Les chemins de la décolonisation de l’empire colonial français, 1936-1956
|Première partie. L'Union française et les facteurs généraux de la décolonisation
De l’assimilation à la décolonisation
Testo integrale
1La France est sans doute de toutes les métropoles la seule qui ait pratiqué dans ses Colonies pré-impérialistes du dix-neuvième siècle une politique d’assimilation.
2Par ce terme elle entendait identification complète entre les habitants des Colonies et les Français de la métropole. Cela paraît simple et ne risquait pas de provoquer des troubles ; les indigènes des Antilles, de la Guyane, des escales sénégalaises ou des Mascareignes étaient peu nombreux et tiraient de l’assimilation des avantages évidents.
3Cette politique, née aux Antilles, est liée à l’abolition de l’esclavage définitivement proclamé en 1848. Elle est aussi spécifiquement française. Jusqu’alors l’attitude de la France avait été la même que celle des autres métropoles. Montesquieu, les Encyclopédistes, les économistes l’ont clairement définie : les Colonies ont été faites par la métropole, pour la métropole. Celle-ci jouissait du monopole commercial de « l’exclusif ». Les habitants des Colonies, Blancs ou Noirs, étaient ses sujets.
4Dans les Colonies britanniques, où les Blancs, en Amérique, étaient les plus nombreux, l’attitude métropolitaine fut différente. Sous l’influence des missionnaires et de leur campagne anti-esclavagiste d’une part, du développement du Canada et de sa « révolution » de 1837 de l’autre, Londres suivit les conclusions du rapport du gouverneur du Canada, lord Durham, et admit l’autonomie de ses Colonies blanches capables de s’administrer elles-mêmes. Il en résulta une doctrine libérale de tutelle (trusteeship), qui portait en germe la décolonisation, le pupille pouvant, à sa majorité, disposer librement de lui-même. Rien de semblable du côté français. L’assimilation suppose la complète identification entre deux éléments qui n’en forment désormais plus qu’un. Elle exclut évidemment la décolonisation. Si une partie du groupe assimilé prétend se séparer de l’autre, il n’y a pas décolonisation, mais partition sous la pression de critères généralement récents, d’ordre religieux, économiques, linguistiques, auxquels les passions découvrent, ou inventent, des racines dans un passé lointain.
5L’assimilation complète – gallo-romaine, anglo-saxonne ou autre –, ne se produit que dans une longue durée. Elle suppose des générations de vie commune, de mémoire collective, de réflexes semblables vis-à-vis de l’étranger. On la rencontre à l’échelon individuel, le groupe assimilateur acceptant l’individu désireux de changer d’identité. Ce dernier, décidé à partager les réactions de l’assimilateur, fût-ce contre celles de son groupe d’origine, n’apprécie guère, au début du processus, les éléments culturels et moraux qu’il apporte. Il se dissout dans le « melting pot » de la nation américaine au cours du dix-neuvième siècle. C’est aussi le cas des protestants français assimilés à la Prusse depuis la fin du 17e siècle, et dont les noms seuls, tel Walter Darré, ministre nazi de l’agriculture, rappellent l’origine, ou des juifs en France depuis la fin du dix-huitième. Cela suppose une volonté et une acceptation de « l’autre » réciproques.
6Encore la réciprocité peut-elle faire défaut, dès l’abord ou plus tard. Si le candidat n’est pas accepté, il ne lui reste qu’à chercher un autre groupe ou un autre pays, qui fut généralement au dix-neuvième siècle, l’Amérique. Si la réciprocité initiale se dément au cours des âges, on assiste à un rejet d’une part, à un refus de l’assimilation, au profit d’une recherche d’identité antérieure, de l’autre. Tout cela ne ressortit pas au racisme comme on se plaît trop aisément à l’affirmer, mais à la xénophobie plus ou moins latente en chacun, plus prononcée dans les campagnes que dans les villes et dans certains milieux professionnels que dans d’autres. Il y aurait donc lieu dans l’étude de l’assimilation individuelle de distinguer des périodes, des milieux et des cas.
7Le phénomène se complique si l’on passe de l’individu au groupe et si l’on considère que l’assimilation peut ne pas se vouloir totale. Elle peut se limiter aux droits de l’homme, reconnus à tout individu ou groupe désormais identiques à la majorité assimilatrice. Mais, juridiquement, politiquement, identiques, ils peuvent conserver une spécificité culturelle, linguistique, religieuse. Les communautés indienne, noire, irlandaise, italienne, juive, mormone, portoricaine etc. des Etats-Unis ne se considèrent pas moins comme américaines et jouent un rôle important dans la vie politique. Ces groupes sont souvent érodés quand certains individus les quittent pour s’assimiler plus complètement à la majorité. Tout cela suppose en général une longue cohabitation, et la valorisation des cultures en présence au sein des sociétés juridiquement égalitaires varie également au cours des temps.
