François Vidal (1812-1872) : une analyse monétaire au service d’un projet socialiste pendant la Deuxième République
p. 797-807
Texte intégral
1François Vidal naît à Contras, en Gironde, le 16 février 1812. En 1831, il part achever ses études de droit à Paris afin d’acquérir une formation d’avocat : il assiste alors aux Conférences données par les saint-simoniens qui menaient une propagande très active à cette époque. Après le déclin de l’Église saint-simonienne et la dispersion des apôtres, il collabore avec les fouriéristes : il devient en particulier un des rédacteurs de la Démocratie Pacifique de Victor Considérant ; il publie également des articles dans la Revue indépendante dirigée par P. Leroux et qui, après 1832, ouvre ses colonnes aux saint-simoniens en désaccord avec la ligne imposée par Enfantin à leur mouvement. Son premier ouvrage, Les Caisses d’épargne, les banques et les ateliers de travail agricole, écrit en 1835, publié en 1843, nous renseigne déjà sur la primauté qu’il accorde aux questions financières. Il approfondit sa réflexion théorique dans un deuxième ouvrage, publié en 1846, De la répartition des richesses ou de la justice distributive en économie sociale. En 1848 il milite avec conviction dans les rangs des républicains, il est membre de la Commission du Luxembourg, chargée de réfléchir à la question de l’organisation du travail : il est nommé secrétaire général de cette commission, et à ce titre il est chargé, avec C. Pecqueur, d’en rédiger le rapport, la Révolution de février au Luxembourg. Pendant la période révolutionnaire de la Deuxième République, février-juin 1848, il termine la rédaction d’un nouvel ouvrage, Vivre en travaillant ! Projets, voies et moyens de réformes sociales, dans lequel il précise, à la lumière des événements traversés, sa conception de la transition socialiste. Après les journées de juin 1848 et la répression sanglante du mouvement populaire par les troupes du général Eugène Cavaignac, il poursuit son combat dans les rangs démocrates socialistes ; avec A. Toussenel, il fonde Le Travail affranchi (7 janvier-17 juin 1849), journal quotidien dirigé par E. Barrault, un disciple de Saint-Simon resté fidèle, nous dit Maîtron, aux convictions de sa jeunesse1. Il entreprend également une carrière politique : le 10 mars 1850, des élections législatives partielles sont organisées afin de pourvoir au remplacement de trente députés républicains invalidés pour leur participation aux manifestations populaires du 13 juin 1849 ; avec Carnot et Flotte, il est désigné par le parti d’union républicaine comme candidat dans le département de la Seine ; à côté de Carnot le républicain modéré et de Flotte le militant révolutionnaire, il est censé représenter le socialisme théorique. Lors de ce scrutin, Vidal est élu en même temps à Paris et dans le département du Bas-Rhin où il s’était également présenté. Aussi démissionne-t-il de son poste de député de la Seine pour laisser sa place à Eugène Sue. Il publie enfin en 1851, Organisation du crédit, personnel et réel, mobilier et immobilier dans lequel il pose les bases de l’organisation monétaire et financière d’un État socialiste moderne.
2François Vidal est un auteur intéressant à nos yeux car, au tournant du xixe siècle, il se situe à la transition entre deux périodes du mouvement socialiste. Par sa formation intellectuelle il est un représentant authentique du socialisme français du deuxième quart de ce siècle et il en développe tous les thèmes caractéristiques :
- il se livre à une critique virulente de la concurrence et il adhère sans réserve à l’idée d’association ;
- il affiche une grande confiance dans la monnaie et dans le crédit pour mobiliser le capital, le faire parvenir entre les mains des travailleurs, et leur fournir des instruments de travail ;
- enfin il accorde une très grande importance aux banques pour organiser la circulation de la monnaie, la distribution du crédit, et par conséquent, pour organiser la production.
3Mais en même temps qu’il développe ces thèmes traditionnels, il tente de réaliser un approfondissement théorique assez novateur et il fait preuve d’un souci de réalisme rarement constaté encore chez ses prédécesseurs. C’est pourquoi l’étude de son œuvre nous semble doublement intéressante : d’une part, elle constitue une synthèse du socialisme de la période qui s’achève en 1848 ; d’autre part, elle montre comment ce socialisme peut évoluer lorsqu’il est confronté à des situations pratiques de gouvernement, comme ce fut le cas pendant la deuxième République.
