dans leur programme économique et social et qu’ils se tinrent volontairement à l’écart des débats du R.D.A. En 1948, une cellule communiste aurait été fondée à l’occasion du passage d’une mission parlementaire et on prétait une forte influence à la C.G.T.19 ; mais, il fallut attendre la fin de 1951 pour qu’on parlât d’une tentative, d’ailleurs avortée, d’infiltration communiste par la création de la Jeunesse Togolaise du Sud (« Jetosu ») et, en fait, la Juvento (Mouvement de la Jeunesse Togolaise), créée au même moment, l’emporta et ne fut que l’aile marchande du C.U.T. La vie politique au Togo paraît donc n’avoir guère été affectée par les conflits idéologiques qui divisèrent les autres partis de l’Afrique francophone, durant cette période.

11Pour le moment, 1946, le C.U.T. l’emporta largement aux législatives par l’élection de son candidat, un protestant, le Dr Martin Akou20. La campagne pan-éwé put alors se développer au-delà, sur scène internationale et prendre une dimension nouvelle.

II

12L’appel à l’opinion internationale a été certainement l’originalité la plus grande du mouvement éwé alors qu’aucun autre mouvement en Afrique, y compris dans les autres territoires sous tutelle, ne songea à y avoir recours. En effet, à partir de 1947, l’O.N.U. fut inondée de pétitions – six par exemple d’avril à juillet 1947 – qui obligèrent les Puissances « administrantes » à adopter une politique de défense commune en dépit de leurs divergences.

13Incontestablement, la France fut plus réticente que la Grande-Bretagne à accepter les nouvelles règles internationales. La Grande-Bretagne s’était résolue à adopter une politique très pragmatique pourvu que ses intérêts vitaux ne soient pas menacés. En janvier 1946, le cabinet de Londres avait donc décidé de placer le Togoland, le Cameroun occidental et le Tanganyika sous tutelle de l’O.N.U. parce qu’aucune de ces régions ne pouvait être considérée comme « zone stratégique » et d’y poursuivre une voie qui conduirait au self-government ou à l’indépendance21. Au même moment, Georges Bidault, au contraire, émettait des réserves en arguant de l’élaboration en cours de l’Union française et, en février, Paris ne se rallia à la position britannique « qu’après certaines hésitations »22. De longues et laborieuses négociations sur le contenu juridique des futurs accords de tutelle s’engagèrent alors ; la France s’y efforça de réserver dans l’avenir le « droit » de ses mandats d’entrer dans l’Union française et de les préserver des ingérences de l’O.N.U. qu’aurait permis, par exemple, la reconnaissance, d’un droit de visite sans conditions. La pression américaine, devenue très vive, fut l’occasion d’un premier rapprochement entre Français et Britanniques mais, de plus, celui-ci était facilité par le bon climat que l’élaboration de la coopération technique en Afrique avait engendré depuis quelques mois entre les responsables de la France d’outre-mer et le Colonial Office23. L’initiative paraît être venue du directeur des Affaires politiques, Henri Laurentie ; en tout cas, dès la mi-1946, on reconnaissait à Londres « la nécessité d’une coopération plus étroite dans la politique coloniale avant le débat des Nations Unies sur le Trusteeship »24. Certes, l’intention se heurtait à bien des scepticismes et imposait une grande prudence au point que le Foreign Office jugea absolument nécessaire qu’aucun texte officiel ne mentionnât « la question de notre attitude commune en tant que Puissances coloniales à l’O.N.U. qui deviendra évidemment un problème sérieux dans les toutes prochaines année »25.

