Introduction
Une transition portuaire
p. 9-14
Texte intégral
1En 2008, le gouvernement français acte une réforme des modalités de gestion des ports de commerce, autrefois dénommés « ports autonomes » et rebaptisés pour l’occasion « grands ports maritimes ». La nouvelle loi portuaire ne constitue ni une rupture, dans le sens où cette réforme achève un long processus d’adaptation des ports français au marché international initié en 1965, ni un cas isolé puisqu’elle intervient dans un mouvement mondial de redéfinition des gouvernances portuaires nationales, initié depuis une vingtaine d’années, voire davantage.
2Schématiquement, cette redéfinition propose un peu partout le même modèle : la décentralisation des ports secondaires et la libéralisation des activités dans les ports de premier plan dont l’État gardait jusqu’à présent la maîtrise au titre d’une stratégie de service public. Si les premières expérimentations sont menées au début des années 1980, dans le Chili des Chicago boys par exemple, c’est au début des années 1990 que cette mutation portuaire tend à se diffuser massivement. Avec la publication en 2001 du Port Reform Toolkit, la Banque Mondiale participe de la normalisation d’un modèle de gestion portuaire, dit du landlord port, le port propriétaire, dont les modalités de gouvernance sont différentes du port-outil, dédié à des acteurs particuliers, ou du port public dans lequel l’État ou ses représentants restent les seuls exploitants-gestionnaires. Malgré les échecs successifs en 2003 et en 2006 dans la mise en œuvre d’une directive portuaire européenne visant à l’harmonisation des gouvernances en la matière, les différents États-membres de l’Union adoptent progressivement ce modèle selon des acceptions différentes, en fonction des contextes nationaux, géographiques, historiques, culturels ou politiques. Ces singularités n’empêchent toutefois pas l’émergence d’un modèle juridique dominant de gouvernance portuaire. Dans ce modèle, l’autorité publique concède à des opérateurs privés l’exploitation des terminaux mais conserve la maîtrise du foncier et de son aménagement via la figure institutionnelle de l’autorité portuaire. Il correspond à « l’heure libérale » à laquelle nombre de politiques publiques se sont mises depuis la fin des années 1980, lorsque la bipolarité mondiale s’achève et que débute une nouvelle phase de mondialisation.
3Les évolutions du monde maritime et portuaire occupent depuis longtemps les chercheurs en sciences humaines et sociales. Dans un ouvrage récent (2011), l’historien Bruno Marnot présentent ces contributions en quatre démarches différentes : la voie monographique des approches fonctionnelles ; l’étude des régimes juridiques ; l’analyse des politiques publiques ; les approches systémiques, relevant de l’économie géographique ou des sciences régionales, initiées en France par les travaux d’André Vigarié. Notre ouvrage collectif, conçu de façon interdisciplinaire, s’inscrit dans cette dernière démarche.
4Les mutations récentes de l’activité vers une gouvernance normalisée à l’échelle mondiale consacrent une « transition portuaire » et renouvellent le faisceau problématique de ce champ de recherche. L’intégration croissante des acteurs du secteur et la généralisation des logistiques de bout en bout conduisent à remettre en question la notion de triptyque portuaire (le port, son avant-pays, son arrière-pays), fondement de l’approche maritimiste depuis la formulation du concept par André Vigarié. À la faveur d’un processus de terminalisation, le passage à une exploitation conventionnée des quais et les places octroyées aux entreprises et aux collectivités locales dans les instances de gouvernement des espaces portuaires conduit à la redéfinition de l’idée même de port. De nombreux travaux d’analyse spatiale tendent à mettre en évidence la complexité des jeux de réseaux à laquelle les ports sont désormais confrontés, avec une intégration multidimensionnelle de leur champ d’action. L’autorité portuaire longtemps conçue comme l’administrateur-gestionnaire d’un équipement se retrouve progressivement contrainte à territorialiser ses décisions stratégiques, à conditionner son développement aux logiques sociales, politiques et économiques de ses proximités géographiques. Proximités nécessairement plurielles, car les échelles d’interactions d’un port avec sa géographie sont variables dans l’espace et instables dans le temps.
5La globalisation des stratégies des acteurs de transport et de la logistique autant que les injonctions de performance poussent dans le sens d’une intégration croissante des politiques portuaires, que ce soit à l’échelle des façades à travers la mise en œuvre d’instances de coopération ou à celle de l’Europe dans le cadre de la politique commune des transports. Cette transition portuaire, inspirée de politiques libérales et orchestrée par des États qui cherchent à redéfinir leur rôle, interroge donc les nouvelles modalités de gouvernement des ports. Elle tend probablement vers une forme d’hybridation publique-privée de la prise de décision stratégique et questionne de fait le degré de participation dans l’élaboration des activités portuaires de demain des entreprises et des territoires concernées.