I. L’orientation théorique de François Vidal
4Dans son ouvrage De la répartition des richesses, publié en 1846, François Vidal présente les différents courants de pensée économique : pour le courant socialiste, il retient trois écoles particulièrement marquantes à ses yeux : communisme, fouriérisme et saint-simonisme.
5Sa préférence va au système communiste, à celui de Morelly plus précisément tel qu’il est exprimé dans le Code de la nature (1755). Pourtant il admet le caractère utopique de cette doctrine : « Pour cela même qu’elle est idéale, la conception des partisans de la fraternité est peut-être aujourd’hui la moins réalisable2. » Il écarte a priori l’arbitraire saint-simonien qui, dit-il, répugne à tous les esprits3. Et par élimination, il place au premier rang la combinaison mixte de Fourier qu’il estimerait souhaitable de tester comme théorie d’essai et de transition.
6L’adhésion de Vidal au fouriérisme, nous le voyons, manque singulièrement de conviction. On peut estimer en fait que sa pensée présente la plus grande analogie avec la doctrine saint-simonienne. Vidal avait fréquenté les saint-simoniens vers 1830 : il avait assisté à leurs conférences et avait été assez profondément influencé par leur doctrine. On décèle en effet une inspiration saint-simonienne assez nette chez lui : il reprend à son compte un grand nombre de leurs thèmes, pacifisme, ordre, organisation, refus de la concurrence4 ; il utilise le terme de capital dans la même acception, comme l’ensemble des instruments de travail5 que les travailleurs doivent se procurer en payant un loyer6. En 1848, encore, il déclare poursuivre les mêmes objectifs politiques et mener le même combat social que les saint-simoniens, même s’il leur reproche d’avoir voulu brûler les étapes du développement historique en ignorant la nécessité d’une évolution progressive de l’organisation du travail.
7« Et [...] pour rendre la société propriétaire de tous les instruments de travail ou de tous les capitaux, ils demandaient qu’on abolit progressivement l’héritage, en ligne collatérale d’abord, puis ensuite en ligne directe. Les saint-simoniens voulaient aller trop vite.
8Moi aussi, je crois que tôt ou tard tous les instruments de travail seront socialisés ; je crois que les capitaux deviendront la propriété de la nation toute entière, et que les individus ne pourront être pleinement propriétaires que des fruits du travail, de toutes les valeurs qui ne peuvent pas être considérées comme instrument de production. [...] Mais tout cela arrivera forcément, sans qu’il soit même nécessaire de proscrire l’héritage7. »
9Et pourtant une telle influence est alors difficilement avouable et Vidal ne peut l’assumer trop ouvertement, car après l’expérience de vie communautaire tentée par les disciples de Saint-Simon à Ménilmontant, dans la maison d’Enfantin, qui s’est terminée assez piteusement, le saint-simonisme apparaît comme une religion extravagante et les saint-simoniens comme de dangereux illuminés. Les saint-simoniens de la première époque (1825-1832) ont exercé une influence considérable sur de très nombreux penseurs et aucun pourtant n’ose se réclamer d’eux ouvertement.
10La plupart des socialistes français de cette époque s’engagent avec beaucoup de conviction dans le combat pour l’association, une idée qui se situe aux antipodes de l’individualisme libéral et que les saint-simoniens ont largement contribué à développer. Il s’agit aussi pour ces socialistes de refuser la domination idéologique du courant classique et d’affirmer l’existence d’une théorie alternative. Vidal fait partie de ce nombre : l’ association est, à ses yeux, le seul moyen de rendre les intérêts solidaires, d’organiser le travail ou l’industrie8.