8Pour en revenir à la politique coloniale de la France, il n’est pas surprenant que dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle les esclaves libérés, devenus électeurs, progressivement scolarisés, aient accepté cette assimilation du groupe. Leur sort s’en est trouvé très amélioré ; la prise de conscience de leur identité culturelle supposait d’abord qu’ils apprennent à lire, ensuite qu’ils détectent les différentes cultures négro-africaines dont ils pouvaient se recommander. « L’antillanité » récemment invoquée, résulterait donc de la double fusion, entre ces cultures, puis entre elles et la culture métropolitaine qui permit l’éclosion de langues écrites propres. Cela exigea trois ou quatre générations et la tendance actuelle, dans le monde entier, aux recherches d’identités.
9L’assimilation individuelle, s’effectue aussi dans une longue durée. Le fils du naturalisé n’a généralement pas rompu avec son identité originelle. Le petit-fils, peut-être. Il n’y a pas de critère sûr pour apprécier l’accomplissement de l’assimilation. Peut-être est-elle évidente quand l’assimilé qui visite son pays d’origine s’y sent étranger et s’y comporte en touriste. Le Juif occidental qui partagerait les griefs et le comportement de ses concitoyens hostiles à l’Etat d’Israël, si un conflit opposait ce dernier à sa patrie, le serait, même s’il était conscient de l’existence de quelque antisémitisme latent. Il ne dépend pas plus de lui, en effet, d’effacer ce racisme, que d’abolir brusquement sa mentalité et sa sensibilité actuelles. L’évolution des mentalités exige aussi la longue durée.
10L’opinion métropolitaine, peu intéressée par l’outre-mer acceptait volontiers cette assimilation conforme aux grands principes de 1789, ardemment invoquée par les « lettrés » des côtes africaines ; elle s’enorgueillissait parfois des députés, des officiers et des fonctionnaires de couleur qu’on eût vainement cherché dans d’autres métropoles, et n’éprouvait pas plus le besoin d’une autre politique coloniale que d’autres Colonies.
11Cela changea après 1880.
12La rapide expansion impérialiste des années 1880 à 1914 ne permit pas d’appliquer dans l’empire la politique d’assimilation née en Occident de l’abolition de l’esclavage. C’est en Orient surtout que s’élaborèrent de nouvelles doctrines. Contrairement à l’assimilation, les « systèmes coloniaux » – protectorat, domination, association, administration indirecte – qui furent alors proposés avaient en commun d’orienter les pays soumis vers l’autonomie et finalement vers la décolonisation. Les raisons en ont souvent été analysées et nous n’y reviendrons pas. Cela conduit à considérer de plus près le cas de l’Afrique noire.
13Il y avait, dans les vieilles escales du « Sénégal et dépendances » des Noirs, « lettrés » ou « évolués » qui souhaitaient l’assimilation. D’aucuns y avaient accédé, étaient devenus citoyens français et avaient, tels Blaise Diagne, le député sénégalais qui devint commissaire du gouvernement en A.O.F. en 1918, puis secrétaire d’Etat, Lamine Gueye, auteur de la loi de 1946 qui supprima l’indigénat et accorda la citoyenneté à tous les Africains, plus tard Léopold S. Senghor et Félix Houphouet-Boigny, qui furent ministres à Paris avant de devenir chefs d’états décolonisés en Afrique. La métropole cependant ne poussait pas à l’assimilation. En 1938 il n’y avait encore que 90 000 citoyens indigènes en A.O.F. et 5 000 en A.E.F. L’assimilation est cependant restée, au moins jusqu’en 1946 la suprême aspiration des jeunes évolués qui remplissaient les « cadres locaux indigènes » de l’administration. Sans leur concours la colonisation eût été impossible. En 1914, en effet, d’après l’annuaire de l’A.O.F., la proportion des Européens était de 1,04 % dans les services de police, de 8,30, 6,25, 7,69, 5,95 % dans le service-clé des Postes et Télégraphes au Sénégal, en Guinée, en Côte-d’Ivoire et au Dahomey.
