La notion de communauté portuaire
Le cas des pays d’Europe du Sud (Espagne, Italie, France)
p. 75-123
Texte intégral
Introduction
1La notion de « communauté portuaire » reste une boîte noire dans l’analyse du fait portuaire (Fabbe-Costes, 1992). Elle est d’un recours usuel dans le débat, qu’il s’agisse de discours politiques, d’argumentaires commerciaux ou de littérature grise. L’expression est entendue de la plupart des parties prenantes au fait portuaire sans qu’il soit a priori nécessaire de la définir. Et pourtant, elle ne peut être considérée comme une scène de gouvernance, car elle n’a nulle part encore ni existence institutionnelle ni statut opérationnel. En France, les unions maritimes, censées fédérer les différents professionnels d’un port, ne peuvent prétendre incarner, seules, cette notion, dont le périmètre est plastique et évolutif par définition. En outre, elles n’ont guère d’équivalent en Espagne et en Italie. Il en va ainsi également des associations et des regroupements professionnels dont nous verrons qu’ils foisonnent dans les proximités portuaires, mais dont on peut discuter la légitimité à prendre des décisions pour le territoire, en un mot à gouverner. L’autorité portuaire, et les institutions publiques en général, ne sauraient non plus matérialiser à elles seules la communauté. Cette notion présente donc le paradoxe d’être reconnue de tous mais demeure cantonnée à un usage rhétorique, incantatoire. Elle fait implicitement référence à la dimension « humaine », « sociale », « collective », du fonctionnement portuaire (Vigarié, 1968). Elle recouvre l’idée d’un microcosme d’initiés dont les intérêts, s’ils peuvent s’avérer contradictoires, n’en sont pas moins tournés vers un même objectif : la valorisation d’une position portuaire. Elle postule un caractère vertueux de sa gouvernance, une sorte de consensus dans le débat entre les parties prenantes, la reconnaissance par le collectif d’intérêts partagés et d’objectifs communs. Via le caractère démocratique qu’elle prétend incarner, l’idée de communauté revêt donc un caractère légitime, souvent associée à l’idée de performance1. Communauté et compétitivité semblent en effet aller de pair. Quelle que soit l’échelle concernée, nationale, régionale ou locale, l’idée de communauté accompagne toujours celle d’une optimisation du fait portuaire. Concertation, coopération, mutualisation sont autant de principes que l’idée de communauté semble incarner. Pourtant, ce que révèle la littérature, c’est que sa réalisation empirique sous la forme d’une structure pluripartite, à la fois publique et privée, capable d’élaborer et de mettre en œuvre de façon consensuelle des politiques de développement, de prendre des décisions sans subir le carcan de l’État, par et pour le système portuaire local, reste lacunaire.
2Parallèlement, il faut bien admettre que la recomposition du rôle de l’État dans la gouvernance portuaire, telle que décrite dans le chapitre précédent, s’accompagne d’une montée en puissance de celui des collectivités locales, tant dans la prise de décision que dans le financement des investissements. Ainsi, progressivement, la notion de communauté, jusque-là entendue d’un point de vue technique, comme une scène dédiée aux décideurs portuaires, s’apprivoise-t-elle au territoire. Dans le discours institutionnel de ces vingt dernières années, cet élargissement sémantique sonne le déclin du terme au profit de celui de place portuaire. Entre le rapport Dupuydauby (1995) et celui du sénateur Revet (2011) à propos de la politique portuaire française, le nombre d’occurrences s’inverse. Le terme de communauté portuaire est utilisé à 12 reprises dans le premier pour aucune référence à la notion de place. Dans le second, le ratio est inversé, avec l’utilisation à 13 reprises du terme de place contre un seul recours à celui de communauté. Cette requalification reconnaît une dimension territoriale au fait portuaire mais lui confère surtout, à l’instar des « places financières », une vocation productive, presqu’une injonction à la performance économique collective, réticulaire, dont les frontières se projettent bien au-delà du port. Elle semble, en somme, vouloir affirmer la suprématie du territoire sur le corporatisme ou le centralisme d’État. On peut donc faire l’hypothèse que la place portuaire incarne un nouvel idéaltype de la communauté, en émergence, ignorant les découpages géographiques ou institutionnels étroits, soucieuses d’exploiter les ressources d’un système territorial à la dynamique adaptative.
3L’objet de ce chapitre est d’essayer de décrire cette communauté en gestation, cette forme nouvelle d’agrégation sociale (de communalisation, dans le vocabulaire de la sociologie) dont la place portuaire serait le nom. Notre réflexion s’organise en deux grandes parties. Dans la première partie, il sera question de définir ce que peut être une communauté et en particulier une communauté portuaire. On soulignera la difficulté qu’il y a à en fixer les bornes, compte tenu à la fois de la dimension par essence continue et réticulaire de l’espace socio-économique dans lequel le port s’enracine et de l’extrême hétérogénéité des acteurs qui s’y déploient ou s’y rattachent. On s’attachera alors à définir l’identité des parties prenantes au fait portuaire et à décrire les différents processus qui participent à leur agrégation, malgré les différences et oppositions. La seconde partie consiste dans une tentative de classification des différentes formes d’association qu’on peut inférer des enquêtes empiriques et analyses relatées dans la première partie. On verra que si la notion de place portuaire signe la dissolution du port dans le territoire, le type de communauté qu’appelle son fonctionnement reste encore entièrement à construire : si les opérateurs économiques et les institutions de gouvernance semblent avoir trouvé des solutions pour faire vivre leurs intérêts et leurs valeurs dans et grâce au fait portuaire, il n’en est pas encore de même de la société civile, qui reste sans doute l’acteur le plus difficile à appréhender et à intégrer dans la dynamique territoriale du port.
Communauté et communalisation portuaires
4Le terme communauté nous vient de la philosophie politique antique (Colas, 2006, p. 5-6). Il désigne toute forme de groupement d’égaux engagés dans la définition des règles de vie du groupe, autrement dit son « gouvernement », en perspective du bien commun. En 1887, Tönnies a introduit une distinction entre « communauté » et « société » afin de rendre compte de l’évolution politique de la société moderne par opposition aux sociétés d’Ancien régime (Tönnies, 2010). Depuis, de nombreux travaux ont participé à éclairer la notion. En Amérique du Nord, on a adopté l’expression de « comunities studies pour désigner les études qui lui sont consacrées » (Schrecker, 2006). Les questions d’identité collective et de liens sociaux construits autour de valeurs culturelles et d’intérêts communs dominent la réflexion, en conformité avec les analyses inaugurales de Tönnies. La « communauté », pour cet auteur, naît en effet de la famille et en garde les caractéristiques (Akoun, 1999). La morale y procède des liens du sang, de l’amitié, de la foi vécus et partagés quotidiennement, dans un mouvement fusionnel. Dans la « société », au contraire, l’individu s’impose, distinct de tous les autres, uni à eux seulement par des rapports d’échange, régis par des contrats, c’est-à-dire des conventions froides et formelles. Cette distinction, toutefois, n’a chez Tönnies qu’un objectif idéal-typique : aucun groupement humain n’épouse complètement, et à l’exclusion de toute influence contraire, les traits de la communauté ou de la société. Ainsi, une communauté, comme une société, ne sont jamais données, mais toujours en construction. C’est pourquoi la sociologie a forgé les termes de « communalisation » et de « sociation », pour désigner les processus d’association idéal-typique des groupes humains. Communauté comme société ne sont jamais données, mais apprises, grâce à un processus de socialisation jamais achevé, qui marque un cheminement vers un fonctionnement plutôt « communautaire » ou plutôt « sociétaire », une « communalisation » ou une « sociation ».
5Dans ses usages académiques, la notion de communauté est difficile d’emploi car elle est protéiforme et nécessairement contextualisée (Gouëset, Hoffmann, 2002). Son sens oscille entre un emploi assez indéterminé pour désigner un ensemble social et celui d’une construction idéal-typique destinée à l’analyse scientifique d’un type de lien social (Schrecker, op. cit.). Mais la grande difficulté est sans doute qu’elle revêt un caractère largement fantasmatique (Tassin, 1991). L’utopie communautariste semble hanter la pensée sur la communauté. À propos des communautés portuaires, Guérin (2000) évoque d’ailleurs l’existence d’un imaginaire organisationnel. Ce concept, largement associé à la question de l’identité et de sa fabrique, véhicule l’idée selon laquelle la culture, les valeurs partagées constitueraient un moyen d’améliorer la performance (Burlot, 2005). Pour R. Breton (1983), la communauté ne correspond pas exclusivement à une entité sociale, à savoir un réseau de relations interpersonnelles et d’intégration sociale. Elle n’est pas non plus seulement une entité économique, dans le sens d’un espace de coopération professionnelle et de co-construction d’un capital social ou technologique. Elle ne se borne pas non plus à l’expression d’une identité culturelle, la communauté n’échappant pas au contexte politique qui conditionne en quelque sorte son orientation. Enfin, si la communauté n’est pas une entité politique à part entière, au sens où elle n’a ni État ni territoire, elle n’en est pas moins animée par une vie politique interne.
6Malgré ces limites conceptuelles indéniables, le recours au vocabulaire de la communauté et à ses déploiements peut aider à éclairer le fonctionnement portuaire.
7S’agissant de caractériser un peu mieux le processus de communalisation, la recherche a montré que la simple coexistence dans un espace donné ne suffisait pas à faire naître une communauté, encore moins une structure opérationnelle, confirmant de fait l’idée qu’il « ne suffit pas d’être à plusieurs pour agir ensemble » (Citton, Quessada, 2011). Pour qu’une communalisation se développe, il faut d’abord le partage de « valeurs communes », d’« intérêts » et de « goûts », mais aussi et surtout que les membres du groupe s’investissent dans la promotion du collectif, qu’ils acceptent de participer à la gestion des affaires, en y consacrant une partie de leur temps et de leurs ressources. C’est donc d’abord l’engagement dans l’organisation de la vie de la Cité, dans la définition de ses valeurs foncières, qui fait la « communauté ». Mais il y a plus. La condition sine qua non de la réussite du processus de communalisation réside encore dans certaines qualités que doivent afficher les communautés. Citant Shils et Janowitz (1948), Boudon et Bourricaud (1982, p. 85) précisent qu’il faut d’abord « un réseau d’interactions interpersonnelles, possédant à la fois résilience et plasticité ». Il faut aussi certains « liens sacrés », qui peuvent faire l’objet d’identification symbolique. Il faut enfin que le groupe s’emboîte sans heurt dans le système d’interdépendance dans lequel il est enveloppé, autrement dit dans la société qui l’englobe. Breton (op. cit.) précise que l’existence de la communauté comme entité politique est conditionnée par sa « capacité à faire des choix et à engager des projets collectifs. Cette capacité s’exprime sous au moins quatre aspects : (1) La définition de l’identité collective ; (2) La coordination de l’action ; (3) La résolution et la régulation de conflit ; (4) La mobilisation de ressources requises » (Breton, op. cit., p. 26) pour satisfaire les trois caractéristiques précédentes.
8Cet excursus historico-conceptuel nous permet de fixer les fins de notre investigation. Il s’agit de décider si un groupement quelconque de l’espace portuaire présente des caractéristiques voisines de l’idéal-type qui vient d’être dessiné. La communauté portuaire, si elle existe, est une communauté politique en construction permanente, consciente de son identité, unie par des « liens sacrés » et préoccupée par la définition du « bien commun portuaire ». Elle partage valeurs, intérêts et goûts, et est pleinement investie dans leur défense. Elle a mis en place des dispositifs de coordination de l’action, de régulation et de résolution des conflits. Enfin, elle est fondée sur un réseau d’interactions interpersonnelles plastique et résilient, et s’emboîte harmonieusement dans l’ensemble sociétal. Voyons ce que nous a appris le terrain.
La communauté portuaire et ses périmètres
9Dans un article de 1996, J. Guillaume, cherchant à définir les tendances générales de l’évolution de l’économie portuaire, mobilisait déjà le concept de « communauté portuaire ». À la lecture, on comprend que celle-ci est réduite aux « acteurs économiques » et, accessoirement, aux « services publics » qui les appuient (services maritimes, bureau de main-d’œuvre, par exemple). Définissant la communauté comme un groupement « d’individus d’origines variées, mais réunis par des aspirations communes ou une certaine communion d’intérêts » (Guillaume, op. cit., p. 768), il dessine les trois champs d’action de la communauté portuaire (« technique, tactique, stratégique »). Il est peu vraisemblable que l’action de cette communauté satisfasse l’ensemble du corps social portuaire, encore moins la ville, la région, le pays où est implanté le port. C’est probablement pourquoi, J. Guillaume ajoute qu’il appartient « aux acteurs institutionnels d’accompagner ou de contrarier » les tendances lourdes imprimées par la communauté économique portuaire, notamment ses plus grands animateurs. Il appartient aux institutions « d’effectuer les arbitrages, d’orienter les équipements dans une perspective de long terme ». Le port n’est plus seulement un outil, précise-t-il, mais « un moyen de développement » plurisectoriel et macrogéographique. « C’est à ces acteurs institutionnels de dynamiser les communautés portuaires, de les ouvrir sur le monde extérieur et de les orienter vers l’intérêt de la chose publique » (Guillaume, op. cit., p. 772). Ainsi, la réflexion de l’auteur se déploie-t-elle en direction des préoccupations morales caractérisant le fonctionnement communautaire, la défense du bien commun, en ouvrant les frontières du groupe social composant la « communauté portuaire ». C’est tout le problème : où fixer les frontières de la communauté portuaire ?
L’hétérogénéité sociale de la « communauté portuaire »
10Un constat initial s’impose : l’espace portuaire est un espace complexe. L’impression première est celle d’une superposition d’acteurs, tantôt individuels, tantôt collectifs, tantôt les deux (quand ils se regroupent dans des fédérations ou des syndicats, par exemple), appartenant tantôt au monde du public, tantôt au monde du privé. Ces acteurs s’imbriquent les uns dans les autres plus ou moins harmonieusement, chacun visant ses propres objectifs, avec la conscience plus ou moins claire que le bon fonctionnement de chacun dépend du bon fonctionnement général. Émerge ainsi l’idée qu’au-delà des intérêts des uns et des autres, il existe quelque chose comme un bien commun portuaire, dont dépend le bien-être de chacun. Les conditions semblent ainsi réunies pour que naisse une communauté politique qui se fixera comme but d’harmoniser les activités de tous dans l’intérêt général. La réalité, hélas, est plus complexe. La performance d’un réseau nécessite de prendre en compte la diversité des attentes exprimées par ses différentes parties prenantes (Frédouet, Le Mestre, 2005, p. 6).
11Comme le donne à voir de façon simplifiée le tableau suivant (tab. 1), la grande difficulté du fonctionnement et du contrôle des espaces portuaires tient d’abord à la multiplicité des tâches qui y sont accomplies et à la grande hétérogénéité des acteurs qui les réalisent. Non seulement le statut juridique des trois grands types d’acteurs est à chaque fois spécifique, mais à l’intérieur d’une même catégorie, des objectifs, des intérêts, des cultures et des histoires se rencontrent et s’articulent parfois difficilement, quand ils ne s’opposent pas.