11Cette opposition au courant libéral classique se poursuit chez Vidal par la volonté de se rattacher à une tradition économique française. Contre les disciples d’Adam Smith qui veulent fonder l’économie sur des principes utilitaristes, comme une discipline autonome, désincarnée et coupée des autres rapports sociaux, il affirme sa finalité humaniste : l’économie n’est pas seulement la science abstraite de la production des richesses, elle doit surtout consister en une réflexion philosophique sur les moyens de mettre en œuvre l’organisation sociale la plus juste et la plus équitable, elle a pour but le bonheur de l’homme : « L’économie enseigne ou doit enseigner comment par le travail on peut créer l’abondance, comment on peut faire participer tout homme aux biens, aux joies de ce monde9. »
12Pour affirmer la permanence d’un courant de pensée français humaniste, Vidal se réfère à la tradition physiocratique et à l’enseignement de Quesnay. « Quesnay et ses disciples définissaient l’économie : la véritable science du gouvernement, l’art de rendre les hommes heureux et ils lui donnaient pour base le droit naturel, le droit philosophique. Pour Smith et son école, l’économie est devenue avant tout la science de la richesse, la théorie abstraite de la valeur10. »
13Bien qu’il émette des réserves sur certains aspects de la doctrine physiocratique, sur celui de la répartition des revenus en particulier – « la partie relative à la distribution des richesses est le côté faible de ce système11 »– il revendique, pour l’essentiel, l’héritage des physiocrates, et il se fonde sur leur enseignement pour constituer sa propre doctrine : « Les socialistes entendent l’économie comme l’entendait Quesnay. Les économistes, au contraire, suivent humblement la route frayée par Smith12 ».
14Nous pouvons ici apercevoir une filiation intéressante dans le domaine de la pensée économique : Vidal se fonde sur les principes énoncés par les physiocrates pour s’attaquer aux concepts centraux de la construction idéologique des économistes classiques. D’un tel point de vue méthodologique, le laissez-faire est inacceptable : « Le laissez-faire, qu’est-ce donc autre chose s’il vous plaît que la négation formelle de l’économie ? S’il faut toujours laisser-faire, il est évident que la science est parfaitement inutile [...] La belle science en effet que le laisser-faire13. » Ainsi le marché et la libre concurrence sont fauteurs à ses yeux de désordre et de désorganisation, ils sont responsables des difficultés rencontrées par les travailleurs. « La concurrence ne peut être avantage en réalité qu’à ceux qui ne contribuent en rien à la production, qu’à ceux qui vivent sans rien faire14 ».
15La thèse de l’exploitation des travailleurs par les oisifs est une proposition centrale du socialisme français de la première moitié du xixe siècle. Sur tous les thèmes qu’il développe pour mettre en évidence cet antagonisme fondamental entre les travailleurs et les oisifs – approche méthodologique des physiocrates, dénonciation de l’oisiveté, critique du marché et de la concurrence – Vidal exprime des idées explorées par les saint-simoniens une vingtaine d’années auparavant. Aux dangers de la concurrence, il oppose les vertus de l’organisation qui constitue une garantie suprême d’indépendance pour les travailleurs dans l’exercice de leur travail, et afin de parvenir à une telle organisation du travail, il fait confiance essentiellement au recours à l’instrument monétaire.
II. Son analyse de la monnaie
16François Vidal se réfère à l’analyse physiocratique, nous l’avons vu, et conformément à celle-ci, il représente l’économie sous la forme d’un circuit : il explique ainsi la circulation des richesses dans le cadre conceptuel d’une analyse monétaire. Comme chez les physiocrates, le capital est assimilé aux avances productives et sous cette forme il joue un rôle essentiel dans le processus de reproduction. « Sans lesquels [les capitaux] il n’y a ni travaux, ni améliorations possibles. Il faut donc mettre [...] à la disposition des cultivateurs et des industriels, les avances nécessaires à toute exploitation rationnelle et économique, à tout perfectionnement des procédés de production15. »
17Cependant, il rencontre quelques difficultés pour se libérer de l’emprise idéologique de la théorie quantitative qui régnait alors sans partage. Sa représentation de la monnaie n’est pas exempte de toute référence à la conception de la monnaie marchandise :
- en premier lieu, il souscrit à une conception historiciste de la monnaie : « le troc pur et simple a été le mode primitif des échanges [...] La monnaie a facilité les échanges et favorisé la division du travail16 » ;
- en second lieu, il surestime l’importance de la fonction de paiement de la monnaie en concevant celle-ci, essentiellement, comme un instrument destiné à faciliter les échanges : « L’échange n’est donc pas un but, mais seulement un moyen ; et la monnaie n’est elle-même que l’agent intermédiaire dont se servent les producteurs différents pour échanger à valeur égale, produits contre produits, services contre services17. »
18Sans doute est-il conscient de la difficulté qu’il éprouve pour constituer une théorie débarrassée des prémisses quantitativistes et essaie-t-il de les surmonter en minimisant l’importance de ces définitions abstraites au regard de la nature profonde de la science économique, qui a pour but le bonheur de l’homme, et pour objet les moyens de bonheur ou la richesse18 ? Dans sa perspective méthodologique, nous l’avons vu, les questions théoriques pures n’ont qu’un intérêt secondaire car fondamentalement, au-delà des représentations abstraites, l’économie est une science morale dont la finalité est essentiellement pratique : permettre l’amélioration du sort des travailleurs. Dans une telle optique, qu’importe au fond, dit-il, la nature de la monnaie et sa définition conceptuelle, du moment qu’elle permet la circulation des richesses produites grâce à l’activité des travailleurs. « Si la véritable fonction de la monnaie est de circuler toujours sans être jamais consommée, qu’importe au fond la matière dont cette monnaie est faite19. »
19La forme de la monnaie n’affecte pas sa nature et elle importe peu au regard de la circulation : fondamentalement elle est un titre social qui inspire confiance, et par là même elle est un instrument de crédit ; une monnaie gérée peut remplir les mêmes fonctions qu’une monnaie marchandise.