14Les échanges de vues entre Londres et Paris aboutirent finalement à des textes parallèles qui tenaient modérément compte des demandes américaines concernant le droit de visite ou celui de pétition, le régime douanier et l’interdiction des monopoles exigés par les Etats-Unis ; le 13 décembre 1946, les accords furent ainsi approuvés par l’Assemblée générale de l’O.N.U. sur le point de se séparer26. Ils furent placés sous la garantie d’un Conseil de Tutelle composé de douze membres en principe, neuf en réalité jusqu’en 194827. Mais, une nette divergence s’établit immédiatement dans l’opinion internationale entre l’Assemblée générale volontiers à l’écoute des « petits », à vrai dire peu avertie des questions coloniales, et le Conseil qui fut dominé par les anciennes Puissances représentées par le Français Roger Garreau, l’Anglais Ivor Thomas et le Belge Pierre Ryckmans ; ceux-ci, étaient accompagnés de délégations compétentes et y jouissaient de la sympathie ouverte du vice-président, le Néo-Zélandais Sir Carl Berendsen, voire du président, l’Américain F.B. Sayre, cependant retenu par les instructions de son gouvernement. La « collusion » était tellement voyante en 1948, que Laurentie, devenu alors l’adjoint de Garreau et nommé à la tête de la mission de visite au Tanganyika et au Ruanda-Urundi, écrivait non sans éxagération :

« le Conseil de Tutelle s’est installé une fois pour toutes dans le colonialisme le plus authentique. Tout, jusqu’à l’ennui y est conservateur. C’est l’aéropage tout puissant des gouverneurs-généraux en retraite. J’aimerais savoir ce qu’en pense l’ombre de Roosevelt »28.

15Du côté français, en particulier, on s’était efforçé de limiter les concessions à l’opinion internationale. On avait bien procédé à « une consultation, sous une forme ou une autre, de représentants qualifiés de la population locale »29 ; mais, elle s’était bornée à une réunion entre Laurentie, encore directeur des Affaires politiques, son principal lieutenant, l’administrateur Clap, et les trois députés du Dahomey-Togo et du Cameroun, Apithy, Aujoulat et le R.P. Bertho30. Afin de corriger l’impression qu’on faisait une politique sans tenir compte des interessés, la F.O.M. désigna, en outre, un Togolais, « avocat et universitaire » (il n’était encore que licencié en droit), François Amorin, pour faire partie de la délégation française à l’O.N.U., en octobre 1946. Cependant, le mouvement pan-éwé était déjà passé à l’offensive. A la fin de 1946, Sylvanius Olympio avait rencontré les chefs de l’All Ewe Conference à Accrah et le recours à l’O.N.U. fut inauguré par le fameux télégramme du 2 avril 1947 demandant au secrétaire-général « l’unification du pays des Ewé sous une administration unique qui sera choisie par la population elle-même par plébiscite », ce télégramme, au nom de l’All Ewé Conference, fut suivi par les pétitions et surtout, en décembre 1947, par l’audition au Conseil de tutelle, du porte-parole de la cause, Sylvanius Olympio lui-même. Cette audition eut un retentissement et un sens beaucoup plus grands qu’on n’aurait pu s’y attendre.

« Nous avions appris qu’un pétitionnaire était attendu d’Afrique, commenta un témoin africain, et nous ne savions pas trop à quoi nous attendre. Aucun des délégués ne connaissait grand chose à l’Afrique et je crois sincèrement que beaucoup d’entre eux s’attendaient à voir se précipiter au Conseil, dans un roulement de tambour, un personnage vêtu d’une peau de léopard. Au lieu de cela, Sylvanius Olympio se présenta dans un élégant complet d’homme d’affaires. Les délégués ne l’ont peut-être pas perçu, mais ils venaient d’assister, pour la première fois, à ce que serait le spectacle de demain »31.

