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    Plan

    Plan détaillé Texte intégral I. La gestion de l’entretien des routes et la formule de dépense II. Choix de gestion et calculs de point-limite III. De l’entretien des routes à l’utilité des travaux publics Conclusion Bibliographie Notes de bas de page Auteur

    Les traditions économiques françaises

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    De l’entretien des routes à la mesure de l’utilité : le calcul de substitution chez Dupuit (1842-1844)

    Bernard Grall

    p. 323-336

    Texte intégral Bibliographie Références bibliographiques Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    1Deux années avant son célèbre mémoire de 1844, Jules Dupuit (1804-1866) publiait un article d’une centaine de pages dans lequel il résumait sa conception de la gestion de l’entretien des routes (Dupuit, 1842). Cet article portait sur les deux principales questions alors posées aux ingénieurs routiers, soit le choix d’une technique routière et celui d’un matériau d’entretien.2. Pour dégager une solution « rationnelle » sur ces deux questions, Dupuit s’appuyait sur un « calcul de substitution », consistant à déterminer la limite à partir de laquelle une technique ou un matériau devient plus « avantageux » que le bien de production alternatif.

    2Ce calcul de substitution joue un rôle essentiel dans l’histoire de la pensée « pré-néoclassique » des ingénieurs. Il trouve sa source dans une ancienne tradition d’évaluation des machines, qui remonte au xviiie siècle, et qui consiste à confronter le sacrifice représenté par la dépense de premier établissement de la machine aux économies de main d’œuvre subséquentes. Ce modèle sera développé analytiquement au xixe siècle par bon nombre d’ingénieurs considérés comme « précurseurs » des néoclassiques, d’Heinrich von Thünen à Charles Ellet, et Wihelm Launhardt3. Toutefois, ces différents auteurs se sont limités, dans une démarche gestionnaire, à un calcul de coût. Il faudra attendre Gossen, puis Jevons et Carl Menger pour qu’un schéma analogue soit appliqué aux biens de consommation, mesurés par leurs « utilités ».

    3Or, l’étude comparative des mémoires de Dupuit de 1842 et 1844 permet de faire le lien entre les démarches apparemment disjointes des ingénieurs gestionnaires (calculs techniques de coûts) et des premiers néoclassiques (calculs d’utilité). En effet, dans son mémoire de 1844, Dupuit applique au problème du choix du consommateur la méthode de calcul de coût des ingénieurs, qu’il avait utilisée dans son mémoire de 1842. L’analyse de ce premier mémoire permet donc de mieux comprendre comment le calcul gestionnaire de l’ingénieur a pu, chez Dupuit, anticiper le calcul marginaliste des économistes néoclassiques.

    I. La gestion de l’entretien des routes et la formule de dépense

    4La technique routière analysée par Dupuit est celle de Mac-Adam, qui avait été introduite en France dès les années 1830. Selon cette nouvelle doctrine de gestion routière, il serait possible d’obtenir une chaussée en bon état avec des matériaux de mauvaise qualité grâce à un entretien régulier, réalisé par des cantonniers chargés de balayer quotidiennement la voie et de remplacer les matériaux usés. Pour les ingénieurs qui l’introduisent en France, le « système de Mac-Adam » permettrait de réaliser une substitution avantageuse entre matériaux et main-d’œuvre, car l’économie réalisée sur les premiers compenserait le surcroît de dépense salariale entraînée par le balayage quotidien.

    5Dupuit conteste cette argumentation sans pour autant rejeter la technique britannique. Selon lui, la réduction du coût en matériaux, effectivement constatée par la comptabilité lors de l’introduction du système de Mac-Adam, ne signifierait pas forcément qu’il y ait eu véritablement une diminution de la consommation de matériaux. En effet, cette réduction apparente de coût peut se traduire par une réduction de l’épaisseur de la chaussée, perte en « capital » qui n’apparaît pas dans la comptabilité des achats (Dupuit, 1842, pp. 31-33). Selon Dupuit, l’avantage de la technique de Mac-Adam ne réside donc pas dans un gain net de rendement en matériau, mais dans la possibilité qu’elle introduit de découpler la dépense « physique » que constitue l’usure de la chaussée et la dépense « monétaire », telle qu’elle est mesurée par le budget routier. En mettant à profit toute l’épaisseur de la chaussée, on peut assurer sa viabilité avec un budget qui serait insuffisant pour la maintenir en état constant. Dupuit oppose ainsi une conception dynamique et financière de la gestion à une conception statique fondée sur la comparaison des dépenses4. Selon lui, aucun ingénieur n’était jusqu’alors parvenu à évaluer correctement les dépenses d’entretien, car tous avaient confondu travaux d’art et entretien5.

    6Ainsi, pour Dupuit, la comparaison des techniques routières doit se fonder sur la consommation réelle de matériaux et non sur l’observation comptable des achats. Entretenir une route, c’est en effet « alimenter » son usure. L’évaluation des dépenses réelles doit donc se fonder sur une mesure de l’usure effective de la voie. Reprenant un raisonnement hérité de la mécanique expérimentale, il commence par énumérer les variables qui peuvent influer sur l’usure des routes, pour éliminer celles dont l’incidence est selon lui négligeable (le climat, l’orientation de la voie, sa largeur ou son inclinaison), et ne retenir finalement que quatre variables : la fréquentation, la qualité des matériaux, leur prix unitaire et le taux de salaire des cantonniers. Il définit alors la « formule des dépenses » suivante : D = F.q.p, où D est la dépense par kilomètre de voie, F, la fréquentation mesurée en centaines de tonnes6, q, une mesure de la qualité des matériaux et p, le prix unitaire des « matériaux usés ».

    7La dépense d’entretien apparaît donc proportionnelle à la fréquentation7, à la quantité de matériau usé à fréquentation constante (fonction inverse de leur « qualité ») et au prix de ces matériau8. Le coût de la main-d’œuvre est inclus dans cette formule. En effet, puisque chaque volume de matériaux doit subir les mêmes opérations de balayage et d’épandage, on peut lui associer une dépense de main-d’œuvre constante. Le « prix des matériaux usés », p, qui apparaît dans la formule, est ainsi le prix d’achat unitaire de ces matériaux additionné d’un coût unitaire de main-d’œuvre, supposé proportionnel au volume de matériaux usé (Dupuit, 1842, pp. 59-63).

    II. Choix de gestion et calculs de point-limite

    8Comme nous l’avons vu, l’ingénieur routier a deux choix essentiels à réaliser : celui de la technique routière, et celui du matériau d’entretien. Ces deux choix sont indéterminés a priori car, dans les deux cas, l’optimum dépend de la fréquentation et du prix d’achat des matériaux, lesquels varient selon la route à entretenir9. Nous allons les examiner successivement.

