Le modèle hanséatique, entre mythes et réalité
p. 183-196
Texte intégral
1En 2000, N. Terrassierl évoquait, à propos du port de Gand, « un port hanséatique, caractérisé par une dimension locale de la gestion, ayant su s’adapter à un environnement concurrentiel » (Terrassier, 2000). Laurent Levesque (2012) affirme que le modèle hanséatique repose sur la connivence entre les intérêts commerciaux de la place portuaire et ceux du territoire dans un contexte de très large autonomie par rapport au pouvoir central et d’investissements séculaires dans les dessertes terrestres des hinterlands.
2Ces points de vue, français, offrent une appréciation plus large de la classification réalisée par l’European Sea Ports Organisation (ESPO) qui, à propos des modèles de gouvernance, distingue le modèle hanséatique (Scandinavie, Allemagne, Benelux) des modèles anglo-saxons et latin (ESPO, 2010). On comprend bien que ce modèle hanséatique serait un juste milieu entre le port privé, qui prévaut dans les îles britanniques, et le port sous (trop forte) influence de l’État central dans le sud de l’Europe. La gouvernance hanséatique concernerait ainsi quarante-cinq ports européens, dont cinq de très grande taille, les géants du Range Nord : Anvers, Rotterdam, Amsterdam, Brême et Hambourg.
3La référence à un modèle hanséatique évoque simultanément deux concepts de l’organisation portuaire. Le premier concerne une gouvernance de proximité avec des pouvoirs municipaux en Belgique et aux Pays-Bas, élargie à l’autonomie fédérale dans le cas des Länder urbains de Brême et Hambourg (Allemagne). Le second relève du fonctionnement économique, basé sur la conduite des opérations portuaires par le tissu économique privé avec deux vertus successives supposées, l’engagement de l’entreprenariat local puis l’internationalisation des acteurs.
4 Ce modèle est ainsi directement mis en opposition avec celui des ports français, dont on connaît également les handicaps supposés : une lourdeur du centralisme, des surinvestissements, un manque de savoir-faire commercial, un tissu entrepreneurial lacunaire, une conflictualité sociale... ; tous les défauts que n’auraient pas les ports hanséatiques. La démonstration est évidente si l’on prend les performances portuaires sous l’ère du conteneur, même si ce jugement existe en France depuis la fin du xixe siècle. Les détournements de trafics vers le Nord dans bien des secteurs en sont la preuve. Les ports de la mer du Nord sont enviés, mais pas forcément bien connus. Il est donc nécessaire de s’interroger sur le modèle hanséatique qui réunirait les ports belges, néerlandais et allemands au travers de leur évolution et de leur fonctionnement actuel.
Une diversité historique
5La Hanse est un riche épisode de l’histoire économique de l’Europe lorsque, durant la seconde partie du Moyen Âge, les commerçants des villes allemandes de la mer du Nord et de la Baltique ont mis en relation les différentes régions de la partie septentrionale du continent, de Londres à Novgorod (Russie). Forts de leur indépendance politique et des privilèges commerciaux attribués par les princes, ils fondent un modèle économique de capitalisme maritime et portuaire. Éclipsées par la concurrence néerlandaise et la construction des États modernes, les cités hanséates allemandes au statut de ville-libre retrouveront un destin plus large au bénéfice du développement des relations commerciales de l’Allemagne unifiée avec le monde, tout en conservant un statut particulier (port franc, Land urbain).
6Les ports de Belgique et des Pays-Bas ne sont pas historiquement des villes hanséates propres aux pays allemands, bien qu’ils aient comporté des comptoirs allemands. Ils sont profondément inscrits dans le cadre des Pays-Bas historiques, où les cités portuaires jouissent d’une forte autonomie municipale, qu’il s’agisse des territoires du Sud sous domination étrangère ou des Provinces-Unies indépendantes du Nord. L’avant-pays constitué des rives de la mer du Nord au Moyen Âge est devenu océanique avec les aventures coloniales (empire espagnol, possessions néerlandaises). L’arrière-pays s’est formé grâce à la forte densité urbaine des bassins fluviaux amont (Escaut, Meuse, Rhin). Cependant, des nuances sont à distinguer entre les deux pays.
