Avant-propos
p. 738-741
Texte intégral
1La période que couvre cette partie va de 1840 à 1932. Elle recouvre à la fois les débats centraux du socialisme français en même temps qu’elle met en lumière, à travers la révolution de 1848, toutes les faiblesses et l’originalité des courants libéraux, associationnistes et communistes confrontés à la question sociale et au développement du capitalisme moderne. Le socialisme français mutuelliste et coopérativiste y tient la première place. Les polémiques mêlent politique et économie. Les positions se croisent et se chevauchent souvent. Le débat Proudhon/Marx ouvre cette deuxième moitié du xixe siècle. La révolution de 1848 va marquer l’échec politique des libéraux français face à une bourgeoisie fortement protectionniste. Le courant associationniste va se prolonger très loin à travers le mouvement des coopératives auquel Gide consacre l’essentiel de la dernière partie de sa vie.
2La première contribution nous ramène au débat Marx contre Proudhon. Ragip Ege montre, au-delà du débat politique, une des racines de l’opposition entre Marx et Proudhon. La réflexion porte sur l’argument fondamental de Marx dans sa critique, à savoir que le raisonnement de Proudhon n’est pas analytique, opinion partagée par Schumpeter. Cette opposition ne peut pas surprendre, au premier abord, le lecteur de Marx puisque l’auteur a toujours insisté sur l’importance de l’abstraction dans l’investigation scientifique, sur le fait que l’abstraction est la condition de possibilité d’une approche analytique des faits d’observation immédiate. On connaît par ailleurs la grande méfiance que nourrit Marx à l’égard de toute méthodologie dite empirique ou inductive en matière de connaissance. Ragip Ege montre que, pour Marx, Proudhon va exactement dans le sens inverse d’un travail analytique. Or Proudhon ne renonce pas au phantasme d’une explication de la totalité de la réalité sociale. La confrontation Marx/Proudhon n’est donc pas seulement politique mais plus profondément théorique et méthodologique.
3André Tiran revient à Proudhon dans la partie de son héritage qui reste vivant. Un des points que Proudhon partage avec les libéraux c’est son opposition à l’emprise de l’État sur la vie économique et sociale. Tout le secteur de l’économie sociale en France s’inspire en totalité ou en partie des principes que Proudhon a développés en son temps. Le mouvement des coopératives de production, de consommation, le renouveau des associations de solidarité financière ou les SEL fonctionnant sur les principes de la réciprocité et qui mobilisent des dizaines de milliers d’acteurs, suffisent pour que l’on s’intéresse à un domaine que la théorie économique dominante ignore totalement. Le projet d’économie mutuelliste a souffert d’un double préjugé. Celui des marxistes, d’une part, qui le dénonçaient comme l’instrument de la collaboration des classes, projet d’une société de petits propriétaires. Et celui des libéraux, d’autre part, pour qui le nom de Proudhon reste attaché à celui d’anarchisme avec toute la mythologie de violence sociale que cela recouvre. Proudhon partage avec les libéraux la conviction que les lois de la nature (celles qui sont à l’œuvre dans le système économique) sont identiques à celle de la raison. Cette raison, il la voit justement dans la réalisation d’une économie mutuelliste.
