Conclusion
La résistance des territoires
p. 345-349
Texte intégral
1L’articulation entre marché et territoire reste la problématique fondamentale de la réforme de l’État en matière de gouvernance portuaire. Une problématique difficile à résoudre pour un État prudent, d’aucuns diront timide, qui rebat les cartes de la donne portuaire par petites touches alors que certains attendent des idées fortes, des décisions ambitieuses et fondatrices. Pour reprendre l’expression de Jacques Guillaume, l’État réagit plus qu’il n’agit, dans un contexte de contraintes démultipliées sous l’effet de la mondialisation et de la croissance des flux qu’elle engendre. L’arbitrage entre la réponse aux attentes des acteurs de l’entrepreneuriat portuaire et la satisfaction des ambitions aménagistes des territoires, rappelle la complexité de l’art de gouverner des ports en évolution permanente ; et ce, entre les exigences de l’instant et les perspectives plus ou moins stabilisées à moyen et long termes. Indubitablement, la transition portuaire évoquée en début d’ouvrage et caractérisée au fil des différents textes qui le composent, consacre une redéfinition du rôle de l’État suivant une régulation d’inspiration libérale. En témoigne la convergence des principes de droit et de gestion qui président à l’encadrement des activités.
2Cependant, la résistance des territoires à ce processus est manifeste. Malgré la normalisation des modalités de gouvernance, le dessaisissement de l’État des affaires portuaires reste tout relatif et s’opère selon des acceptions nationales bien différentes. Dans les ports, qu’ils soient décentralisés ou non d’ailleurs, le rapport à l’autorité publique demeure ambivalent, entre le besoin d’un encadrement stratégique pour voir plus loin et des revendications d’autonomie pour agir plus vite. C’est tout le problème du caractère multidimensionnel du développement portuaire et, de fait, des échelles de gouvernement de ces espaces marqués par la réticularité. Mais les différentes interprétations nationales de la nouvelle partition portuaire s’établissent aussi et surtout selon les moyens et le degré de priorité accordés à sa mise en place. Une volonté politique en quelque sorte, qui dépend du degré de dépendance des territoires au fait maritime mais également de l’existence de cultures portuaires. Or cette maritimité se décrète difficilement. Elle se cultive, s’enracine, au plus près des espaces dans lesquels elle s’exprime, s’incarne dans les acteurs qui font le quotidien des ports. Ports et mondialisation sont souvent associés. Il n’en demeure pas moins qu’au-delà du branchement sur des circulations marchandes d’échelle mondiale, le port s’inscrit d’abord dans une proximité territoriale, plus ou moins féconde. Et l’immense majorité des ports correspond à des unités de taille moyenne, au service d’un développement local et régional. De fait, si l’encadrement du développement portuaire requiert des dispositifs nationaux voire supranationaux, les conditions locales de sa mise en œuvre proposent d’autres résistances et soulignent le poids des altérités territoriales.
3De ce point de vue, l’observation des processus conflictuels et des modes de régulation dans les ports se révèle une piste intéressante pour l’analyse de cette transition. Le dysfonctionnement portuaire souligne en effet le défaut de gouvernance et permet d’éclairer les questions de légitimité, au cœur de toute action de gouvernement. Mais conflictualité et communauté éclairent surtout la singularité des territoires portuaires à travers les formes d’identité collective qu’elles traduisent. La conflictualité portuaire ne se résume ni aux seuls conflits sociaux ni aux seules relations à l’autorité publique. Elle est plurielle, multi-échelle, dépend des activités et des contextes dans lesquels elle s’exécute. Elle marque l’identité du territoire portuaire et conduit à s’interroger sur les conditions de communalisation, définie comme le processus de construction d’une communauté, capable de s’organiser pour peser dans les prises de décisions et de coopérer pour satisfaire à des ambitions.
4Or l’idéaltype de cette communauté portuaire, entendue comme un espace d’inclusion des différentes parties prenantes aux destinées du port, n’existe guère. Elle suppose de penser l’espace portuaire comme un bien commun et propose de fait une hybridation publique-privée qui peine à se réaliser dans les pays étudiés dans le cadre cet ouvrage. Dans le discours des acteurs sollicités et de nombre d’observateurs, la notion trouve pourtant son incarnation dans le modèle hanséatique de gouvernance, fondé sur l’héritage politique des cités-États et figure en quelque sorte une utopie collective, un « imaginaire organisationnel ». Les écosystèmes portuaires explorés dans cette recherche témoignent de la persistance d’une cohabitation plus ou moins fertile entre différents niveaux d’autorité publique d’un côté, et un ensemble plus ou moins fédéré d’acteurs privés de l’autre. Cette dichotomie problématise l’élaboration de la stratégie portuaire que la gouvernance par représentation, proposée par la figure institutionnelle de l’autorité portuaire, ne réussit pas à légitimer totalement.