Le développement des cités portuaires au xixe siècle
7L’indépendance de la Belgique en 1830, la libre navigation sur l’Escaut en 1839, puis le rachat de son péage en 1863 ont favorisé le renouveau d’Anvers. Le vieux port médiéval, relancé par les régimes français et hollandais du début du xixe siècle, bénéficie de l’émergence industrielle wallonne et de la proximité avec les bassins français du Nord et de l’Est. Aux Pays-Bas, le roi Guillaume recrée une compagnie maritime coloniale et monopolistique (Nederlandsche Handel-Maatschappi, NHM) en 1824, réanimant son port d’attache Amsterdam. Rotterdam n’est alors qu’un port mineur, avant que des aménagements d’accès et la demande industrielle rhénane lui permettent d’émerger à la fin de ce xixe siècle.
8Les grandes villes de la mer du Nord évoluent rapidement pour répondre à leur développement portuaire et industriel. Le « front portuaire » sur deux siècles apparaît toujours en mouvement, avec un double phénomène : une occupation des deux rives du fleuve portuaire, puis l’avalisation des sites à la recherche d’espaces vierges et de tirant d’eau. Ce front portuaire se fait sous l’autorité des municipalités, qui sont les maîtres des ports. Néanmoins, l’État central intervient dans la connectivité ferroviaire, y compris avec l’Allemagne (Rotterdam-Cologne, Anvers-MÖnchengladbach), et dans les accès maritimes. Aux Pays-Bas, l’État a ainsi financé la construction des accès maritimes « grand format » de Rotterdam (1872, Nieuwe Waterweg) et d’Amsterdam (1876, Noordzeekanaal). Dans le même temps, en Belgique, l’État belge négocie avec son voisin les aménagements de l’Escaut et crée, dans les années 1930, le Canal Albert entre Liège et Anvers, via les mines du Limbourg (Vigarié, 1964).
9Le développement de toutes ces cités portuaires dépend du contexte de libre-échange, car la dimension transnationale est l’une des clés de la réussite des ports du Nord-Ouest européen, et, par là même, de la confiance des chargeurs des régions intérieures. Pour la Belgique et les Pays-Bas, il s’agit d’être l’interface portuaire du bassin rhénan et de la France du Nord. La seconde partie du xixe siècle puis la construction européenne (CECA, CEE, UE) ont favorisé ce destin. Pour les ports allemands, l’intégration douanière allemande de 1888 se traduit par la création de ports francs, garantissant les échanges avec l’Europe centrale ; une dimension retrouvée après la parenthèse des Républiques socialistes.
10Pour la France, les ports du Nord sont toujours un douloureux sujet de comparaison. Déjà, en 1879, le ministre Freycinet constate une politique française loin d’être à la hauteur des autres pays d’Europe de l’Ouest. En 1912, le rapport Larouche et Pegogne évalue face à nos voisins un nombre plus réduit de quais et d’engins dans nos ports (Marnot, 1999). La Chambre de commerce et d’industrie de Dunkerque, dès la fin du xixe siècle, se plaint de la concurrence d’Anvers sur le marché du Nord et des Ardennes. Le port belge est déjà le premier port français, dans nombre de têtes. Les industriels lorrains sont naturellement tournés vers le port le plus proche malgré la ligne de chemin de fer vers Dunkerque, et Strasbourg, comme port rhénan, fait partie de l’arrière-pays de Rotterdam.
De la phase d’industrialisation du xxe siècle au gigantisme de la conteneurisation
11Le renforcement, aux différentes phases des échanges maritimes, du rôle paneuropéen de quelques ports validerait l’existence d’un modèle hanséatique. Au xixe siècle, la base de l’activité est déjà diversifiée avec le rapatriement des produits coloniaux, les échanges de proximité avec l’Europe du Nord et les liens transatlantiques. Au début du xxe siècle, les bases industrielles s’ébauchent, et depuis, dans chacun des ports, de grandes implantations ont renforcé le fait portuaire, arrimant trafics et emplois. À Rotterdam, la raffinerie Shell, liée à l’importation du brut indonésien et inaugurée en 1902, ouvre l’ère du pétrole : c’est un premier port pétrolier en 1934. À Anvers, une première usine de voitures de General Motors est construite dans les années 1920, une seconde de Ford suivra dans les années 1930, ainsi qu’à Amsterdam.
12Les années 1950-1960 sont l’époque des grandes zones industrialo-portuaires. Un deuxième port pétrolier (Europoort, 1958-1964) est construit à Rotterdam, augmentant le parc de raffineries. À Anvers, les investissements des multinationales font émerger un des grands pôles chimiques mondiaux. L’élan sidérurgique se traduit par la modernisation du site d’Ijmuiden (avant-port d’Amsterdam), l’ouverture des aciéries de Brême et de Gand (1954) puis de Hambourg (1970) ; seule celle de Rotterdam n’aboutit pas en raison de la crise et d’une mobilisation environnementale. On peut encore ajouter à cette liste l’usine automobile Volvo à Gand, ou, sur l’Escaut néerlandais, la fabrique d’aluminium de Flessingue et l’unité chimique de Terneuzen.