16Les représentants des Puissances administrantes ne pouvaient être aussi étonnés en réalité et le Conseil n’était peut-être pas tout à fait aussi ignorant que l’affirmait ce témoin mais le succès personnel de Sylvanius Olympio fut indéniable et plaçait les Anglais et les Français dans l’obligation de s’entendre. On le fit mais non sans difficultés. Du côté français, la méfiance ne venait pas d’un prétendu contentieux engendré par les affaires de Syrie – car on admettait la séparation des domaines – mais de la conviction que la construction de l’Union française ne souffrait aucune faille par où s’introduirait la contagion du Self-Government. De plus, on ne pouvait comprendre que le partenaire anglais laissât se développer dans son territoire une propagande pan-éwé si manifestement anti-française et obligeât ainsi Lomé à assumer des mesures impopulaires : « nous nous étions engagés bien à la légère en affirmant notre intention de respecter la liberté de réunion », notait-on au début de 1948 en précisant qu’il faudrait peut-être envisager d’interdire les rassemblements « où viendraient en masse des Ewé britanniques (car) on commence par le bâton et on finit par les armes à feu »32. En fait, on ne cessait de soupçonner un jeu occulte de l’U.A.C. Surnommée « la Pieuvre » car elle contrôlait la plupart des firmes britanniques d’Afrique de l’Ouest, elle jouissait néanmoins d’une réelle popularité auprès des Africains par sa politique de promotion et de hauts-salaires. Elle était surtout accusée de soutenir presqu’ouvertement le C.U.T. : en 1946, le commissaire par intérim, Gaudillot, rapportait que le succès du parti était dû au ramassage des électeurs par les camions de l’U.A.C. et, en 1948, il accusait la firme du groupe Unilever d’utiliser la politique pour intégrer totalement le Togo dans l’orbite économique de la Gold Coast. Deux ans plus tard, le gouverneur Digo obtint une demande d’explication des Affaires Etrangères après la première visite de l’O.N.U. au cours de laquelle Olympio se serait servi des moyens de sa firme pour démontrer la représentativité de son mouvement ; la direction générale de Londres présenta des excuses mais elle ne se décida qu’en 1952, sur une nouvelle plainte, à déplacer son agent général, l’obligeant ainsi à démissionner33.

17Du côté britannique, on ne voulait cautionner ni les objectifs, ni les méthodes des Français et on ne pouvait toujours cacher une certaine gène. A la suite d’une protestation contre les agissements de l’All Ewe Conference et de Daniel Chapman, le Colonial Office s’efforça bien de rassurer la F.O.M. mais on y admettait que les Ewé étaient « bien embarrassants »34. En 1947, la question provoqua une véritable controverse au sein du Colonial Office après qu’Accrah eût averti que si la cause éwé était soutenue par le Conseil législatif de Gold Coast, « le gouvernement lui-même se trouverait dans une très difficile position ». Certains en profitèrent pour critiquer la politique d’entente avec les Français ; ces derniers, estimait l’assistant undersecretary J.S. Bennett, « ont adopté une attitude absolument rigide et irréaliste en déniant au mouvement éwé un caractère populaire et représentatif..., nous serons forcés de choisir entre notre intérêt comme allié de la France d’une part et d’autre part notre intérêt général concernant les Affaires coloniales sur le plan international »35. Une telle prise de position manifestait peut-être surtout la survivance de réflexes anti-français et Kenneth Robinson, qui venait d’être promu à la tête du West African Department ramena les choses à une plus juste mesure ; à la suite d’une réunion des principaux responsables du Colonial et du Foreign Office pour les Affaires africaines, il fut décidé de poursuivre la collaboration avec la France36. Cependant, même le très francophile Robinson commentant une conversation entre Creech Jones, Ivor Thomas et le pasteur Beata, représentant des Ewé au Conseil Législatif de Gold Coast, ne put s’empêcher d’approuver, officieusement, les accusations de ce dernier contre les abus policiers dont il chargeait les Français ainsi que son réquisitoire contre une administration coupable, à ses yeux, de détruire la société villageoise éwé et de pousser les populations à la fuite vers le territoire britannique37. Quand au gouverneur de Gold Coast, Sir Alan Burns, pourtant également bien disposé, il avouait ses difficultés à parler le même langage que ses partenaires :

« A mon avis, tous les efforts sont faits pour empêcher les frictions entre les Français et nous-mêmes. Cela n’a pas toujours été facile étant donné le franc-parler des Ewé de ce pays et l’incapacité des Français à comprendre que la répression du droit d’expression serait tout à fait contraire à notre conception des principes démocratiques »38.