    9Les débats qui divisent les ingénieurs à propos du choix de la technique routière portent essentiellement sur les relations de substitution existant entre les trois postes de dépenses que sont les frais de premier établissement des routes, les achats de matériaux nécessaires à leur entretien et les salaires des cantonniers. Chaque technique d’entretien est caractérisée par une structure de dépenses spécifique. Ainsi, les voies pavées sont d’une construction plus onéreuse que les chaussées d’empierrement mais le coût de leur entretien est en revanche plus faible10. En prenant des données fictives, Dupuit montre comment l’ingénieur peut choisir entre ces techniques alternatives à partir de la méthode du seuil de rentabilité. Pour cela, il calcule, pour chaque niveau de fréquentation, les dépenses totales des deux termes de l’alternative en additionnant aux dépenses d’entretien un intérêt du capital de 5 % appliqué aux frais de premier établissement. Dans cet exemple, 300 colliers est la « limite de fréquentation » à partir de laquelle commence « l’avantage économique du pavé » (Dupuit, 1842, p. 64)11.

    Fréquentation en colliersDépenses annuelles des empierrementsDépenses annuelles des pavés
    1008001600
    20013001700
    30018001800
    40023001900
    50028002000

    10Cette méthode reprend point par point le modèle classique à partir duquel les ingénieurs évaluaient depuis le xviie siècle les biens de production et plus particulièrement, les machines qu’ils inventaient ou achetaient. L’achat d’une machine, tel un moulin à farine par exemple, permet de réduire le coût de main-d’œuvre nécessaire pour moudre chaque tonne de blé tout en représentant un coût d’investissement, qui est indépendant de la quantité produite.

    11Tel celui du pavé à l’empierrement, le « point de substitution » de la machine à la main-d’œuvre correspond au niveau de production à partir duquel la substitution devient « avantageuse ».

    12Ce modèle d’évaluation des machines contient en creux, le raisonnement qui conduit à la notion de « coût d’opportunité » des néoclassiques. Appliqué à une machine, le concept de coût d’opportunité définit le coût « réel » d’une machine par l’utilité qui aurait été produite par le bien de production alternatif. Pour l’ingénieur qui compare deux machines produisant une même quantité, l’utilité de la machine ne réside pas dans sa production mais dans la dépense qu’aurait entraînée l’autre machine. Ce modèle de choix est central dans la pensée des ingénieurs. On le retrouve dans toutes les évaluations, que ce soit celle des machines, des systèmes techniques ou celle de l’« utilité des travaux publics », comme nous le verrons. Nous allons aussi le voir à l’œuvre dans le choix de sources d’approvisionnement en matériaux routiers.

    13Pour approvisionner en matériaux une portion de voie, l’ingénieur a le choix entre plusieurs sources (carrières) localisées en différents lieux. Il doit donc « déterminer les limites entre lesquelles chaque espèce de matériau doit être employé », ce qui conduit à diviser l’ensemble de la route à entretenir en « sections d’approvisionnement » (Dupuit, 1842, p. 53). Mais il doit aussi tenir compte de la qualité des matériaux et de leurs coûts. Pour un point donné de la route, la formule de Dupuit permet de comparer les dépenses de matériaux correspondant à chaque source. Suivons son exemple. Soit deux matériaux : le premier, qui revient à 8,50 f par mètre cube, s’use de 50 mètres cube par kilomètre de voie et centaine de colliers, alors que le second, qui revient à 4,50 f par mètre cube s’use respectivement de 100 mètres cube. Hors frais de transport, l’entretien avec le matériau de bonne qualité revient donc à 50 x 8,50 f., soit 425 f. par kilomètre de voie, alors que celui avec le matériau de mauvaise qualité revient respectivement à 100 x 4,5 f., soit 450 f12.

    14À partir d’un point d’approvisionnement donné, les cantonniers doivent transporter les matériaux jusqu’à leurs points d’usage, répartis uniformément tout au long de la route. Le prix de revient des matériaux varie donc à mesure que « l’on s’éloigne de certaines carrières et que l’on se rapproche d’autres ». Le point qui marque la limite d’usage d’un matériau est celui pour lequel le prix de revient est égal pour les deux matériaux. En 1871, l’ingénieur des ponts et chaussées Jules Le Moyne utilisera la méthode graphique pour résoudre ce problème. Sa méthode sera reprise par Émile Cheysson quelques années plus tard (Cheysson, 1892)13. Dans ces différentes études, le raisonnement adopté est « marginaliste », sans pour autant que le concept de coût marginal ait été clairement défini. Ce concept est de fait présent de façon implicite dans la pensée des ingénieurs routiers. En effet, les prix de revient qu’ils égalisent pour déterminer les limites d’approvisionnement sont bien ceux des derniers mètres cube de matériaux utilisés aux points les plus éloignés des deux sources en concurrence.

    15Ce modèle du point-limite, ébauché par Dupuit et repris par ses successeurs, est central dans la littérature pré-néoclassique. Heinrich von Thünen (1783-1850) détermine ainsi les cercles concentriques des cultures par égalisation du prix de revient des productions possibles sur les dernières terres de chaque cercle14. À peu près à la même époque que Le Moyne, dans les années 1870, Wilhelm Launhardt (1832-1918) formulera graphiquement ce que Thünen, tel Dupuit, avait exprimé sous forme de tableaux15. Dans son mémoire de 1849 sur les tarifs, Dupuit reprendra également la notion de point-limite pour déterminer l’aire de marché des lignes ferroviaires, selon une méthode de calcul appliquée antérieurement et plus formellement par l’ingénieur nord-américain Charles Ellet qui avait séjourné à l’école des Ponts et Chaussées16.

    16Les limites d’approvisionnement sont ainsi des « points de substitution » de même nature que ceux des machines, précédemment examinés. Dans le modèle de la machine, la limite d’usage est déterminée par la quantité produite (ou la fréquentation pour les techniques routières). Dans le modèle spatial, les dépenses varient en fonction de la distance. La limite de substitution est donc inscrite dans l’espace. En revanche, le choix d’une source d’approvisionnement ne dépend plus du coût total mais du coût marginal. En effet, l’introduction d’une nouvelle machine ou l’achat de pavés portait sur toute la production. Le choix se faisait donc par comparaison des coûts totaux correspondant aux deux termes de l’alternative. Dans le modèle spatial en revanche, l’espace à alimenter se partage entre deux sources d’approvisionnement. Ce n’est donc plus le coût total mais le coût marginal qui définit le point de substitution. C’est ce même modèle qui permettra à Dupuit de construire en 1844 sa courbe d’utilité.

    III. De l’entretien des routes à l’utilité des travaux publics

    17D’un point de vue biographique, il est difficile de penser que le mémoire de 1844 sur la mesure de l’utilité soit indépendant de celui de 1842 sur l’entretien des voies. Celui de 1842 représente l’aboutissement de plus de quinze années de pratique de l’entretien des chaussées et de recherches expérimentales sur l’usure des routes17. Celui de 1844 marque le début d’une série d’articles proprement économiques. Le premier mémoire devrait donc nous indiquer comment a pu s’opérer, chez Dupuit, le passage de la gestion des routes à l’économie politique.