13Comme les grands ports français, les ports de la mer du Nord voient leur trafic croître rapidement ; cela se traduit par des extensions portuaires massives. Anvers aménage la rive droite jusqu’à la frontière néerlandaise et franchit l’Escaut pour ses nouveaux sites chimiques. En parallèle, le gouvernement belge investit largement dans Zeebrugge (1951-1971), port qui devient surdimensionné (Charlier, Lavaud-Letilleul, 2009). À Rotterdam, une nouvelle zone portuaire est gagnée sur la mer, la Maasvlakte (1967-1973), tandis que Brême entreprend, à partir des années 1950, le développement de Bremerhaven, son avant-port enclavé dans la Basse-Saxe à l’embouchure de la Weser.
14La conteneurisation des années 1970 se localise d’abord dans les vieux bassins proches du centre-ville. Rotterdam, à partir de 1984, installe les conteneurs sur la Maasvlakte, où la capacité est gigantesque. Il en va de même à Bremerhaven. Anvers et Hambourg, placés dans une situation estuarienne, tirent néanmoins leur épingle du jeu en aménageant de nombreux sites pour les conteneurs, mais aussi en menant une politique dynamique vers l’hinterland (Damien, 2009). Les récents terminaux de la rive gauche de l’Escaut (Deurgankdock) à Anvers et de l’Altenwerder à Hambourg, témoignent d’un souci constant de mise à niveau face à Rotterdam qui s’est lancé dans la Maasvlakte 2, dont la capacité doublera celle d’aujourd’hui. En Allemagne, Brême a achevé ses capacités d’extension de Bremerhaven et soutient le développement de Wilhelmshaven (Jade Weser Port) dans le Land voisin.
15Le bilan statistique des plus grands ports européens et l’expansion territoriale dénotent un développement réussi. Les évolutions du port généraliste d’avant-guerre et du port industriel des trente glorieuses ne sont guère différentes de l’évolution française ; seulement peut-on distinguer des investissements internationaux américains ou allemands dans les ports du Benelux qui ont ainsi accentué leur développement. La conteneurisation enclenche en revanche une distinction plus nette en faisant des ports du Range Nord des sites majeurs, accumulant les services maritimes (lignes océaniques, régionales, feeders) et le rayonnement continental (dessertes, logistique) (Lavaud-Letilleul, 2007b). La comparaison devient alors défavorable pour les ports français. La confiance des acteurs internationaux (armements, manutentionnaires, chargeurs) traduirait donc deux atouts fondamentaux du modèle hanséatique : une bonne gouvernance et un savoir-faire du tissu portuaire privé.
La gouvernance dans le modèle hanséatique
16La tradition historique de l’autonomie des communes des Pays-Bas et de Belgique et l’indépendance des villes libres hanséates marquent le caractère de la gouvernance de ces ports. L’entité locale est maîtresse de son port. Elle est naturellement dominée par une élite qui prospère sur les activités maritimes ou le négoce, et plus tardivement sur les services portuaires du stockage et de la manutention. A. Vigarié (1997) rappelle bien le rôle de ce patriciat dans la gestion des cités et des ports de la mer du Nord. Néanmoins, au fil du temps les choses ont changé, et désormais, c’est un modèle nouveau qui est à l’œuvre, tendant à distinguer le corps politique du corps portuaire.
17Le modèle hanséatique fonctionne selon le modèle du landlord port, érigé par les tenants du contexte libéral comme le modèle portuaire pouvant concilier le caractère public de l’autorité portuaire et l’action privée dans le cadre du marché concurrentiel. Il permet la concurrence entre opérateurs et la diminution des investissements publics. Les sociétés privées disposent de l’unité de commandement des services portuaires, alors que l’autorité portuaire peut porter le développement, l’aménagement et le marketing de la place. À l’échelle interportuaire, la concurrence s’organise entre les ports pour la conquête des marchés intérieurs et l’attractivité des lignes maritimes.