Source : Port Autonome du Havre, in Frédouet C.H. & Le Mestre P., op. cité
Tableau 1 : Répartition des tâches entre autorité portuaire, entreprises privées et administrations.
12Il existe en effet des césures plus sourdes au sein de ce corps social. Dans les services nautiques par exemple, pilotes, lamaneurs et remorqueurs ne forment pas une entité sociale dont on pourrait croire à première vue qu’elle se rassemble autour d’une communauté de gestes dans l’exercice du métier ou encore sur des modalités similaires de rétribution. Alors que les pilotes sont toujours d’anciens officiers de la marine marchande, reclassés à terre, le recrutement des marins lamaneurs s’opère très majoritairement dans le milieu de la pêche. Le milieu du remorquage étant de ce point de vue un univers hybride. Dans les milieux de la manutention, la libéralisation des activités participe de l’arrivée de nouveaux acteurs sur les quais, au détriment des anciens acteurs de la place dans le cas des ports ne disposant que d’un seul terminal à concéder par segments de trafics. Cet appel aux investisseurs se traduit par la coexistence plus ou moins bien vécue de deux légitimités : la première fondée sur le capital et la puissance d’une organisation en filiales, la seconde sur l’attachement au territoire et la valeur de l’identité locale. Le poids respectif des volumes manipulés dans les différents terminaux constitue un troisième facteur de hiérarchisation entre acteurs privés d’un même port. Dans le contexte des ports moyens étudiés, la part des trafics dit « énergie » pèse considérablement dans les trafics totaux. Ce différentiel peut être discuté et analysé en termes de valeur ajoutée, et notamment d’emplois créés. Toujours est-il que dans le discours des terminalistes pétroliers ou gaziers, leur position prééminente dans l’architecture décisionnelle du port se légitime par le poids de leur participation aux trafics.
13Un élément, toutefois, qui semble faire consensus, et qui pourrait être vu comme la valeur sacrée de ce groupement, semble être l’idée que l’intérêt de chacun est intimement lié à l’intensité des activités commerciales hébergées par le port. Cette conviction, au-delà des divergences d’intérêt, pourrait constituer un élément moteur de la communalisation portuaire. Rappelons qu’un port est une somme de services rendus, tantôt au navire tantôt à la marchandise. Ces services ont un prix, fixé par les entités qui les rendent. Leur addition constitue le coût du passage portuaire. La complexité de cette notion est liée au caractère segmenté de cette tarification. Segmentation entre des opérateurs privés et publics d’une part, entre les types de marchandises concernées ensuite, selon les modalités d’expéditions enfin. On dira donc que le coût portuaire et sa construction négociée constituent le fondement primitif de la communalisation portuaire.
Le coût du passage portuaire, fondement primitif de la communalisation
14La question du coût portuaire est bien entendu au cœur du débat sur la compétitivité. Ce coût est donc très observé. C’est le cas en France, au moins depuis 1997, lorsque naît l’Observatoire des coûts du passage portuaire, à qui le MEDDAT2 commande une étude comparative en 2013 sur l’évolution récente des pratiques à l’échelle européenne. Plus récemment, la création de l’EMO (E-Maritime Observatoire), Observatoire de la Performance Portuaire au Havre, issu d’un partenariat entre la Soget (Société de Gestion de Terminaux Informatiques) et l’ISEL (Institut Supérieur d’Études Logistiques), témoigne si besoin de l’acuité de la question. Elle nous intéresse également car la tarification portuaire, qui conduit pour les armateurs à la production d’un compte d’escale, fonde la raison d’être du port. Le coût fait le port en quelque sorte, car il n’existe pas de ports qui ne présenteraient de factures pour les services rendus. La construction de ce coût est collective et relève d’une négociation entre les différents intervenants du passage portuaire au sein de commissions tarifaires ou de conseils des usagers.
15Ces tarifications portuaires font l’objet de régulations bien différentes. Les prix pratiqués par les entreprises privées sont libres par définition, mais dépendent étroitement de la concurrence intra- ou interportuaire. Les droits de ports sont fixés par l’autorité portuaire et donc encadrés par l’État. Les prix des prestations de pilotage et de remorquage sont négociés et arbitrés au sein du conseil des usagers, l’assemblée commerciale du port. L’encadrement de ces tarifs constitue le revers de la situation de monopole dans laquelle s’exercent ces prestations nautiques. La notion de concurrence est donc toute relative et l’idée d’une compétition interportuaire qui se jouerait sur les tarifs est assez complexe à observer.
16Une économie portuaire s’articule autour de trois types de recettes : des prix de vente forfaitaire liés à l’usage de matériel (grue) ou de compétences (pilotage, remorquage) ; des commissions liées aux prestations logistiques ; des taxes prélevées sur l’usage des lieux, l’utilisation des infrastructures (chenaux de navigation, quai). Ces trois types d’entrées financières concernent des activités différentes liées à la gestion des marchandises, à l’accueil des navires et de leur équipage, à la gestion de l’espace portuaire. Elle concerne donc des organisations elles-mêmes différentes, publiques dans le cas de l’autorité portuaire, privées pour le reste. Certaines de ces ressources sont calculées sur le navire, d’autres sur le volume de marchandises, d’autres encore sur la nature de l’espace occupé. Si les trois sont évidemment liées, il faut toutefois comprendre qu’un pilote, rémunéré sur le nombre de navires à manœuvrer, n’a pas forcément la même vision qu’un logisticien ou qu’une entreprise de manutention, dont le niveau de revenu dépend étroitement du type de marchandise et du loyer dont il doit s’acquitter auprès de l’autorité portuaire dans le cadre de sa convention de terminal. Une tonne de pétrole manipulée à quai par pipeline ne nécessite pas la même agrégation de compétences, et n’a donc pas la même valeur marchande, qu’un conteneur qu’il va falloir gruter, inspecter, stocker, expédier, assurer, reconditionner... Ce débat est celui de la valeur ajoutée portuaire3 dans lequel nous ne rentrerons pas ici. Mais on comprend que les intérêts des uns ne sont pas forcément de même nature que ceux des autres, au-delà de la seule volonté commune de développer les trafics.
17En toute évidence, chaque opérateur est parfaitement conscient que la compétitivité d’un port dépend du comportement de tous les autres. Ainsi, un « terminaliste », manutentionnaire d’un terminal, n’a pas intérêt à l’inflation des tarifs des services nautiques. Car il perdrait en compétitivité vis-à-vis de ses concurrents qui se verraient appliquer des frais moindres en matière de remorquage ou de lamanage (et inversement des prix de manutention trop élevés sont de nature à faire baisser les trafics dans le port, donc le nombre de navires dans celui-ci). Le niveau de taxation portuaire participe également de cette compétitivité. De fait, chaque année, la négociation des tarifs entre les différentes parties prenantes du port (l’autorité portuaire, les différents représentants des entreprises portuaires) est un moment clé, pour ne pas dire tendu, de la vie portuaire. Tout ceci est donc parfaitement encadré et n’importe qui ne peut pas augmenter ses prix de n’importe quelle façon.
18Cet état de fait nous éclaire sur au moins trois aspects de la vie portuaire : (1) La compétitivité d’un terminal ne fait pas automatiquement celle du port ; (2) La compétitivité du port dépend étroitement d’un compromis tarifaire entre acteurs publics et privés ; (3) La codification de la relation entre les différents acteurs portuaires relativise la notion de concurrence prônée dans les politiques publiques d’inspiration libérale : elle appelle des modes de régulation extra-économiques.
19C’est pourquoi, partout ou presque, au-delà de cette communalisation codifiée, liée au caractère « obligé » de la tarification, des associations d’acteurs cherchent à dépasser les forces centrifuges mises en mouvement par les logiques de l’intérêt individuel et à instituer des espaces et instances de coordination, afin de construire une gouvernance garante de la performance collective. On va voir, cependant, que les formules de gouvernance sont très diverses et leurs résultats très disparates, tandis que la coopération souvent affirmée entre opérateurs privés est plus difficile à mettre en œuvre qu’on ne le dit. Par ailleurs, la communauté portuaire ainsi définie doit encore faire ses comptes avec l’environnement socio-économique dans lequel elle prospère. Il est alors à craindre que les valeurs défendues par la communauté, le lien sacré qui unit ses membres, aient à composer avec d’autres acteurs, d’autres valeurs, conduisant à une redéfinition des contours communautaires... Avant cela, voyons ce qu’il en est des autres espaces de communalisation de la communauté portuaire économico-institutionnelle.
Trois champs de communalisation portuaire
20Selon l’une des personnalités rencontrées lors de nos entretiens dans les ports, « une communauté n’a de sens que lorsque l’on a des choses à se dire ». Autrement dit, il faut avoir des points de vue convergents sur certaines matières. Trois champs de communalisation peuvent alors être observés : l’informatique portuaire ; la promotion commerciale de l’outil portuaire ; l’engagement personnel (mandat) qui dessine les contours d’une communalisation d’échelle extra-portuaire. En effet, ces champs concernent des échelles spatiales différentes. Le premier relève du site portuaire, même si les outils développés ont vocation à se diffuser sur d’autres ports. Le deuxième est difficile à cerner mais concerne davantage la situation portuaire. Le troisième s’exerce dans le cadre d’un espace plus large, majoritairement national, mais peut proposer une dimension extra-nationale, européenne en l’occurrence.
L’informatique portuaire
21Ces dernières décennies, l’informatique et la gestion des données constituent le principal champ opératoire de la communalisation portuaire. S’il faut faire communauté pour construire la performance, la mise en œuvre de la dématérialisation des procédures entre les différents intervenants de la chaîne logistique est un sujet fondamental. Cela suppose de la concertation et une volonté sans équivoque de coopération entre les acteurs, publics et privés, dont les différents systèmes informatiques doivent pouvoir se coordonner au profit de l’interface portuaire et du client. Pour ce dernier, le passage portuaire, composé de multiples intervenants doit se muer en un guichet unique, via le truchement de l’informatique et de la télédéclaration. Depuis au moins vingt ans, plus pour certains, la plupart des ports du monde se sont inscrits dans cette démarche. Le développement de l’informatique portuaire relève d’une triple performance : organisationnelle, car il s’agit de mettre les acteurs portuaires en réseau ; technologique et instrumentale, car il faut être capable de produire un outil ; commerciale à double titre, car non seulement le port devient plus lisible et facile d’utilisation pour ses clients, mais il peut également vendre ce savoir-faire à d’autres. La mise au point d’une informatique portuaire participe de fait d’une co-production de ressources et constitue un facteur de communalisation tout à fait essentiel à l’heure actuelle.
22Cette communalisation à base informatique dépasse le cadre de l’enceinte portuaire et tend à intégrer l’ensemble de la chaîne logistique. La mise en réseau des données du navire avec celles du terminal est un élément important de l’efficience de la manutention. L’intégration capitalistique précède cette interconnexion informatique, lorsque les armateurs prennent des parts dans les sociétés concessionnaires de terminaux. Mais la mise en correspondance des données de flux entre l’armateur et la manutentionnaire peut également faire l’objet d’accords commerciaux dont l’objectif est tout simplement la performance portuaire, qui relève d’un intérêt commun. Cette mise au point n’est pas simple. Et, il est intéressant de constater que l’informatique participe alors d’une territorialisation du fait portuaire. Pour être rentable, l’effort consenti entre l’armateur et le manutentionnaire dans l’interopérabilité de leurs procédures informatiques respectives doit s’inscrire dans la durée. En fixant ainsi l’armateur sur le terminal, l’investissement informatique relativise la volatilité prétendue des flux maritimes et concourt à la compétitivité portuaire.
23L’informatisation du passage portuaire concerne également les flux de l’arrière-pays, tant du point de vue des chargeurs, que des transporteurs et des logisticiens. Les impératifs de sûreté et de sécurité, promus à l’échelle mondiale par les États-Unis au lendemain des attentats de 2001, ont considérablement joué en faveur d’une intégration des systèmes informatiques entre autorités publiques et acteurs du commerce international (Marcadon, 2008). Depuis 2005, l’Union européenne encourage les opérateurs à se doter du statut d’OEA (Opérateurs Économiques Agréés), dont la transparence des systèmes informatiques et la dématérialisation des déclarations douanières, via la mise en place de procédures EDI (Échange de Données Informatisées), constituent la clé de voûte. L’obtention d’un tel statut passe par une série de confrontations techniques et d’audits entre l’autorité douanière et l’entreprise candidate, à des fins de mise en sécurité des dispositifs logistiques et de transparence des données déclaratives en matière d’échanges commerciaux. Derrière le dispositif technique, le statut d’OEA implique une relation de confiance entre acteurs privé et public où chacun joue sa performance. Les autorités douanières sont la cheville ouvrière de cette mutation vers une relation partenariale avec les entreprises impliquées dans l’import-export. À cette échelle aussi, l’informatisation joue donc en faveur d’une communalisation dont la compétitivité est le ressort.
Encadré 1 : Deux exemples d’informatisation portuaire
Le projet E-port à Gênes
Depuis 2005, le port de Gênes a été le lieu d’une informatisation de la communication logistique très ambitieuse. Le projet E-port s’est développé en plusieurs étapes. Conduit par l’Autorité portuaire de Gênes et ses organes techniques (en particulier les services de sécurité et de surveillance des accès), il a impliqué d’abord « expéditionnaires, commissionnaires » de transport et « transporteurs, déclarants en douanes, douanes, agents maritimes, terminalistes », et enfin « agents du Trésor »4. Dans un deuxième temps, d’autres administrations ont été intégrées au groupe initial (capitainerie, hygiène maritime, phytopathologie, vétérinaire, sécurité chimique, contrôle alimentaire, etc.). Dans un troisième temps, le réseau des interporti (ports secs) piémontais (notamment Rivalta Scrivia et Alessandria) a été associé, afin de prolonger le monitorage des véhicules en direction de ces partenaires devenus vitaux pour la compétitivité portuaire génoise. Parallèlement, c’est le système AIDA des douanes italiennes qui est interconnecté avec E-port, afin de faciliter les échanges entre le port, les douanes et le système de transport terrestre. L’objectif est bien entendu de constituer un « guichet unique » au service du transport et de mettre sous contrôle le cycle de traitement documentaire des importations/exportations, afin de retenir loin du port les véhicules qui ne sont pas encore prêts à être chargés/déchargés. La question de l’accès portuaire terrestre est à Gênes en effet un problème majeur5. Il fallait également accélérer les procédures administratives ralentissant le traitement physique des conteneurs. L’opération semble convaincante. Le temps de passage dans le terminal est passé de 30 minutes en moyenne à 5 minutes.
Le cas d’AP+ en France
En France, l’histoire du progiciel AP+ est sensiblement différente. Elle débute au milieu des années 1980 avec les créations de la SOGET (1983) au Havre et de Gyptis6 (1985) à Marseille, à l’initiative des deux unions maritimes portuaires qui fédèrent les entreprises sur les deux sites.
