1Aujourd’hui plus de trois milliards d’humains disposent d’un smartphone doté d’applications relatives à la santé. Plus de cent mille applications santé ou bien-être sont disponibles sur les plateformes d’application1. La distinction entre ces deux types d’application fait l’objet d’un flou souvent volontairement entretenu à des fins marketing. Il faut compter également les T-shirts, bracelets, chaussettes, tétines, patchs, bandeaux et autres objets connectés, qui collectent à large échelle nos données, fréquence cardiaque, respiratoire, taux d’oxygène, sommeil, alimentation, etc., dans une frénésie d’auto-mesure.

2Après un positionnement de ces objets dans le champ du bien-être et du quantified self *2, des industriels explorent désormais le champ de la santé, champ d’autant plus prometteur avec l’augmentation majeure de la part des maladies chroniques dans les dépenses de santé et du vieillissement de la population. Dans son texte, Camille Jean nous explique les différentes phases de commercialisation de ces nouveaux produits. Au cours de cette démarche, les différents types d’évaluations (l’expérience utilisateur, les performances fonctionnelles, les conformités réglementaires) sont également décrits ainsi que des effets cliniques et médico-économiques. Autrement dit, il souligne que « les industriels, mis en concurrence, se livrent à une intense course à l’innovation pour gagner des parts de marché ou maintenir celles dont ils disposent ».

3Du côté du monde médical, de multiples motivations animent les uns et les autres : ne plus être soumis au pouvoir du savoir médical, participer directement au projet thérapeutique et être acteur de sa prise en charge (patient empowerment*), simplifier l’accès aux soins, pallier les problématiques de démographie médicale, renforcer les liens entre médecine hospitalière et de ville, soutenir le virage ambulatoire de la prise en charge des maladies chroniques, accompagner l’innovation, surveiller la sécurité après accès au marché (tant des médicaments que des dispositifs) grâce aux données dites « en vie réelle », collecter des données massives multimodales et avancer sur la médecine de précision « 4P » (prédictive, préventive, personnalisée, participative)3. Finalement, les attentes et les espoirs sont immenses, de même que les questions soulevées par ces procédés. Car, au-delà de leur capacité à démontrer leur efficacité et l’efficience de leur utilisation à améliorer véritablement le parcours du patient, ces objets connectés ne produisent pas seulement un changement de l’expérience intime du sujet avec lui-même, mais interfèrent également dans la façon dont la relation thérapeutique entre le patient et l’équipe médicale va pouvoir se nouer.

4Ces nouveaux moyens de « traitement » du sujet humain rendus possibles par l’essor de technologies qui se veulent toujours plus innovantes, toujours plus performantes convoquent ainsi une réflexion interdisciplinaire urgente que se propose d’explorer cet ouvrage. À la lumière de réflexions associant les sciences de l’ingénierie (cybersécurité, algorithmie, modélisation de la prise de décision), la recherche clinique, la recherche médico-économique, les questions éthiques et déontologiques, les recherches en sciences humaines et sociales et des premiers retours d’expérience de l’évaluation des objets connectés en santé, il s’agit ici de s’interroger sur les modalités qui permettront de concilier le développement de ces outils et la prise en considération de ses effets sur le sujet contemporain. Et ceci est d’autant plus important actuellement que nous voyons se développer la télémédecine comme une pratique incontournable dans le contexte de la pandémie sanitaire liée au covid-194.

L’objet connecté dans le champ de la santé

5Dans ce cadre, de nouveaux types d’intervention à distance par les professionnels médicaux se développent, avec la naissance puis la reconnaissance institutionnelle de la télémédecine*. Cette dernière bénéficie d’un développement en France depuis 2012, à la suite de sa reconnaissance légale en 2009 par la loi « Hôpital, Patients, Santé, Territoires » (HPST) et son encadrement règlementaire dans le décret du 19 octobre 20105.

6Cette pratique couvre un champ de plus en plus vaste qu’on appelle aujourd’hui l’e-santé ou la télésanté, directement issue du terme anglo-saxon e-health. La définition que donne le ministère de la Santé est la suivante : « la télémédecine est une pratique médicale qui met en rapport entre eux, par la voie des nouvelles technologies : soit le patient et un ou plusieurs professionnels de santé, parmi lesquels au moins un professionnel médical. Elle permet : (1) d’établir un diagnostic, (2) d’assurer, pour un patient à risque, un suivi dans le cadre de la prévention ou un suivi post-thérapeutique, (3) de requérir un avis spécialisé, (4) de préparer une décision thérapeutique, (5) de prescrire des produits, de prescrire ou de réaliser des prestations ou des actes, (6) d’effectuer une surveillance de l’état des patients6. »