18Dans le cadre hanséatique, la force du modèle reposerait en plus sur la mobilisation du territoire. La proximité est basée sur la totale incarnation du tissu social au nom de l’identité, de l’intérêt économique et de l’emploi. L’implication politique des acteurs portuaires dans les partis est fondamentale dans les vies municipales, quand bien même le poids des acteurs économiques s’est quelque peu dissous dans la démocratie et dans la complexité de l’urbanité contemporaine. La communauté portuaire, qui agglomère les intérêts privés et le port public, est un élément puissant de la cité. Le modèle hanséatique est sociopolitique ; il est aussi socioculturel avec un terreau commun (milieux familiaux, université, réseaux) qui imprègne le tissu privé, le port, la tutelle administrative et les forces politiques.
19Les métropoles portuaires du Nord-Ouest européen, au service des échanges continentaux, seraient ainsi perpétuellement tournées vers l’adaptation et la performance (van Driel, Devos, 2007). Le modèle hanséatique serait alors comme au Moyen Âge, puis à l’époque coloniale, dans l’hyper adaptation portuaire. Le modèle hanséatique est aussi une affaire d’image. La communication valorise la cité portuaire, comme étant un objet économique performant. La communauté portuaire sait amortir les conflits internes entre acteurs économiques (Baudouin, Collin, 2006). Les conflits sociaux tendent à être masqués. La fiabilité sociale des ports est un argument commercial et serait le fruit d’un dialogue permanent. Pourtant dans tous les ports, des grèves ont marqué l’histoire (par exemple à Rotterdam en 1970 et 1979) ; mais avec un syndicalisme de tradition plus modérée, les ports de la mer du Nord n’ont pas une conflictualité larvée qui serait pour beaucoup dans le préjudice porté à leurs concurrents français.
20La dynamique urbaine est aussi mise à contribution, à l’exemple des reconfigurations des quartiers portuaires (Seehafen à Hambourg, Stadshavens à Rotterdam) et de l’audace de projets architecturaux à vocation culturelle (M HKA à Anvers, musée d’Art contemporain occupant un ancien silo à céréales) qui participent à l’identité portuaire des grands ports. La coopération entre les autorités portuaires et municipales trouve une application dans la modernisation de l’espace urbain, où le port est à la fois le cadre naturel des métiers maritimes et des premiers occupants des nouvelles fonctions tertiaires.
21Le volontarisme des autorités locales (municipalité, Land) à soutenir leurs ports est indéfectible, puisqu’elles en sont l’autorité de tutelle. Les aménagements permanents exigés par la croissance des différents trafics ont été l’occasion d’éprouver les capacités d’adaptation. Il s’agit d’investissements importants et répétés, qui se traduisent (presque) toujours par une croissance d’activité. Cette capacité d’adaptation est un critère de l’efficacité de la gouvernance du modèle hanséatique, surtout comparé à la tentation du sous-investissement des ports privatisés britanniques ou de la recherche souvent vaine de l’effet de levier infrastructurel des ports français.
22L’affrontement commercial entre les ports du Range Nord est aussi une réalité. Elle concerne les ports, mais également les États, en particulier au Benelux. Anvers est corseté par les Pays-Bas et sa construction a toujours été un combat avec le voisin, qu’il s’agisse de la voie maritime de l’Escaut, du Canal Albert, du Canal Escaut-Rhin ou de la voie ferroviaire du « Rhin d’acier » avec Mönchengladbach (Vigarié, op. cit.). Les deux ports allemands sont, quant à eux, clairement rivaux. Favorisé par sa position et sa tradition américaine (coton, zone américaine), Brême a vu Hambourg croître fortement avec le développement de l’Europe postcommuniste. Les deux ports n’ont pu s’accorder sur le soutien au nouveau port à conteneurs en eau profonde à Wilhelmshaven en Basse-Saxe, où seul finalement le Land de Brême s’est engagé.
23Dans un contexte de développement de plus en plus massif, les ports ont changé dans leur fonctionnement en s’éloignant d’un contrôle direct par la municipalité. En Belgique et aux Pays-Bas, le port étant à l’origine municipal, il s’est longtemps contenté d’être l’un des corps administratifs de la ville. Ce modèle a changé pour s’adapter au fonctionnement moderne de l’économie portuaire. Le port de Rotterdam est ainsi devenu en 2004 une société anonyme avec pour actionnaires la ville et, maintenant, l’État néerlandais, en raison de son investissement dans le développement de la Maasvlakte 2. À Amsterdam, le port devient à son tour, en 2013, une société anonyme dont les actionnaires sont uniquement des organismes publics locaux, régionaux et étatiques. Zeeland Seaports est régie par une société publique associant les municipalités de Borsele, Flessingue et Terneuzen et la province de Zélande.