5Cette figure de l’autorité portuaire, renouvelée par le jeu des réformes, pose la question du rapport à l’État, et plus précisément de la frontière entre gouvernement et administration. Dans le discours des acteurs sollicités, celle-ci s’établit sans surprise entre pilotage stratégique et encadrement légal de l’activité. Si le modèle de landlord port propose une implication plus grande des acteurs privés dans le gouvernement des ports, les réformes mises en œuvre dans les trois pays étudiés offrent quelques nuances d’interprétation. C’est en Espagne que l’intervention de l’État dans le pilotage stratégique est probablement la moins ambiguë, car réduite au strict minimum. La réforme espagnole offre une voie originale, mêlant déconcentration et décentralisation, où la prise de décision relève d’abord de l’échelon portuaire. La libéralisation des activités s’accompagne d’un encadrement strict des équilibres budgétaires des établissements portuaires au sein desquelles les communautés autonomes jouent un rôle central. Dans les trois pays, l’État entrepreneur a laissé la place à un État proclamé « partenaire » du développement portuaire. Certains diront « stratège ». Encore faut-il que le stratège ait les moyens de ses ambitions. Dans le contexte actuel du financement public, rien n’est moins évident. Le phénomène n’est pas nouveau. En France, la délégation de l’investissement portuaire aux collectivités locales est un processus engagé depuis les premiers actes de la décentralisation. La question de la redistribution des plus-values portuaires reste un sujet de vives tensions entre les autorités locales et centrales dans la péninsule italienne, au point que la géographie portuaire risque d’y subir de profonds changements dans les années à venir, à la faveur de regroupements portuaires au nom de la mutualisation des moyens.
6Le processus de libéralisation des activités qui implique la mise en concession et conduit à la terminalisation portuaire, brouille davantage encore les voies du financement des ports. Entre l’État propriétaire, parfois autoritaire mais aux moyens limités, la collectivité locale partenaire incontournable du développement territorial et l’entreprise concessionnaire, sous contrat mais libre de ses choix, la légitimité de la prise de décision stratégique relève d’une négociation de plus en plus complexe et d’un compromis parfois difficile à atteindre. Il en va ainsi des ports comme des grandes infrastructures de transport. Ce néo-partenariat public-privé conduit à une redéfinition profonde des organisations professionnelles dans les ports. L’observation menée aboutit à établir le constat de situations fort différentes selon les sites, pourtant soumis à des régimes de gouvernance similaires.
7Partout, l’entreprenariat portuaire se restructure pour répondre à la nouvelle donne de la gouvernance portuaire. L’arrivée des nouveaux acteurs sur les quais amène l’entrepreneuriat local à se concentrer pour faire face à cette nouvelle concurrence. Il y a les gagnants et les perdants du concessionnement portuaire. À la suite de ces attributions de terminaux, certains repositionnent leurs activités. L’attachement au territoire, l’identité locale, sont des arguments de légitimation régulièrement entendus sur le terrain. Si les concessions de terminal offrent des opportunités multiples dans des grands ports, l’étroitesse des trafics et le nombre restreint de terminaux disponibles dans les ports moyens que nous avons étudiés conduisent à remettre en cause la pertinence du modèle de gouvernance appliqué. De nouveaux monopoles privés auraient remplacé d’anciens monopoles publics. Il est certain que les réformes portuaires laissent pour une partie des acteurs un goût amer. Il faut constater cependant le renouveau de la coopération interprofessionnelle. La volonté de collaborer, de faire valoir des intérêts communs et de se lancer dans la production d’outils partagés est un phénomène remarquable dans les ports étudiés. Cette capacité organisationnelle est certes d’une intensité différente selon les lieux. Mais elle consacre cette transition portuaire que nous évoquions au début de cet ouvrage. Sous l’effet du désengagement de l’État, l’imaginaire communautaire se convertit progressivement au pragmatisme de la place portuaire.
8Le nouveau rapport partenarial public-privé trébuche en effet sur la question de la promotion de l’outil portuaire. Ce dernier s’inscrit d’évidence dans un territoire plus vaste et dans une économie qui dépasse largement l’espace des quais. L’entreprise portuaire dans son ensemble se joue ainsi sur plusieurs tableaux décisionnels : depuis la décision publique d’aménagement (de la commune à l’Europe) jusqu’à la décision privée d’investissements. C’est de la capacité de cet ensemble décisionnel à faire système en un lieu donné que dépend pour partie la performance. Comme aimait à le dire André Vigarié, il y a là une véritable « écologie humaine » des espaces portuaires à mener. La libéralisation des activités et la redéfinition du rôle de l’État conduisent les acteurs concernés à repenser leurs modalités d’inclusion. L’émergence de nouvelles formes de structures collaboratives, sous la forme de cluster ou de coopération interportuaire, témoigne de ce repositionnement progressif de l’entrepreneuriat autour du concept de place et d’une acception élargie de la notion de territoire portuaire. Ces organisations en réseau, de nature socio-technique mais aussi politique, ne vont pas de soi. Elle requiert une volonté commune. Loin de proposer un nouvel imaginaire organisationnel, le recours à l’idée de place et au concept de territoire témoigne de la prise de conscience d’une partie des décideurs d’une forme de vacuité de l’entre-soi portuaire à l’heure de l’intégration croissante des services de transport. Elle rappelle également le port à sa participation dans la ville productive et territorialise le périmètre de la communauté portuaire, au-delà de sa vocation fonctionnelle. Le processus de « clusterisation », observé dans les ports les plus avancés dans cette réflexion, tels Marseille, Le Havre, Bilbao, voire Gênes dans une bien moindre mesure, illustre cet élargissement des horizons socio-économiques de l’espace portuaire sous l’effet de la redéfinition du rôle de l’État central.
9L’émergence de la place portuaire ne s’inscrit pas en rupture, mais comme la conséquence logique des politiques publiques menées. Le libéralisme consacre l’individu. La libéralisation des activités conduit à l’individuation des destinées portuaires. Une fragmentation diraient certains. Le modèle du landlord port rappelle en quelque sorte le port à son identité locale. De ce point de vue, conflictualité et communalisation construisent une grille pertinente pour l’analyse de la nouvelle gouvernance portuaire à l’heure libérale.
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