7Le décret du 19 octobre 2010 définit le cadre réglementaire de la télémédecine en caractérisant cinq actes médicaux de télémédecine, ainsi que leurs conditions de mise en œuvre et de prise en charge financière :

• la téléconsultation : un médecin donne une consultation à distance à un patient, lequel peut être assisté d’un professionnel de santé. Le patient et/ou le professionnel à ses côtés fournissent les informations, le médecin à distance pose le diagnostic ;

• la téléexpertise : un médecin sollicite à distance l’avis d’un ou de plusieurs confrères sur la base d’informations médicales liées à la prise en charge d’un patient ;

• la télésurveillance médicale : un médecin surveille et interprète à distance les paramètres médicaux d’un patient. L’enregistrement et la transmission des données peuvent être automatisés ou réalisés par le patient lui-même ou par un professionnel de santé ;

• la téléassistance médicale : un médecin assiste à distance un autre professionnel de santé au cours de la réalisation d’un acte ;

• la régulation médicale : les médecins des centres d’urgence établissent par téléphone un premier diagnostic afin de déterminer et déclencher la réponse la mieux adaptée à la nature de l’appel.

Les défis techniques des objets connectés en santé

8Effectivement, l’utilisation des outils numériques en santé a beaucoup transformé la pratique médicale. Rappelons-nous de l’ancien carnet de santé papier dans lequel, à chaque consultation, le médecin notait l’état et l’évolution de la santé de son patient. Ou encore les questionnaires donnés au patient pour qu’il note l’évolution de son état. Puis, l’ère digitale est arrivée, cette fois-ci il fallait que le patient aille répondre aux questions le concernant sur un support informatique. Enfin, la révolution des objets connectés et des données est arrivée et désormais les données peuvent être récoltées en temps réel. C’est-à-dire à travers un objet connecté au patient et qui mesure constamment des paramètres physiologiques censés refléter son état de santé.

9Dans ce contexte inédit, Marie-Pia d’Ortho souligne la nécessité de soulever les questions de sécurité, de pertinence, de fiabilité, d’efficacité et effectivité de ces objets, ainsi que les modifications des représentations et usages, comme des éléments nécessaires à prendre en compte pour la réflexion sur le réel bénéfice de ces nouveaux dispositifs de soins. Hervé Dumez et Étienne Minvielle attirent notre attention, bien que ce développement apporte de nouvelles perspectives de traitement des patients tout à fait intéressantes, sur les risques existants. Ainsi, soulignent-ils, « l’erreur serait de n’y voir qu’une innovation technologique, alors même que c’est un ensemble de nouveaux usages dans un contexte social donné qui se noue ».

10Tous ces aspects doivent être interrogés et évalués avant une mise sur le marché, même si les enjeux ne sont pas les mêmes selon qu’il s’agisse d’usages grand public « bien-être » ou de « santé » à proprement parler. Difficulté supplémentaire, l’évaluation des applications des objets connectés (app/OC) doit s’adresser à l’ensemble de la chaîne de collecte et de transmission des données, et pas seulement à l’objet en lui-même.

11De nouveaux risques émergent, liés à la cybersécurité comme la prise de contrôle à distance d’objets connectés ou la modification des informations à des fins hostiles. La possibilité de « hacker » un stimulateur cardiaque avait fait, par exemple, les gros titres des journaux en 20127. Cependant le risque n’est pas le même selon qu’il ne concerne potentiellement qu’un seul ou quelques patients (typiquement le piratage d’un stimulateur cardiaque) ou qu’il s’attaque à des bases de données avec des conséquences lourdes en termes de santé publique, comme l’a fait WannaCry, le rançongiciel qui a paralysé le NHS anglais en 2016. La question de la confidentialité des données, de leur accès par des parties tierces, de leur anonymisation se pose également, les fuites régulières des données personnelles* à partir des réseaux sociaux l’illustrent de manière flagrante, et ces aspects sont tout aussi cruciaux pour les données relatives à la maladie8. En France et en Europe, nous sommes protégés par plusieurs règlements, directives, textes de loi, instances et obligations qui en découlent : Règlement européen de la protection des données, Commission nationale informatique et liberté, recours obligatoires à des Hébergeurs agréés données de santé (HADS), obtention d’un consentement libre et éclairé, droit d’accès, de rectification et de suppression de nos données, identification pour chaque app/OC et la base de données correspondantes d’un Correspondant délégué aux données9…