    18En ce qui concerne l’évaluation des travaux publics, le mémoire de 1842 s’arrête où commence celui de 1844. En effet, le premier article est un plaidoyer en faveur des dépenses d’entretien dont l’argumentation repose sur une mesure de l’utilité des routes que Dupuit va précisément discuter en 184418. L’objectif stratégique du mémoire de 1842 est d’en appeler à une augmentation du budget routier de l’administration19. Dupuit justifie des frais d’entretien élevés, en montrant qu’ils permettent une économie autrement substantielle en matière de frais de traction : rogner sur des dépenses d’entretien supportées par l’administration qui ne sont que de 25 millions de francs par an, alors que celles supportées par les transporteurs s’élèvent à 475 millions de francs par an est un mauvais calcul pour la nation (Dupuit, 1842, p. 75)20.

    19En reprenant le calcul d’évaluation des machines, Dupuit calcule l’utilité du service de l’entretien par l’économie de dépenses de transport : si une augmentation du budget routier de 5 millions provoque une réduction des frais de traction de 1/10, « la société réalisera un bénéfice net de plus de 40 millions ». En 1842, Dupuit a ainsi défini, sous le terme de « bénéfice net », le concept d’« utilité relative » qu’il développera en 1844. Mais ce calcul d’utilité reste pour lui insuffisant, car il est possible d’envisager un nouveau système de transport qui serait plus onéreux tout en rapportant plus de « bénéfices ». C’est, selon lui, vers de telles améliorations que doit tendre l’administration, comme le montre l’exemple des entreprises de roulage qui ont « compris qu’[...] augmenter ses frais pour satisfaire les goûts et les besoins du public par une marche plus rapide et plus régulière, c’était augmenter ses bénéfices » (1842, p. 74-75). Toutefois, contrairement aux transporteurs, l’État ne vend pas sa production. Ainsi, lorsque ses services produisent une richesse « nouvelle » (comme dans le cas d’un système de transport plus performant bien que plus onéreux), l’évaluation de l’avantage à réaliser ces dépenses exige une mesure de l’« utilité » créée. L’argumentation de 1842 appelle donc une mesure de l’utilité des routes que Dupuit va tenter de construire en 1844.

    20Dans son mémoire de 1844, Dupuit part de la méthode de mesure de l’utilité exposée en 184221. Toutefois, il ne cite pas son propre texte mais le Traité de Say où on trouve une mesure similaire de l’utilité des routes22. Comme il le montre, ce calcul devient fautif si la fréquentation augmente. Pour sa démonstration, il emprunte un exemple à son ancien professeur de mécanique appliquée, Claude-Louis Navier (1785-1836) (Dupuit, 1844, pp. 346-349) : soit un canal qui remplace une route où la fréquentation était de F tonnes. Sa construction entraînera une diminution du coût de transport, qui permettra une augmentation q de la circulation. Pour les F tonnes initiales, le gain apporté par le canal correspond effectivement à la différence des frais de transport entre le canal et la route, en conformité avec le modèle d’évaluation de la machine. Mais cela n’est plus vrai pour qu’incrémentales, car les consommateurs n’étaient pas prêts à payer les frais de transport de la route. L’invocation de la « loi de demande » montre la diminution de l’utilité des tonnes supplémentaires. On ne peut donc plus mesurer l’utilité que la circulation des q tonnes supplémentaires apporte au canal par la réduction des frais de transport23.

    21Dupuit va alors montrer que le calcul de substitution permet d’évaluer l’utilité des biens transportés, si on le transpose au choix du consommateur. À cette fin, il prend un exemple très proche du cas de l’approvisionnement des routes en matériaux : l’approvisionnement d’une ville en pierres de construction (Dupuit, 1844, p. 349 sq.). Avec la construction du canal, le prix de revient des pierres livrées diminue. Pour la ville, cette baisse du coût de transport va rendre avantageux l’approvisionnement à partir de nouvelles carrières, plus productives mais plus lointaines. On ne peut plus alors évaluer l’utilité du canal à partir de la seule différence des frais de transport. Il faut mesurer la différence totale dans le coût d’approvisionnement unitaire. Dupuit énonce alors la règle du point-limite sur laquelle reposait le calcul des aires d’approvisionnement : « Nous pourrions supposer que la pierre vienne de plus loin encore, pourvu que par le canal elle [la pierre, B.G.] donne au-dessous de 20 f [correspondant aux frais de production avec la route, B.G.], elle remplacera l’ancienne » (ibid., p. 351)24.

    22Si le canal fait baisser le prix de vente de la pierre, la consommation de pierres augmente pour deux raisons. La première est que la pierre va venir satisfaire des besoins qui étaient satisfaits par un autre bien moins onéreux que la pierre transportée par voie routière. Dupuit cite alors l’exemple de la substitution des voies d’empierrement par les pavés tel qu’il l’avait traité dans son mémoire de 1842 : « Elle [la pierre, B.G.] va remplacer la brique, le bois ; on pavera des rues qui ne l’étaient pas, etc. » (ibid., p. 352). Si l’on connaît les substitutions réalisées par les acheteurs, on peut calculer l’utilité du canal à partir d’une comparaison des dépenses. Par exemple, pour les pierres se substituant à la brique, l’utilité apportée par le canal ne se calcule plus en comparant les frais de production de la pierre, avant et après usage du canal, mais en comparant le coût total de la pierre transportée par le canal avec celui de la brique transportée par la route. Intériorisé au niveau du consommateur, nous retrouvons le calcul de substitution de l’ingénieur qui choisit entre différents matériaux. Mais le canal permet aussi de transporter des biens répondant à des besoins insatisfaits auparavant. Ne se substituant à aucun autre bien, ces produits n’ont pas de « représentant dans l’ancienne consommation » (Dupuit, 1844, p. 354). Dans ce cas, aucune mesure de l’utilité par comparaison des dépenses n’est possible. La seule mesure possible est celle, directe, par le « prix maximum » que l’usager est prêt à payer pour le transport de chaque quantum de bien.

    23Dupuit finit ainsi son raisonnement en montrant que les mesures de l’utilité par les économies de dépenses sont toujours approximatives et que celle par le prix maximum accepté est donc la seule rigoureuse. En effet, le canal, comme toute machine, ne se substitue jamais parfaitement à la route : « [...] il est rare qu’une modification dans la fabrication qui diminue les frais ne modifie pas aussi la qualité des produits ; elle fait mieux ou plus mal, plus grand ou plus petit, plus léger ou plus lourd, plus vite ou plus lentement, etc., etc. » (Dupuit, 1842, p. 362)25.

    24Par cette affirmation, Dupuit rompt avec le calcul économique des ingénieurs (de Navier à Launhardt en passant par Thünen), qui se ramène toujours à une comparaison de coûts objectivement mesurables. Pour Dupuit, une telle comparaison n’est pas satisfaisante car aucune équivalence objective n’est concevable entre les biens produits. La seule équivalence possible est subjective, c’est l’utilité intériorisée chez le consommateur. Il anticipe la rupture entre l’économie classique et néoclassique26.