4 Francis Démier, dans sa contribution, nous livre tout à la fois un récit et une analyse passionnante de l’action des Économistes libéraux pendant et après la révolution de 1848. Les Économistes français semblent n’avoir aucune prise sur une révolution de 1848 dont l’originalité se manifeste par la prégnance des doctrines socialistes qui rejettent avec force un libéralisme économique identifié au guizotisme. La révolution de 1848 n’est pourtant pas une surprise pour le groupe des Économistes. Dès le tournant des années 1840, alors que s’installe un optimisme sans faille dans le libéralisme, de nombreux économistes nourrissent les plus sombres pronostics sur l’avenir de la « voie française vers le capitalisme ». Jusqu’au lendemain de la Révolution de 1830, les économistes se réclament fortement d’un combat libéral contre l’Ancien Régime. C’est en arrachant la France à un sous-développement lié à l’héritage de l’économie de monopole et de privilèges que l’on dépassera définitivement l’ère des conflits et des révolutions. La décennie 1830 les consacre comme des porte-parole du progressisme de Juillet. On attend d’eux qu’ils suggèrent des solutions sur tous les problèmes de la « modernité » : hygiène publique, démographie, ordre social, centralisation administrative ou question de la propriété rurale. L’économiste français en quelques années est devenu idéologue à tout faire de la monarchie orléaniste. Francis Démier remet en cause nombre d’idées reçues sur cette période. On tire souvent de ce constat l’idée d’une dérive libérale conservatrice d’une économie politique devenue science de gestion du régime des notables. En fait, dès le début des années 1840, les économistes portent un diagnostic très réservé sur le régime et sont de plus en plus attentifs au retour régulier de cycles économiques. Adolphe Blanqui redoute que la décennie 1840, loin de tenir les promesses d’une expansion assurée, inaugure une croissance plus fragile et incertaine. Au total la révolution de 1848 aura créé une tradition conservatrice de l’économie politique libérale française alors que sous la Restauration et sous l’Empire, elle était à la pointe avancée du combat contre le privilège économique avec Jean-Baptiste Say et qu’elle s’imposait comme la voie du progrès. La Révolution de 1848 va faire des libéraux français la pointe avancée de la lutte contre le socialisme et ancrer dans l’idée de nos contemporains une image profondément déformée de la pensée libérale.
5Dans cette troisième contribution, John Cunliffe et Guido Erreygers examinent la théorie des droits de propriété de deux contemporains, Hippolyte Colins (1783-1859) et François Huet (1814-1869). Les deux ont un arrière-plan franco-belge, et sont fortement influencés par l’économie politique française et la littérature socialiste du milieu du xixe siècle. Colins publie son travail majeur, Du Pacte Social et de la Liberté Politique Considérée comme Complément Morale de l’Homme, anonymement à Paris en 1835. Bien que ce travail sur la propriété et l’héritage ait été inachevé, c’est à travers lui que Huet élabora son analyse avant la publication de son œuvre majeure Le Règne Social du Christianisme publié en 1853. Leurs théories concernent des problèmes controversés et très actuels. Leur affinité générale avec les « libertarians » ou libéraux-égalitaires est très marquée. Leurs vues respectives sur la propriété et héritage et l’origine de leurs théories sont développées. La conclusion attire l’attention sur la signification actuelle de leur contribution intellectuelle à la théorie de la propriété.
6Alain Benausse nous présente un autre socialiste français François Vidal (1812-1872) fortement influencé par les saints-simoniens. Après le déclin de l’église saint-simonienne et la dispersion des apôtres, il collabore avec les fouriéristes : il devient en particulier un des rédacteurs de la Démocratie Pacifique de Victor Considérant ; il publie également des articles dans la Revue indépendante dirigée par P. Leroux. Son premier ouvrage, Les Caisses d’épargne, les banques et les ateliers de travail agricole, écrit en 1835, publié en 1843, nous renseigne déjà sur la primauté qu’il accorde aux questions financières. Il approfondit sa réflexion théorique dans un deuxième ouvrage, publié en 1846, De la répartition des richesses ou de la justice distributive en économie sociale. Pendant la période révolutionnaire de la deuxième République, février-juin 1848, il termine la rédaction d’un nouvel ouvrage, Vivre en travaillant ! Projets, voies et moyens de réformes sociales, dans lequel il précise, à la lumière des événements traversés, sa conception de la transition socialiste. Après les journées de juin 1848 et la répression sanglante du mouvement populaire par les troupes du général Eugène Cavaignac, il poursuit son combat dans les rangs démocrates socialistes. Vidal est un des représentants typiques du socialisme français du début du xixe siècle qui donne une importance cruciale aux questions du crédit et de la monnaie. De ce point de vue, l’œuvre de Vidal correspond, dans l’histoire de la pensée socialiste, au moment important où elle s’éloigne des utopies pour prendre en compte la réalité des faits et pour élaborer des stratégies de gouvernement.
