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Les traditions économiques françaises

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Pierre Dockès
, 
Ludovic Frobert
, 
Gérard Klotz
, 
et al.

Huitième partie. Questions sociales

L’économie sociale à Lyon : l’action et l’œuvre de Paul Pic

Denis Bayon et Ludovic Frobert

Texte intégral

  • 1 Pour une analyse plus détaillée nous nous permettons de renvoyer à nos autres contributions sur cet (...)

1Paul Pic (1862-1943) fut l’un des principaux acteurs du développement, théorique et sur le terrain, de l’économie sociale à Lyon. Cette note visera à résumer les principaux aspects de cette activité1. Son engagement local est surtout dominé par la création et l’animation de la revue Questions pratiques de législation ouvrière et d’économie sociale (I) C’est un réformisme optimiste fortement enraciné dans le solidarisme qui donne corps à ses prises de positions progressistes sur les assurances sociales, sur les conventions collectives, sur le contrat de travail, avant 1914 (II). L’entre-deux guerre est surtout dominée par la perte de substance de cette idée réformiste, par la dénonciation des tyrannies et finalement par une analyse beaucoup plus conservatrice du monde du travail.

I. L’engagement local et la création des questions pratiques de législation ouvrière et d’économie sociale

2Paul Pic est né à Alger le 31 mai 1862 où son père était juge au tribunal. Il devient docteur en Droit en 1885 en soutenant une thèse de droit comparé (Mariage et divorce en droit international et en législation comparée) et s’inscrit au barreau de Lyon. Il est agrégé des facultés de droit en 1890 et enseigne à l’École d’Alger durant un an. Dès 1891 il est nommé à la faculté de Lyon ; professeur titulaire en 1895, il enseignera jusqu’en 1932 se consacrant prioritairement à la « législation industrielle et commerciale », domaine auquel il consacre son œuvre théorique.

  • 2 Sur ce milieu, voir C. Fillon, Histoire du Barreau de Lyon sous la Troisième République, Lyon, ALEA (...)
  • 3 Paul Pic, « Un voyage social en Angleterre », Questions pratiques de législation ouvrière, 1907.

3Lors du premier tiers du xxe siècle, Pic fut très lié avec les leaders radicaux socialistes lyonnais tels Edouard Herriot, Justin Godard ou Émile Bender2. Il ne fit toutefois pas carrière politique ; il échoua aux élections du conseil général en 1901 et ses seules responsabilités politiques se limitèrent à un poste de conseiller municipal de Lyon entre 1905 et 1908. C’est à ce titre qu’il accompagne une délégation du conseil municipal en Angleterre et rapporte les réalisations sociales des municipalités anglaises en matière de service public, assurances sociales, logement, etc. – ce que Pic reconnaît comme un « socialisme municipal »3. L’analyse qu’il livre de la situation sociale anglaise vient renforcer ses prises de positions interventionnistes (voir « Un voyage social en Angleterre », 1907). Il s’inspirera ainsi des réalisations anglaises dans le rôle important qu’il joua dans la création et la gestion des Habitations à Bon Marché à Lyon. Il occupa enfin diverses fonctions aux Hospices civils de Lyon.

4Ses réalisations les plus marquantes sont toutefois en lien direct avec ses recherches théoriques.

5Ses recherches en droit comparé le pousseront à militer en faveur de la mise en place d’une législation sociale internationale. Pic participe à la création de l’ A ssociation internationale pour la protection légale du travail à Paris en juillet 1900 ; il sera longtemps membre de son comité directeur.

  • 4 La revue change de nom en 1920 et devient, Questions pratiques : droit ouvrier, économie politique (...)

6En 1900, paraît le premier numéro de la revue Questions pratiques de législation ouvrière, qui, interrompue lors du premier conflit mondial, paraîtra jusqu’en 19364. Pic en est le fondateur avec Justin Godait ; il prendra rapidement en charge l’intégralité de la direction de la revue, Godart entamant très vite une brillante carrière politique. Son rôle est prépondérant avant 1914 : Pic ne signe pas moins de quarante-sept articles et rédige l’intégralité des « chroniques ouvrières » qui rendent compte des congrès des « institutions ouvrières » (organisations professionnelles, coopératives) aussi bien françaises qu’étrangères.