    Conclusion

    25Nous nous sommes contenté dans cet article de montrer l’apport du classique calcul de substitution des ingénieurs à la construction de la théorie de l’utilité de Jules Dupuit. Ce modèle du calcul de substitution, s’il constitue selon nous une condition nécessaire à l’invention théorique de Dupuit, ne suffit pas à l’expliquer. Pour comprendre la genèse de la théorie de l’utilité de Dupuit, il faut examiner plus généralement les rapports entre la mécanique industrielle, discipline dans laquelle Dupuit a été formé, et l’économie politique française de l’époque, notamment incarnée par Say et Rossi27.

    26Mais, par-delà le « cas Dupuit », le calcul de substitution nous semble constituer un élément essentiel de la contribution des ingénieurs gestionnaires à la genèse de l’économie néoclassique. Partant du modèle gain-sacrifice d’évaluation des machines, il mène à la notion de point-limite qui caractérise le calcul marginaliste. Avec le calcul de maximisation, ce calcul constitue un des deux outils utilisés par les néoclassiques. Or, c’est autour de la résolution de problèmes de gestion, tels ceux posés par l’entretien des routes, qu’il se développe. L’étude de l’histoire des calculs économiques des gestionnaires du xixe siècle, ingénieurs routiers comme Dupuit ou agronomes comme Thünen apporte donc des éléments essentiels à la compréhension de l’émergence de la pensée néoclassique28.

    Bibliographie

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    Notes de bas de page

    2 Pour une présentation des problèmes posés par l’entretien et la construction des routes, voir Etner (1981 et 1984 ainsi que 1987, pp. 127-136).

    3 On en trouve aussi la trace, de façon plus incidente, chez Émile Cheysson ou Clément Colson.

    4 Pour Dupuit, la technique de Mac-Adam offrait un second avantage. Selon cette méthode, le travail des cantonniers se limitait à balayer une portion de voie pour répandre ensuite de nouveaux matériaux. Leurs gestes étant réguliers, l’activité d’entretien devient rationalisable. Il insiste sur la différence entre l’« entretien » proprement dit, qui consiste à « alimenter » la route en matériaux nouveaux et le travail de « réparation » qui caractérisait les anciennes techniques. Contrairement à l’entretien, les réparations sont des opérations irrégulières qui échappent à la rationalisation. Le mémoire de Dupuit de 1842 emblématisé en ce sens l’émergence de l’« ingénieur-gestionnaire » se substituant à l’« ingénieur-bâtisseur ».

    5 L’entretien consiste à « alimenter » la consommation – ou usure – de la route pour la maintenir en état alors que les travaux d’art modifient l’épaisseur de la voie, son profil ou sa structure (1842, pp. 2-4). Si cette logique de l’entretien était effectivement à l’œuvre, elle supprimerait toute nécessité d’amortissement du capital routier, puisqu’elle maintiendrait en permanence l’infrastructure en l’état.

    6 En toute rigueur, la mesure de la fréquentation exigerait une pesée de véhicules. En fait, la mesure utilisée est le nombre de « colliers » (i.e. d’animaux de traction) qui détermine indirectement le tonnage transporté.

    7 Selon Dupuit, lorsque la fréquentation d’une route double, l’usure de la voie double aussi, ce qui multiplie par deux le volume de matériaux à balayer et à remettre ainsi que la quantité de main-d’œuvre nécessaire pour réaliser ce travail. Les dépenses sont donc directement proportionnelles à la fréquentation. Il n’ignore pas que les travaux d’entretien des bas-côtés de la route sont indépendants de la fréquentation, mais il les considère comme négligeables comparés à ceux d’entretien de la voie elle-même (1842, pp. 46-47).

    8 Les matériaux utilisés par les ingénieurs des routes sont très divers en raison de l’étendue du réseau et de la diversité des sources d’approvisionnement. Cependant, qu’il s’agisse d’ardoises, de schistes ou de calcaires, le résultat recherché est identique : résister aux frottements des roues des véhicules sans s’altérer. Il en résulte une mesure de la qualité des matériaux définie comme la quantité de matériaux usée par centaine de tonnes et par kilomètre de voie. Plus la qualité du matériau est bonne, plus ce chiffre sera faible. En multipliant ce chiffre par la fréquentation, nous obtenons l’usure totale par kilomètre de voie (1842, pp. 47-49). La « valeur » des matériaux définie par Dupuit est de même nature que la « qualité » des terres définie parThünen (Huriot, 1994, pp. 28-29). Les ingénieurs appliquent cette notion d’équivalence à d’autres biens de production : charbon, aliments, animaux, travailleurs. La notion d’« équivalence » comme système de valuation déduit de la notion de substitution constitue un point de contact essentiel entre la théorie de la valeur néoclassique et la pensée des ingénieurs du xixe siècle.

    9 Un autre choix qui se pose à l’ingénieur des routes est celui de la répartition des dépenses entre celles de main-d’œuvre et celles d’achat de matériaux. Selon Dupuit, ce choix se fait presque toujours à l’avantage de la main-d’œuvre car la conséquence d’une réduction de dépense est asymétrique. En effet, une quantité de matériaux insuffisante n’est pas préjudiciable à court terme puisqu’elle se « paie » par une diminution de l’épaisseur de la chaussée. En revanche, si la main-d’œuvre est insuffisante, elle ne peut pas retirer les matériaux usés et la chaussée sera embourbée (1842, pp. 16-21). Sa démonstration ne manque pas d’intérêt car elle repose sur le concept d’« entretien normal », correspondant à la meilleure proportion possible entre les dépenses de matériaux et celles de main-d’œuvre. Évoquant une proportion optimale variable selon la fréquentation des routes et les matériaux disponibles, il ébauche un raisonnement qui mènera à la notion de fonction de production.

    10 La rationalisation de la gestion routière du xviie au xixe siècle s’est traduite par un mouvement progressif de substitution des dépenses de premier établissement par les dépenses d’entretien. Ce mouvement s’incarne dans le passage progressif de la « voie romaine », modèle classique de la « belle route » destinée à durer pour l’éternité à la chaussée d’empierrement recouverte de simples cailloux.

    11 Avec des frais de premier établissement de 30 000 f. par kilomètre pour les voies pavées et de 63 000 f. pour celles d’empierrement et avec une dépense d’entretien de, respectivement, 100 f. et 500 f. par kilomètre de voie et centaine de colliers (1824, p. 64).

    12 La fréquentation n’a pas d’incidence sur le choix puisque son effet sur l’usure est proportionnel quel que soit le type de matériau.

    13 Voir aussi Carrau (1890), qui propose une méthode algébrique fondée sur la définition de limites de sections comme points d’égalité de coûts marginaux exprimés sous forme algébrique. Émile Cheysson (1892) reprend explicitement l’analyse algébrique de Carrau mais en résolvant le problème sous forme géométrique. Bien qu’il n’apporte aucun élément supplémentaire par rapport à Le Moyne, il ne cite pas cet auteur. E. Cheysson avait déjà exposé son modèle dans sa conférence datée du 21 septembre 1886 intitulée La statistique géométrique. Méthode pour la solution des problèmes commerciaux et industriels. À ce sujet, voir Hebert (1974).