20« La monnaie [...] est un titre social et c’est là ce qui en constitue le caractère, ce qui fait qu’elle est partout acceptée comme valeur certaine et garantie [...] Le billet de banque est aussi un titre social, et c’est pour cela qu’il inspire confiance, qu’il joue le rôle de monnaie20. »
21Et même, la monnaie de papier semble, pour Vidal, supérieure à la monnaie métallique car sa quantité peut s’adapter plus facilement à la situation conjoncturelle de l’économie : « Nous voulons que l’émission des billets soit toujours proportionnée aux besoins de la circulation, et non pas à l’imprévoyance des spéculateurs21. »
22Ainsi l’utilisation de la monnaie de papier permet de lutter contre les fluctuations cycliques qui désorganisent la production et mettent les travailleurs au chômage. Nous ne sommes pas loin ici d’une monnaie endogène dont la quantité serait réglée par le niveau de la production et qui se situerait, par conséquent, aux antipodes de la théorie quantitative.
23Vidal est très influencé par le socialisme français du début du siècle et on peut dire qu’il en est un des derniers représentants : il est partisan d’une analyse monétaire dans la mesure où il accorde une grande importance à la circulation pour mobiliser les richesses et permettre leur transfert entre les mains des travailleurs. En outre il a une confiance quasi mystique dans les vertus du crédit : « Dans nos sociétés modernes, le crédit c’est la force vive, c’est le nerf de l’industrie, c’est l’élément du travail par excellence. Par le crédit, on peut accélérer ou ralentir, on peut diriger la production, la circulation et la consommation22. »
24Et pourtant, même s’il a la conviction que « le métal est une monnaie socialement imparfaite, une monnaie trop coûteuse et trop limitée, une monnaie qui ne peut jamais être qu’à la disposition des riches23... », et que l’or à terme doit être remplacé par « le papier [qui] est la véritable monnaie de crédit des sociétés basées sur la confiance24 », il est bien conscient qu’il faut aussi prendre de grandes précautions dans la mise en œuvre de la transition entre ces deux formes monétaires car le billet de banque, ne possédant pas en lui même d’équivalent matériel, n’est encore qu’une monnaie très fragile : « Le papier n’ayant point de valeur intrinsèque, ne peut devenir gage lui-même ; il tire du crédit toute sa valeur ; ce n’est qu’un signe qui vaut en raison de la chose signifiée, en raison de la confiance qu’il inspire, en raison de la valeur réelle du gage dont il est la représentation idéale25. »
25La situation du billet de banque est très ambiguë, aux yeux de Vidal, dans la société de son époque : il n’est pas une marchandise comme la monnaie de métal, il n’est qu’un signe nécessitant la confiance pour acquérir une légitimité sociale ; il repose ainsi sur la confiance dans une société où elle ne règne pas encore. C’est pourquoi la création de monnaie de papier est tenue de respecter des règles très strictes si on ne veut pas hypothéquer l’avenir : le billet de banque doit se conformer aux principes quantitativistes qui régissent la circulation de la monnaie marchandise s’il veut avoir une chance de se substituer à elle. Le seul gage qui peut garantir sa valeur sont les produits du travail réalisés en échange de la monnaie créée, c’est-à-dire des crédits distribués : aussi faut-il maintenir une équivalence très stricte entre la quantité de billets et sa contrepartie réelle.