24À Anvers, le port a changé de statut en 1987, devenant une régie communale, puis en 1997 avec le statut de « société communale autonome » dotée d’une personnalité juridique. Le port de Gand a ce même statut depuis 1999. À Zeebrugge, l’État était présent depuis 1895 dans la MZB, société autonome régie par le droit public ; il a transféré sa place à la région flamande (1989) qui, en 2001, a abandonné la majorité au profit de la ville de Bruges. Si la Flandre est une région très autonome de l’État belge, elle n’a pas réussi à dégager une politique portuaire générale, notamment en raison de la résistance des autorités et communautés portuaires, chacune relevant des grandes cités régionales (Anvers, Gand et Bruges). Il s’agit là d’une résistance du modèle hanséatique face à une nouvelle centralité de la Flandre dont l’économie portuaire est l’un des piliers de son affirmation autonomiste.
25La mutation a aussi eu lieu en Allemagne avec, en 2002, la création de la société de droit privé Bremenport GmBh et en 2002 de la Hamburg Port Authority, un établissement de droit public détenu par la municipalité (Damien, op. cit.). Ainsi, l’autorité portuaire prend, selon les ports, des voies juridiques différentes mais qui convergent toutes vers une indépendance de gestion, tout en restant dans la sphère du public local, ceci dans un contexte de grande compétition interne au Range Nord. Le cœur de l’activité portuaire, notamment la manutention, est depuis longtemps dans le champ du privé. Cependant, le mouvement n’est pas uniforme et encore une fois l’histoire des différents ports et des acteurs privés interrogent sur un véritable modèle hanséatique commun (Stevens, 1999b).
L’émergence du tissu portuaire privé
26La vertu la plus connue du modèle hanséatique réside dans un puissant secteur privé portuaire au service des besoins de transport et de logistique des territoires. À travers des concessions, les entreprises portuaires gèrent depuis longtemps les activités portuaires, s’adaptent au marché, et seraient appelées à davantage participer à la gouvernance portuaire, plus ouverte aux acteurs privés que dans le modèle français. Aujourd’hui, force est de constater qu’il n’y a pas de modèle véritablement uniforme et commun à la Belgique, aux Pays-Bas et à l’Allemagne. Chaque port possède son histoire et une évolution propre de ses entreprises portuaires, qui permettent de comprendre les situations actuelles de la manutention (concurrence, internationalisation).
27Les ports accompagnent les changements liés à l’évolution du commerce maritime. Au xixe siècle, l’armateur-négociant laisse sa place aux négociants, notamment de produits coloniaux et tropicaux ; les acteurs de l’entreposage sont les intermédiaires fondamentaux alors que se développent les techniques commerciales (négoce avant douane, warrantage, opérations à terme), accompagnées de grandes bourses de commerce spécialisées par pays. Cependant, au cours du xixe siècle, les besoins industriels imposent un changement d’échelle : les acteurs portuaires évoluent vers des fonctions économiques moins élaborées mais des besoins de stockage plus importants (vracs secs, pétrole) et des techniques de manutention et de transport terrestre plus lourdes (Vigarié, op. cit.).
28C’est dans cette évolution historique que se placent les acteurs portuaires traditionnels que sont, sur les rives néerlandophones de la mer du Nord, les coopératives patronales d’entreposage portuaire. Sur les bords de l’Escaut, les natien (nations) se sont spécialisées et développées depuis le xvie siècle autour de l’entreposage selon les marchandises et les pays clients. Les natien avaient des fonctions de stockage et de brouettage, mais n’exerçaient pas dans la manutention sur les navires, effectuée par le bord. Cette organisation disparaît avec les navires à moteur, et une nouvelle profession portuaire (arrimeur/stouwer) se développe à partir de 1870. Une répartition fonctionnelle entre natie (côté terre) et stouwer (côté mer) n’empêche alors pas les tensions.
29Dans la vieille cité portuaire d’Anvers, la municipalité reste la maîtresse des infrastructures (bassins, docks) et des moyens portuaires afférents. Le tissu privé est composé de nombreuses entreprises qui ont abandonné leur statut coopératif pour devenir des « sociétés en nom collectif ». Mais leur dispersion traditionnelle ne leur offre qu’une faible capacité capitalistique. Après la Seconde Guerre mondiale, le port est obligé, pour des raisons financières, d’accepter des concessions. Les acteurs privés, issus de l’entreposage ou de l’arrimage, modernisent le port. Ils accompagnent le développement autour de la chimie, du « Ro-Ro » et des conteneurs avec des terminaux spécialisés, tout en continuant à couvrir la variété des marchandises générales qui font la force du port. Les chargeurs (expéditeurs, négociants) belges et étrangers y trouvent des solutions de stockage et de desserte (merchant haulage) adaptées à leur demande.