  • 5 Échange épistolaire entre Paul Pic et Léon Walras publié dans W. Jaffé (ed.), Correspondance of Léo (...)
  • 6 J. Godart et P. Pic, « Notre programme », Questions pratiques de législation ouvrière, 1901, p. 41.

7Cette revue, qui recevra sept ans plus tard les louanges de Léon Walras pour lequel Questions pratiques constitue « le seul [recueil] véritablement indépendant de la doctrine officielle5 », sera une réelle ouverture scientifique, contribuant à la création du champ d’investigation des relations industrielles. Pic estimait que la législation ouvrière n’est qu’une expression des réalisations de l’économie sociale ; les efforts législatifs doivent reposer, en vue de les consolider, sur l’ensemble des initiatives privées visant à améliorer le sort de la classe ouvrière. L’objectif de la revue est clairement défini dès le premier numéro : il s’agit de créer « une revue populaire de législation ouvrière et d’économie sociale » afin de « fortifier [...] l’action individuelle par l’action législative, sage, mesurée, méthodique6 ». Cette revue se fixe donc un objectif pédagogique : celui de rendre compte de la naissance et de l’évolution du droit du travail. Il s’agit de rendre compte sur le vif « des progrès et des fluctuations incessantes de cette législation nouvelle ». Cette entreprise d’information, largement ouverte à des auteurs d’opinions diverses, mais se reconnaissant dans cet objectif, exposera les rapides transformations de la législation ouvrière française, la comparera aux institutions similaires à l’étranger et dressera un tableau détaillé du mouvement social, ceci à l’aide d’articles de fond et de chroniques synthétisant statistiques, documents d’origine diverses, lois décrets, etc. intéressant les questions ouvrières.

8La plupart des collaborateurs de la revue sont issus des facultés de Droit ; ils sont (ou seront) professeurs : Appleton, E. Lévy, Josserand à Lyon, Ch. Gide, P. Cauwès, R. Jay à Paris, M. Bourguin, Guemier, L. Brocard en province ; certains collaborateurs connaîtront des carrières politiques de haut niveau : tels A. Millerand, E. Herriot, L. Bonnevay, J. Godart.

9Mentionnons également un collaborateur de choix : Léon Walras. Pic rend compte de la quatrième édition des Éléments d’économie politique pure en 1902. Un échange épistolaire entre Pic et Walras suit cet article qui aboutit à la publication d’un article de Walras en 1907, « La paix par la justice sociale et le libre-échange », publié en septembre-octobre. Suite au bon accueil de ses recherches, Walras tentera de faire de Lyon une place avancée de l’enseignement de l’économie mathématique en France. Il échouera dans ce projet.

10Si Pic fait figure de vigie de la revue, ses positions ne seront jamais excluantes et Questions pratiques reflète un réel pluralisme : des représentants du patronat lyonnais prennent la plume (M. Isaac), E. Lévy – auquel Pic s’oppose cependant vigoureusement – développe librement et longuement ses thèses en faveur du « socialisme juridique ».

  • 7 Telle la première des discussions confiée à Emmanuel Lévy en 1903, intitulée « L’affirmation du dro (...)

11Dans le sillon de la création de cette revue – qui reste la réalisation la plus aboutie – P. Pic et J. Godart sont à l’origine d’un Office social de renseignements et d’études de Lyon qui vise à mener à bien par d’autres voies le programme des Questions pratiques tout en fournissant aux analyses de la revue des bases solides. Cet office vise à créer l’équivalent au niveau régional du Musée social parisien. Le premier objectif est de créer un centre d’information comprenant une bibliothèque détaillée, recevant des documents d’origine syndicale, légale, etc. qui peuvent alors être consultés contre cotisations pour les industriels et commerçants (l’office désire vivre de ses fonds propres et non de subventions municipales), gratuites pour les ouvriers et leurs organisations professionnelles. L’office se chargera des publications de documents et d’enquêtes qu’il aura lui-même commandé par le biais d’une nouvelle revue Le Mouvement économique et social dans la région lyonnaise. L’office devrait également assurer la formation d’ingénieurs sociaux, « former les éducateurs du peuple » (Le Mouvement économique et social, 1901, p. VII). Des cycles de cours et de conférences seront également organisés, visant des publics variés, destinés à toucher le monde ouvrier. Le rationalisme optimiste du projet apparaît clairement dans ses formules les plus emphatiques : « Ce sont les enquêteurs de l’Office ceux qui se grouperont autour de lui qui s’efforceront de répandre par la parole, la connaissance exacte des questions vitales du travail. Leur tâche sera parfois difficile car ils iront sans autre souci que d’établir la vérité d’après les faits, que de renverser les fausses interprétations, les flatteuses chimères, que de faire œuvre scientifique et non de parti » (ibid., p. XIV). L’Office fut un demi-échec : des conférences furent organisées dont certaines se révéleront importantes7, mais le centre de documentation ne se mit jamais réellement en place et Le Mouvement économique ne connut que deux recueils annuels (1901 et 1903).