26« Cependant, même dans nos sociétés désordonnées, le papier peut devenir l’intermédiaire des échanges, il peut mériter une confiance égale à celle qu’inspire le lingot ; mais, pour cela, il faut qu’il représente aussi un travail accumulé, une valeur positive ; il faut qu’il ne soit jamais émis que sur nantissement ; il faut en un mot, qu’il soit toujours la valeur dégagée d’un produit existant26. »
27Vidal insiste beaucoup sur cette équivalence stricte entre les billets mis en circulation et les marchandises fabriquées en contrepartie. C’est seulement au prix d’une telle rigueur financière que l’utilisation de la monnaie de crédit, pense-t-il, pourra se généraliser et que l’évolution monétaire à peine entamée pourra se poursuivre. Dans cette perspective, les banques jouent un rôle très important : c’est sur elles que repose l’intégration d’un système financier moderne.
III. Sa conception de la banque
28Le recours à la monnaie doit permettre de transférer les richesses des oisifs vers les travailleurs. Dans cette perspective, le rôle des banques est essentiel. D’abord elles mobilisent le capital pour créditer les travailleurs : « Il est bien évident que les travailleurs ne seront définitivement affranchis que le jour où ils auront la libre disposition des instruments qu’ils mettent en œuvre, des outils sans lesquels ils ne peuvent travailler27. » Ensuite, en mobilisant le capital, elles rendent possible la baisse du taux d’intérêt : « ces banques prêteront à long terme et à faible intérêt [...] elles provoqueront la décroissance progressive du loyer des capitaux ; elles réduiront considérablement les frais et les formalités de toute espèce28. »
29Ces deux mesures sont tout à fait traditionnelles et elles sont proposées depuis longtemps par les courants socialistes et/ou industrialistes. Vidal, pour sa part, essaye de les préciser en envisageant concrètement leur mise en œuvre financière et il fixe pour objectif un taux d’intérêt de 2 ou 3 %.
30« Le taux de l’intérêt à trois pour cent, dans toute la République ! Sait-on bien ce que cela signifie et ce qui pourrait en résulter ? Quel stimulant pour le travail productif ! quelle révolution pacifique et féconde ! quelle atteinte portée au privilège d’oisiveté ! Mais c’est tout un ordre nouveau qui va surgir comme par miracle ! Le travail a conquis ses droits ; la misère et l’exploitation dispa- raissent29... »
31Ce passage exprime bien l’enthousiasme des socialistes utopiques qui pensaient pouvoir faire l’économie d’une révolution violente grâce à la seule vertu de la baisse du taux d’intérêt. Mais pendant que des voix s’élevaient parmi les socialistes pour réclamer le crédit gratuit, Vidal affiche, sur cette question encore, une ambition assez modérée puisqu’il revendique un taux d’intérêt de 3 %, alors même que le taux d’escompte de la Banque de France est resté fixé, invariablement, au niveau à peine supérieur de 4 % jusqu’en 1847. Pour éviter toute dérive financière, il veut en outre imposer aux banques des règles de prudence très strictes dans la distribution des crédits.
32« Tout billet émis par elles [les banques] devrait être donné contre une valeur représentée par un gage ; et quand nous disons valeur, nous entendons valeur présente, valeur capitale, et non pas sur des revenus futurs quoique certains30. »
33En 1848, nous le voyons, Vidal essaie de convaincre le gouvernement de la République des dangers d’une émission excessive et de la nécessité de contrôler cette émission en la gageant sur un crédit réel. Il pense en outre que l’État peut apporter une garantie très efficace pour la solidité de la monnaie et il lui assigne dans sa conception du circuit une place centrale.