Les deux entités ont pour objectif la production d’un outil informatique de gestion des flux portuaires, un Cargo Community System, en phase avec le dispositif télématique douanier SOFI (Systèmes d’Ordinateurs pour le Fret International) né dans les aéroports en 1976 et mis en place dans les ports 6 ans plus tard7. Le cahier des charges est défini en plein accord avec l’autorité portuaire et les services de l’État (direction du transport maritime des ports et du littoral, direction générale des douanes). Elles produisent respectivement deux applications ADEMAR et PROTIS, réunies en 2005 sous l’appellation AP+. En 1999, les communautés portuaires havraises et marseillaises décident, en effet, de mettre en synergie leurs efforts. Elles créent une filiale, la SOGYP, chargée du développement d’un seul progiciel sur la base des acquis respectifs des deux solutions proposées jusqu’alors. Selon une expression relevée dans la presse de l’époque, la SOGYP est « un maître d’œuvre qui dispose de deux maîtres d’ouvrage ». MGI et SOGET se chargent effectivement de la promotion d’AP+ auprès des autres ports, avec un certain succès pour ce qui est des ports français, même si l’ambition est de se projeter au-delà du territoire national8. Les deux se veulent davantage que des simples diffuseurs de logiciel. Les sociétés vendent leur expertise en matière de conception et d’audit logistiques à l’étranger, sur la base d’un marché dont le périmètre s’appuie en partie9 sur l’héritage colonial et la francophonie : Algérie, Tunisie, Maroc, Cambodge, Togo, Bénin, Cameroun, Belgique.
L’aventure AP+ est remarquable à plus d’un titre. Elle est d’abord l’exemple d’une synchronisation publique-privée réussie, dont l’impulsion a été donnée par le secteur privé. AP+ est parfaitement intégré au dispositif DELT@ qui concrétise les efforts menés par les autorités douanières en matière de dématérialisation. Cette dimension partenariale doit être mise en évidence. Elle caractérise ensuite un processus de coopétition, fondé sur la co-production de ressources et l’innovation. Si la conception du produit a bel et bien été mutualisée, sa vente reste l’affaire de chacune de sociétés. Ce mode de communalisation par le jeu de la réticularité informatique ouvre enfin de nombreuses perspectives en termes de retombées économiques, dont les deux grands ports français pourraient bénéficier à terme. MGI propose désormais une plate-forme intégrée, MEDLINK, pour l’ensemble des opérateurs impliqués dans la mobilisation de flux sur l’axe Rhône-Saône, depuis Marseille jusqu’à Pagny.
MEDLINK participe de fait à la reconquête de l’arrière-pays marseillais. Nous l’avons vu précédemment, l’informatique permet aussi de pérenniser les liens commerciaux entre les acteurs. En s’appuyant sur l’espace de la francophonie, hérité de l’époque colonial, la diffusion d’AP+ participe de la durabilité de l’avant-pays des ports français. En somme, l’expérience AP+ démontre que communauté et performance vont de pair. L’intégration publique-privée de la promotion commerciale de l’établissement portuaire est un processus moins abouti.
La promotion de l’outil portuaire
24Pour mieux comprendre la problématique communautaire de la promotion commerciale, il faut revenir sur la libéralisation des activités mise en œuvre dans la plupart des ports depuis une vingtaine d’années. Cette libéralisation avait pour objectif l’amélioration de la compétitivité portuaire. Or, comme le souligne Bergano (2000), le « port n’est pas une entité monolithique. C’est au contraire une juxtaposition et une superposition de prestations et de services aussi bien publics que privés. La compétitivité portuaire est donc collective ». Cette affirmation s’oppose en cela aux principes libéraux qui participent au contraire de l’individuation des stratégies. Cette quête de compétitivité via la mise en œuvre d’un régime libéral de gouvernance structure pourtant invariablement l’ensemble des discours entrepreneuriaux et des rapports institutionnels depuis la fin des années 1980. Elle fonde le principe de réforme du secteur en Europe, voire dans le monde, et s’exprime à deux échelles : dans l’intra-portuaire, où la mise en concession des terminaux doit permettre l’amélioration des rendements par le seul jeu de la concurrence entre concessionnaires ; dans l’interportuaire, lorsqu’il est question de l’émancipation des ports de la tutelle de l’État, devant leur permettre de reconquérir des parts de marchés, sous-entendu au détriment de leurs voisins.
25Mais il y a là une double fantasmagorie de la concurrence. Car la concurrence n’est jamais absolue entre un port et un autre, mais toujours relative. D’une part, la concurrence est sectorielle. Elle se joue à compétence égale, sur des segments de trafics, sur des services et du savoir-faire. Elle dépend des fonctionnalités développées par les ports et de leur positionnement sur des marchés donnés. Un terminal charbonnier ne concurrence pas un terminal conteneurisé. De ce point de vue, signalons que la concurrence intra-portuaire ne peut dès lors exister que dans les très grands ports, où plusieurs terminaux sont amenés à se disputer un même marché. D’autre part, cette concurrence s’établit selon une géographie dictée en grande partie par les stratégies d’implantation des groupes maritimes, à travers les prises de participation dans tel ou tel terminal, ou l’importance qu’ils accordent à tel ou tel port dans leur réseau de desserte. De fait, plus que les ports en tant que tels, ce sont les terminaux et leur situation qui sont en concurrence. Cette terminalisation des fonctions portuaires (Slack, op. cit.) renvoie le port et son autorité à la seule administration du foncier et des accès. Le processus révèle le rôle fondamental joué par les investissements des armateurs et des acteurs logistiques dans la mise en œuvre de cette concurrence, dont la qualification de « portuaire » doit être nuancée. Dans cette nouvelle donne concurrentielle, on comprend alors que la promotion du port échappe pour partie à l’autorité portuaire et n’est pas non plus de la seule responsabilité des acteurs privés de la place, bien que le code des Transports prévoie la création possible des groupements d’intérêt public en la matière.
26La promotion portuaire résulte donc d’une articulation subtile entre le positionnement des terminaux et celui du port, entre des logiques de marchés et des problématiques d’insertion territoriale. De fait, elle se joue sur des échelles de temps et d’espace très différentes et se décline en autant de stratégies que d’acteurs concernés. Si la promotion de l’outil portuaire est bel et bien reconnue comme un facteur de communalisation, son institutionnalisation n’est pas simple à construire et relève souvent de l’incantation. En témoignent les nombreuses initiatives de mutualisation des démarches commerciales qui, dans de nombreux cas, peinent à devenir opérationnelles. Dans un rapport de 1999 sur la politique portuaire française, la Cour des comptes pointe déjà le problème à propos du port de Marseille : « Il paraît peu justifié qu’un port prenne seul en charge la promotion commerciale d’une place portuaire » (Cour des comptes, 1999, p. 161). Le rapport prône l’hybridation publique-privée en la matière, sous la forme d’un groupement d’intérêt économique par exemple, tout en reconnaissant que les modalités de gouvernance, sur le plan financier notamment, constituent un obstacle. Mais cette délégation de la décision stratégique n’est pas acquise, en particulier en France, où l’État tergiverse à l’idée de coproduire le développement portuaire.
27Dans un rapport ultérieur (2006), la Cour des comptes nuance sa position. Elle recommande « que l’État réforme la gouvernance des ports de façon à ce que la principale collectivité publique porteuse du projet de développement de la place portuaire y dispose d’un pouvoir effectif d’impulsion et de direction » (op. cit., p. 79). Reste à savoir si le développement portuaire, souvent vu en France sous l’angle de l’infrastructure, inclut la promotion commerciale. En tout état de cause, la recommandation propose l’idée d’une délégation du gouvernement des ports au profit d’une collectivité publique. C’est de l’inclusion des entreprises portuaires locales dans la gouvernance des ports dont il est question. La même cour rappelle, en 2012, que la place des opérateurs privés est dans le conseil de développement, assemblée consultative, et non dans le conseil de surveillance qui arrête pourtant les orientations stratégiques. Malgré tout, la réforme de 2008 prévoit la possibilité de constituer des groupements d’intérêt public en charge de la promotion portuaire.
28On comprend les ambiguïtés de la position institutionnelle face à cette hybridation potentielle à l’examen du droit communautaire de la concurrence qui, selon les principes du modèle du landlord port, défend la séparation des activités de gestionnaires de réseaux de celle d’exploitants. Et le rapport du sénateur Revet de reconnaître un manque de clarté dans le partage des rôles en matière d’aménagement, d’organisation et de promotion de la place portuaire entre l’État, le port et les entreprises privées (Revet, 2008). L’instauration des conseils de coordination interportuaire10 prévue par la loi, a vocation à éclairer la situation en la matière. On peut cependant en douter. La juxtaposition ou la superposition de couches institutionnelles participe rarement de l’efficience décisionnelle. Lors de sa conférence annuelle en 2012, l’ESPO (European Sea Ports Organisation) publie un manifeste dans lequel elle regrette que trop de ports européens n’assument pas seuls la responsabilité de la gestion portuaire dans son ensemble. Pour l’organisation, le rôle des autorités portuaires doit dépasser les seules fonctions d’administration du périmètre portuaire et de sécurisation nautique. Elles doivent s’affirmer dans des fonctions de développement de l’activité.
29De fait, plusieurs processus de communalisation ont été identifiés dans les ports étudiés à propos de la promotion de la place portuaire, mais rares sont ceux ayant vocation à synthétiser la promotion du site portuaire dans une logique de co-production publique-privée de ressources. Souvent, celle-ci reste une somme d’initiatives plus ou moins coordonnées selon les circonstances, sans réelles dimensions opérationnelles ou décisionnelles à l’échelle de la place portuaire dans son ensemble. Deux exemples de mutualisation en la matière peuvent toutefois être ici rapportés : Marseille Europort et Uniport Bilbao (encadré 2).
Encadré 2 : Deux exemples de mutualisation de la promotion portuaire
Via Marseille Fos
Marseille Europort naît en 1992 et propose d’optimiser les efforts en termes de promotion du site marseillais en créant un espace de dialogue public-privé. L’Union maritime Marseille Fos, la chambre de commerce et d’industrie, et le grand port maritime en sont à l’initiative. L’association change de nom en 2012 pour devenir « Via Marseille Fos ». Il s’agit toujours de promouvoir le port marseillais, mais cette fois en engageant des « missions de terrain », durant lesquelles la « place portuaire » marseillaise se constitue en délégation, mandatée pour rencontrer les interlocuteurs pertinents dans des pays à potentiel de trafics. Via Marseille Fos a vocation à vendre le savoir-faire portuaire marseillais, en particulier dans le bassin méditerranéen où le port se cherche un rôle central. Là encore, l’informatique est un vecteur privilégié, Via Marseille Fos profitant de ces missions pour porter l’expertise MGI. Le développement de la plate-forme de communication Marenostrum témoigne de cette volonté de mise en réseau des ports méditerranéens, en particulier dits du « sud », depuis le pôle marseillais. Marenostrum constitue en quelque sorte, le premier pas vers l’adoption d’une solution AP+, puisqu’il propose aux ports non équipés d’un Cargo Community System des solutions pour bénéficier des avantages de la dématérialisation douanière, via l’adoption du module M. Customs. À travers les liens qu’elle permet de tisser au fil de ces expéditions, Via Marseille Fos constitue bel et bien une stratégie de conquête de marchés au service de l’établissement portuaire, coproduite entre secteurs public et privé. Le cas d’Uniport Bilbao propose cependant une formule plus avancée en termes d’intégration de la gestion des affaires portuaires.
Uniport-Bilbao
La réforme portuaire espagnole de 1992 introduit un régime de gestion autonome selon le modèle du landlord port. En 1995, l’Autorité portuaire de Bilbao se dote en interne d’une cellule chargée de la promotion commerciale. Parallèlement, la Communauté autonome du Pays Basque engage une série d’observations et de réflexions sur la compétitivité des outils portuaires présents dans le champ de ses compétences décentralisées, dont les activités portuaires font partie comme nous le verrons plus loin. L’initiative Uniport-Bilbao naît en 1997 de la fusion de ces deux engagements de moyens. La structure rassemble aujourd’hui plus de 150 adhérents dont 90 % sont issus du secteur privé. L’autorité portuaire et les collectivités locales y sont fortement impliquées. Un tiers des membres du directoire représente l’ensemble des échelons de la gouvernance territoriale. Conformément au statut de l’association, le directeur commercial du port est automatiquement l’un des deux vice-présidents d’Uniport. Pour se prémunir des conflits d’intérêts, le président ne peut être à la tête d’une autre organisation professionnelle.
Uniport fédère la totalité des entreprises présentes sur le port de Bilbao mais ne se limite pas à ce périmètre. Pour devenir adhérent, il suffit d’être impliqué dans les affaires maritimes et portuaires. L’expertise, la formation, le transport terrestre de marchandises ou de voyageurs, lorsqu’il est question de croisière, sont considérées comme tel. Uniport assume aujourd’hui quatre missions : (1) La promotion du port de Bilbao ; (2) L’harmonisation des procédures logistiques et leur dématérialisation ; (3) La formation professionnelle et la diffusion d’informations ; (4) La coordination des actions en faveur de la performance énergétique.
30Au regard de notre problématique, l’exemple espagnol est intéressant pour au moins deux raisons. Uniport-Bilbao se considère désormais comme un cluster, une concentration d’entités entrepreneuriales et institutionnelles, de tailles et de compétences très variées, mais toutes concernées par le développement du port. Il s’agit bel et bien d’une structure de co-production de ressources entre la firme et le territoire. À notre connaissance, c’est un cas unique dans les pays étudiés. Ailleurs des clusters existent, comme le PACA Logistique attaché à la promotion des activités de transport et à leur intégration dans le développement de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Si le grand port maritime de Marseille s’y trouve impliqué, la structure ne lui est pas dédiée, comme c’est le cas d’Uniport pour Bilbao. Le Pays Basque présente la spécificité d’afficher treize clusters à vocation industrielle. Cette culture du collectif et de la coopération public-privé s’inspire clairement du modèle hanséatique11, dont nombre d’acteurs consultés pendant ce travail de recherche se font volontiers les promoteurs. La question de l’identité territoriale est également régulièrement évoquée, rappelant toutefois que la communauté portuaire présente parfois le caractère de l’entre soi.
31Pour dépasser les dangers du repli sur soi, évoquée à propos de Bilbao, symbole d’une communalisation efficace, la notion de communauté portuaire doit s’envisager au-delà du port et s’établir à d’autres échelles. L’Espagne et la France présentent de ce point de vue des cas presqu’opposés, en raison de leur niveau très différent de décentralisation. À l’échelle extra-portuaire, la communalisation s’exprime dans différentes instances, interprofessionnelles et institutionnelles, où s’exercent les mandats des représentants des activités portuaires. L’engagement dans ces scènes de gouvernance extra-portuaire, et au-delà du local, témoigne de l’investissement des uns et des autres dans une communauté élargie qui dépasse les intérêts particuliers. L’observation de ces mandats exercés à l’échelle française propose une géographie portuaire des dynamiques collectives et émet l’hypothèse de l’existence de cultures locales en la matière, voire des stratégies de sites.