30Pourtant, le modèle des natien n’a pas réussi à suivre le mouvement de la conteneurisation et ses besoins colossaux d’investissements, malgré la participation de la Compagnie Maritime Belge (CMB) et des chemins de fer (SNCB), ni même après des phases de regroupements d’acteurs. Les investisseurs sont venus d’ailleurs. En 2000, P & O Ports intègre deux terminaux anversois (Seaport Containers, Antwerp Combined Terminal). En 2001, Hessenatie et Noord Natie fusionnent pour devenir HNN. Mais un an plus tard, Port of Singapore Int. signe un joint-venture avec HNN et devient le propriétaire de ses terminaux d’Anvers et Zeebrugge. L’armement MSC, qui a fait d’Anvers son principal port dans la région, réalise aujourd’hui la moitié des trafics du port. La prise en main de la conteneurisation par des acteurs étrangers n’empêche pas les nombreuses sociétés portuaires anversoises (Katoen Natie, Nova Natie, Mexico Natie...) de prospérer dans de multiples niches en couvrant souvent à la fois, la manutention, l’entreposage et la logistique.
31Le port de Gand, qui a été revitalisé par la construction en 1828 du canal d’accès à l’Escaut, bénéficie de quelques implantations industrielles (Arcelor Mittal, Volvo) et d’une riche activité d’agrobusiness. L’un des principaux groupes européens de manutention en est issu, Sea Invest. Le port de Zeebrugge est le produit d’une histoire plus concurrentielle avec Anvers, tout en finissant dans la mouvance des acteurs anversois (Charlier, Lavaud-Letilleul, op. cit.). Après l’échec du port pétrolier suite à la fermeture de la raffinerie de Gand (1982), le nouveau port a réussi à devenir l’un des hubs de véhicules neufs et à s’implanter dans la conteneurisation, avec aujourd’hui la présence de deux armateurs : CMA CGM allié à PSA (Port of Singapore Authority) qui a hérité d’un terminal de Hesse Natie et Maersk, repreneur du deuxième terminal en 2009, qui n’a jamais connu de trafics importants.
32Au Pays-Bas, la réalisation de l’accès maritime de la Nieuwe Waterweg en 1872 a permis au port de Rotterdam de prendre une nouvelle dimension, d’autant plus que l’Allemagne occidentale, en particulier la Ruhr à partir des années 1880, sollicite ce port de transit bien desservi par le Rhin et par une nouvelle ligne ferroviaire. Moins ancré dans la tradition portuaire d’Ancien Régime que ces voisins, Rotterdam voit l’installation des principales coopératives d’Amsterdam, les vemen, où elles ont émergé au XVIIe siècle autour des marchés coloniaux contrôlés par la VOC (Vereenigde Oost-Indische Compagnie). La NHM (Nederlandsche Handel-Maatschappij) qui lui succède en 1824, y externalise ses stockages portuaires.
33Les vemen d’Amsterdam se sont associées à des acteurs locaux de Rotterdam pour développer une nouvelle structure d’entreprises, qui vont accompagner le développement du port. Les vemen sont moins nombreuses que les natien d’Anvers. Leur rôle est moins développé, car elles agissent uniquement comme prestataires de services mandatées par les commerçants, sans fonction de transport terrestre. Elles évoluent aussi rapidement (1890) vers un fonctionnement en société anonyme, pour lutter, comme dans d’autres ports, contre les entrepôts docks, d’initiative extérieure. Les autorités municipales et portuaires de Rotterdam, comme d’Amsterdam, acceptent de manière très précoce la concession de terrains bord à quai. Une partie des entreprises issues des vemen mais aussi de l’arrimage (stuwadoors) forme alors avec quelques armateurs le cercle étroit des « barons de Rotterdam » qui contrôle l’essentiel des activités portuaires (Kuilman, van Driel, 2013).
34Une grande partie du stockage est fondée sur les besoins pétroliers, charbonniers, minéraliers et céréaliers de l’axe rhénan, faisant de Rotterdam un port de transit de grande ampleur. S’y ajoutent les marchandises diverses qui relèvent des compagnies de liners plus importantes aux Pays-Bas qu’en Belgique. Dès 1963, la direction du port sollicite les acteurs locaux pour l’arrivée de la conteneurisation et trois ans plus tard, cinq importantes entreprises portuaires s’associent avec les chemins de fer pour créer la société de manutention Europe Combined Terminals (ECT).