34« Que l’État soit le banquier du peuple, puisque le peuple, par son travail, crée toute richesse, crée les capitaux et les revenus des riches, crée les valeurs qui alimentent le trésor, les valeurs qui font vivre la société, les valeurs que l’on consomme et les valeurs que l’on accumule31 ! »
35Dans la double controverse qui suscita un grand intérêt chez les économistes français tout au long du xixe siècle – liberté des banques ou monopole de la Banque de France, banque centrale privée ou banque centrale publique – Vidal prend nettement parti pour un monopole public et pour la transformation de la Banque de France en banque d’État. Cette banque aurait sa propre autonomie de gestion, « avec une existence financière totalement indépendante32 », mais elle serait étroitement contrôlée par le pouvoir politique : elle aurait des succursales dans « chaque département [qui] seraient soumises à un contrôle sévère, à l’inspection des employés supérieurs des finances, à l’inspection d’un commissaire spécial du Gouvernement délégué près de chacune d’elles33 ». L’idée récurrente de Vidal est toujours ici d’imposer à la banque centrale le respect d’une stricte orthodoxie monétaire afin que le public lui conserve sa confiance et qu’il surmonte son appréhension à l’égard de ses billets.
36« On ne saurait prendre trop de garanties contre les abus possibles de l’émission des billets. Il ne faut pas que le papier de banque devienne de la fausse monnaie ; il faut, au contraire, que ce papier inspire une confiance générale, une sécurité universelle, qu’il soit même préféré à l’argent34. »
37Une confiance absolue du public est en effet indispensable pour qu’il surmonte son appréhension à l’égard du billet de banque. Elle rendrait possible, dans des conditions satisfaisantes l’émission de billets ayant cours légal : « Les billets des banques nationales auraient naturellement cours légal dans toute l’étendue de la République35. » Elle aurait évité, en tout cas, au gouvernement de la République de recourir à une mesure pénible comme le décret du 15 mars 1848 instituant le cours forcé des billets de la Banque de France qui représente sans doute pour Vidal un constat d’échec douloureux.
38Après la répression sanglante des journées de juin 1848 et le « rétablissement de l’ordre » qui suivit, François Vidal est mis à l’écart, comme tous les républicains socialistes. Il poursuit cependant sa réflexion monétaire et publie, en 1851, Organisation du crédit... dans lequel il envisage les caractéristiques d’une nouvelle organisation des banques.
39« Selon moi les divers établissements de crédit doivent accomplir des opérations parfaitement distinctes, et néanmoins ils doivent être reliés entre eux et combinés de façon à se compléter réciproquement et à se prêter un concours mutuel. Cette pensée fondamentale domine tout le système36. »
40Afin d’irriguer l’ensemble du tissu économique, le système bancaire doit être à la fois centralisé et spécialisé, suivant un double principe fonctionnel et géographique. Cette organisation est très hiérarchisée :
- la Banque centrale de circulation coiffe tout l’édifice monétaire : elle est chargée de monétiser les valeurs et d’émettre les billets.
- les banques immobilières, situées immédiatement en dessous, pourront prêter sur hypothèque et émettre des obligations portant intérêt : ces banques accorderont des prêts à très long terme dans le but essentiellement d’aider l’agriculture.
- le Comptoir national d’escompte et ses antennes régionales viennent ensuite, qui distribueront du crédit au commerce et à l’industrie.
- les sous-comptoirs de garantie, situés à un échelon encore inférieur, ont pour but de servir d’intermédiaires entre le comptoir national d’une part et ces industriels, ces commerçants et ces cultivateurs, de l’autre, de faciliter l’escompte des valeurs en fournissant un complément de garantie.
41Tous les niveaux entretiennent des relations organiques, ils se prêtent entre eux un concours réciproque et le risque encouru par les utilisateurs du crédit est limité au maximum car les différentes instances se protègent mutuellement : les banques fonctionnent alors comme des compagnies d’assurance ; elles assurent la sécurité financière des prêteurs et la protection sociale des emprunteurs. Elles sont un élément essentiel d’une économie sociale en gestation.
42« Elles [les banques immobilières] sont en même temps des compagnies d’assurance mutuelle entre tous les emprunteurs, cautionnent les débiteurs, se mettant à leur lieu et place vis à vis des créanciers, répondant du remboursement du capital dans un délai déterminé et du service exact des intérêts semestriels37. »
43Cette idée de fonder une économie sociale sur un système de banques, assimilées à des compagnies d’assurance, afin de limiter au maximum le risque encouru par les utilisateurs du crédit est encore caractéristique des précurseurs français du socialisme : elle est déjà formulée en 1825 dans les analyses des saint-simoniens. Vidal exprime ainsi les mêmes préoccupations que ces derniers et pour leur apporter une solution, il propose une organisation de la banque qui a de nombreux points communs avec la leur.