6De notre point de vue, les notions de conflictualité et de communauté constituent de fait des clés de lecture pertinentes de la nouvelle problématique portuaire. La récurrence de la conflictualité dans ces espaces géographiques – conflictualité qui ne saurait se limiter d’ailleurs aux seuls conflits sociaux – interroge en effet les mécanismes de prise de décision et de concertation dans les environnements ripuaires. L’approche par le conflit permet un double questionnement. Le premier concerne l’existence et la nature d’une démocratie portuaire. Le second s’intéresse à la performance organisationnelle que les dysfonctionnements tendent à remettre en cause. Ces deux foyers de questionnement impliquent l’exploration de la notion de « communauté portuaire ». Théorisée par André Vigarié à travers la proposition d’une « écologie humaine » des espaces portuaires dès 1960, la notion mérite d’être objectivée à l’aune de la transition qui s’opère.
7Cet ouvrage participe d’une volonté de décrypter cette transition en plaçant autant que possible les acteurs qui la vivent au cœur de la réflexion : l’État bien sûr, mais également les collectivités territoriales et les habitants dont elles administrent le cadre de vie, les entreprises et leurs salariés qui participent, chacun à leur niveau, les uns autant que les autres, de la fabrique des lieux portuaires. Il est le fruit d’un travail interdisciplinaire en sciences sociales, menées entre 2009 et 2013, dans la cadre d’une recherche financée par l’Agence Nationale de la Recherche dans le programme Gouverner et Administrer1. Pendant ces quatre années, sept ports ont été investis afin d’y mener plus d’une centaine d’entretiens pour mieux comprendre les enjeux et les implications quotidiennes de cette transition portuaire : Nantes-Saint-Nazaire, Rochefort et Sète, pour la France ; Bilbao et Vigo en Espagne ; Gênes et Naples en Italie. Sans ambition particulière de comparaison, nous avons choisi délibérément des ports du sud de l’Europe, d’une part, parce qu’ils reposent sur des fondements juridiques partagés et, d’autre part, pour contribuer à renouveler un regard sur le fait portuaire souvent guidé par un modèle hanséatique ou asiatique dont les performances suscitent une littérature abondante. Des ports de taille (fig. 1 et 2) et de statut différents par ailleurs, dans l’idée de s’affranchir autant que possible du cadre juridique dans lesquels évoluent les établissements pour se concentrer sur l’évolution des conditions d’exercice des activités. Les réflexions qui suivent s’inspirent donc pour partie de ce travail d’enquête mené auprès d’acteurs portuaires variés : institutions, entrepreneurs, associations, syndicats. Qu’ils soient ici globalement remerciés de l’accueil et du temps qu’ils nous ont réservés car sans eux, ce travail n’aurait bien entendu pu voir le jour.
8L’ouvrage s’organise en deux parties. La première ambitionne de poser les bases de la réflexion à travers l’analyse de cinq idées clés : l’État entrepreneur portuaire et sa remise en cause ; l’idée libérale et sa diffusion dans les modèles de gouvernance proposés dans les trois pays étudiés ; la communauté portuaire telle qu’elle semble s’incarner aujourd’hui ; la conflictualité et la pluralité de ses expressions ; la question de la performance portuaire, clé de voûte du processus de réforme. La seconde partie de l’ouvrage rassemble une dizaine d’études de cas, censées illustrer la première partie, approfondir ou présenter quelques points particuliers. Elles sont en partie issues de Journées internationales sur la gouvernance et les communautés portuaires d’Europe, organisées dans le cadre de ce programme de recherche ANR GeCOPe, et qui ont eu lieu à Nantes à la fin de l’année 2011. Ce livre constitue donc l’épilogue d’une aventure collective dont nous tenons à remercier l’ensemble des protagonistes. Il en va des ports comme de la recherche scientifique, la mise en synergie des compétences individuelles conditionne en grande partie le succès de l’entreprise. En espérant que cet ouvrage soit à la hauteur des investissements de tous et ne trahisse pas la pensée de ceux qui, de près ou de loin, y ont contribué.

Figure 1 : Le trafic dans des ports européens.

Figure 2 : Le trafic conteneurisé dans des ports européens.
Notes de bas de page
1 Le projet GeCOPe, Gouverner des espaces potentiellement conflictuels : ports et communautés portuaires d’Europe à l’heure de la mondialisation (Projet ANR-08-GOUV-048) a été financé par l’Agence Nationale de la Recherche dans le cadre du programme de l’appel à projets Gouverner et administrer de 2008.
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