    14 Les méthodes de résolution employées par les ingénieurs des Ponts et par Thünen sont identiques mais les hypothèses ne sont pas les mêmes dans les deux modèles. Chez Thünen, la consommation est concentrée dans la ville et la production dispersée, alors que dans le modèle d’approvisionnement routier, les points d’approvisionnement desservent une consommation dispersée. De plus, dans le modèle de Thünen, le coût de transport entre le lieu de production et celui de consommation est supporté par le producteur, alors que dans celui des ingénieurs routiers, cette dépense est à la charge de l’acheteur. Dans le premier cas, à prix de vente unique, il se forme donc une rente spatiale au bénéfice des producteurs. Dans le second cas, cette rente est au bénéfice de l’acheteur. Enfin, l’espace de production agricole de Thünen est de dimension deux alors que la route est un espace concurrentiel unidimensionnel, comme dans les modèles de duopole spatial de Hotelling et Palander publiés respectivement en 1929 et 1935.

    15 Sur la relation Thünen-Launhardt, cf. Blaug (1985, pp. 735-737). Sur le modèle de localisation des centres de population et des voies de communication, cf. Pinto (1977). Nous avons retrouvé la plupart des méthodes et résultats (points-limites appliqués aux aires de marchés des voies chemin de fer, triangle de Weber, structure hexagonale des voies de communication et des agglomérations) évoqués par Blaug et Pinto dans des écrits des ingénieurs des ponts antérieurs à ceux de Launhardt (cf. la thËse de B. Grall en cours de publication, F.V.).

    16 Voir Dupuit (1849, pp. 226-227, 239-240) et pour une présentation, Ekelund et Shieh (1985, pp. 483-486), voir Calsoyas (1950), Ekelund et Hooks (1972) ainsi que l’article R.B. Ekelund dans le Palgrave’s Dictionary. Étroitement lié aux ingénieurs français, Ellet avait été autorisé en 1830, à la demande de Lafayette, à suivre des cours à l’école des Ponts et Chaussées (Dupuit en était sorti en 1826). En 1839, une année après Cournot, il traçait la courbe de demande en partant d’un modèle spatial, où la limite du marché qui détermine la quantité est définie comme un point d’égalisation du prix de revient marginal du transport effectué par deux moyens alternatifs. Tel Dupuit, il énonce la règle de maximisation du produit net du monopoleur. Il applique aussi la méthode graphique de détermination des aires de marché à la discrimination tarifaire dont il démontre l’intérêt pour tous. Ellet est, avec Dupuit, le seul ingénieur à défendre de façon aussi absolue la discrimination tarifaire, et à le démontrer par un raisonnement théorique. Il est probable que ces deux auteurs se sont lus mutuellement.

    17 En 1833, cinq années après sa sortie de l’École des Ponts et Chaussées, Dupuit commence ses premières expériences sur l’usure des chaussées. En 1837, il publie un ouvrage intitulé Expériences et essais sur le tirage des voitures. À la demande de la commission chargée de redéfinir la réglementation des transports routiers, il est convoqué à Paris en 1839 afin de mener une série d’expériences sur l’usure des routes. En 1842, il publie deux mémoires : le premier sur l’entretien des routes en général (c’est celui que nous avons commenté), le second, sur le tirage des voitures provoqué par le frottement des roues sur la chaussée. Pour une biographie de Dupuit, voir Mayer (1866) ainsi que Etner (1983) qui montre l’importance de la gestion de l’entretien et la police du roulage dans sa biographie.

    18 La similitude des plans des textes de 1842 et de 1844 est frappante. Le premier se compose de deux parties. Dans une première partie intitulée : « Examen des résultats économiques des divers systèmes d’entretien » (1842, pp. 1-45), Dupuit expose sa conception générale de l’entretien. Ce n’est que dans la seconde partie qu’il traite de l’« objet spécial du mémoire », à savoir, l’« évaluation des dépenses de l’entretien normal des routes » (ibid., pp. 45-79). L’objet du mémoire de 1844 est la mesure de l’utilité des travaux publics. Il n’est abordé que dans une seconde partie, après une première (1844, pp. 332-341) traitant de l’utilité d’un point de vue général. Les deux mémoires se finissent par une annexe mathématique où sont formalisés les résultats, sous forme algébrique en 1842 et graphique en 1844.

    19 Ce qui n’est pas sans paradoxe lorsque l’on sait que Dupuit est, pour ses collègues, un libéral convaincu comme le montre sa défense d’une réglementation routière qui laisserait une totale liberté aux transporteurs. Le paradoxe n’est qu’apparent car les deux propositions reposent sur une même constatation : limiter les poids transportés pour maintenir les routes en état ou réduire les dépenses d’entretien au prix de routes en moins bon état, revient toujours à réaliser de petites économies sur le budget d’entretien au prix d’une augmentation considérable des dépenses de transport.

    20 Dupuit ne met pas en doute la compétence des ingénieurs des Ponts et Chaussées, se distinguant ainsi de Say (1826) (cf. Dupuit, 1853). Cependant, selon lui, le système de financement public ne permet par une allocation optimale des ressources. « Si ces droits [droits de barrières, B.G.] avaient existé et que leur produit eût été affecté à l’entretien des routes sur lesquelles ils avaient été perçus, la répartition se fût trouvée naturellement beaucoup mieux faite [...]. Peut-être cette circonstance a-t-elle eu sur l’état des routes d’Angleterre une influence qui n’a pas été assez remarquée : elle a en effet cet avantage immense pour l’entretien, de proportionner sans cesse les ressources aux besoins » (Dupuit, 1842, p. 72). De ce point de vue, Dupuit se distingue encore de Say qui préconise un financement public car les péages diminueraient la fréquentation et l’utilité des routes. La solution trouvée par Dupuit est une tarification discriminante qui permet de taxer sans perdre de trafic (cf. Grall et Vatin, 1997). Là encore, le mémoire de 1842 est incomplet et la réponse se trouve dans celui de 1844.

    21 Ce point, ainsi que le calcul de Dupuit exposé dans les cinq alinéas suivants ont été développés dans Grall-Vatin (1997, pp. 17-20).

    22 Dupuit (1844, pp. 346-347). La citation est extraite de Say (1972, p. 508).

    23 L’exemple de Dupuit est tiré du mémoire de Navier (1835, pp. 134-135). Bien que Dupuit ne l’ait pas relevé, Say (1818) fait la même erreur que Navier lorsqu’il évalue l’utilité de canaux en projet.

    24 Cet exemple de l’approvisionnement en matériaux qui est très significatif pour l’ingénieur, est repris dans le mémoire de 1849 (pp. 196-202). Dans cet article, on retrouve aussi une application spatiale de la méthode du point-limite.