35Comme à Anvers, le tissu des entreprises portuaires a connu des phases complexes de fusions-acquisitions à partir des années 1960 jusqu’à la fin des années 1990. Ces remaniements capitalistiques ont réduit le nombre de manutentionnaires et, dans le segment des conteneurs, abouti à la fusion d’ECT et d’Unicenter en 1993. Le manutentionnaire domestique ECT a la charge de développer le grand terminal Delta de la Maasvlakte après 1984, où l’armateur américain Sealand expérimente sa stratégie de hub. Dans les années 1990, les actionnaires d’ECT s’interrogent sur leur engagement dans une entreprise qui, en raison du gigantisme de l’activité de Rotterdam, demande des investissements importants. L’armement Nedlloyd, issu du regroupement des différents armements néerlandais dans les années 1970 et entré au capital d’ECT, s’engage en 1996 dans une fusion avec P & O et se concentre sur son cœur de métier (Stevens, 1999c).
36Partiellement en 1999, puis totalement en 2004, le groupe de Hong Kong Hutchison Whampoa Holding (HPH) devient le propriétaire d’ECT avec la participation (transitoire) de l’autorité portuaire (RMPM) et avec l’accord de l’autorité municipale de tutelle, considérant l’atout de l’engagement du grand manutentionnaire mondial dans la concurrence du Range Nord. La question du risque d’abus de position dominante est un problème récurrent. Sur les anciens terminaux, deux petits manutentionnaires étaient présents. En 2007, l’un des deux, Hanno, a été racheté par ECT. Sur les terminaux de la Maasvlakte, les acquisitions d’ECT par HPH et de P & O Nedlloyd par Maersk ont obligé à deux reprises à des clarifications d’actionnariat, afin de maintenir la concurrence. Sur la Maasvlakte 2, ECT n’ayant pas été retenu, Maersk et DPW (Dubaï Port World) seront les deux manutentionnaires.
37Exprimée en tonnage de marchandises conteneurisées, l’avance de Rotterdam sur son concurrent belge est moins nette, tandis que pour les exportations, le volume est comparable. Le port néerlandais bénéficie de ses qualités de rapidité et de fiabilité. C’est le premier port de feedering européen (activité sans valeur économique majeure) et des flux rhénans. Dans les années 1980, la concurrence avec Anvers a inquiété le port de Rotterdam, car historiquement le port belge a une fonction commerciale très dynamique. Le port de négoce et de commerce d’Anvers et ses acteurs passent pour être adaptés aux demandes du marché. Port rapide et de transit, au volume d’activité impressionnant, Rotterdam fixe moins la marchandise. Dans les années 1990, l’autorité portuaire néerlandaise a donc développé sur son territoire des distriparks, afin d’accueillir des activités logistiques, contrôlées en partie par les industriels qui y organisent leur European Center Distribution. Cela conforte le tropisme géographique des Pays-Bas comme plate-forme du Nord-Ouest européen.
38Le cas allemand est très différent. Les trois villes-États portuaires, Brême, Hambourg et Lübeck ont participé aux différentes phases de l’unification allemande (1866, 1871), mais attendirent 1888 pour rejoindre l’union douanière (Zollverein). Les trois Freie und Hansestadt obtiennent le statut de port franc pour une partie de leur territoire. La même année, la ville de Brême reprend dans son giron une association de commerçants née en 1877, Bremer Lagerhaus Gesellschaft (BLG), pour gérer le port franc. En 1963, il est décidé de scinder la fonction d’autorité portuaire sous autorité municipale. BLG reste une entreprise dans le giron de la ville, qui est actionnaire majoritaire (51 %). Après une restructuration en 1997, l’introduction en bourse en 2002 ne laisse qu’une partie du capital flottant (24,4 %), le reste étant dans deux institutions bancaires publiques (Bremer Landebank, Sparkasse Bremen). Sans être le seul acteur portuaire du port, BLG est l’entreprise dominante avec les trafics de véhicules neufs, de conteneurs (seul ou en joint-venture) et les fruits (co-entreprise). BLG s’est aussi élargie en 1998, en s’unissant avec le groupe familial de Hambourg Eurokai, qui a donné naissance à l’acteur européen Eurogate (Allemagne, Italie, Tanger Med). Arrivée à la fin des possibilités du port de Bremerhaven, BLG a choisi de devenir l’un des coactionnaires avec Maersk du nouveau terminal JWP de Wilhelmshaven en Basse-Saxe proche.