Le mandat et son exercice comme engagement dans une communauté extra-portuaire
32Il existe dans le secteur maritime et portuaire au moins trois opportunités d’agrégation d’acteurs qui composent des scènes de communalisation au-delà du port dans lesquelles s’exercent des représentations, sous la forme de mandats ou d’adhésion : le syndicat, l’instance consultative et l’association. Que nous révèlent ces espaces de concertation et de dialogue sur la notion de communauté portuaire ? Ces espaces de communalisation sont d’abord nombreux, issus d’un maillage territorial organisé, et souvent constitués depuis très longtemps. Sans surprise, ils tiennent d’une mise en réseau selon des logiques à la fois sectorielle et scalaire, qui fait le lien entre le port et son environnement, plus ou moins proche. L’exercice de comptage auquel nous nous sommes livrés dans le cadre de ce travail révèle cependant que les différentes communautés portuaires locales, à travers les mandats exercés dans ces structures par leurs membres, sont très diversement investies dans ces sphères extra-portuaires.
– La variété des scènes de communalisation extra-portuaire
33On trouve ces structures collectives à toutes les échelles du territoire et beaucoup se déclinent désormais à l’échelle européenne. Le syndicalisme patronal n’est pas la forme la plus récurrente de communalisation. Il concerne en général les petites entreprises, dont l’agglomération permet de mieux faire entendre la voix, tant sur le plan local, comme, en France, dans le cas du STM (Syndicat des Transitaires Marseillais) crée en 1888, qu’à l’échelle nationale dans le cas du SNAM (Syndicat National des Agents Maritimes) qui décide, en 2012, d’unir ses efforts avec la FACAM (Fédération des Associations de Consignataires de navires et Agents Maritimes de France) en créant l’AMCF (Agents Maritimes et Consignataires de France). Les mêmes principes organisent le secteur routier, atomisé en de multiples entreprises, et dont plusieurs syndicats et organisations tentent de défendre les intérêts à différentes échelles du territoire.
34Ces processus d’agglomération s’observent également dans la sphère institutionnelle. L’ESPO (European Sea Ports Organisation) se constitue en 1993. Elle rassemble les autorités portuaires européennes, elles-mêmes fédérées à l’échelle nationale : l’UPF (Union des Ports Français), Assoporti en Italie ; Puertos del Estado en Espagne12. Les conseils d’administration des établissements publics, tels Voies Navigables de France, la SNCF ou RFF, offrent également des espaces où des personnalités portuaires peuvent être impliquées. Les instances consultatives composent encore d’autres scènes de communalisation. En France, la plus ancienne dans le milieu maritime est sans nul doute le Conseil Supérieur de la Marine Marchande (CSMM) créé en 1896. Le législateur lui intègre le Conseil des Communautés Portuaires en 2002, qui depuis sa création, à la fin des années 1980, peine à trouver une légitimité institutionnelle. Le CSMM couvre donc depuis une dizaine d’années le champ portuaire. En région, les chambres de commerce, les collectivités locales, les conseils économiques et sociaux, les conseils des prud’hommes et les récents conseils de coordination interportuaires constituent autant d’instances publiques dans lesquelles les représentants du monde portuaire peuvent exercer des mandats afin d’y faire valoir leurs positions.
35Mais c’est dans le secteur associatif, de nature professionnelle, que ces scènes de communalisation foisonnent. L’ESPO dispose de son homologue dans le secteur privé, la FEPORT (Fédération of European Private Port Operator), créée la même année, et qui rassemble les grands terminalistes européens, parfois constitués en associations nationales, souvent plus anciennes, telle en France l’UNIM (Union Nationale des Industries de la Manutention) créée en 1907. Cette structuration associative du secteur n’est pas propre à la France. En Italie, l’Associazione Interregionale Magazzini Generali dell’Alta Italia, née en 1947, devenue depuis AssoLogistica, repose sur la même logique fédérative et corporatiste. De la même façon, se structurent les usagers des ports, qu’ils soient chargeurs ou transporteurs. L’ECSA (European Community Shipowners Association) fédère vingt-cinq associations nationales, comme Armateurs de France, né en 1903 sur les bases du Syndicat Marseillais de la Marine Marchande, créé lui en 1891, et dont on estime qu’il rassemblait à l’époque 80 % de la flotte sous pavillon français. L’AUTF (Association des Utilisateurs de Transport de Fret) défend les intérêts des chargeurs à l’échelle nationale et adhère à l’ESC (European Shippers’ Council). A l’échelle des ports, de nombreuses associations œuvre dans le même sens, comme l’AILE (Association des Industriels de Loire Estuaire), le CC13 (Comité des Chargeurs des Bouches-du-Rhône), ou encore le GRAP (Groupement Routiers des Activités Portuaires) créé en 2010 au Havre.
36Clusters, unions maritimes et autres clubs composent enfin une troisième modalité d’association, interprofessionnelle cette fois. Le CMF (Cluster Maritime Français) tente de fédérer l’ensemble de la filière maritime depuis sa création en 2006 sous l’égide de l’Institut Français de la Mer, association pour la diffusion de la culture maritime à l’échelle nationale. Les déclinaisons portuaires du Propeller Club sont nombreuses et souvent très anciennes dans de nombreux pays. Elles composent des scènes de communalisation informelle dont le rôle est important. À cette échelle, il existe en France de multiples structures, comme le Club de la croisière de Marseille ou l’ADIPH (Association pour la Défense des Intérêts du Port du Havre), qui, depuis sa création en 1996, intervient régulièrement dans le débat public sur des questions d’aménagement. En Italie, peut être mentionnée l’expérience génoise récente, coordonnée par la province, autour de la création du Port Center, un centre d’information sur la mer, les métiers portuaires et maritimes, destinés au grand public, aux écoliers et à ceux qui visitent la ville, afin de leur faire découvrir et partager la culture maritime, qui constitue la première initiative agrégeant la totalité des acteurs portuaires, aussi bien publics que privés13.
37En somme, toutes ces scènes offrent de nombreux mandats possibles et constituent autant d’occasions de créer du lien social, de façon plus ou moins formelle, autour d’activités dont le principe fondamental est le lobbying : défendre collectivement une place portuaire, une profession, une façade maritime, un secteur économique, etc. Au-delà, l’exercice de ces mandats témoigne d’un investissement dans le collectif et l’existence d’un sentiment communautaire qui dépasse les seuls horizons du port dans lequel les mandatés exercent leur métier. Ces espaces de concertation permettent aussi la circulation d’informations et le partage d’expériences, facteurs d’innovation et de performance organisationnelle (Dupouët, Yildizoglu, Cohendet, 2003 ; Cohendet, Crépelet, Dupouët, 2003). « L’interconnaissance est décisive » dans le fonctionnement d’un port et dans la légitimation d’une communauté locale (Zalio, 2007). Ces scènes sont les éléments moteurs d’une forme de solidarité sectorielle et intersectorielle, au-delà des solidarités purement corporatistes. Elles participent à la fois de la fabrique d’une identité interprofessionnelle et d’une « subjectivité des territoires » dont le patrimoine, social, culturel, immatériel, accorderait des avantages comparatifs plus ou moins déterminants pour leur développement (Collin, 2003). En repartant de cette assise locale, l’observation de ces mandats conduit en effet au constat d’une inégale répartition de cet investissement selon les ports, qui mérite d’être interrogée. Nous allons en donner un exemple à partir du cas français.
– Une géographie de l’engagement
38La réforme portuaire française de 2008 instaure trois structures à la tête de chaque grand port maritime : le directoire, le conseil de surveillance et le conseil de développement. Les deux conseils disposent de membres de droit, représentants des institutions locales ou nationales, ainsi que des personnalités dites « qualifiées », représentant le plus souvent la sphère professionnelle locale, parfois la société civile. Associés aux membres des directoires et aux observateurs permanents des conseils de développement, on peut estimer que ces personnalités qualifiées constituent un panel représentatif du monde portuaire français. C’est la base de départ de notre recensement. Ce dernier se complète par la liste des membres siégeant dans certaines instances nationales et régionales représentatives du monde maritime et portuaire précédemment évoquées. Au total, cet inventaire conduit à la construction d’une base de données composée de 283 individus pour plus de 700 occurrences, considérées par commodité comme autant de mandats. Ce bilan doit être précisé. Deux grandes classes composent notre population. Il faut distinguer d’abord les 187 individus n’exerçant pas plus de deux mandats et, qui plus est, dans la plupart des cas, des mandats du niveau intra-portuaire, sous la forme d’une participation dans l’un des conseils du port ou dans un syndicat local. Reste donc une petite centaine de personnes exerçant plus de trois mandats et investis dans une représentation extra-portuaire, à une échelle régionale, nationale ou internationale. L’analyse fait ressortir cependant que cet engagement n’est le fait que d’un petit nombre de mandataires qui cumulent les mandats : dix individus disposent de cinq mandats et une douzaine est présente dans plus six structures différentes. Dans le monde portuaire français actuel, deux individus cumulent neuf mandats chacun. Il semble donc exister une forme de « professionnalisation » de la représentation de certains acteurs de l’économie portuaire, dont il faudrait expliquer le parcours et la genèse afin de mieux comprendre le déploiement du lobbying portuaire français, en même temps que ses impacts sur les formes et la nature de la communalisation que nous cherchons à définir ici (fig. 3).
39La ventilation de ces mandatés selon leur port d’origine propose une cartographie qui pose d’autres questions. On pouvait supposer que la répartition des mandats s’organiserait assez logiquement selon l’importance des trafics des ports concernés. Il n’en est rien. La carte des mandats nationaux et européens montre certes la forte implication des acteurs marseillais dans ces instances, ce qui, pour le premier port français en volume, est a priori logique. Mais il faut joindre au Havre les engagements des acteurs rouennais pour que le pôle de la basse-Seine rivalise avec son homologue méditerranéen. La faiblesse de Dunkerque et le fort investissement des Nantais sont des données surprenantes eu égard à leur trafic respectif. Les Nantais exercent deux fois plus de mandats que leurs collègues dunkerquois alors que les trafics du port de la basse-Loire correspondent à 60 % de ceux réalisés par le port du nord de la France. Le cas de La Rochelle est plus frappant encore, puisqu’avec seulement 8 millions de tonnes de trafics en 2012, soit six fois moins que Dunkerque, les membres de la communauté rochelaise exercent, eux aussi, plus de mandats que les Dunkerquois. L’engagement dans une représentation d’échelle nationale, voire européenne, relève donc d’une dynamique territoriale et non d’une mécanique statistique qui ferait des grands ports les pourvoyeurs naturels des représentants les plus actifs.
40Il y a probablement des effets d’opportunités dans l’exercice de ces mandats. Mais cet investissement dans les instances extra-portuaires est bel et bien à l’origine d’une stratégie délibérée. La situation qui se donne à voir dans les statistiques est le reflet du travail effectué au sein des unions maritimes, particulièrement vigilantes en la matière. À Marseille, la question des mandats, régionaux nationaux ou internationaux est un point d’ordre du jour de l’assemblée générale de l’union maritime. La présence de représentants locaux dans les instances extra-portuaires apparaît ici essentielle et les membres de la communauté locale sont invités à s’y investir.

Figure 3 : Les mandats des communautés portuaires.
41L’insertion du port dans son territoire de proximité relève à nos yeux d’une autre dynamique. Il fallait donc distinguer, dans notre comptage, les mandats exercés à l’échelle nationale et européenne de ceux exercés à l’échelle locale et régionale. De ce point de vue aussi, l’engagement dans le tissu local n’est pas proportionnel à la taille du port ; et l’on constate que les professionnels du port sont partout investis dans les sphères de représentation d’échelle locale, et de manière assez équivalente. Le fait que La Rochelle n’ait obtenu que tardivement le statut de port autonome (2006) explique probablement sa faiblesse relative en la matière. Probablement seulement, car ce n’est pas le cas de Dunkerque. Il nous est apparu cependant intéressant de distinguer les mandats exercés dans la sphère publique et institutionnelle de ceux relevant du monde associatif. Le résultat est cette fois conforme à l’importance statistique du port. Plus le port est important, plus l’engagement des membres de la communauté s’établit dans des sphères non institutionnelles de communalisation. Cette fois, peut être évoqué l’effet « volume », auquel serait corrélé un nombre plus élevé d’acteurs privés, dédiés à la mobilisation des flux du port. Or on peut considérer que le nombre d’associations ou de formes d’agrégation soit proportionnel au nombre d’acteurs présent sur le territoire, multipliant ainsi les opportunités d’engagement collectif.
42Dans cette première partie, nous avons cherché avant tout à clarifier les origines et les significations attachées à la notion de communauté, mettant en relief les flottements conceptuels et sémantiques qui l’ont accompagnée. Nous avons choisi cependant d’en conserver l’usage à titre heuristique, après en avoir spécifié les caractéristiques distinctives : une communauté suppose le partage de valeurs, l’existence d’un lien sacré, un engagement collectif, une plasticité, des capacités de résilience, des mécanismes de régulation, etc. La plus grande difficulté est de fixer les frontières de cette communauté, quand on parle du port. Nous avons rappelé ainsi l’hétérogénéité sociale, économique et professionnelle des acteurs portuaires. Cependant, les forces centrifuges engendrées par cette situation semblent pouvoir être contenues par l’existence d’une préoccupation commune : l’optimisation du coût du passage portuaire, qu’on a défini comme le fondement primitif de la communalisation portuaire, autrement dit le lien sacré capable de rapprocher et compacter les stratégies individuelles, de dépasser la seule recherche de l’intérêt personnel.
43Si la recherche de compétitivité de la place portuaire fait consensus, l’analyse montre qu’un tel objectif passe par la mise en place de régulations sociales qui mettent en cause le principe de la libre concurrence, valeur pourtant cardinale de l’économie contemporaine, et ouvre à l’acteur institutionnel une place centrale dans la communauté portuaire, dont le périmètre dépasse ainsi le champ des seuls acteurs économiques. Au-delà de la recherche de compétitivité, ou plutôt pour mieux la réaliser, d’autres espaces de collaboration s’organisent et contribuent à modifier la composition, les contours et missions de la communauté portuaire (la promotion et l’informatisation de la place portuaire, les mandats électifs dans les groupements professionnels locaux, nationaux ou internationaux). Si la promotion portuaire reste encore un champ d’engagement collectif perfectible, il n’en est pas de même de l’informatisation, qui, partout, a fait la démonstration que les acteurs économiques et institutionnels avaient su mettre en œuvre des dispositifs très performants de gestion de l’innovation, aux résultats très convaincants. Quant à l’engagement dans les instances locales, nationales ou internationales de promotion des activités portuaires, la situation est trop compliquée pour pouvoir en faire un diagnostic sans une enquête spécifique préalable. Les enjeux et implications sur le processus de communalisation du secteur portuaire sont incontestables, mais difficile à décrypter sans un apport d’informations complémentaire.
44S’il est indubitable qu’un processus de communalisation puisse être à l’œuvre à travers ces opérations, initiatives et préoccupations, la difficulté majeure de ce processus est certainement de s’ouvrir à la société civile et de refléter dans son organisation la nature réticulaire et systémique de l’économie portuaire. C’est ce qu’on propose d’aborder dans la seconde partie qui vise à élaborer une typologie des formes centrales de communalisation portuaire dans les trois pays qui intéressent notre étude.