II. L’optimisme réformiste avant 1914

  • 8 Le Doyen P. Roubier a ainsi pu noter que le traité de P. Pic était l’un des ouvrages « les plus con (...)

12Pic fut avant toute chose un théoricien promoteur d’un champ nouveau : l’économie et la législation industrielle qu’il contribua puissamment à défricher. Son œuvre majeure est sans conteste son Traité élémentaire de législation industrielle, titre auquel Pic rajouta Les lois ouvrières à partir de la seconde édition, qui fut réédité, augmenté et actualisé six fois entre 1893 et 1930 et connut plusieurs suppléments qu’il rédige alors avec Jean Kréher : en 1933, en 1937 (en vue de présenter et d’analyser les lois industrielles du Front populaire) et 1943 (l’ouvrage dresse alors le bilan des années 1937-1943). L’ouvrage fut longtemps le seul de la littérature française à présenter et analyser l’ensemble des textes et décisions jurisprudentielles concernant le droit du travail8. Dans ce domaine, Pic occupe une place de premier plan au tournant du siècle dernier.

  • 9 P. Pic, Traité élémentaire de législation industrielle, 1903, p. 30.

13Cet ouvrage, comme l’ensemble de son œuvre, contient un effort systématique de théorisation des relations industrielles en vue de fonder scientifiquement l’analyse juridique. Pic vise à faire œuvre d’économiste à part entière. La législation ouvrière constitue en effet de « l’économie sociale appliquée », le laboratoire d’étude et d’expérimentation des lois de l’économie politique. L’application de la méthode nouvelle telle qu’elle se développe à la fin du xixe siècle, inductive et expérimentale, permettra d’isoler le principe d’évolution et remettra ainsi en cause le fixisme de la science économique libérale. Pic inscrit explicitement son analyse au sein de l’école historique dont il retient l’idée que « les lois sociales s’expliquent par les lois de la vie, lesquelles procèdent à leur tour des lois inorganiques9 ». Un même principe guide cette imbrication de lois : celui de l’évolution, appliqué avec succès dans les sciences de la vie. Or cette évolution n’est pas aveugle et conduit tout ensemble social complexe à se réaliser dans un état de solidarité, d’interdépendance consciente et désirée.

  • 10 Dès 1902, le Traité de Paul Pic contient en épigraphe une citation de Léon Bourgeois, grand prêtre (...)

14L’œuvre de Pic, ses recherches en matière de législation et relations industrielles se présentent alors explicitement comme l’application à ce champs nouveau des enseignements de l’école solidariste10 qu’il présente comme un des développements les plus prometteurs de l’école historique et de l’enseignement positiviste, permettant, en particulier, de « dégager un criterium précis [en vue] d’établir une ligne de démarcation entre action de l’État et l’action individuelle » (Traité, 1903, p. 41).

15Trois propositions en découlent :

  • une dévalorisation de la morale belliqueuse, commune à la concurrence libérale et à la lutte de classe marxiste ;
  • l’accent mis sur l’association libre ; la solidarité sociale procède prioritairement de l’action collective et de négociations et de transactions entre groupes sociaux de plus en plus pénétrés de l’idée d’interdépendance ;
  • la conscience sociale étant insuffisamment développée, une action de l’État s’avère indispensable afin d’activer l’évolution vers une société solidaire.
  • 11 Tels que les reconnait H. Hatzfelf, Du paupérisme à la sécurité sociale : essai sur les origines de (...)