18L’importance minime de la question éwé et, malgré tout, la légéreté du « contentieux » (où les Anglais s’attribuaient assez facilement le « beau rôle »), ne pouvaient véritablement entraver un rapprochement. En 1947, l’offensive éwé détermina le Colonial Office à proposer la création d’une commission d’enquête mixte à la F.O.M. L’idée ne rencontra d’abord guère d’enthousiasme d’autant plus que le ministre Creech Jones insista sur la nécessité « d’une liaison avec les représentants des Ewé, chaque fois que cela est possible »39. Moutet finit cependant par donner son accord en septembre, ce qui permit de présenter le mémorandum commun du 17 novembre au Conseil de Tutelle40. C’était bien une contre-attaque puisque la compétence de l’institution proposée, la Commission consultative permanente, ne concernait pas spécifiquement les affaires éwé mais les affaires « togolaises » afin de souligner l’existence d’autres composantes dans la population ; en acceptant, le Conseil le reconnut mais non sans ambiguïté car il demanda également de reconnaître « les aspirations du peuple éwé » et annonça une mission de visite en 1949. C’était aussi un tournant dans l’attitude française ; il ne s’agissait pas seulement « de désarmer les critiques de nos adversaires » mais « de tirer d’une expérience locale, des conclusions applicables, le cas échéant, à d’autres territoires d’une entente franco-britannique en Afrique » ; enfin, on admettait que l’appui des Etats-Unis était « indispensable » et qu’il ne fallait « jamais perdre de vue la considération avec laquelle le Conseil de Tutelle et les organisations des Nations Unies devaient être traités »41. Au moment où s’engageait la Guerre Froide, la question éwé était singulièrement dépassée dans les intentions des dirigeants.

III

19L’entente franco-britannique hésitante jusqu’en 1947, fonctionna sur deux terrains : celui de la scène locale et celui de la scène internationale où les deux Puissances s’efforcèrent « d’éduquer » une opinion largement prévenue contre elles. Mais, il est à noter d’abord que le changement des hommes ne changea pas la volonté d’entente. Depuis mars 1947, Robert Delavignette avait remplacé Laurentie, passé aux Nations Unies, à la direction des Affaires politiques ; malgré leur sensible antagonisme, les deux hommes ne semblent pas avoir divergé sur l’attitude à tenir et d’ailleurs d’autres acteurs restèrent en place comme le diplomate Guy Monod, chargé de la division de l’Afrique au Quai d’Orsay. De même, les nouveaux responsables au Colonial Office, surtout le puissant Andrew Cohen, et le successeur de Sir Alan Burns – lui aussi passé aux Nations Unies – Accrah, Sir Arden Clarke, qui déclarait « ne pas sous-estimer la valeur de l’intime collaboration entre les deux gouvernements de Gold Coast et du Togo français et sa nécessité »42. Au Togo, Noutary, victime de ses hésitations, fut remplacé par Jean Cédile ; les réunions de la Commission consultative provisoire à Lomé et à Accrah (quatre en 1948-49), favorisèrent les contacts directs, visites et échanges de vues sur le terrain tandis que se constituait même une sorte de front commun colonial avec les Belges43. En témoigne, par exemple, l’accord tripartite sur la candidature de Roger Garreau, ou en deuxième lieu de Sir Alan Burns, à la présidence du Conseil de Tutelle en 1949 et sur la conduite à tenir vis-à-vis des autres partenaires44.

20En ce qui concerne le problème éwé, les Puissances administrantes étaient tombées d’accord sur l’essentiel dès 1948 ; un mémorandum d’ensemble de la Direction des Affaires politiques montre bien dans quelle optique générale de l’évolution du continent africain – on ne parlait pas encore de décolonisation –, on placerait désormais ce problème :

« Les deux gouvernements britanniques et français sont d’avis que dans l’Ouest africain, la politique qui convient n’est pas celle qui consiste à créer un grand nombre de petits groupes isolés mais plutôt celle qui tend à encourager ces derniers à se développer dans le cadre de groupes plus importants. Cela paraîtrait une erreur de la part des autorités responsables de l’Ouest africain, si tenant compte de la situation quelque peu exceptionnelle des Ewé, elles tendaient à adopter un système divisant le continent en une mosaïque de pays rivaux »45.