    25 On peut comparer la citation de Dupuit à ce passage de Say : « En poursuivant cette recherche dans tous les arts industriels, on verrait que la plupart des machines ne se bornent pas à suppléer simplement le travail de l’homme, et qu’elles donnent un produit réellement nouveau en donnant une perfection nouvelle » (1972, p. 86).

    26 À cet égard, la comparaison avec Cournot (1863) est révélatrice. Ce dernier ne conçoit d’équivalents économiques quantifiables que pour les biens de production, à partir de leur productivité, alors que pour Dupuit cette équivalence objective n’est pas plus rigoureuse pour les biens de production que pour ceux de consommation. Évoquant en 1849 l’équivalence entre les matériaux, il affirme : « Comment réduire le calcaire et le granit à un dénominateur commun ? Il n’y a que le public qui puisse apprécier un degré d’utilité si variable... » (1849, p. 205). Si des équivalences fondées sur la productivité physique, comme c’était le cas pour la qualité des matériaux, sont concevables et nécessaires pour le gestionnaire, tel l’ingénieur des routes, elles sont peu significatives pour l’économiste de 1844. En fait Cournot conçoit aussi des équivalences pour les biens de consommations ouvrières, fondées sur leurs propriétés objectives pour la « reproduction de la force de travail », pour employer le langage de Marx. Ce n’est que pour les biens de luxe, que l’équivalence serait impossible (cf. Vatin, 1998). Bernard Grall a tout à fait raison toutefois d’insister sur la différence théorique essentielle entre Cournot, qui ne concevra jamais la possibilité d’une mesure de l’utilité et Dupuit, dont c’est l’idée centrale (F.V.)

    27 Cf. Grall et Vatin (1997). Sur les relations entre Dupuit et Say, voir aussi Ekelund et Hebert (1976).

    28 Notre travail a donc peu à voir avec les recherches de Mirowski (1989). Nous mettons en évidence une méthode de calcul utilisée tant par les ingénieurs que par les économistes, sans dresser des analogies ou des renvois métaphoriques entre ces deux champs de connaissance. D’autre part, nous nous intéressons à la mécanique industrielle qui est intrinsèquement liée à la production et aux machines alors que Mirowski s’intéresse à la physique théorique.

    Auteur

    • Bernard Grall

      (†) Décédé accidentellement en août 1997, Bernard Grall n’a pu présenter sa communication au colloque de Lyon. Très proche de son orientation, suivant de près son travail depuis plusieurs années, je me suis chargé de cette tâche. Pour la même raison j’ai accepté à la demande des organisateurs du colloque de reprendre son texte pour la publication. J’ai révisé le style, souvent fautif, et, profitant de ma connaissance approfondie de son travail, ai explicité autant qu’il était possible les points qui me paraissaient obscurs. Compte tenu des contraintes de volume de cette publication, j’ai dû supprimer le dernier paragraphe de son texte, qui établissait, de façon trop allusive à mon sens, une comparaison de la démarche de Dupuit et de celle des premiers néoclassiques. Je travaille actuellement à la révision pour sa publication du monumental travail sur la pensée gestionnaire des ingénieurs des Ponts, que Bernard Grall avait réalisé dans le cadre de la préparation d’une thèse de sciences économiques sous la direction de Pierre Dockès à l’Université Lyon II, qu’il n’aura malheureusement pas eu le temps de soutenir. François Vatin, juillet 1998.

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    2 Pour une présentation des problèmes posés par l’entretien et la construction des routes, voir Etner (1981 et 1984 ainsi que 1987, pp. 127-136).

    3 On en trouve aussi la trace, de façon plus incidente, chez Émile Cheysson ou Clément Colson.

    4 Pour Dupuit, la technique de Mac-Adam offrait un second avantage. Selon cette méthode, le travail des cantonniers se limitait à balayer une portion de voie pour répandre ensuite de nouveaux matériaux. Leurs gestes étant réguliers, l’activité d’entretien devient rationalisable. Il insiste sur la différence entre l’« entretien » proprement dit, qui consiste à « alimenter » la route en matériaux nouveaux et le travail de « réparation » qui caractérisait les anciennes techniques. Contrairement à l’entretien, les réparations sont des opérations irrégulières qui échappent à la rationalisation. Le mémoire de Dupuit de 1842 emblématisé en ce sens l’émergence de l’« ingénieur-gestionnaire » se substituant à l’« ingénieur-bâtisseur ».

    5 L’entretien consiste à « alimenter » la consommation – ou usure – de la route pour la maintenir en état alors que les travaux d’art modifient l’épaisseur de la voie, son profil ou sa structure (1842, pp. 2-4). Si cette logique de l’entretien était effectivement à l’œuvre, elle supprimerait toute nécessité d’amortissement du capital routier, puisqu’elle maintiendrait en permanence l’infrastructure en l’état.

    6 En toute rigueur, la mesure de la fréquentation exigerait une pesée de véhicules. En fait, la mesure utilisée est le nombre de « colliers » (i.e. d’animaux de traction) qui détermine indirectement le tonnage transporté.

    7 Selon Dupuit, lorsque la fréquentation d’une route double, l’usure de la voie double aussi, ce qui multiplie par deux le volume de matériaux à balayer et à remettre ainsi que la quantité de main-d’œuvre nécessaire pour réaliser ce travail. Les dépenses sont donc directement proportionnelles à la fréquentation. Il n’ignore pas que les travaux d’entretien des bas-côtés de la route sont indépendants de la fréquentation, mais il les considère comme négligeables comparés à ceux d’entretien de la voie elle-même (1842, pp. 46-47).

    8 Les matériaux utilisés par les ingénieurs des routes sont très divers en raison de l’étendue du réseau et de la diversité des sources d’approvisionnement. Cependant, qu’il s’agisse d’ardoises, de schistes ou de calcaires, le résultat recherché est identique : résister aux frottements des roues des véhicules sans s’altérer. Il en résulte une mesure de la qualité des matériaux définie comme la quantité de matériaux usée par centaine de tonnes et par kilomètre de voie. Plus la qualité du matériau est bonne, plus ce chiffre sera faible. En multipliant ce chiffre par la fréquentation, nous obtenons l’usure totale par kilomètre de voie (1842, pp. 47-49). La « valeur » des matériaux définie par Dupuit est de même nature que la « qualité » des terres définie parThünen (Huriot, 1994, pp. 28-29). Les ingénieurs appliquent cette notion d’équivalence à d’autres biens de production : charbon, aliments, animaux, travailleurs. La notion d’« équivalence » comme système de valuation déduit de la notion de substitution constitue un point de contact essentiel entre la théorie de la valeur néoclassique et la pensée des ingénieurs du xixe siècle.