16Les analyses et propositions de loi qu’il est amenées à développer dans ses travaux (Traité élémentaire, Questions pratiques et de nombreux articles parus dans les revues juridiques) le classent alors dans les rangs des « républicains de progrès11 » soutenant infatigablement les institutions ouvrières et le droit ouvrier (syndicats, coopératives, conventions collectives naissantes), le droit de grève, les projets visant à la mise en place des assurances sociales.

17Il s’engage ainsi de manière particulièrement nette en faveur des retraites ouvrières obligatoires et de l’ensemble des projets assurantiels qui constituent selon lui une question fondamentale pour la démocratie. Seule une classe ouvrière soustraite à l’assistance ou la mendicité, c’est-à-dire protégée de la régulation concurrentielle, peut connaître une élévation morale à même de remplacer la morale belliqueuse – l’affrontement de classe – par la conscience de l’interdépendance sociale. Celle-ci nécessite la mise en place d’institutions appropriées, dévoilant la nécessaire solidarité des groupes sociaux et les principes de justice sur lesquels celle-ci peut se fonder. Les premières ébauches de conventions collectives apparaissent prometteuses pour Paul Pic. Ces institutions raisonnables permettront « l’économie d’une révolution » derrière laquelle se dresse nécessairement pour Pic le visage de la tyrannie. À cet égard les réalisations sociales anglaises constituent un jalon pour l’évolution ultérieure de la société française.

  • 12 P. Pic, « Le conflit des doctrines sociales au début du xxe siècle d’après un livre récent », Quest (...)

18Son opposition aux libéraux établis est alors totale : « Les libéraux [répètent] que l’assurance obligatoire est une prime à l’imprévoyance et une atteinte à la liberté [or] l’imprévoyance est une conséquence de la misère et l’assurance y remédie [...] l’assurance augmente la liberté [...] sauvegardant au travailleur sa dignité d’homme libre et de citoyen » (Traité élémentaire, 1903, p. 1030). Mais il reproche symétriquement aux socialistes, contempteurs de la propriété de se prononcer « contre le droit naturel, c’est-à-dire contre les assises mêmes de la société contemporaine », méconnaissant alors qu’il est question d’un « droit qui repose sur des nécessités organiques de la société humaine12 ». Il se prononce donc nettement pour un idéal réformiste dont le soubassement est constitué par la notion de solidarité, et dont la principale expression est l’interventionnisme « solution transactionnelle entre les utopies socialistes et l’optimisme individualiste » (Traité élémentaire, 1903, p. 11).

III. L’évolution du programme dans l’entre-deux guerres

19L’évolution politique, économique et sociale postérieure à la Première Guerre mondiale est loin de valider le rationalisme réformiste de Paul Pic et ses illusions concernant progrès et consensus : entre 1920 et 1940, il continue opiniâtrement à comptabiliser les avancées du « modèle intégrationniste, réformiste et évolutif ». Mais force est de constater qu’ils sont minimes sauf en ce qui concerne le progrès des assurances sociales sanctionné par les lois décisives de 1928 et 1930. Le phénomène qui domine sa réflexion et focalise ses analyses, est alors la montée des tyrannies. Son positivisme antérieur le conduit à stigmatiser tout particulièrement les tyrannies de gauche dont l’épanouissement résulte selon lui de l’incapacité politique et peut-être plus foncièrement intellectuelle de la classe ouvrière fermée à la Raison.

  • 13 P. Pic, « Le 1er mai et sa mystique, grève générale et syndicats de fonctionnaires », Questions pra (...)

20Son interprétation des grandes grèves anglaises et françaises de l’immédiat après-guerre fournit les coordonnées principales de son nouveau point de vue. Catastrophiques pour les deux nations, elles ont marqué en outre l’échec du mécanisme contractuel dû, dans les deux cas, à l’irresponsabilité politique des syndicats inconscients des nouvelles « contraintes » économiques. Cette irresponsabilité est l’expression d’une volonté d’affrontement dont la responsabilité ressort à une « minorité agissante et tyrannique13 » manipulée de l’extérieur par le pouvoir bolchevique et dont les moyens sont le complot et le terrorisme. L’objectif revendiqué n’est plus la négociation dans le cadre des règles et valeurs antérieures, mais le renversement du régime présent et l’institution d’un nouveau système centralisé dans lequel les droits de l’homme seraient bafoués.