14Une véritable politique d’assimilation, conforme au vœu des évolués, aurait-elle été possible ? Il eût fallu la concevoir à long terme, sur un siècle au moins, et la programmer régionalement : accueillir d’abord les indigènes alphabétisés des côtes, puis, progressivement, ceux de l’intérieur ; ne pas traiter de la même façon et au même moment toutes ces populations ; ne jamais imposer une intégration non désirée, un début de rejet de l’identité d’origine devant avoir précédé la naturalisation. Il en serait peut-être résulté quelque vaste Etat eurafricain, métissé pour un tiers de sa population, et davantage si les taux de natalité entre Noirs et Blancs ne s’égalisaient pas. L’opinion métropolitaine n’aurait évidemment même pas imaginé de l’accepter. On s’en aperçut à la première assemblée constituante de 1946.
15Le fait important, et qui explique l’absence de réactions violentes en Afrique noire, est que, dès la fin de l’expansion impérialiste, ce furent les évolués africains qui orientèrent la politique coloniale de la France. Leur attitude ne se modifia qu’après la Seconde Guerre mondiale. Auparavant, ils souhaitaient l’assimilation. Leur attachement à cette « mère patrie », invoquée en 1914 par les représentants des « Jeunesses sénégalaise et dahoméenne » se nuança. Un Senghor, qui avait, en 1945, conscience de l’enrichissement que la « négritude » pouvait apporter à la culture française, un Houphouet-Boigny, un Birago Diop, à l’aise dans sa belle-famille toulousaine, tant d’autres qui, à l’égal des Noirs antillais, faisaient carrière en métropole ou dans l’Empire, étaient quasi assimilés et se distinguaient volontiers des masses analphabètes, qui vivaient dans leurs milieux coutumiers. Ils voulaient élaborer une civilisation nouvelle, métissée de négritude et de français. Qu’est-ce donc qui, entre 1946 et 1960, les conduisit à renoncer à un idéal dont la réalisation leur paraissait si proche ? Pour le comprendre, il faudrait suivre, au jour le jour, l’évolution de leur pensée au cours des années cruciales de 1946 à 1960.
16Les idéologies, quelles qu’elles soient, se heurtent aux faits, s’y adaptent ou s’y opposent. Les événements, dont l’irruption a transformé des ministres et des députés français en chefs d’Etats africains, furent les décolonisations britanniques de 1947 à 1957 (Ghana), celle de l’Insulinde néerlandaise, les guerres d’Indochine et d’Algérie, les pressions internationales. Africains et Français, dès lors, s’accordèrent sur la création d’Etats indépendants sans rupture brutale des relations politiques ou économiques.
17Faut-il en conclure à l’échec de l’assimilation ? L’Histoire offre trop d’exemples de réussites pour que l’on relègue purement et simplement cette idéologie au rand des utopies. Toute civilisation, selon Senghor, est métissage. Si la tendance actuelle aux recherches d’identités renvoie l’assimilation dans les coulisses, celle-ci n’en continue pas moins, au niveau individuel et dans le monde entier, à recruter de nouveaux adhérents.
18Le terme de décolonisation est ambigu. Il ne signifie évidemment pas retour à la situation précoloniale, même si certaines populations africaines ont continué, sans être profondément affectées par la colonisation, à vivre en économie de quasi subsistance, au rythme lent de leurs traditions. La décolonisation a, essentiellement, été renonciation à la souveraineté politique que la métropole exerçait sur ses « sujets » indigènes.
19Son caractère le plus général a été la précipitation. Les métropoles n’ont pas toujours cédé à de violentes pressions d’autochtones ou à la menace de guerres de libération. Dans certains cas, au Nigeria britannique par exemple, ou dans l’Afrique noire française entre la loi-cadre de 1958 et 1960, elles ont collaboré avec les élites indigènes pour leur assurer pacifiquement la passation des pouvoirs. Tout cela s’est accompli dans la hâte, sans tenir compte des énormes différences régionales dues aux rivalités ethniques, au degré d’évolution des mentalités, au développement inégal des réseaux de communication.
20Il en est résulté des coups d’Etat, des guerres civiles, et parfois une misère accrue par la disparité des rythmes d’évolution : les campagnes, attardées, se sont souvent dépeuplées au profit de villes immenses, sans fonctions économiques qui appellent de la main-d’œuvre. Dans les villes, les nouvelles élites accélèrent la progression vers la civilisation mondiale qu’élaborent les techniques et les cultures occidentales. Le but en est bien le même qu’au temps de la colonisation. Mais les obstacles, imprévisibles ou mal perçus en 1960 – calamités naturelles, insuffisance et mauvaise répartition des moyens exigés par cette accélération, incompétence des cadres, – ont engendré bien des échecs.
21Comme la colonisation, la décolonisation ne pourrait s’accomplir que dans le long terme et selon des planifications propres à chaque région. Parlera-t-on de succès ou d’échecs de la décolonisation ? Le recul du temps, un recul de nombreuses décennies permettra seul de le dire.
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