12La pertinence fait référence à la collecte sélective de données en ne choisissant que les données nécessaires à l’objectif visé. La généralisation du recours à l’intelligence artificielle (IA) relègue ce principe de pertinence au rang des vœux pieux, voire totalement inadapté à l’essence même de l’IA. Les techniques de machine learning* et de deep learning* supposent le recueil le plus large possible, non sélectif, de données multimodales, issues de multiples sources, cliniques, d’imagerie, biologiques, génétiques, familiales, ethniques, comportementales, sociologiques, environnementales. Les objectifs de recherche ne sont plus sous-tendus par des hypothèses physiopathologiques, mais data-driven10 avec l’espoir que le brassage, le croisement et les manipulations de ces millions de données permettront d’identifier des motifs (patterns) qui auraient échappé jusqu’alors au regard et à l’intelligence humaines. Ces outils suscitent d’immenses attentes en matière de médecine personnalisée : l’IA promet ainsi d’identifier des sous-groupes de patients meilleurs répondeurs à tel type ou tel autre type de prise en charge.

13De son côté, l’évaluation de la fiabilité sous l’angle de la métrologie clinique n’est pas superflue. Quelques articles11 témoignent en effet de résultats préoccupants quand les mesures influencent les décisions thérapeutiques. Ainsi, si l’application testée avait été utilisée pour l’adaptation thérapeutique de l’hypertension artérielle (HTA), cela aurait débouché plus d’une fois sur deux sur une erreur thérapeutique. L’application a été retirée du marché après la publication de l’article.

14De plus, dans le cas des app/OC, la fiabilité ne concerne pas seulement le dispositif en lui-même, mais aussi le transfert et le réseau support de ce transfert, ainsi que les algorithmes de traitement des données. Ainsi la donnée peut être altérée à chacune des étapes : envoi des données du dispositif vers le smartphone ou la tablette, puis du smartphone vers le(s) serveur(s) et bases de données. On a observé des mesures fiables telles qu’affichées par le dispositif et altérées selon que le transfert est fait vers système OS ou un système Android. Après son envoi sur un serveur (dont on espère qu’il est hébergeur agréé données de santé, HADS), la donnée est ensuite traitée, « moulinée » par des algorithmes qui génèrent éventuellement une alerte. Ces algorithmes sont-ils sensibles et suffisamment spécifiques pour déclencher une alerte pertinente ? Et, en aval, le système de soins s’est-il réorganisé pour recevoir cette information et la traiter de façon adaptée ?

15Grégory Bonnet répond à ces questions. Ainsi, il nous propose une synthèse des travaux de recherche essayant de répondre aux problèmes éthiques, et plus spécifiquement ceux relatifs à la difficulté de la prise de décision autonome et il montre que, dans le cas des réseaux d’objets connectés dévolus au suivi des patients, plusieurs questions restent aujourd’hui sans réponse.

16À cela s’ajoute un questionnement juridique incontournable, puisque l’avènement de la téléconsultation et de la télémédecine conduit également à s’interroger sur le caractère éclairé du « consentement » du patient au sein de la relation médicale, souligne Alouïse Quesne. Son texte collabore à la réflexion sur les incidences juridiques du corps humain connecté dans sa relation au médical, en analysant comment ces objets connectés opèrent une transformation du rapport de pouvoir, entraînant dans le même temps une redistribution des rôles entre les protagonistes de la consultation médicale.

17Montrant également l’épineuse question de la régulation et des enjeux juridiques que soulève la problématique des objets connectés dans le champ de la santé, Jean-Marc Deltorn l’aborde à partir du « principe de transparence ». Bien que modifié par l’introduction de nouveaux médiateurs algorithmiques dans la chaîne de décision médicale, ce principe reste donc, selon l’auteur, un « précieux garde-fou ». On entrevoit alors comment il devient nécessaire d’établir un ensemble de mesures afin de pallier les risques liés au pouvoir potentiel de l’algorithme sur la relation médicale humaine.

18Enfin, la réflexion concernant l’utilisation technique dans le champ de la santé nécessite d’être menée jusqu’au bout de sa logique, et donc d’affronter l’ensemble de ses paradoxes. Même si le développement des techniques a pour objectif d’apporter plus d’autonomie au sujet, ces mêmes dispositifs peuvent se révéler également néfastes pour lui. Selon la perspective de Jean-Michel Besnier, il est tout à fait pertinent d’impliquer les objets connectés dans le champ de la médecine. Cependant, le développement des techniques qui ont comme but la maîtrise des contraintes naturelles de la condition humaine, appuyé par la promesse technique de plus d’autonomie, se révèle en même temps comme un ensemble de dispositifs pouvant devenir in fine « proprement aliénants ». Comment alors ne pas comprendre ce paradoxe en lien avec le rapport maître-esclave de la dialectique hégélienne ? C’est ainsi qu’on entend résonner dans les discours des patients le sens du pharmakon de Platon, qui, comme le souligne Derrida12 (2005), révèle l’ambivalence et la réversibilité d’un même objet tantôt comme remède, tantôt comme poison. Figure du pharmakon qui nous permet de penser cette clinique où l’illusion omnipotente déposée sur l’objet le met en position de poison lorsque son utilisation par le sujet l’aliène dans une sollicitation de l’objet sans libre arbitre, ou comme remède quand ce même objet vient servir l’activité du médecin, et du patient in fine…