  • 14 P. Pic, « Le corporatisme contemporain ». Revue politique et parlementaire, 160, 1934, pp. 397-398.

21La dénonciation de la « mystique corporative » constitue également un épisode significatif dans la trajectoire de P. Pic. En 1934-1935, il publie une série de textes extrêmement critiques sur les expériences italiennes et surtout allemandes. Le « corporatisme intégral et révolutionnaire » de Mussolini est un système autoritaire qui vise à abolir les libertés civiles, politiques et économiques et imposer un régime de terreur centralement dirigé. La Charte du Travail allemande de 1934 consacre l’éradication des syndicats libres et la collusion entre le haut-patronat et le régime nazi. Ces tyrannies sanctionnent finalement la victoire de l’économique sur le politique : « Cette prédominance de l’économique sur le politique tend à oblitérer dans certains États européens la notion même de civisme. Dans ces États, courbés sous la dictature, nous voyons des techniciens de tout ordre, il n’y a plus de citoyens14. »

  • 15 Paul Pic, « Les nouvelles lois ouvrières », Revue politique et parlementaire, 173, 1937, p. 215.

22L’analyse de l’expérience du Front populaire marque un basculement encore plus net et une radicalisation de l’hostilité de Paul Pic aux partis de gauche au pouvoir, déjà stigmatisés dans le cas des expériences anglaises et australiennes au tout début des années trente. Il estime que le passage au pouvoir du Front populaire a été un vecteur de désordre et d’anarchie. Sous couvert de réformes, c’est une volonté de modifier les « structures » du capitalisme, tout particulièrement la propriété, qui est envisagée. Cet abandon de toute sagesse économique et sociale témoigne, là encore, de la collusion entre le gouvernement, « gouvernement de classe qui se refuse à sévir contre tous les mouvements de grève, contre tous les fauteurs de désordre, et qui tolère, lorsqu’il n’encourage pas, les occupations illégales d’usine15 », d’une part, d’autre part, la « tyrannie syndicale ».

  • 16 Paul Pic et Jean Kréher, Le Nouveau Droit ouvrier dans le cadre de la charte du travail, 1943, p. 3 (...)
  • 17 Ibid., p. 25.

23La déraison et l’irresponsabilité de la classe ouvrière ne nécessitent-elles pas de revenir sur la liberté syndicale, sur l’autonomie, sur la libre détermination des agents, et sur l’entière liberté d’expression et de revendication économique, mais aussi politique de certaines classes sociales ? Un consensus fort sur certaines valeurs et sur certaines règles, expression de l’interdépendance organique des producteurs dans une société complexe, ne doit-il pas être imposé par le haut, sans négociation et sans discussion ? En 1943, un an avant sa mort, Paul Pic publie Le Nouveau Droit ouvrier français dans la cadre de la charte du travail. L’ouvrage est significatif d’une dérive de l’auteur, ou plus précisément de l’absence de boussole qui caractérise alors sa production. La dernière décennie a enregistré des « réformes de structure » allant dans le sens « du corporatisme et de l’économie dirigée ». L’ancien capitalisme reposant sur le droit libéral et individualiste inspiré des principes de la Révolution est aboli et le nouvel « interventionnisme étatique » repose sur les trois piliers que sont le travail, la famille et la patrie. Le principal acquis du nouveau régime est l’extinction de la lutte des classes : « Le but poursuivi est au contraire d’harmoniser sous l’égide de l’État, et en vue du bien public, dans un esprit d’union et de coopération sincère (esprit communautaire), les activités conjuguées du patronat et du salariat. » C’est en fait une résurgence du thème de la solidarité et de l’interdépendance de tous les producteurs ; « l’esprit communautaire, qui est à la base de la grande réforme corporative [...] tend à triompher définitivement de l’individualisme outrancier des libéraux de jadis, aussi bien que du dogme marxiste de la lutte des classes16 ». Néanmoins l’ouvrage ne peut en aucun cas être assimilé à celui d’un coryphée du nouveau régime vichyste. Les convictions réformistes et démocratiques de Pic continuent à s’exprimer et affleurent lorsque, dans cet ouvrage publié en 1943, il émet certains bémols sur le nouveau régime. Le régime de la Charte du travail n’est qu’une « pierre d’attente » dans la mesure où « toute corporation véritable implique une étroite union de tous ceux qui coopèrent à la production ; or, sous le régime de la loi de 1940, les employeurs seuls sont appelés à faire partie des comités » (comités d’organisation). En outre, il souligne que « la corporation ne se conçoit pas sans un self-govemment au moins relatif17 ». L’exigence d’une nécessaire présence des représentants ouvriers à la table des négociations au sein de la corporation et l’exigence d’une autonomie véritable des centres de production ne constituaient pas de maigres entorses au corporatisme réalisé dans les faits par les régimes autoritaires.