Proposition typologique
45Forts des enseignements tirés du terrain et de l’analyse des textes et documents relatifs à notre objet, notre recherche nous a poussés à dessiner les contours de trois processus de communalisation tels qu’ils peuvent se donner à voir « dans » et « à propos » des ports. À observer certaines pratiques, on peut indiscutablement parler de processus de communalisation et, en conséquence, de communauté portuaire, mais avec cependant un certain nombre de limites qui en nuancent fortement la définition fantasmagorique, celle d’une agrégation fusionnelle d’acteurs, dont les valeurs et la culture permettraient en toutes circonstances de garantir la cohésion et la concorde. Il faut, croyons-nous, faire le deuil d’une vision enchantée de la communauté portuaire quand on parle des ports du Sud de l’Europe. S’il est possible de repérer des scènes de communalisation aux effets durables dans certains plis du territoire portuaire, plusieurs difficultés se manifestent cependant tout aussi durablement. Le rôle ambigu de l’État dans la gouvernance portuaire se fait encore bien sentir dans les ports des pays concernés par notre analyse, en particulier en France et en Italie. Il faudrait assurément une clarification des prérogatives respectives des services centraux et des autorités portuaires dans la conduite des affaires, en particulier, en matière de financement. C’est le premier point. Le second concerne plus spécifiquement les opérateurs économiques. En période de crise, les forces centrifuges peuvent gagner en importance, même là où les communautés sont les plus solides, entraînant rapidement l’éclatement de communautés qu’il a fallu des années à construire ou enrayant tout décollage du processus d’agrégation. Celui-ci peut parfois ne jamais s’enclencher. À Gênes, par exemple, la situation de crise est quasi-chronique en raison de la raréfaction d’un bien incontournable : l’« espace », dont les opérateurs se disputent l’usage en concurrence avec les habitants de la ville. Une telle situation entraîne un sous-investissement des acteurs dans la conduite de projet commun. En France, l’observation des unions maritimes françaises permet à ce propos de faire le constat d’une hétérogénéité des situations d’agrégation et de degrés divers d’animation des communautés professionnelles. Enfin, l’importance grandissante et le rôle joué par les acteurs situés dans les parages du port de commerce constituent un autre type de problème auquel doit faire face le processus de communalisation portuaire : comment intégrer efficacement la société civile dans le processus délibératif qu’on veut construire autour de la gouvernance portuaire ? C’est très certainement cette question qui nous a conduits à parler à plusieurs reprises d’utopie, de fantasmes ou d’incantation quand on parle de communauté portuaire. C’est ce qu’on se propose de voir à présent.
46Nous souhaitons soumettre à l’analyse les trois fabriques communautaires repérés dans notre travail. Selon nous, il existe une communauté instituée, impulsée par le législateur ; une communauté constituée, nourrie par les opérateurs économiques autour de formules de « compétition » ; une communauté idéalisée qui cherche à donner à la place portuaire, autrement dit au territoire d’inscription du port, la gouvernance multipartite, démocratique et consensuelle qu’on attribue au port du Northen range, mais qu’il semble bien difficile, sinon impossible, de fonder dans les pays du Sud.
La communauté instituée
47La communauté instituée relève d’une communalisation par la loi. Elle se fonde sur la formation de « conseils » portuaires, sous des appellations et des formats différents selon les États concernés. La communalisation repose ici sur l’application d’une norme, d’un code qui inscrit la communauté dans la durée et en définit l’ordre. Elle confère un statut et établit des fonctions. Il s’agit là d’une communauté de personnalités désignées, parce que « qualifiées », dans le cadre d’une démocratie présupposée représentative.
48En effet, le législateur cherche partout en Europe à construire une « démocratie portuaire », assise sur des institutions capables de représenter la totalité des intérêts d’un territoire. Mais quelles différences entre le Nord et le Sud, l’Est et l’Ouest pour un même modèle de référence, le landlord port, où, en dehors du Royaume-Uni, la propriété du domaine portuaire demeure aux mains de l’État (Gonzalez Laxe, 2008). Si les services partout tendent à être dévolus au privé, comme majoritairement la propriété des infrastructures, que de nuances dans la manière dont est conçue la législation, la gestion et les financements portuaires, d’un coin à l’autre de l’Europe. Dans les ports belges, allemands ou hollandais, la « ville » seule (ou en association avec l’État central ou les Länder), à travers une société privée, préside aux destinées du port. Un autre groupe de pays (Royaume-Uni, Pologne, Slovénie, Pays-Bas, etc.) a préféré s’en remettre aux soins d’une société privée, dans laquelle l’État dispose d’une voix parmi d’autres.
49En France, en Italie et en Espagne, la gestion portuaire est assumée par une « société publique sous contrôle de l’État », avec des capacités de financement grandement dépendantes de ce dernier ou des collectivités locales. Des instances collégiales (hébergeant les représentants de l’État, des collectivités territoriales et des opérateurs privés) constituent les organes officiels du gouvernement portuaire et les fondements d’une communauté instituée : le « conseil de surveillance associé au conseil de développement et à un directoire » en France ; le « comité portuaire » en Italie ; le « conseil d’administration » en Espagne. En l’absence de capacités propres de financement, ils agissent dans une autonomie assez théorique. La loi, certes, donne au président du port des prérogatives de coordination et de contrôle sur les administrations présentes dans le port, ce qui permet d’araser certaines difficultés, mais les marges de manœuvre des établissements restent tout compte fait limitées. L’institution de ces communautés par l’autorité centrale interroge par ailleurs le fondement libéral des réformes promues par ces mêmes autorités, et pose question sur l’organisation de la démocratie portuaire.
La question épineuse de l’autonomie financière
50La spécificité de la France est de doter les ports de trois structures normalement interdépendantes. Le conseil de développement est censé représenter le plus grand nombre, en étendant sa représentation à la société civile. Il n’a toutefois qu’un rôle consultatif, ce qui peut constituer une limite à la démocratie locale et à la perfusion de valeurs citoyennes dans les délibérations du conseil de surveillance, traduites dans le plan stratégique appliqué ensuite par le directoire. La composition de l’organe délibératif présente le risque de voir privilégier les seules valeurs utilitaires et économiques défendues par les entrepreneurs et consacrées par les institutions politiques. Dans le même temps, l’existence nouvelle des conseils de coordination interportuaire semble vouloir introduire le principe d’une « coopétition » entre les ports d’une même rangée, autrement dit, une compétition coopérative entre ports voisins, à rebours d’un principe de compétition frontale de tous contre tous qu’une acception littérale de la libéralisation économique pourrait susciter (Lacoste, Gallais Bouchet, 2012). Ce schéma semble vouloir traduire deux caractéristiques de la politique publique en France : le souci rémanent d’une gestion territoriale nationale équitable et la croyance en la nécessité d’une institution régulatrice supra-locale. Pour certains, c’est tout simplement le signe que la France (comme l’Italie au demeurant), et malgré le principe d’autonomie portuaire énoncé dans les textes, reste un État centralisé, qui n’a pas su déléguer la gestion de son espace portuaire à une instance purement technique, comme c’est le cas en Espagne avec Puertos del Estado. Cette mainmise reconduite de l’État central sur la gouvernance portuaire semble contrevenir au développement de communautés portuaires locales, telles qu’on les trouve dans les ports du Nord.
51À première vue, l’Espagne a choisi une autre voie en matière de gouvernance, qui se révèle peut-être plus propice à la communalisation de la place portuaire14. La politique portuaire s’est calée sur deux principes fondamentaux. Le premier concerne l’autonomie de gestion, en pleine cohérence avec le statut particulièrement décentralisé du pays. Les ports espagnols ne peuvent connaître de déficit et sont dotés d’une capacité de financement importante. Le second s’incarne dans une gouvernance volontairement réduite au seul conseil d’administration dont le nombre de membres passe de 30 à 17 entre les deux dernières réformes. Les communautés autonomes y jouent un rôle prépondérant. Elles en nomment le président et y placent au moins 4 représentants directs. Au plan national, le pays s’est doté d’un établissement pour contrôler – plus qu’animer – un ensemble de 24 ports, de fait en concurrence ouverte les uns avec les autres. Chaque port doit ainsi assurer sa compétitivité dans un espace concurrentiel au demeurant rétréci par le caractère périphérique de la péninsule, la situation critique de l’économie espagnole, le nombre de ports au sein de certaines communautés autonomes, comme en Galice où 5 établissements sont en compétition pour un faisceau de trafic en partie partagé. Chaque port doit également assurer sa promotion. Les conditions semblent réunies pour créer des émulations de place. Contrairement à la France, la communalisation portuaire n’est pas instituée par un organe consultatif. Des stratégies coopératives spontanées émergent donc, effectivement au niveau local, attestant de la structuration d’un esprit communautaire, pour le moins mutualiste, comme c’est le cas à Bilbao avec Uniport ou à Valence, avec Valenciaport. Toutefois, ces exemples ne sont pas généralisables. Rien de similaire, par exemple, à Barcelone où l’autorité portuaire assume seule la promotion du site portuaire. Ici, l’existence d’une communauté ne s’exprime véritablement que dans la mise en œuvre d’une stratégie collective en matière de dématérialisation du transit portuaire.
52Cette communalisation « de commande », pourrait-on dire, trouve ses limites lorsqu’il s’agit de financer le développement portuaire local. D’une part, le sujet relativise l’autonomie des autorités portuaires en la matière. Dans les trois pays, celles-ci demeurent encore directement dépendantes des subsides du pouvoir central ou régional pour la mise en œuvre des décisions touchant l’infrastructure. Les plans stratégiques arrêtés par les autorités portuaires sont souvent différés, sinon abandonnés, faute de moyens financiers adaptés. D’autre part, en contrariant le principe de libre concurrence, les initiatives publiques de mutualisation interportuaire se heurtent à des résistances dont l’autorité européenne se fait volontiers le relais.
53En France, le rapport Besselat semblait se féliciter de ce que l’État ait octroyé 445 millions d’euros au développement portuaire, sur la période 2007-2013, soit 63,5 millions d’euros/an pour les sept grands ports maritimes (GPM), et à peine plus de 9 millions d’euros/an par port (Besselat, 2009). Ce chiffre est presque dérisoire au regard des besoins (même en y ajoutant les 75 millions d’euros affectés aux dragages) et il est heureux qu’il soit complété par d’autres subsides. Le reste des 2 700 millions d’euros investis dans les ports pour la même période est garanti en effet, via des contrats de projets, par les collectivités territoriales, en premier lieu desquelles les régions (il s’agit là d’une somme tout à fait respectable qui représente un peu plus de 385,7 millions d’euros/an pour les sept GPM, soit un peu plus de 55 millions d’euros/an/port). À titre de comparaison, les 28 ports espagnols reçoivent entre 2004 et 2010 un investissement de 7 398 millions d’euros, soit une somme moyenne de 44 millions d’euros par an et par port selon les sources officielles du ministerio de Fomento. On peut s’étonner de l’ampleur de cet investissement. Rappelons qu’en Espagne règne sur la période une forme de fétichisme de l’infrastructure, valable dans l’ensemble du secteur transport, et dont les ports, comme les aéroports et les réseaux ferroviaires à grande vitesse, en ont considérablement profité avant la crise de 2008.
54Mais la situation des ports espagnols vis-à-vis de l’investissement public n’est pas sans poser quelques problèmes. Globalement, le bilan financier des ports ibériques est à l’équilibre. Ils affichent un chiffre d’affaires de 1 000 millions d’euros constitué à 92 % par les taxes portuaires. 60 % correspondent à l’utilisation des installations portuaires, le reste provenant de rentes foncières liées à l’occupation du domaine public. La réforme de 2010 a instauré un système de péréquation, un fonds de compensation, qui permet une forme de solidarité interportuaire arbitrée par Puertos del Estado. Les sommes collectées constituent la contribution des ports eux-mêmes à l’effort financier que leur consacrent les finances publiques. Cette double solidarité a ses limites. Barcelone et Tarragone sont les plus gros contributeurs. Neuf entités portuaires contribuent davantage à ce fond qu’elles n’en perçoivent les subsides (Algésiras, Barcelone, Bilbao, Carthagène, Ferrol, Huelva, La Corogne, Tarragone, Valence). En 2010, un eurodéputé catalan alerte la Commission Européenne sur l’entrave à la libre concurrence que ce fond incarne selon lui. Si le choix de répartition effectué par Puertos del Estado est clairement remis en cause, c’est l’attribution d’un financement public aux petits ports que les établissements plus importants contestent. Le port asturien d’Avilés est notamment au cœur d’une polémique sur le retour sur investissement. À quoi bon y investir, lorsque la rangée portuaire sur laquelle il est situé comprend des entités autrement plus compétitives, comme Gijón, La Corogne, Vigo ou encore Bilbao ? Solidarité et compétitivité interportuaires présentent effectivement un paradoxe entre deux principes opposés. En 2012, la crise est passée par là et le fond collecte deux fois moins d’argent qu’en 2011, 24 contre 48 millions d’euros l’année précédente. Et en 2013, la réunion qui doit annoncer la répartition des investissements est annulée. Deux hypothèses circulent. La première concerne la création d’un « fond de connectivité des ports », destiné à investir dans les accès, notamment ferroviaires, et dont la dotation serait en partie issue du fonds de compensation interportuaire. La mise en œuvre de ce nouveau fond suppose une modification de la loi des ports. La seconde serait que les sommes récoltées par Puertos del Estado soient captées par le ministère du Budget pour contribuer au redressement des comptes publics.
55En Italie, la question du financement portuaire est tout aussi problématique, mais dans un registre différent. La formule retenue en matière de gouvernance est celle d’une autonomie administrative et financière accordée à vingt-cinq ports d’intérêt national ou international, dotés de ce fait d’une autorité portuaire15. Un « comité portuaire » préside aux destinées du port, dont l’administration est confiée à un « président », nommé par le ministère. C’est lui qui supervise le comité portuaire. Ce dernier, composé de vingt-et-un membres, compte à la fois des représentants des institutions locales, régionales et nationales, et des représentants des fédérations syndicales patronales et salariales. Toutes les décisions stratégiques sont votées par ce comité, sur le principe de la majorité avec une voix par représentant. Aux côtés du comité existe une commissione consultiva, de treize membres, constituée des seuls représentants des fédérations patronales et syndicales, et chargée de donner son avis sur les dossiers votés par le comité portuaire, qui est bien l’organe politique du port. Si l’autonomie financière, et donc la capacité à définir une stratégie de développement, est reconnue légalement à l’autorité portuaire, la situation dans ce domaine n’est pas aussi parfaite qu’on pourrait l’espérer. Une analyse des comptes du secteur sur la période 2005-2010 laisse apparaître un déficit de 900 millions d’euros entre les financements publics d’État dévolus aux ports et les investissements en infrastructures consentis par ceux-ci. La différence est comblée par les ressources propres des ports, à partir des différentes taxes perçues par les autorités portuaires sur les navires et la marchandise. Si les chiffres semblent souligner la performance des autorités portuaires – dont la bonne gestion permet de remédier aux carences de l’État central –, les sommes dont disposent les ports ne suffisent cependant pas à faire face à leurs besoins de développement (estimés à 400 millions d’euros/an pour les vingt-cinq grands ports). On comprend alors pourquoi les autorités portuaires italiennes, réunies au sein d’Assoporti (association des ports italiens), réclament, de concert avec la quasi-totalité des acteurs portuaires, une réforme des financements. Tous appellent l’institution d’une loi où les financements portuaires seraient assis sur le reversement aux ports d’une part de la TVA et des droits d’accises perçus par les ports et captés par le fisc. La constitution d’un fonds à finalité redistributive à l’« espagnole » est également demandée, ce qui interroge ici aussi les principes de concurrence et de liberté économique promus par la réforme.