7Bernard Delmas revient sur Paul Lafargue plus souvent identifié comme l’auteur pamphlétaire du Droit à la paresse, que comme l’un des premiers vulgarisateurs en France des théories de Marx, auteur d’études qui annoncent certaines des idées développées ensuite par les théoriciens de l’impérialisme. Au-delà de l’anecdote, ce qui est en jeu ici, c’est à la fois la question des formes de la diffusion en France de la théorie marxiste et celle de la confrontation des socialistes français avec les économistes libéraux. Il est probable que les ombres portées de Marx d’une part, de Jean-Baptiste Say et des grands auteurs classiques d’autre part, ont contribué à masquer l’intérêt de ces débats. Dans les échanges très polémiques entre le Socialiste et le Journal des économistes, ce sont tous les conflits majeurs de ce champ qui reçoivent un éclairage intéressant pour l’histoire politique et intellectuelle du tournant du siècle. À Paris, en mars 1895, paraît un livre étrange : « La propriété, origine et évolution. Thèse communiste par Paul Lafargue, réfutation par Yves Guyot ». L’éditeur Delagrave, s’étant vu proposer par le gendre de Marx un texte peu orthodoxe, avait imposé – à titre de contre-feu – qu’il fut précédé d’une réfutation détaillée par l’économiste libéral Guyot, ancien ministre. Même si les deux camps ont fait assaut de dogmatisme et d’étroitesse de vue, leurs débats nous informent sur une période clé du libéralisme et de l’implantation du marxisme en France. Lafargue a joué un rôle essentiel dans la diffusion du marxisme en France. Difficile acclimatation, on le sait, où les adjonctions fantaisistes de certains ne compensaient pas, bien au contraire, la perte de substance théorique généralement constatée.
8M.A. Maupertuis et P.M. Romani traitent de l’apport d’Adolphe Landry. Après une présentation synthétique de son analyse, en particulier de sa théorie de la répartition et des prix, nos auteurs s’interrogent sur le bien-fondé de l’approche marginaliste de A. Landry. En fait celui-ci se sert plutôt du raisonnement à la marge comme instrument critique afin de démontrer d’une manière « objective et positive » la supériorité du système socialiste sur le système capitaliste dont il met en évidence les carences. Cette approche vaudra à Landry d‘être classé parmi les socialistes même si cette appellation est fortement contestée par les penseurs socialistes de l’époque.
9Notre dernière partie est consacrée à Charles Gide (1847-1932) à travers les contributions d’Yves Breton et de Marc Pénin. Yves Breton nous présente un Charles Gide tiraillé entre l’économiste et le militant de la coopération. Gide, militant de la coopération, minimise l’entrepreneur en l’assimilant, en certaines occasions, à un simple intermédiaire ou en soulignant le fait que ses fonctions n’exigent pas des qualités spéciales ou exceptionnelles. La volonté constante qu’il a de se démarquer des économistes libéraux ne l’empêche pas – surtout après la Première Guerre mondiale – de souligner le courage, l’énergie et le dynamisme que doit posséder l’entrepreneur dans l’exercice de ses fonctions. Dans sa vision de l’entrepreneur, Gide ne cesse donc, jusqu’au début des années vingt d’être tiraillé entre son engagement dans le mouvement coopératif et les exigences de l’économiste qu’il est, conscient que certaines réalités sont difficilement contournables. Il semble toutefois que dans les toutes dernières années de sa vie, son point de vue de coopératiste et celui d’économiste se soient sensiblement rapprochés. L’évolution du système industriel dans les pays développés, plus particulièrement aux États-Unis, lui a révélé, en effet, l’importance accrue du manager dans le nouveau capitalisme, importance en parfaite harmonie avec ses conceptions coopératistes.
10Marc Pénin nous fait découvrir un Gide futuriste en matière monétaire et encore novateur dans les années vingt. La pertinence de certaines de ses analyses dans l’entre-deux-guerres est indiscutable. Comme Keynes jusque dans les années vingt, il est un économiste essentiellement classique mais capable d’adopter, sur divers points notamment monétaires, des vues assez hétérodoxes. Les choses changent à l’approche des années trente : au moment même où Keynes s’éloigne alors de la théorie quantitative et recherche de nouvelles voies, Gide qui insistait, au lendemain de la guerre, sur le fait que la théorie quantitative ne pouvait à elle seule expliquer le mouvement général des prix, semble y adhérer de plus en plus étroitement. C’est une évolution paradoxale, car un fort courant parmi les économistes français met précisément en cause la théorie quantitative, mais ce n’est pas totalement surprenant venant d’un personnage qui semble s’être fait une règle de naviguer à contre-courant des opinions dominantes. Toutefois en 1931, Charles Gide a 84 ans ; il est presque totalement sourd, souffre d’un cancer de l’œsophage et continue néanmoins à manifester une activité débordante dans le domaine coopératif.
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