Conclusion

  • 18 Paul Roubier, op. cit., pp. 64-65.
  • 19 En phase cependant avec les bouleversements juridiques de son temps. Sur ce point, voir A.J. Arnaud (...)

24Aveugle à certaines innovations des années trente (planisme, keynesianisme...), marquée dans cette période par un manichéisme évident, l’œuvre de Paul Pic appartient, dans sa positivité et par sa culture, aux années 1890- 1914. C’est dans cet intervalle que le juriste lyonnais réalise ses projets théoriques et pratiques les plus féconds. L’hommage que le Doyen Roubier rend à son œuvre en 1944 s’est fait l’écho de ces réalisations. Il relève que dans la dernière décennie du xixe siècle, Paul Pic s’était fixé comme objectif « d’écrire le droit du travail »18, d’investir ses efforts dans un domaine où les rapports entre individus avaient longtemps été réglés par les mœurs ou la coutume et où désormais commençait à s’exercer l’action législative. C’est la méthode mobilisée dans son Traité de législation industrielle qui trahissait alors l’orientation de son enquête. P. Pic procédait d’abord à une revue bibliographique étendue sur le sujet pour ensuite apporter un éclairage historique et un éclairage comparatif sur la loi étudiée. Ce n’est qu’après qu’il proposait un commentaire de la loi positive et étudiait l’interprétation et la jurisprudence. Enfin, il mentionnait les imperfections de la loi et en suggérait les modifications souhaitables. Approche originale et novatrice19 car, comme le souligne P. Roubier, « jamais jusque-là on n’avait fait apparaître le droit en vigueur simplement comme un moment fugitif au milieu d’une longue évolution ». Ce souci de positivité et de reconnaissance de la relativité historique des normes et règles juridiques qui conditionnait en particulier le contrôle et la répartition des richesses était solidaire des sympathies doctrinales de Paul Pic ; son tableau d’ensemble des « lois ouvrières » les plus novatrices, conventions collectives, accidents de travail, syndicat, assurances sociales... étant envisagée, comme l’indiquait judicieusement P. Roubier, « surtout sous l’angle le plus humanitaire et le plus généreux, comme le droit des classes non-possédantes ».

Bibliographie

Bibliographie de Paul Pic

L’œuvre de Pic est abondante et sort parfois de la législation et des relations industrielles. Nous ne mentionnons ici que les travaux les plus marquants de Pic dans ce champ.

La Législation du travail en France (rapport présenté au congrès international de législation du travail de Bruxelles), Bruxelles, Weissenbruch, Paris, A. Rousseau, 1893.

Traité élémentaire de législation industrielle, les lois ouvrières, Paris, Rousseau, 1re éd. 1894, refondue en 1903, puis augmentée en 1908 et 1912.

La Loi du 9 avril 1898 sur les accidents du travail, Paris, Larose (extrait de la Revue d’économie politique), 1898.

« La législation ouvrière », Questions pratiques de législation ouvrière, 1900.

« Notre programme », avec J. Godart, Questions pratiques de législation ouvrière, 1900.

« L’office social de renseignements et d’études de Lyon », avec J. Godart, Le Mouvement économique et social dans la région lyonnaise, 1901.

« Chronique législative : la question des retraites » ; Questions pratiques de législation ouvrière, 1901.

« Les congrès ouvriers et la révolution sociale », Questions pratiques de législation ouvrière, 1901.