La démocratie portuaire
56Après les questions des financements, c’est encore le problème de l’articulation entre les différentes échelles institutionnelles du pouvoir qui est posée, en même temps que l’harmonisation des plans stratégiques des ports d’une même rangée.
57En Italie, par exemple, la présence du président de région dans le comité portuaire de chaque port d’une même région garantit, formellement, la centralisation de la commande et une certaine capacité d’harmonisation du système portuaire régional, les plans stratégiques portuaires devant en dernière instance être avalisés par le président de région. Dans les faits, la situation est plus compliquée. D’abord parce que le président de région ne dispose que d’une voix parmi d’autres dans le comité portuaire. Ce faisant, les situations de blocage sont à craindre au moment du vote du plan stratégique, débouchant sur des compromis qui au final ne satisfont personne. Par ailleurs, l’alignement politique entre les représentants des collectivités territoriales présents dans le comité portuaire (région, province, municipalité) est rarement réalisé, compliquant les débats. Le renouvellement permanent des majorités au pouvoir dans ces différentes instances contrevient d’une autre façon à la continuité politique du développement. Enfin, une fantaisie curieuse du législateur italien a voulu que le nombre des représentants des intérêts privés (entreprises et représentants des personnels) soit supérieur au nombre des représentants des institutions publiques, si bien que celles-ci peuvent se retrouver minoritaires dans des décisions cruciales touchant au port. La situation est d’autant plus problématique que les entreprises sont placées en situation de juge et partie, devant statuer sur des questions (l’affectation des aires domaniales ou le choix d’un nouvel opérateur, par exemple) vis-à-vis desquelles il leur est difficile de ne pas penser aux conséquences pour leur propre organisation ou groupe d’appartenance. Dans ces conditions, la démocratie locale risque d’être une démocratie partisane...
58En France, l’articulation institutionnelle prend la forme des conseils de coordination interportuaire dont la vocation est de coordonner des stratégies de rangées portuaires. On peut s’interroger sur leur périmètre, restreint aux seuls grands ports maritimes. Si la réforme de 2008 instaure ces conseils, l’idée est ancienne. Le rapport Dupuydauby de 1995 soulignait déjà la pertinence de la coopération engagée entre les ports du Nord-Ouest atlantique (Brest, Lorient, Nantes – Saint-Nazaire et La Rochelle) de statuts pourtant différents. Cette confusion entre les échelles de gouvernance est accentuée par la décentralisation de 2004, lorsque certains ports d’intérêt national sont confiés aux régions, qui, par ailleurs, sont amenées à financer certains grands ports maritimes. La place de la collectivité régionale dans le financement et la gouvernance des ports devient ambiguë et interroge donc le bien-fondé d’une coopération interportuaire réduite aux seuls grands ports maritimes. Le port du Havre s’interroge ouvertement sur la pertinence des subventions régionales accordées à ses voisins bas-normands. Et Marseille, seul grand port maritime sur la rangée méditerranéenne, échappe de fait au dispositif de mutualisation. Sur l’Atlantique, le conseil de coordination institué entre Nantes, Bordeaux et La Rochelle exclut désormais les ports bretons de statut régional.
59En Espagne, l’institutionnalisation de cette coopération interportuaire est centralisée. À charge des communautés autonomes de piloter leur stratégie interportuaire à l’aide d’outils spécifiques. Elle prend d’abord la forme d’un fonds de compensation dont on a évoqué les limites. Elle se matérialise ensuite par la création, en 2011, sous l’égide de Puertos del Estado de la plate-forme WI+D+ISPE (Web de la Investigation, Desarollo e Innovación del Sistema Portuario), qui vise la mutualisation des efforts, le partage d’expériences et l’intégration des systèmes en matière d’informatique portuaire. Si l’on accepte que la performance de la dématérialisation fasse désormais pleinement partie de la compétitivité d’un établissement, on peut s’interroger sur la légitimité de l’État à institutionnaliser la coopération entre des ports censés être en concurrence à l’échelle européenne dans le cadre d’un processus de libéralisation que l’État a lui-même orchestré.
60Autre difficulté, la société civile ne dispose d’aucune représentation dans les comités portuaires italiens ni dans les conseils d’administration espagnols. En France, certaines associations, en particulier écologistes, siègent au conseil de développement et, s’ils ne disposent pas de voix délibératives, peuvent au moins faire entendre leurs arguments. En Italie, une telle possibilité n’existe pas. Les plans stratégiques, dès qu’ils sont connus, sont soumis alors à des mouvements d’opinion et d’action incontrôlés, perturbant la bonne application du plan, quand ils n’obligent pas les autorités portuaires à le modifier. Si la situation française semble plus favorable à la démocratie locale, il reste encore à s’interroger sur les processus de désignation des éléments de la société civile habilités à siéger dans le conseil de développement. La légitimité ne se décrète pas et malgré cette présence dans les instances officielles, malgré les enquêtes d’utilité publique, il reste toujours très difficile d’anticiper les oppositions. Les cas de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ou de la ligne grande vitesse Lyon-Turin sont symptomatiques à cet égard.
61Si donc les instances légales n’arrivent pas, seules, à « faire communauté », qu’en est-il des opérateurs privés ?
La communauté constituée
62La communauté constituée est une communalisation par adhésion. Par définition plus plastique et résiliente que la communauté instituée, elle tente de rassembler en procédant le plus souvent par cooptation, au sein d’« union interprofessionnelle » ou de « fédération des usagers ». Elle s’avère donc le reflet d’une situation, plus ou moins durable. À travers les objectifs et les missions qu’elle s’octroie, elle ambitionne de donner un statut à une organisation collective.
63Dans chacun des pays qui intéressent ce chapitre, les différentes entreprises opérant dans le port adhèrent aux différents syndicats de catégorie dont elles relèvent pour défendre leurs intérêts au niveau local et national, mais aussi, via les fédérations, au niveau international. En Italie, par exemple, il existe ainsi Confitarma pour les armateurs, qui revendique plus de 230 associés (groupes armatoriaux, sociétés de navigation, entreprises...16). Fedespedi, de son côté, rassemble les maisons d’expédition (2 200 adhérents représentant 80 000 emplois, 20 milliards d’euros de chiffre d’affaires17). Assiterminali est l’association qui regroupe les entreprises opérant dans les terminaux (50 associés, représentant 4 000 emplois18). Tous les métiers sont ainsi organisés en associations et fédérations pour la défense de leurs intérêts. Si ces différentes fédérations et associations catégorielles confluent au plan local et national dans la Confindustria, principale fédération du patronat italien (150 000 adhérents, plus de 5,5 millions d’emplois19), pour promouvoir de concert leurs intérêts, il n’existe en Italie aucune instance multisectorielle regroupant au niveau des places portuaires, les intérêts des entreprises liés à l’économie portuaire20. En Espagne règne une diversité de situations, entre des formats de coopération sous forme de partenariat public-privé (Uniport à Bilbao), ou de fédérations d’acteurs privés qui tentent de se poser comme interlocuteurs face à l’autorité portuaire21.
64En France, l’existence des « unions maritimes » témoigne d’une certaine conscience des solidarités locales que doivent nouer les acteurs économiques d’une même place portuaire22. Elles constituent des exemples de collaboration communautaire dont les réalisations sont incontestables.
Les unions maritimes, de la corporation à l’inclusion territoriale
65En France, les unions maritimes forment le socle d’une communalisation portuaire locale très ancienne. Elles fédèrent aujourd’hui dans un port l’ensemble des professionnels du secteur privé impliqués de près ou de loin dans la mobilisation des flux marchands et forment à ce titre des organisations interprofessionnelles. Tel n’a pas toujours été le cas. Dans leur forme contemporaine, l’histoire de ces corporations portuaires recommence officiellement avec les lois Waldeck Rousseau qui autorisent la constitution de syndicats (1884) et d’associations (1901). Ces dernières abrogent la loi Le Chapelier qui proscrivait les organisations professionnelles et les corporations de métier depuis 1791 au nom de l’idéal révolutionnaire et de l’abolition des privilèges de type monopolistique et catégoriel (Kaplan, Minard, 2004). Tout au long du xixe siècle, pourtant, au nom de l’ordre public et de la nécessité d’organiser la performance du transit portuaire, villes et acteurs portuaires cherchent à trouver des formes organisationnelles capables d’ordonner et de réguler le foisonnement humain que la croissance des trafics amène sur les quais pour les besoins de la manutention. L’échec d’une forme fédérative des différents intervenants portuaires, initiée en 1879 au Havre sous l’appellation d’une « chambre syndicale des corporations maritimes réunies », marque malgré tout, à la fin du xixe siècle le retour d’un syndicalisme de métier (Pigenet, 2004). La plupart des unions maritimes actuellement présentes dans les grands ports maritimes français se constituent avant 1945, date à laquelle est fondée celle de Nantes.
66Dans cette première étape de leur histoire, elles sont presque exclusivement dédiées à la régulation de la manutention. L’atomisation de la profession de manutentionnaires23, associée aux particularités de l’embauche des dockers, rend la mutualisation et la centralisation nécessaires. En lien avec les acteurs syndicaux, l’union maritime supervise l’embauche pour le compte de ses adhérents. En échange de cette prestation de service, les entreprises de manutention versent à l’association une cotisation calculée sur la base de la masse salariale déployée sur les quais. Le système présente la perversité de corréler la rémunération des unions maritimes à celles des dockers et freine la compétitivité portuaire. Il mène à la réforme de 1992 qui inaugure le salariat pour les personnels de quais et enclenche un processus de concentration des entreprises de manutention. Jusque-là, les unions maritimes s’inscrivent dans une triangulation des rapports sociaux dans les ports telle qu’instituée par l’État au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : autorité portuaire, syndicalisme ouvrier, organisation patronale. Dans cette première phase, les modalités d’inclusion se généralisent à l’ensemble des parties prenantes au fait portuaire. En 1970, l’Union des Employeurs de Main-d’Œuvre (UEMO) du Havre devient l’Union Maritime et Portuaire (UMEP) et s’ouvre aux autres usagers du port. L’UMEP est dotée de trois commissions dédiées respectivement au navire, à la marchandise, à la manutention. Il est très difficile d’établir des cycles en la matière, tant les situations diffèrent d’un port à l’autre. À La Rochelle, il faut ainsi attendre le rachat du puissant armateur local Delmas par la CMA-CGM en 2005 pour que l’union maritime se libère de sa figure tutélaire et relance ses activités.
67La réforme de 1992 marque cependant une rupture. Une deuxième étape s’enclenche, marquée par la disparition ou la mise en sommeil de certaines de ces organisations interprofessionnelles, en particulier dans les ports décentralisés et les « petits » ports autonomes. L’époque est à la concentration. La diminution du nombre d’entreprises de manutention, et surtout l’emploi des dockers comme salariés de ces mêmes entreprises, périment l’intérêt d’une organisation mutualiste. Des situations très diverses apparaissent alors selon les ports. À Marseille, à Rouen et au Havre, les unions maritimes entament un processus remarquable de diversification au service de la compétitivité de leur port afin de répondre aux nouveaux défis posés par la mondialisation, dont le conteneur est le principal vecteur. La mise au point d’une informatique portuaire et la formation professionnelle associée aux protocoles de QHSE (Qualité-Hygiène-Sécurité-Environnement) deviennent les piliers de leur développement, et surtout de leur financement. À mesure que les collectivités locales prennent une place prépondérante dans le développement territorial, les unions maritimes assoient leur légitimité politique sur le calcul de l’emploi, direct et induit, que leur fédération représente. Cette estimation est cruciale et aucune union maritime ne néglige la construction de ce chiffre, déployant souvent les analyses les plus fines sur la question. Ainsi dotés de moyens économiques et politiques, les unions maritimes les plus dynamiques n’hésitent pas à investir les multiples scènes de la gouvernance territoriale, comme nous l’avons vu précédemment.
68Cet investissement du territoire traduit le glissement idéologique qui s’opère dans la séquence de l’entre-deux-réformes (1992-2008). Si la vocation des unions maritimes reste d’abord la défense des intérêts des professions qu’elles représentent, elles deviennent force de proposition à la faveur de la libéralisation des activités et de la prise en charge de l’exploitation portuaire par les entreprises privées en lieu et place de l’établissement public. L’intégration du port et de ses terminaux dans des chaînes logistiques globales, à travers le développement de la conteneurisation notamment, implique une compétitivité qui ne se joue plus seulement à l’échelle du quai mais bel et bien à celle des réseaux mis en œuvre. Ainsi, l’union maritime agrège-t-elle progressivement une réflexion territoriale à sa grammaire corporatiste. L’émergence de la notion de place comme élément de discours consacre cette évolution, ce « tournant territorial de l’économie globale » pour reprendre l’expression de Pecqueur (2006). L’activité portuaire participe d’un territoire productif dont la performance dépend moins de l’addition des attractivités respectives de la ville et de son port que de leur mise en synergie. La capacité des acteurs portuaires à s’organiser en un « guichet unique » pour interagir avec leur environnement territorial conditionne la productivité de cette relation.
69Indéniablement, les unions maritimes se positionnent en acteur privilégié de cette co-construction et ce, quels que soient la taille et le statut du port. Le long processus de décentralisation des ports d’intérêt national (2004-2008) instaure une nouvelle relation à l’autorité publique incarnée par les collectivités locales qui héritent de la gestion portuaire (Debrie, Lavaud-Letilleul, op. cit.). Dans cet espace des « petits ports », des unions maritimes se créent (Sète en 2004, Nice en 2006), d’autres estiment nécessaire de se relancer (Brest, Lorient). Dans les ports autonomes, les choses bougent également. En 2004, la Fédération Maritime du Port de Bordeaux, créée en 1909, change de statut et devient l’Union maritime et portuaire de Bordeaux avec de « nouvelles ambitions ». L’Union maritime Rochelaise embauche un secrétaire général en 2010 et sort d’un long sommeil. La même année, l’Union maritime de Marseille Fos est à l’initiative du Cluster Paca Logistique et de l’Union maritime pour la Méditerranée. Une association des unions maritimes de France est constituée en 2004. Toutes ces initiatives témoignent d’abord de l’importance accordée par les acteurs portuaires à la redéfinition contemporaine des relations entre espace économique et territoire, imposée par la globalisation des activités. La dynamique actuelle s’explique également par le renouvellement profond du rapport public-privé induit par la réforme de 2008, qui pose ces organisations interprofessionnelles en interlocuteurs obligés de « l’autorité territoriale » (Lévêque, 2012). Le principe de mutualisation qu’elles incarnent met en scène le concept de coopétition proposé au milieu des années 1990 par Nalebuff et Brandenburger (Battista Dagnino, 2007). C’est dans l’agglomération d’acteurs en cluster que ce principe s’incarne de la manière la plus achevée. Il trouve dans les unions maritimes un substrat particulièrement favorable, du fait de leur organisation inclusive et des activités qu’elles développent.