Les défis subjectifs de l’objet connecté en santé

19L’utilisation des objets connectés en santé apporte des avantages certains pour le suivi des patients. Cependant, l’introduction d’un élément tiers et inédit, l’objet connecté, introduit d’autres questions incontournables. Car son utilisation provoque des expériences subjectives dont les effets ne sont pas encore connus ni maîtrisés. Cela est notamment dû au fait que la multiple utilisation et l’euphorie autour de ces objets ont fini par détourner l’objet connecté de son objectif premier, à savoir être un outil pour la démarche médicale. Dans son texte, Cristina Lindenmeyer observe ainsi que son utilisation ouvre la voie à l’imaginaire, c’est-à-dire à des modes d’expérience intime du sujet avec lui-même et avec l’autre (l’équipe médicale), où interviennent inévitablement des éléments liés aux représentations inconscientes enfouies dans la psyché.

20En effet, le fait que cet objet soit connecté en permanence à un réseau13 change l’appréhension de ce que l’on concevait comme l’intimité et les limites du corps propre. Cela dit, si, pour certains patients, cette situation peut s’avérer bénéfique, pour d’autres, cette même situation de connexion peut être problématique. Autrement dit, le sujet peut vivre dans l’illusion omnipotente d’être un humain « prolongé » ou « augmenté », ou encore révéler chez d’autres un vécu persécuteur, traduit dans le sentiment d’être « observé » ou « sous contrôle » en permanence par l’autre (le médecin, l’équipe médicale)14. À cela vient s’ajouter le fait que cette situation dévoile souvent une dépendance hypocondriaque15 à l’objet. C’est le cas de ces patients qui consultent un médecin, et parfois même avec l’exigence d’examens complémentaires, parce que, par exemple, leur montre connectée les a alertés du risque imminent d’une crise cardiaque. Autrement dit, les nouvelles technologies intégrées au domaine médical sont porteuses d’ouvertures (d’un champ de nouvelles potentialités), mais aussi de craintes, car elles recèlent en elles-mêmes la possibilité, aussi bien de servir l’homme que de l’asservir en l’aliénant au pouvoir fortement vanté de leur ergonomie et de leur performance.

21En voulant apporter plus d’autonomie au sujet malade avec le recours actuel aux objets connectés, nous sommes aussi en train de renforcer et/ou de produire d’autres symptômes. En effet, l’investissement d’un objet par un sujet échappe à la logique rationnelle ; il s’inscrit sur un au-delà du numérique, sur un terrain inconscient et infantile, prenant des formes les plus variables et inattendues.

22C’est afin de répondre à ces diverses questions que pose l’hyperconnectivité médicale et dans laquelle les technologies précipitent actuellement le patient, qu’il nous est apparu nécessaire de nous engager dans des recherches interdisciplinaires concrètes qui permettent d’éviter deux positions extrêmes : celle d’un discours trop pessimiste, qui radicalise les aspects négatifs de la démarche en nous empêchant de bénéficier des apports de la technologie ; mais également celle d’un discours trop optimiste qui resterait dans l’illusion que ces nouveaux dispositifs ne produisent aucun effet néfaste sur le sujet. À ce titre, l’article de Philippe Drweski et Vincent Bunel sur les patients transplantés pulmonaires permet d’aborder concrètement la problématique des objets connectés dans la complexité de leur utilisation en clinique16. Au travers de situations cliniques concrètes, ils présentent les façons particulières dont les sujets malades ont ou non accepté de se saisir de ces nouveaux dispositifs.

23En conclusion, insistons sur le fait que l’évaluation dans le champ de la santé connectée ne saurait se circonscrire à la seule appréciation de la composante technique de l’objet connecté. Appuyant sur ce point, Rodolphe Gouin parle d’une « crise de la temporalité » relative au décalage entre le temps d’évolution des techniques et le temps nécessaire à l’individu pour intégrer ces nouveaux dispositifs dans la représentation d’une possibilité d’y recourir. Autrement dit, comment concilier la rapidité des évolutions techniques avec la temporalité subjective incompressible et indispensable pour valider un nouveau dispositif, là où l’acteur principal est et reste toujours un être humain ?