21Cette citation est éclairante. Entre un micro-nationalisme jugé absurde et un super-nationalisme pan-africain jugé non moins illusoire, les Puissances administrantes entendaient suivre une voie moyenne, « raisonnable » ; celle-ci devait, en fait, s’inscrire dans les cadres légués par la colonisation. Dans ces conditions, on ne pouvait s’acheminer que vers des aménagements partiels et techniques au Togo : facilités douanières et fiscales, harmonisation des politiques sanitaires et scolaires... C’est donc dans des limites étroites que les Puissances acceptèrent de discuter au sein de la C.P.P. et les efforts des délégués éwé pour obtenir une redéfinition de ses compétences et lui donner le mandat impératif de traiter de la réunification échouèrent devant une détermination franco-britannique coordonnée à Paris et à Londres avant chaque session et indiquée par des instructions précises aux deux gouverneurs, vice-présidents de la Commission. Ainsi, à la troisième session de la C.P.P., les Puissances se sentirent assez fortes pour condamner officiellement les prétentions éwé à constituer à eux seuls un état. Les unificationnistes furent conduits à un combat d’arrière-garde qui ne leur permit même pas d’obtenir tous les aménagements souhaités. Dans le domaine douanier, la commission d’études ad-hoc conclua à l’impossibilité d’une zone conventionnelle car elle aurait entraîné « ipso facto » une unification des deux Togos ; on se borna à des facilités de passage. Dans le domaine scolaire, l’échec fut particulièrement significatif. Les autorités françaises avaient voulu faire preuve de bonne volonté et flatter une opinion internationale déjà sensible aux protestations contre les dominations culturelles en ouvrant un cours d’éwé à Lomé mais les Ewé eux-mêmes boudèrent l’initiative et continuèrent à lui préférer l’usage du français qui resta la langue de la promotion professionnelle et sociale46.

22En définitive, les dissenssions entre « unificateurs » furent plus importantes que les divergences entre les Français et les Anglais. Depuis 1948, les premiers ne pouvaient plus masquer leurs désaccords. Il s’agissait tantôt de l’ancien contentieux de la majorité des Ewé contre une fraction des leurs, les Anlo, jadis alliés des ennemis Achanti, tantôt des querelles entre anglophones et francophones, ces derniers craignant l’hégémonie de leurs voisins, tantôt encore, et surtout ?, des contradictions entre le nationalisme ethnique des Ewé et le nationalisme territorial togolais. Ces tensions, réagissant les unes sur les autres, provoquèrent la désunion du mouvement et d’âpres rivalités de chefs. Du côté anglophone, elles se manifestèrent entre l’All Ewé Conference et les « fractionnistes » de la Togoland Union, partisans de la réunification totale des deux Togos ; dès la mi-1949, leur nationalisme, beaucoup plus populaire car il transcendait les ethnies très imbriquées de ces régions, avait submergé la cause éwé et ouvert la voie au triomphe prochain du C.P.P. de N’Krumah et à l’idée de l’union Ghana-Togoland. Du côté francophone, l’hégémonie du C.U.T. était petit à petit grignotée par ses adversaires encouragés par l’administration.

23A l’O.N.U., la cause éwé reculait aussi. En décembre 1949, la mission de visite prit note des positions en présence mais se garda de trancher ; le P.T.P. utilisant à son tour l’arme de l’opinion internationale, l’inonda de pétitions pro-françaises. La mission reconnut l’utilité de la Commission consultative et constata que les « habitants du Territoire sont bien loin de s’entendre sur une solution administrative et politique... y compris entre représentants des Ewé eux-mêmes »47. Il était donc très exagéré de conclure à un succès des « unificateurs ». A la suite de cette mission, Paris et Londres se mirent d’accord pour proposer la transformation de la C.P.P. en une « commission élargie », où les Ewé partageraient la représentation avec les autres ethnies, en particulier celles des « Nords ». Cohen expliqua clairement les objectifs de cette politique : désarmer les suspicions de l’O.N.U. ; permettre au Conseil de tutelle de rejeter des pétitions qui ignoreraient les zones septentrionales ; démontrer leur inaplicabilité48. Le second mémorandum franco-britannique, approuvé par le Conseil donna lieu à des élections (septembre-octobre) ; mais tandis qu’au Togo britannique, les élus regardèrent de plus en plus vers la Gold Coast qui devait recevoir le self-government en 1951, le C.U.T. essuya une véritable déroute au Togo français ; il avait suffit pour l’assurer de donner l’avantage à la brousse et au Nord sur les villes en étendant la franchise électorale49. Logiquement, le mouvement éwé aurait dû s’éteindre alors, faute de crédibilité et d’audience.