Les unions maritimes, de l’organisation à l’ambition
70Dans leur forme actuelle, elles fédèrent les quatre familles de l’entreprenariat portuaire. La première rassemble les acteurs de la manutention. Au moment où le transfert au secteur privé des terminaux, via l’octroi de concession, redistribuait les rôles au sein de la communauté locale, l’espace de médiation constitué par l’union maritime a joué un rôle essentiel dans l’apaisement des tensions. La deuxième est maritime, composée des armateurs présents sur le port et des consignataires mandataires chargés de les représenter le cas échéant. Les acteurs de la logistique, commissionnaires et transitaires, forment une troisième famille. La dernière rassemble tous les autres métiers, dont les activités sont trop différentes pour fonder un corps professionnel à part entière : traitement des déchets, prestations de services divers (fumigation, contrôle qualité), avitaillement, services nautiques (lamanage, remorquage, pilotage), stockages (silos, entreposage), industriels (raffinage, sidérurgie, trituration...).
71Les activités des unions maritimes peuvent être rangées en deux catégories, selon qu’elles soient facturées ou non. En adhérant à l’union maritime, l’entreprise bénéficie en effet d’un certain nombre de services dont le premier d’entre eux est la scène de concertation, et parfois de médiation, qu’elle propose. L’union maritime n’est pas un espace sans conflit. Certains adhérents ont des relations clients-fournisseurs et de nombreux litiges sont soldés par le truchement de la fédération. L’implantation d’une station météo sur le toit de l’union maritime permet par exemple à ses adhérents de bénéficier d’attestations afin de justifier d’éventuels empêchements au déchargement, en particulier dans le domaine des vracs solides qui ne peuvent être manipulés sous la pluie. Encore faut-il pouvoir le prouver aux yeux d’un armateur dont le navire est bloqué dans le port. La résolution de problème est un facteur essentiel de l’intérêt commun que l’union maritime est censée défendre. Selon l’un des directeurs sollicités pendant cette recherche,
« un port qui fonctionne bien est un port où tous les maillons de la chaîne sont en bon état. Et par conséquent, si à un moment donné, une profession a la possibilité d’en essouffler une autre, ce n’est pas bon. Parce que sur le moment, cette profession gagnante va être satisfaite mais dans un an, deux ans ou trois ans, on constatera que l’autre profession qu’on a laissé s’étrangler, fait cruellement défaut à tout le monde. »
72L’organisation permet ensuite aux adhérents de porter une parole collective, « portuaire », dans toutes les instances où cela s’avère nécessaire, comme nous l’avons vu précédemment à propos de l’exercice des mandats. Les interlocuteurs et les registres d’action de l’union maritime sont nombreux. Ils concernent l’ensemble des institutions publiques en charge de la gouvernance territoriale. De l’arrêté municipal limitant l’accès aux poids lourds à la construction d’une autoroute ou d’une voie ferrée, l’union maritime tente d’être présente sur l’ensemble du spectre de la prise de décision d’aménagement. L’organisation mène à ce titre des actions parfaitement transversales et son secrétaire général ou son directeur aime à se définir comme un go-between, un passeur.
73Les unions maritimes procèdent d’une veille juridico-administrative pour assurer que les conditions de la concurrence, telles qu’édictées par les instances européennes, sont bel et bien respectées, à commencer par l’administration française « qui ne doit pas se révéler plus tatillonne que les autres », selon un acteur interrogé. Cela passe par un intense travail de concertation et de démarches auprès des administrations déconcentrées de l’État (DREAL, DRIRE, préfecture, douanes...). Les unions maritimes jouent un rôle tout à fait décisif dans l’adoption et la mise en œuvre collective des procédures de sécurisation de l’espace portuaire, l’ISPS en l’occurrence, car elle offre un espace de coordination parfaitement rôdé. Organisées en commissions thématiques, régulièrement réunies en bureau ou en assemblée générale, elles participent de la circulation de l’information et de la mise en réseau de ses membres.
74L’union maritime permet aussi de mutualiser certaines charges entre les différentes entreprises de la place. Au premier rang desquelles, l’informatique portuaire, liée à l’ensemble du protocole déclaratif. C’est elle qui passe un contrat avec le fournisseur logiciel, AP+ en l’occurrence dans le cas français. C’est aussi elle qui gère l’exploitation du système et qui facture ensuite à ces adhérents la prestation. La maîtrise des données et des statistiques qui en découlent n’est pas neutre, en particulier dans le rapport de force que l’organisation peut avoir à mener avec l’autorité portuaire. Car l’union maritime est l’entité qui connaît le plus finement l’état des trafics mobilisés par le port, et donc celui de sa performance commerciale. L’informatique est une première ressource importante, financière certes, mais aussi stratégique. Les unions maritimes du Havre et de Marseille présentent la particularité d’avoir grandement œuvré à la production d’AP+ et d’être à l’origine de la création des deux filiales (SOGET et MGI) chargées de la commercialisation du progiciel (voir supra).
75La gestion des ressources humaines constitue un deuxième foyer non négligeable de recettes. Qu’il s’agisse du travail intérimaire, de la formation professionnelle, de la médecine du travail et de la prévention des risques, l’union maritime tente de répondre à l’ensemble des besoins en la matière. À titre d’exemple, l’Union portuaire Rouennaise s’implique depuis plusieurs années dans la création d’une crèche à proximité des zones de logistique portuaire. Elle dispose également d’un centre de formation en partenariat avec le pôle emploi. Selon son directeur général, la performance est un processus d’accumulation et se joue dans la somme d’une foule de détails plus ou moins bien appréhendés par la place portuaire et son environnement administratif.
76L’ensemble des recettes sert d’abord à se doter de moyens humains en adéquation avec les prestations proposées aux membres adhérents. C’est un premier facteur de différenciation entre les structures. L’union rouennaise emploie une trentaine de salariés contre une dizaine à Dunkerque. Ils ne sont que deux à La Rochelle. L’investissement foncier constitue un autre poste de dépenses potentielles, loin d’être neutre. L’édification d’un bâtiment participe de la construction d’une légitimité. Il manifeste un ancrage au territoire et revendique une identité locale. Disposer de son propre bâtiment ou être hébergée par l’autorité portuaire n’a absolument pas la même portée symbolique. Recevoir ou être reçu. Le bâtiment permet d’asseoir une négociation, de créer pour le moins un climat. C’est dans cet esprit que les lamaneurs rochelais ont construit leur siège sur le port. Le siège participe de « l’entreprenarisation » d’une profession en mal de reconnaissance, souvent reléguée au hangar portuaire et au bleu de travail. Dans le cas des unions maritimes, l’édification peut aussi constituer un levier de développement. On peut y accueillir des séminaires, des séances de formations ou le louer pour quelque événement. Au-delà du symbole, le construit est un outil et la marque d’un engagement profond dans la place portuaire.
77Les unions maritimes engendrent en somme quatre types de flux, qui permettent de qualifier leur action (fig. 4). Des flux d’adhésion témoignent de leur capacité à fédérer l’ensemble des acteurs de la place. Des flux d’organisation, liés aux prestations qu’elles proposent, participent de leur animation plus ou moins dynamique. Des flux de représentation, à travers les mandats exercés par ses membres dans les différentes instances de communalisation extra-portuaire, révèlent l’engagement dans le collectif et la défense de l’intérêt commun à des échelles territoriales variées. Enfin, des flux de contractualisation engendrent un niveau de facturation qui conditionne les moyens financiers dont elles disposent et de là, les ambitions qu’elles peuvent porter.

Figure 4 : Les actions des unions maritimes.
78Au total, si les unions maritimes constituent un espace fondamental de la communalisation portuaire, elles ne sauraient être considérées comme LA communauté portuaire. Elle représente UNE communauté, celle des professionnels du secteur privé. La construction d’une scène de gouvernance hybride, fondée sur le partenariat public-privé reste soumise à des effets d’opportunités, certes de plus en plus fréquentes mais de portée limitée car occasionnelles. Lorsque l’autorité portuaire part en représentation dans le monde, elle n’invite pas systématiquement, loin s’en faut, les dirigeants de ces organisations, pourtant particulièrement représentatives. Un changement de culture s’impose progressivement en la matière. Uniport à Bilbao en est l’illustration. En France, les unions maritimes sont des organisations incontournables du développement portuaire mais ne peuvent s’affranchir de la tutelle de l’État et de l’appareil administratif, à qui elle reproche volontiers le manque de réactivité dans un monde portuaire où tout va de plus en plus vite.
79Il demeure donc problématique de mobiliser la notion de « communauté » pour parler des relations entre l’ensemble des acteurs du monde portuaire quel que soit le pays considéré. Cette difficulté s’accroît encore quand on pose la question du périmètre de la communauté et de son articulation avec les différentes échelles du fonctionnement logistico-portuaire, telle que la globalisation des services l’impose aujourd’hui. Et force est de constater que la communauté portuaire demeure une communauté idéelle.
La communauté idéelle
80La communauté idéelle est une sorte d’idéal de la communalisation. Elle est abstraite, conceptuelle, mais peut comporter une dimension de projet, comme un outil qui permettrait de formuler des hypothèses et disposerait de toutes les qualités de son modèle. La formulation est un parti pris analytique car la communauté idéelle identifiée dans le cadre de ce travail révèle une aspiration profonde vers un modèle, celui des ports hanséatiques et de leur gouvernance collégiale, décentralisée, ouverte sur le monde professionnel et l’espace citoyen. Dans le contexte des ports d’Europe du Sud, c’est à la fois une communauté de projets et en projet. Elle peut se constituer pour un objectif précis ou se former à la faveur d’un moment conflictuel. Malléable, elle n’est pour l’instant pas durable et n’existe probablement que dans des cercles discrets de la prise de décision. On sent la présence de cette communauté idéelle dans un grand nombre d’analyses consacrées au fait portuaire. Toutefois, la réalité est encore loin de se conformer au modèle qui la pense.
Réseau et territoire productif
81Cherchant à définir des outils de mesure de la performance des places portuaires, Frédouet et Le Mestre (op. cit.) soulignent la spécificité de l’espace portuaire, l’assimilant à un « réseau interorganisationnel non centré ». Les auteurs rappellent l’hétérogénéité constitutive des métiers et acteurs occupant la place portuaire. Reprenant Morana et Paché (2003, p. 6), ils affirment que l’optimisation d’un tel espace « suppose alors que les partenaires renoncent à développer, de façon isolée et sans doute désordonnée, des solutions individuelles au profit de procédures de gestion communes et acceptent un contrôle permettant de veiller à la conformité des comportements individuels à l’intérêt général ». La construction d’une telle coordination passe selon eux « par le développement d’un système commun de valeurs qui peut être considéré à la fois comme cause et comme conséquence de la performance organisationnelle » (op. cit., p. 23). À travers ces précisions, ils évoquent des traits de cette communauté que l’on cherche à appréhender depuis le début de ce chapitre. La référence explicite à la communauté portuaire dans l’article est d’ailleurs présente en deux endroits (op. cit., p. 11 et 21).
82En 1986, Thierry Baudouin et Michèle Collin évoquaient l’arrivée des nouveaux manutentionnaires du conteneur dans les ports et l’impact de cette présence dans la relation avec la « communauté portuaire traditionnelle ». En 2005, Collin revient sur cette notion. À ses yeux, la communauté portuaire « représente une forme de production particulièrement moderne en ce qu’elle déborde le paradigme de l’entreprise qui a dominé toute l’ère industrielle pour mettre en évidence une relation à la fois conflictuelle et coopérative entre une multiplicité d’acteurs qui expriment un intérêt de proximité » (Collin, 2005, p. 133). Il faut bien parler ici de « coopération concurrentielle » (ou coopétition), dans la mesure où il s’agit d’articuler des intérêts divergents sur un projet qui concerne la valorisation d’un « territoire commun » pour établir des solutions communes. Le « territoire commun » évoqué par l’auteur rappelle que tout port est inséré dans un espace géographique plus large que le seul domaine maritime, espace régulé par des usages avec lesquels le port doit composer. Le développement de ces communautés est caractéristique, écrit-elle, d’une stratégie territorialisée, dépassant les planifications centralisées de l’ère industrielle. « Les citoyens », précise-t-elle, « demandent dorénavant à être reconnus comme les acteurs de leur territoire, bien au-delà de la participation que leur concéderait une autorité publique surplombante et extraterritoriale » (idem). Une telle critique, malgré l’évolution des organes de gouvernance, continue d’être pertinente et peut être adressée à la gouvernance italienne, espagnole et française. L’auteur souligne pour conclure que la notion de « territoire commun » implique un mode évolutif propre à chaque pays de la relation entre les grandes infrastructures que sont les ports et les territoires, entre la ville et le port. Mais quoi qu’il en soit, il faut aller vers des formes postindustrielles de gouvernance portuaire, mariant mieux les intérêts du port et ceux de son environnement urbain. Plusieurs notions (city region, cluster, district, systèmes productifs locaux...) cherchent aujourd’hui à rendre compte de ce besoin de gouvernance élargie.
Problématique espace urbano-portuaire
83González Laxe et Novo Corti (2006), par exemple, soulignent le rôle premier des instances territoriales et leurs compétences spécifiques de régulation en évoquant les relations singulières de proximité et de contiguïté avec les proches espaces qui se trouvent liés ou interconnectés au port. Soulignant les contradictions entre les bénéfices supra-locaux des activités portuaires et les externalités négatives strictement locales liées à l’existence du port, Ghiara et Sillig (2008) font appel à la notion de cluster portuaire pour évoquer la valorisation du territoire portuaire et soulignent l’importance d’un bon calibrage des organes de gouvernance plus ouverts aux relations ville-port, mais aussi à celles région(s)-port. Levêque estime qu’avec le modèle du landlord port, les autorités portuaires sont « devenues (sans s’en apercevoir) des acteurs territoriaux à part entière [...] autorités portuaires et autorités territoriales sont de plus en plus interdépendantes » (Levêque, op. cit.l
84La remise en cause du territoire « traditionnel » du port est également analysée par Lavaud-Letilleul (2007a), obligeant la recherche à revisiter, écrit-elle, l’antinomie entre le réseau et le territoire, tel qu’elle a été appréhendée à la fin des années 1990. D’un côté, le port étend ses territoires au-delà de son espace originel, via les ports avancés ou les ports secs, pour remédier aux pénuries spatiales du littoral, débouchant sur une réticularisation du port ; d’un autre côté, les entreprises logistiques liées traditionnellement au port s’installent en dehors de celui-ci, conduisant à une « régionalisation portuaire ». L’auteur souligne également les stratégies de rapprochement et de gestion concertée d’une même rangée portuaire. Au total, le territoire portuaire est régi par des mouvements contradictoires de fragmentation et de dilution/réticularisation spatiale, en même temps que d’intégration et de régionalisation ; ces mouvements obligeant l’ensemble des acteurs à inventer des formes nouvelles de gouvernance.