    9 Un autre choix qui se pose à l’ingénieur des routes est celui de la répartition des dépenses entre celles de main-d’œuvre et celles d’achat de matériaux. Selon Dupuit, ce choix se fait presque toujours à l’avantage de la main-d’œuvre car la conséquence d’une réduction de dépense est asymétrique. En effet, une quantité de matériaux insuffisante n’est pas préjudiciable à court terme puisqu’elle se « paie » par une diminution de l’épaisseur de la chaussée. En revanche, si la main-d’œuvre est insuffisante, elle ne peut pas retirer les matériaux usés et la chaussée sera embourbée (1842, pp. 16-21). Sa démonstration ne manque pas d’intérêt car elle repose sur le concept d’« entretien normal », correspondant à la meilleure proportion possible entre les dépenses de matériaux et celles de main-d’œuvre. Évoquant une proportion optimale variable selon la fréquentation des routes et les matériaux disponibles, il ébauche un raisonnement qui mènera à la notion de fonction de production.

    10 La rationalisation de la gestion routière du xviie au xixe siècle s’est traduite par un mouvement progressif de substitution des dépenses de premier établissement par les dépenses d’entretien. Ce mouvement s’incarne dans le passage progressif de la « voie romaine », modèle classique de la « belle route » destinée à durer pour l’éternité à la chaussée d’empierrement recouverte de simples cailloux.

    11 Avec des frais de premier établissement de 30 000 f. par kilomètre pour les voies pavées et de 63 000 f. pour celles d’empierrement et avec une dépense d’entretien de, respectivement, 100 f. et 500 f. par kilomètre de voie et centaine de colliers (1824, p. 64).

    12 La fréquentation n’a pas d’incidence sur le choix puisque son effet sur l’usure est proportionnel quel que soit le type de matériau.

    13 Voir aussi Carrau (1890), qui propose une méthode algébrique fondée sur la définition de limites de sections comme points d’égalité de coûts marginaux exprimés sous forme algébrique. Émile Cheysson (1892) reprend explicitement l’analyse algébrique de Carrau mais en résolvant le problème sous forme géométrique. Bien qu’il n’apporte aucun élément supplémentaire par rapport à Le Moyne, il ne cite pas cet auteur. E. Cheysson avait déjà exposé son modèle dans sa conférence datée du 21 septembre 1886 intitulée La statistique géométrique. Méthode pour la solution des problèmes commerciaux et industriels. À ce sujet, voir Hebert (1974).

    14 Les méthodes de résolution employées par les ingénieurs des Ponts et par Thünen sont identiques mais les hypothèses ne sont pas les mêmes dans les deux modèles. Chez Thünen, la consommation est concentrée dans la ville et la production dispersée, alors que dans le modèle d’approvisionnement routier, les points d’approvisionnement desservent une consommation dispersée. De plus, dans le modèle de Thünen, le coût de transport entre le lieu de production et celui de consommation est supporté par le producteur, alors que dans celui des ingénieurs routiers, cette dépense est à la charge de l’acheteur. Dans le premier cas, à prix de vente unique, il se forme donc une rente spatiale au bénéfice des producteurs. Dans le second cas, cette rente est au bénéfice de l’acheteur. Enfin, l’espace de production agricole de Thünen est de dimension deux alors que la route est un espace concurrentiel unidimensionnel, comme dans les modèles de duopole spatial de Hotelling et Palander publiés respectivement en 1929 et 1935.

    15 Sur la relation Thünen-Launhardt, cf. Blaug (1985, pp. 735-737). Sur le modèle de localisation des centres de population et des voies de communication, cf. Pinto (1977). Nous avons retrouvé la plupart des méthodes et résultats (points-limites appliqués aux aires de marchés des voies chemin de fer, triangle de Weber, structure hexagonale des voies de communication et des agglomérations) évoqués par Blaug et Pinto dans des écrits des ingénieurs des ponts antérieurs à ceux de Launhardt (cf. la thËse de B. Grall en cours de publication, F.V.).

    16 Voir Dupuit (1849, pp. 226-227, 239-240) et pour une présentation, Ekelund et Shieh (1985, pp. 483-486), voir Calsoyas (1950), Ekelund et Hooks (1972) ainsi que l’article R.B. Ekelund dans le Palgrave’s Dictionary. Étroitement lié aux ingénieurs français, Ellet avait été autorisé en 1830, à la demande de Lafayette, à suivre des cours à l’école des Ponts et Chaussées (Dupuit en était sorti en 1826). En 1839, une année après Cournot, il traçait la courbe de demande en partant d’un modèle spatial, où la limite du marché qui détermine la quantité est définie comme un point d’égalisation du prix de revient marginal du transport effectué par deux moyens alternatifs. Tel Dupuit, il énonce la règle de maximisation du produit net du monopoleur. Il applique aussi la méthode graphique de détermination des aires de marché à la discrimination tarifaire dont il démontre l’intérêt pour tous. Ellet est, avec Dupuit, le seul ingénieur à défendre de façon aussi absolue la discrimination tarifaire, et à le démontrer par un raisonnement théorique. Il est probable que ces deux auteurs se sont lus mutuellement.

    17 En 1833, cinq années après sa sortie de l’École des Ponts et Chaussées, Dupuit commence ses premières expériences sur l’usure des chaussées. En 1837, il publie un ouvrage intitulé Expériences et essais sur le tirage des voitures. À la demande de la commission chargée de redéfinir la réglementation des transports routiers, il est convoqué à Paris en 1839 afin de mener une série d’expériences sur l’usure des routes. En 1842, il publie deux mémoires : le premier sur l’entretien des routes en général (c’est celui que nous avons commenté), le second, sur le tirage des voitures provoqué par le frottement des roues sur la chaussée. Pour une biographie de Dupuit, voir Mayer (1866) ainsi que Etner (1983) qui montre l’importance de la gestion de l’entretien et la police du roulage dans sa biographie.

    18 La similitude des plans des textes de 1842 et de 1844 est frappante. Le premier se compose de deux parties. Dans une première partie intitulée : « Examen des résultats économiques des divers systèmes d’entretien » (1842, pp. 1-45), Dupuit expose sa conception générale de l’entretien. Ce n’est que dans la seconde partie qu’il traite de l’« objet spécial du mémoire », à savoir, l’« évaluation des dépenses de l’entretien normal des routes » (ibid., pp. 45-79). L’objet du mémoire de 1844 est la mesure de l’utilité des travaux publics. Il n’est abordé que dans une seconde partie, après une première (1844, pp. 332-341) traitant de l’utilité d’un point de vue général. Les deux mémoires se finissent par une annexe mathématique où sont formalisés les résultats, sous forme algébrique en 1842 et graphique en 1844.

    19 Ce qui n’est pas sans paradoxe lorsque l’on sait que Dupuit est, pour ses collègues, un libéral convaincu comme le montre sa défense d’une réglementation routière qui laisserait une totale liberté aux transporteurs. Le paradoxe n’est qu’apparent car les deux propositions reposent sur une même constatation : limiter les poids transportés pour maintenir les routes en état ou réduire les dépenses d’entretien au prix de routes en moins bon état, revient toujours à réaliser de petites économies sur le budget d’entretien au prix d’une augmentation considérable des dépenses de transport.