Pour conclure
44Vidal est un représentant typique de ce socialisme français du début du xixe siècle qui se caractérise par une analyse monétaire des faits économiques : autour de 1848, il en développe les thèmes traditionnels ; il s’inspire beaucoup des saint-simoniens en particulier, pour étudier l’organisation des banques. Mais il se singularise au sein de ce courant par la grande rigueur financière dont il fait preuve : il a beau être un partisan convaincu du crédit, il se méfie de cet instrument et de ses dérives possibles. De ce point de vue, l’œuvre de Vidal correspond, dans l’histoire de la pensée socialiste, au moment important où elle s’éloigne des utopies pour prendre en compte la réalité des faits et pour élaborer des stratégies de gouvernement.
45À côté de son œuvre théorique, il a mené une action politique discrète et efficace, respectant toujours ses engagements en faveur de la République. Il n’a jamais fait d’entorse à ses convictions, et après la prise du pouvoir par Bonaparte, il se retire chez lui à Coutras pour ne pas se compromettre avec son régime.
Bibliographie
Références bibliographiques
Ouvrages de François Vidal
– De la Répartition des richesses ou de la de la justice distributive en économie sociale, Paris, Capelle, 1846, 453 p.
– Organisation du crédit personnel et réel, mobilier et immobilier, Paris, Administration de la librairie, 1851, 332 p.
– Vivre en travaillant ! Projets, voies et moyens de réformes sociales, Montargis, Centre de sociologie historique, 1997, 232 p.
– « Réformes économiques », série d’articles parus dans Le Travail affranchi, janvier-juin 1849, Paris.
Autres ouvrages
Agulhon M. (1973), 1848 ou l’apprentissage de la république 1848-1852, Paris, Seuil, 250 p.
Bouglé C. et Halévy E. (éds ; 1924), Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Première année, 1829. Rivière, Paris, 504 p.
Leroy M. (1954), Histoire des idées sociales en France, t. III : d’Auguste Comte à P. J. Proudhon, Paris, Gallimard, 398 p.
Maîtron J. (dir.) (1964), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, première partie 1789-1864 (3 volumes), Paris, Les Éditions ouvrières.
Rist C. (1951), Histoire des doctrines relatives au crédit et à la monnaie depuis John Law jusqu’à nos jours, Paris, Sirey, 540 p.
Weill G. (1900), Histoire du parti républicain en France, Paris, Alcan, 551 p.
Notes de bas de page
1 Voir J. Maîtron, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français,
2 F. Vidal, De la répartition des richesses ou de la justice distributive en économie sociale, Paris, Capelle, 1846, p. 353.
3 Ibid.
4 Ibid., p. 352.
5 Ibid., p. 397.
6 Ibid.
7 F. Vidal, Vivre en travaillant ! Projets, voies et moyens des réformes sociales, Montargis, Centre de sociologie historique, 1997, p. 134.
8 De la répartition des richesses..., p. 352.
9 Ibid., pp. 28-29.
10 Ibid., p. 31.
11 De la répartition des richesses..., p. 87.
12 Ibid., p. 37.
13 Ibid., p. 38.
14 Ibid., p. 45.
15 F. Vidal, Organisation du crédit personnel et réel, mobilier et immobilier, Paris, Administration de la librairie, 1851, p. 32.
16 Organisation du crédit..., p. 154.
17 Ibid.
18 De la répartition des richesses..., pp. 37-38.
19 Organisation du crédit..., p. 154.
20 Ibid.
21 Ibid., p. 133.
22 Vivre en travaillant..., p. 69.
23 Ibid., p. 71.
24 Ibid., pp. 71-72.
25 Ibid, p. 71.
26 Ibid., p. 72.
27 Ibid., p. 83.
28 Organisation du crédit..., p. 325.
29 Vivre en travaillant !, op. cit., pp. 81-82.
30 Ibid., p. 74.
31 Ibid., p. 84.
32 Ibid, p. 74.
33 Ibid.
34 Ibid., p. 75.
35 Ibid.
36 Organisation du crédit..., p. 322.
37 Ibid., p. 81.
Auteur
-
Alain Benausse
Centre Walras Université Lyon II
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