85Revenant sur la notion de « territoire commun », Baudouin et Collin (2006, p. 20) présentent la ville comme le possible barycentre des équilibres territoriaux nouveaux entraînés par la réticularisation/régionalisation portuaire. Selon eux, la ville s’affirme aujourd’hui comme une entité économique en soi, vivant sa « subjectivité » propre, et formant un « instituant capable de mobiliser ses citoyens autour de la production d’un territoire commun », à rebours d’un aménagement urbain uniforme promu par l’État central. Les « communautés portuaires » des villes du Nord, en particulier Anvers, et le cas de Barcelone sont cités en exemple de cette nouvelle gouvernance urbaine qui mobilise institutions, entreprises et société civile, et met ainsi en relief la nécessaire recomposition des organes de décision. Ils soulignent, par ailleurs, le rôle de la presse locale et des activités culturelles déployées par le port pour amener la population à s’approprier le patrimoine portuaire. La démocratie portuaire décrite ici ne peut être seulement représentative et nationale, concluent les auteurs, comme à l’époque des Trente Glorieuses, mais doit mobiliser les citoyens de la cité sur le développement de leur territoire à la faveur d’un appel à la participation. La démocratie se voit ainsi reterritorialisée. Elle s’immisce dans les mécanismes délibératifs, s’enracinant dans le terreau urbain du débat local, aux antipodes des procédures impersonnelles régissant le niveau national. La souveraineté des cités portuaires n’est en rien assimilable, précisent-ils, à un localisme, en vertu des liens multiples et dynamiques que les places portuaires entretiennent avec leur environnement. On peut dire qu’en France, la décentralisation de la gouvernance portuaire, en 2007, en direction des collectivités locales, pour les 18 ports d’intérêt national avait, entre autres, comme objectif affiché, la mise en place d’une démocratie de proximité et l’intégration des populations dans les décisions touchant aux ports (Lavaud-Letilleul, 2008). Cette participation au fait portuaire est un thème prégnant.
86D’autres auteurs se montrent cependant moins enthousiastes à l’égard de cette gouvernance élargie, soulignant les limites démocratiques des « stratégies entrepreneuriales » adoptées par les villes pour attirer les capitaux et favoriser la croissance économique, tout en garantissant l’intégration urbaine, la mixité fonctionnelle et sociale des espaces portuaires, en particulier des waterfronts. Bergsli (2008, p. 81) souligne ainsi le rôle des Quangos (Quasi-autonomous-non-governmental organisation) dans l’aménagement urbain et leur « déficit démocratique », favorisant souvent le rôle des acteurs professionnels au détriment des populations, des associations et d’autres acteurs locaux. Le paysage urbain qui se structure lors de ces opérations de « réhabilitation », écrit l’auteur, semble le plus souvent mieux convenir à une « clientèle transnationale et à une population résidente adaptée au mode international de consommation ». La reconquête des fronts portuaires participe de l’application d’un modèle pas toujours adéquat aux situations locales. Ce contraste entre les besoins en infrastructures urbaines des populations habitantes et la réponse urbanistique d’aménageurs de l’espace urbano-portuaire est particulièrement flagrant dans des sociétés marquées par de fortes disparités sociales et des conditions très inégales d’accès à la « ressource spatiale », comme c’est le cas en Amérique du Sud par exemple (Foulquier, 2008).
87Toute la problématique du degré d’ouverture ou de fermeture de la « communauté portuaire » est soulignée ici : qui sont les acteurs qui ont légitimité à s’introduire dans le débat public sur le devenir urbain du port ? Ducruet, par exemple, note l’imprécision persistante du concept de « région portuaire » dans les travaux géographiques, le port relevant d’un processus multiscalaire difficile à circonscrire (Ducruet, 2008). Cette inscription spatiale spécifique retentit évidemment sur les trajectoires de la gouvernance portuaire (Comtois, Slack, op. cit.). La question de l’amélioration des accès à l’arrière-pays en offre une illustration intéressante (De Langen, Chouly, 2003) : quel mode de coordination faut-il favoriser pour optimiser les connexions port-territoire ? Cette problématique de l’animation de l’espace portuaire ne concerne pas, au demeurant, que les « grands » ports (Debrie, 2009). Dans les « petits » ports, les mêmes questions se posent après tout : comment sélectionner les acteurs du processus délibératif et faire fonctionner la démocratie que suppose tout projet d’aménagement urbano-portuaire ?
88Quelle place pour le niveau local et quel rôle doit-on concéder à l’État central dans ces problématiques ? Existe-t-il une « bonne » échelle dans la gouvernance portuaire qui déterminerait ipso facto la nature et l’étendue de la « communauté portuaire » ? Et peut-on rabattre les expériences des pays du nord de l’Europe, aux frontières exiguës, disposant d’un nombre réduit de ports, à des pays comme la France, l’Italie, l’Espagne, où la longueur du littoral et le nombre d’établissements, grands et petits, sont sans commune mesure avec des pays comme la Belgique ou la Hollande, toujours pris en exemple ? Une décentralisation de la commande portuaire, une souveraineté totale de la place portuaire dans les décisions stratégiques touchant au développement portuaire sont-elles possibles, voire souhaitables ? Et si oui, à quelles conditions, avec quels instruments de pilotage ne contrevenant pas complètement à l’idée d’une politique logistico-portuaire nationale ? Marnot (op. cit.) souligne que la question anime depuis longtemps la communauté scientifique.
89L’ouverture en direction de la société civile locale, présentée partout comme une sorte de panacée, constitue une autre piste d’évolution. Mais ne risque-t-elle pas d’engendrer plus de difficultés qu’on ne l’imagine ? N’y a-t-il pas risque de propagation d’un réflexe NIMBY (Not In My Back Yard, pas dans mon jardin) de la part des populations impactées par les projets d’infrastructures portuaires ? Quelles procédures de concertation, de gestion des conflits convient-il de mettre en place pour contenir les effets prévisibles d’un tel comportement ? L’outil du débat public suffit-il ? On peut en douter, pour le moins nuancer son apport (Ollivier-Trigalo, 2000 ; Brugidou, Jobert, Dubien, 2007 ; Blondiaux, Fourniau, 2011 ; Fourniau, 2011). Plus radicalement, la reterritorialisation de la commande politique sur les « territoires communs portuaires », la « communalisation » de la gestion urbaine des cités portuaires sont-elles souhaitables partout en Europe, ou certains pays, tels la France, l’Italie et l’Espagne, doivent-ils encore trouver des formes de gouvernance qui concilient liberté, initiatives locales et aménagement urbain national équilibré et démocratique ? Telles sont les questions qui se posent après l’examen des discours relatifs à l’intégration de la société civile dans la gouvernance portuaire pour les pays du Sud. Ne vit-on pas ici sur un mode mythique les réalités propres aux pays du Nord, dont l’histoire et la géographie n’ont rien de comparables à celles du Sud ?
Conclusion
90Dans ce travail, nous avons d’abord tenté de préciser les notions de communauté et de processus de communalisation. Ces notions étaient importantes car elles pouvaient nous aider à penser le port et son fonctionnement. Nous nous sommes accordés à dire que des initiatives conduites par certains acteurs liés à l’économie portuaire pouvaient être assimilées à des espaces de communalisation, donnant une traduction empirique à ce phénomène régulièrement invoqué mais toujours laissé dans le flou de l’expression « communauté portuaire ». Quelque chose comme un lien sacré, autour de valeurs partagées, se rencontrait bien dans la dynamique sociale du fait portuaire. On en a donné l’illustration avec le mécanisme de formation des prix des services portuaires, mais aussi avec le développement des systèmes d’informatique portuaire. La définition et la prise en charge d’intérêts partagés, la mise en place de mécanismes de régulation, formels et informels, fondés sur des réseaux d’interactions interpersonnelles ont été nécessaires pour accoucher de ces réalités. Le terrain laisse toutefois apparaître d’importantes différences d’un pays à l’autre, d’un port à l’autre, dans la forme comme dans la prégnance de ces dynamiques. C’est ce que nous avons cherché à mettre en lumière dans la deuxième partie. Nous avons vu que malgré l’institution d’autorités portuaires dans les ports des trois pays qui nous intéressent, la France et l’Italie restent des États encore très centralisés, tandis que leur gouvernance locale était soumise aux contradictions des jeux politiques régionaux et aux mécanismes de financement étatiques. L’Espagne jouit d’une plus grande autonomie régionale, mais son cas laisse apparaître ce qui ailleurs n’est qu’à l’état embryonnaire : la contradiction entre les discours et mesures législatives favorables à la concurrence et à la liberté d’entreprendre, et la nécessaire collaboration que doivent nouer à la fois les acteurs d’un même port et les ports d’une même rangée pour mieux affronter la compétition internationale. Cette contradiction semble partout, et en toutes circonstances, contrarier les efforts en matière de structuration d’une identité de place suffisamment forte pour donner à chaque port la densité et la compacité nécessaires pour le distinguer de ses concurrents. Cette recherche de performance se voit entamée un peu plus quand on envisage, au-delà des communautés instituées ou constituées, la communauté idéelle, celle qui s’ouvrirait à la société civile et aux forces du territoire. Parce que les ports hanséatiques, répondant à une autre histoire et, surtout, à une autre géographie, auraient fait de ce modèle celui qui leur aurait garanti le succès, on croit pouvoir en déduire qu’il faut l’appliquer partout. On a cherché à souligner par notre réflexion qu’un pays comptant huit, vingt-cinq ou trente ports décrétés d’intérêt national ou international ne pouvait mener une politique portuaire identique à ceux où le nombre de ports et l’importance qu’ils prennent dans l’économie nationale sont sans commune mesure. Il y a des effets de proximité institutionnelle et décisionnelle, des enjeux qui ne peuvent être les mêmes. Dans ce cas, la démocratie participative, ouverte à la société civile, exige une réflexion et des précautions que d’autres cultures, d’autres conjonctures historico-géographiques n’exigent pas. Dans ces pays, une communalisation tous azimuts, impliquant gens du port et gens de la ville, doit encore être inventée, si tant est qu’elle puisse l’être. Une seule chose est sûre : elle ne sera jamais donnée, mais toujours à construire. Avec un coût, pour cette « construction », proportionnel au nombre d’acteurs concernés par la démocratie portuaire qu’on veut mettre en place. Plus le pays est grand, plus le nombre de ports est important, plus ce coût sera élevé.
Notes de bas de page
1 Voir le chapitre « La performance des systèmes portuaires » de C. Bagoulla, R. Lacoste, S. Abbes.
2 MEDDAT : Ministère de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement Durable et de l’Aménagement du Territoire.
3 Voir la note de synthèse ISEMAR n° 3, de 1997, La mesure de la valeur ajoutée portuaire, qui présente une vision claire de la nature du débat à ce sujet.
4 V. Autorità Portuale di Genova, e-port. Sistema telematico del Porto di Genova, 2008 (http://www.porto.genova.it/allegati/documenti/62-progetti/62-EPort-Sistema_telematico_del_Porti_di_Genova.pdf).
5 Au total, ce sont plus de 2 000 camions/jour qui entrent et sortent du plus grand terminal génois (Voltri), tandis que 1 000 autres desservent le vieux bassin de Sanpierdarena, soit les deux autres opérateurs à conteneurs génois. Et on ne parle ici que des trafics liés aux conteneurs (avec les autres marchandises, les entrées sorties dans le port s’élèveraient de 3 500 à 4 000 véhicules/jour entraînant une congestion chronique des axes routiers génois).
6 Nom de la fille d’un roi ligure, inspiré d’une légende phocéenne. Gyptis devient MGI (Marseille Gyptis International) en 1998.
7 Le dispositif SOFI cède la place au système DELT@ en 2008.
8 AP+ est actuellement adopté par les 7 GPM métropolitains, auxquels s’ajoutent les ports de Fécamp, Caen, Dieppe, Sète et Paris Gennevilliers. Sont également équipés les ports d’outre-mer de Martinique, de Guyane, de Guadeloupe, de Mayotte et de Nouvelle Calédonie. À l’international, les ports d’Alger, d’Oran, de Skikda en Algérie, Port Louis à l’île Maurice et Cotonou au Bénin ont opté pour cette solution.
9 En partie seulement, car la SOGET a réussi a placé AP+ à Jakarta en Indonésie.
10 Les conseils de coordination interportuaire de la Seine (Le Havre, Rouen, Paris) et Atlantique (Nantes, La Rochelle, Bordeaux) ont été créés par décret en 2009. Celui de Guadeloupe Port Caraïbes (Guyane, Martinique) est institué en 2012.
11 Voir l’étude de cas « Le modèle hanséatique, entre mythes et réalité » de P. Tourret.
12 Voir l’étude de cas sur « Le modèle portuaire espagnol » de F. Gonzáles Laxe.
13 Voir l’étude de cas « Le principe d’intégration sociale du port de Livourne » de F. Morucci.
14 Voir l’étude de cas sur « Le modèle portuaire espagnol » de F. Gonzales Laxe.
15 Voir l’étude de cas « La question de l’autonomie financière des autorités portuaires italiennes » de F. Parola et S. Maugeri.
16 Pour plus de 1 000 navires sillonnant les routes maritimes du globe, 24 000 emplois à bord et à terre, 122 millions de tonnes de marchandises transportées, et 70 lignes régulières à l’export, http://www.confitarma.it.
17 http://www.fedespedi.it.
18 http://www.assiterminal.it.
19 http://www.confindustria.it.
20 Lors de l’enquête à Gênes, et seulement après avoir parlé des unions maritimes françaises, nos interlocuteurs ont évoqué deux ou trois structures qui avaient pour ambition de fédérer les intérêts économiques locaux, mais toujours comme initiative sans lendemain (comme la Commissione paritetica du port de Gênes, qui a fonctionné durant les conflits de 2003-2004), ou de « coquilles vides », sans aucune influence sur la vie locale, tels la Consulta Marittima mise sur pied en avril 2010 (http://www.ge.camcom.gov.it/) ou le CUOP Comitato Utenti ed Operatori del Porto di Genova (http://www.ge.camcom.gov.it/IT/Page/t01/view_html?idp=542), tous deux hébergés par la Chambre de commerce de Gênes.
21 Voir l’étude de cas « Vigo, du conflit institutionnel à l’institutionnalisation du conflit » d’É. Foulquier et M. Ortiz pour la situation espagnole du point de vue des communautés constituées.
22 Voir l’étude de cas « Nantes – Saint-Nazaire : une improbable communauté portuaire » d’A. Nicolas.
23 Selon Michel Pigenet (2004), on recense 909 manutentionnaires en France en 1949. Le mouvement de concentration dans le secteur est très lent. En 1965, on y dénombre encore une trentaine d’entreprise sur le port de Marseille : « La première distribue plus du quart de la masse salariale contre moins de 10 % pour l’ensemble des quinze dernières » (p. 256).
Auteurs
-
Éric Foulquier
Maître de conférences en géographie, UMR 6554 CNRS LETG Littoral, Environnement, Télédétection, Géomatique – Brest Géomer, Université de Bretagne Occidentale
-
Salvatore Maugeri
Maître de conférences en sociologie, EA 6296 Val de Loire Recherche en Management VALLOREM, Université d’Orléans.
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