24Pourtant, les « unificateurs » tentèrent encore une fois de mettre en péril l’entente franco-britannique en refusant leur participation à la nouvelle institution commune et en portant de nouveau leurs plaintes devant l’O.N.U. En dénonçant les « pressions » de l’administration française et en se plaçant en victime de pratiques anti-démocratiques, le C.U.T. comptait non seulement sur les sympathies de l’Assemblée Générale mais sur celles des Etats-Unis dont l’hostilité aux Puissances coloniales encourageait les violentes attaques des pays arabes et de l’Inde depuis le début du second mandat du président Truman. Au cours des débats orageux de la IV^e Commission, en octobre 1949, la France s’était vue refuser les « félicitations » votées par le Conseil de Tutelle et le délégué français, P.O. Lapie, s’était inquiété d’un retour des Américains « à la tendance anti-coloniale bien ancrée dans l’esprit de Rooselvelt »50. Or, dans la question du Togo, les Britanniques étaient persuadés que les Etats-Unis avaient décidé d’adopter « la ligne la plus dure » vis-à-vis de la France et de l’obliger à refaire les élections ; on parla à nouveau « d’obstination française » à Londres et même de choisir cette fois entre l’amitié française et l’amitié américaine51. Mais, le Conseil de Tutelle approuva le rapport d’enquête sur les élections et les « unificateurs » continuèrent à boycotter la Commission en dépit des gestes de bonne volonté et de l’offre de sièges supplémentaires. Cette politique de la « chaise vide » condamnait finalement le nationalisme éwé sans entamer une entente franco-britannique qui devait se renforcer dans les années suivantes. Elle obligea également les dirigeants à un choix et dès 1950, Sylvanius Olympio l’avait compris ; en janvier 1951, à Palimé, il fit adopter par le congrès du parti un nouveau programme ; il ne s’agissait plus de réunifier les Ewé seulement mais les deux Togos et d’obtenir le self-government ou l’indépendance dans un délai de cinq ans.

CONCLUSION

25La question éwé est, certes, une étude de cas mais sa signification dépasse largement ce cadre. Le nationalisme éwé est parti, au lendemain de la guerre, d’une base ambiguë et étroite où s’identifie ce qui aurait été qualifié plus tard de « tribalisme » et ce qui était en fait un micro-patriotisme, avivé – paradoxalement ? – par une situation privilégiée et par une fierté culturelle assez exclusive ; il était naturel que, dans un premier temps, il se confondit lui-même avec un nationalisme « togolais » mais les contradictions avec le nationalisme territorial étaient inéluctables. Le mouvement éwé fut, en ce sens, symbolique des difficultés des nationalismes africains à se définir. Il ne constitua pas un véritable prodrome de la décolonisation. Cependant, par sa mise en question du partage colonial il constitua un précédent dont on devait s’inspirer au Cameroun. En même temps, par son retentissement précoce et par son élargissement, il prouve qu’il existait désormais une opinion internationale avec laquelle il faudrait, bon gré mal gré, compter et dont les colonisés risquaient de percevoir l’importance avec les colonisateurs ou tout au moins leurs propres opinions publiques.

26Pourtant, cette première forme de nationalisme au Togo fut un échec. En quelques années, les contradictions exploitées par les Puissances de tutelle en eurent raison. Contrairement à l’idée reçue du côté français, celles-ci firent bloc et il n’y eut jamais de « manœuvres » britanniques contre le Togo français ; ceci n’empêcha pas de reconnaître les divergences fondamentales entre Self-government et Union française. Cette politique commune, enfin, réussit dans le court terme à bloquer la revendication éwé ; mais, à plus longue échéance, elle engendra elle-même une prise de conscience au niveau territorial qui ouvrit une seconde phase, celle de la décolonisation proprement dite.