39À Hambourg, la ville a décidé en 1866 la création de « l’administration publique des quais » pour la nouvelle zone d’entrepôt-dock du Standtorhafen, puis en 1885 d’une société devant gérer les entrepôts (Speicherstadts) de la zone du port franc. La Hamburger Freihafen-Lagerhaus-Gesellschaft (HFLG) a alors pour actionnaire la ville, une banque et des entreprises privées jusqu’en 1927, date à laquelle la ville devient l’unique actionnaire. En 1935, les deux entités portuaires publiques sont fusionnées dans une nouvelle société dénommée Hafen und Logistik Aktiengesselschaft (HHLA), alors même que le territoire et le port de Hambourg sont étendus. Cependant, en 1970, sous la pression des acteurs privés, les fonctions d’autorité portuaire sont à nouveau séparées de la structure. La ville reste l’autorité de tutelle du port.
40Aujourd’hui, HHLA maîtrise les deux tiers des trafics conteneurisés du port tout en étant coactionnaire de terminaux reefer et vracs. La société privée est toujours détenue par la ville et le Land de Hambourg, même si l’introduction en bourse de 2006 a réduit l’emprise à 68 % du capital. Bien moins internationale que BLG/Eurogate, HHLA s’est, en revanche, d’avantage impliquée dans le transport ferroviaire que sa concurrente, afin de bien organiser le drainage des flux vers les rives de l’Elbe. D’autres acteurs sont présents à Hambourg, notamment Eurogate qui s’appuie sur le partenaire local Eurokai et la société Buss. Il s’agit là d’une différence notoire avec Brême, dans un contexte d’une plus forte économie maritime, en raison de la présence de compagnies maritimes opératrices (Hapag Lloyd, Rickmers, Hamburg Süd...) ou de frètement, ainsi que des banques et sociétés de financement afférentes à ce secteur.
Conclusion
41Le modèle hanséatique se caractérise par une organisation de la gouvernance sous l’autorité du pouvoir municipal avec un champ privé dynamique organisant depuis longtemps le développement des trafics. La croissance des trafics et les extensions régulières des zones portuaires ont validé depuis longtemps l’efficience économique de ce modèle. Cependant, dans le détail, les situations sont plus complexes, en raison des héritages historiques de chacun. Anvers est à la fois plus marqué par un centralisme municipal et une dispersion des acteurs économiques. Pourtant les entreprises bâties sur l’héritage des natien aux fonctions plus diversifiées, sont devenues les entreprises performantes d’un port de négoce en assurant diverses prestations (expédition, stockage, pré/post-acheminement) à la demande des chargeurs.
42Rotterdam, plus récent et très conditionné par une fonction de transit, a favorisé plus précocement les entreprises privées travaillant à une échelle économique plus large. La densité des réseaux maritimes mondiaux, les fonctions de hub, les grands parcs logistiques, la densité des trafics fluviaux rhénans, la profondeur continentale des services ferroviaires sont autant d’éléments qui caractérisent un port de très grand format. Comme à Anvers, l’autorité portuaire mène depuis deux cents ans des politiques d’aménagement importantes dans une compétition effrénée. Cependant, dans les deux cas, l’évolution de la conteneurisation s’est traduite par une forte perte de la maîtrise de l’activité portuaire au profit de deux géants asiatiques du secteur, HPH et PSA. Le modèle municipal peut faire croître le système portuaire, mais le tissu local a montré des limites pour suivre le rythme de l’économie du conteneur.
43Le modèle allemand des villes hanséates repose sur la tradition de deux villes libres, qui sont restées maîtres de leur destin portuaire avec une étonnante maîtrise d’une partie du tissu portuaire. La création des ports francs et des sociétés publiques portuaires visaient à réserver leur fonction portuaire pour un hinterland large et à assurer un traitement indépendant du stockage. Elles ont développé depuis les filières automobiles, fruitières et conteneurs. BLG domine l’activité de Brême et s’est étendue hors du Land alors que la HHLA, bien qu’également engagée à l’étranger, reste plus concentrée sur son port. Les deux sociétés sont cotées, mais sous le contrôle capitalistique de leur ville. La stratégie est bien de maintenir un intérêt collectif dans les fonctions portuaires, fussent-elles privées, puisqu’elles constituent l’essence même de l’économie du territoire.
Notes de bas de page
l N. Terrassier est l’ancien directeur de l’ISEMAR (Institut Supérieur d’Économie MARitime), centre de recherche, d’expertise et d’information en économie du transport maritime.
Auteur
Directeur de l’Institut Supérieur d’Économie Maritime (ISEMAR), Nantes Saint-Nazaire
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