Capacité civile des syndicats professionnels. La Jurisprudence et le contrat collectif de travail, Paris, Larose (extrait de la Revue trimestrielle de droit civil), 1902.

« De l’interventionnisme », Questions pratiques de législation ouvrière, 1902.

« Les syndicats de producteurs et la loi pénale », Revue politique et parlementaire, 1902, novembre.

« Le centenaire du code civil et le droit social de demain », Questions pratiques de législation ouvrière, 1904.

De la rupture ou de la suspension d’exécution du contrat de travail par l’effet des grèves ouvrières ou des lock-outs patronaux, Paris, Larose (extrait de la Revue trimestrielle de droit civil), 1905.

« Le congrès de l’Association internationale pour la protection légale des travailleurs », Revue de droit international privé, 1905.

« De la condition juridique des travailleurs étrangers en France », Journal de droit international privé, 1906.

« Un voyage social en Angleterre », Questions pratiques de législation ouvrière, 1907.

De la rupture ou de la suspension d’exécution du contrat de travail, par l’effet des grèves ouvrières et des locks-out patronaux, Paris, Larose, 1907.

« Vue d’ensemble sur le mouvement législatif », Questions pratiques de législation ouvrière, 1908.

La Protection légale des travailleurs et le droit international ouvrier, Paris, Alcan, 1909.

« Le problème des assurances sociales », Revue économique internationale, 1909, Bruxelles.

« Le Mouvement néo-corporatif en Allemagne et en Autriche », Revue d’économie politique, 1909, avril.

« Le conflit des doctrines sociales au début du xxe siècle d’après un livre récent », Questions pratiques de législation ouvrière, 1910.

« La main-d’œuvre étrangère en France », Revue économique internationale, 1911, novembre.

« La réforme du Code civil et le nouveau Code du travail », Revue trimestrielle de droit civil, 1911, octobre-décembre.

« Les monopoles, le prochain budget et la politique sociale de la France », Questions pratiques de législation ouvrière, 1911.

« De la Capacité juridique des syndicats professionnels », Annales de droit commercial, 1912, février.

« Les corporations germaniques », Revue politique et parlementaire, 1912, mai.

« La question du minimum légal de salaires dans l’industrie privée », Revue politique et parlementaire, 1912, septembre.

Les Assurances sociales en France et à l’étranger, Paris, Alcan, 1913.

« L’évolution des lois européo-américaines en matière d’accidents du travail », Revue économique internationale, 1913, août.

« Vers la législation internationale du travail », Revue générale de droit international public, 1913, novembre-décembre.

« Le 1er mai et sa mystique, CGT, grève générale et syndicats de fonctionnaires », 1920.

« Revue des questions ouvrières », Revue politique et parlementaire, 1927, vol. 131.

« Une étape décisive, la loi du 5 avril 1928 sur les assurances sociales », Questions pratiques de législation ouvrière, 1928.

« La crise économique anglaise et le mouvement trade-unioniste », Questions pratiques de législation ouvrière, 1929.

« La crise mondiale du chômage et le problème de l’assurance obligatoire », Revue politique et parlementaire, 1930, vol. 142.

« Le mouvement législatif ouvrier en France et à l’étranger et la crise mondiale », Revue politique et parlementaire, vol. 150, 1932.

« Les déboires de l’économie dirigée », Revue politique et parlementaire, vol. 153, 1932.

« La loi des assurances sociales, imperfections constatées, réformes nécessaires », Revue politique et parlementaire, 1932, vol. 153.

« La corporation dans l’État fasciste », Revue politique et parlementaire, vol. 158, 1934.

« Le corporatisme contemporain », Revue politique et parlementaire, 1934, vol. 160.

« La crise du syndicalisme et la réforme de l’État », Revue politique et parlementaire, 1935, vol. 162.

« Autour de la loi du 24 juin sur les conventions collectives de travail », Revue politique et parlementaire, 1936, vol. 168.

« La nouvelle législation sociale française », Questions pratiques de législation ouvrière, 1936.

« De l’Accord Matignon à la loi du 31 décembre 1936 », Revue politique et parlementaire, 1936, vol. 168.

Traité élémentaire de législation industrielle, 2e supplément à la 6e éd., Paris, Rousseau, 1937.