    20 Dupuit ne met pas en doute la compétence des ingénieurs des Ponts et Chaussées, se distinguant ainsi de Say (1826) (cf. Dupuit, 1853). Cependant, selon lui, le système de financement public ne permet par une allocation optimale des ressources. « Si ces droits [droits de barrières, B.G.] avaient existé et que leur produit eût été affecté à l’entretien des routes sur lesquelles ils avaient été perçus, la répartition se fût trouvée naturellement beaucoup mieux faite [...]. Peut-être cette circonstance a-t-elle eu sur l’état des routes d’Angleterre une influence qui n’a pas été assez remarquée : elle a en effet cet avantage immense pour l’entretien, de proportionner sans cesse les ressources aux besoins » (Dupuit, 1842, p. 72). De ce point de vue, Dupuit se distingue encore de Say qui préconise un financement public car les péages diminueraient la fréquentation et l’utilité des routes. La solution trouvée par Dupuit est une tarification discriminante qui permet de taxer sans perdre de trafic (cf. Grall et Vatin, 1997). Là encore, le mémoire de 1842 est incomplet et la réponse se trouve dans celui de 1844.

    21 Ce point, ainsi que le calcul de Dupuit exposé dans les cinq alinéas suivants ont été développés dans Grall-Vatin (1997, pp. 17-20).

    22 Dupuit (1844, pp. 346-347). La citation est extraite de Say (1972, p. 508).

    23 L’exemple de Dupuit est tiré du mémoire de Navier (1835, pp. 134-135). Bien que Dupuit ne l’ait pas relevé, Say (1818) fait la même erreur que Navier lorsqu’il évalue l’utilité de canaux en projet.

    24 Cet exemple de l’approvisionnement en matériaux qui est très significatif pour l’ingénieur, est repris dans le mémoire de 1849 (pp. 196-202). Dans cet article, on retrouve aussi une application spatiale de la méthode du point-limite.

    25 On peut comparer la citation de Dupuit à ce passage de Say : « En poursuivant cette recherche dans tous les arts industriels, on verrait que la plupart des machines ne se bornent pas à suppléer simplement le travail de l’homme, et qu’elles donnent un produit réellement nouveau en donnant une perfection nouvelle » (1972, p. 86).

    26 À cet égard, la comparaison avec Cournot (1863) est révélatrice. Ce dernier ne conçoit d’équivalents économiques quantifiables que pour les biens de production, à partir de leur productivité, alors que pour Dupuit cette équivalence objective n’est pas plus rigoureuse pour les biens de production que pour ceux de consommation. Évoquant en 1849 l’équivalence entre les matériaux, il affirme : « Comment réduire le calcaire et le granit à un dénominateur commun ? Il n’y a que le public qui puisse apprécier un degré d’utilité si variable... » (1849, p. 205). Si des équivalences fondées sur la productivité physique, comme c’était le cas pour la qualité des matériaux, sont concevables et nécessaires pour le gestionnaire, tel l’ingénieur des routes, elles sont peu significatives pour l’économiste de 1844. En fait Cournot conçoit aussi des équivalences pour les biens de consommations ouvrières, fondées sur leurs propriétés objectives pour la « reproduction de la force de travail », pour employer le langage de Marx. Ce n’est que pour les biens de luxe, que l’équivalence serait impossible (cf. Vatin, 1998). Bernard Grall a tout à fait raison toutefois d’insister sur la différence théorique essentielle entre Cournot, qui ne concevra jamais la possibilité d’une mesure de l’utilité et Dupuit, dont c’est l’idée centrale (F.V.)

    27 Cf. Grall et Vatin (1997). Sur les relations entre Dupuit et Say, voir aussi Ekelund et Hebert (1976).

    28 Notre travail a donc peu à voir avec les recherches de Mirowski (1989). Nous mettons en évidence une méthode de calcul utilisée tant par les ingénieurs que par les économistes, sans dresser des analogies ou des renvois métaphoriques entre ces deux champs de connaissance. D’autre part, nous nous intéressons à la mécanique industrielle qui est intrinsèquement liée à la production et aux machines alors que Mirowski s’intéresse à la physique théorique.

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    Ce livre est cité par

    • Béraud, Alain. Steiner, Philippe. (2018) The New Palgrave Dictionary of Economics. DOI: 10.1057/978-1-349-95189-5_1997
    • (2016) Jacques Rueff. DOI: 10.3917/oj.minar.2016.01.0355
    • Chatriot, Alain. (2002) L'espace de l'histoire La démocratie sociale à la française. DOI: 10.3917/dec.chatr.2002.01.0391
    • (2021) 1870-1914. DOI: 10.3917/gall.ducle.2021.01.0974
    • Béraud, Alain. Steiner, Philippe. (2008) The New Palgrave Dictionary of Economics. DOI: 10.1057/978-1-349-95121-5_1997-1
    • Lemercier, Claire. (2003) L'espace de l'histoire Un si discret pouvoir. DOI: 10.3917/dec.lemer.2003.01.0386
    • Merrer, Pascal Le. (2011) L’affirmation de l’économie comme discipline scientifique : une histoire française particulière. Tracés. DOI: 10.4000/traces.5313

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    Grall, B. (2000). De l’entretien des routes à la mesure de l’utilité : le calcul de substitution chez Dupuit (1842-1844). In P. Dockès, L. Frobert, G. Klotz, J.-P. Potier, & A. Tiran (éds.), Les traditions économiques françaises (1‑). CNRS Éditions. https://doi.org/10.4000/books.editionscnrs.43967
    Grall, Bernard. « De l’entretien des routes à la mesure de l’utilité : le calcul de substitution chez Dupuit (1842-1844) ». In Les traditions économiques françaises, édité par Pierre Dockès, Ludovic Frobert, Gérard Klotz, Jean-Pierre Potier, et André Tiran. Paris: CNRS Éditions, 2000. https://doi.org/10.4000/books.editionscnrs.43967.
    Grall, Bernard. « De l’entretien des routes à la mesure de l’utilité : le calcul de substitution chez Dupuit (1842-1844) ». Les traditions économiques françaises, édité par Pierre Dockès et al., CNRS Éditions, 2000, https://doi.org/10.4000/books.editionscnrs.43967.

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    Dockès, P., Frobert, L., Klotz, G., Potier, J.-P., & Tiran, A. (éds.). (2000). Les traditions économiques françaises (1‑). CNRS Éditions. https://doi.org/10.4000/books.editionscnrs.43597
    Dockès, Pierre, Ludovic Frobert, Gérard Klotz, Jean-Pierre Potier, et André Tiran, éd. Les traditions économiques françaises. Paris: CNRS Éditions, 2000. https://doi.org/10.4000/books.editionscnrs.43597.
    Dockès, Pierre, et al., éditeurs. Les traditions économiques françaises. CNRS Éditions, 2000, https://doi.org/10.4000/books.editionscnrs.43597.
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