« Les nouvelles lois ouvrières », Revue politique et parlementaire, 1937, vol. 137.

« La double assise juridique du statut moderne du travail », Revue politique et parlementaire, 1938, vol. 175.

Le nouveau Droit ouvrier français dans le cadre de la charte du travail, Paris, Pichon et Durand-Auzias, 1943.

Notes

1 Pour une analyse plus détaillée nous nous permettons de renvoyer à nos autres contributions sur cet auteur ; D. Bayon et L. Frobert, « Paul Pic (1862-1944) et les lois ouvrières », Revue d’histoire des facultés de Droit, 18, 1997, pp. 69-94. D. Bayon et L. Frobert, « Démocratie sociale et lois ouvrières dans l’œuvre de Paul Pic », à paraître, Le Mouvement social, 1999.

2 Sur ce milieu, voir C. Fillon, Histoire du Barreau de Lyon sous la Troisième République, Lyon, ALEAS, 1995, Chap. 2.

3 Paul Pic, « Un voyage social en Angleterre », Questions pratiques de législation ouvrière, 1907.

4 La revue change de nom en 1920 et devient, Questions pratiques : droit ouvrier, économie politique et sociale. En 1929 elle fusionne avec le Recueil de droit commercial, financier et industriel, revue créée en 1924 par J. Kréher, et s’intitule alors, jusqu’en 1933, Recueil de droit commercial et de droit social. Enfin, en 1934 et jusqu’à sa dernière parution en 1936, elle devient Questions pratiques de droit industriel et commercial et d’économie sociale.

5 Échange épistolaire entre Paul Pic et Léon Walras publié dans W. Jaffé (ed.), Correspondance of Léon Walras and Related Papers, vol. III, Amsterdam, North-Holland Publishing Company, 1965, Lettre 1643, p. 120.

6 J. Godart et P. Pic, « Notre programme », Questions pratiques de législation ouvrière, 1901, p. 41.

7 Telle la première des discussions confiée à Emmanuel Lévy en 1903, intitulée « L’affirmation du droit collectif », reprise dans La vision socialiste du droit, discutée ultérieurement par G. Rippert et G. Gurvitch. Voir la notice consacrée à Emmanuel Lévy.

8 Le Doyen P. Roubier a ainsi pu noter que le traité de P. Pic était l’un des ouvrages « les plus connus de la littérature juridique française » et qu’il « avait accompagné la création d’une nouvelle branche du droit », le droit du travail. P. Roubier, « Paul Pic (1862- 1944) », Annales de l’Université de Lyon, 1944-1945, pp. 62-68

9 P. Pic, Traité élémentaire de législation industrielle, 1903, p. 30.

10 Dès 1902, le Traité de Paul Pic contient en épigraphe une citation de Léon Bourgeois, grand prêtre du solidarisme français, « Je crois qu’il y a au-dessus de nous, nous enserrant de toutes manières, une solidarité naturelle dont nous ne pouvons nous dégager. Nous naissons tous débiteurs les uns des autres ».

11 Tels que les reconnait H. Hatzfelf, Du paupérisme à la sécurité sociale : essai sur les origines de la sécurité sociale, Paris, 1971.

12 P. Pic, « Le conflit des doctrines sociales au début du xxe siècle d’après un livre récent », Questions pratiques de législation ouvrière et d’économie sociale, 1910, p. 192.

13 P. Pic, « Le 1er mai et sa mystique, grève générale et syndicats de fonctionnaires », Questions pratiques de législation ouvrière et d’économie sociale, 1920, p. 8.

14 P. Pic, « Le corporatisme contemporain ». Revue politique et parlementaire, 160, 1934, pp. 397-398.

15 Paul Pic, « Les nouvelles lois ouvrières », Revue politique et parlementaire, 173, 1937, p. 215.

16 Paul Pic et Jean Kréher, Le Nouveau Droit ouvrier dans le cadre de la charte du travail, 1943, p. 350.

17 Ibid., p. 25.

18 Paul Roubier, op. cit., pp. 64-65.

19 En phase cependant avec les bouleversements juridiques de son temps. Sur ce point, voir A.J. Arnaud, Les Juristes face à la Société, Paris, PUF, 1975.

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