Cournot et les Principes de 1863 : des Recherches sans mathématiques ?
p. 305-321
Texte intégral
1En 1908, Edgar Depitre, soulignant le succès de Cournot chez les économistes « mathématiciens », faisait le constat suivant : « Et cependant l’on peut dire que Cournot est encore aujourd’hui sinon totalement méconnu, du moins généralement mal connu et fort imparfaitement connu et apprécié. [...] Cournot est donné comme un des fondateurs de la méthode mathématique – ce qui est vrai, encore que cette vérité soit parfois traduite en des termes d’une simplicité déconcertante – mais il ne paraît avoir été que cela – ce qui est, croyons-nous, tout à fait erroné et insuffisant. Aussi bien, les premiers responsables de cette injustice nouvelle semblent-ils être les économistes mathématiciens eux-mêmes qui n’ont voulu voir dans Cournot qu’un de leurs précurseurs et ont, à peu près systématiquement, laissé dans l’ombre toute une partie de son œuvre économique fort importante et très personnelle cependant et en relation des plus étroites avec son œuvre générale philosophique et critique. »
2Ce jugement n’a pas vieilli. Pour la communauté des économistes, Cournot demeure l’auteur d’un seul livre : les Recherches de 1838. Sans doute cet ouvrage est-il resté d’une grande modernité épistémologique. Sous ce registre, l’économiste théoricien peut négliger les deux autres ouvrages économiques de Cournot, qui, dans les Principes de 1863 et la Revue de 1877, a renoncé à l’emploi des mathématiques et semble ainsi en retrait sur sa propre pensée. Mais une telle lecture tronquée de l’œuvre ne saurait satisfaire l’historien de la pensée. Il faut bien expliquer en effet ce qui motiva Cournot à remettre en chantier, après vingt-cinq ans de silence, sa pensée économique. C’est ce que nous allons tenter de faire ici en partant du symptôme qui a, jusqu’à aujourd’hui, oblitéré la compréhension des œuvres économiques tardives de Cournot : l’abandon des mathématiques.
I. Effaroucher ou légitimer ? la mathématique économique de Cournot
3Selon un mythe communément répandu, les Principes ne constitueraient qu’une réécriture « littéraire » des Recherches, motivée par l’insuccès public du premier ouvrage. Cournot fut assurément le premier responsable de ce contresens : « Je voudrais savoir aujourd’hui si j’ai péché par le fond des idées ou seulement par la forme : et à cette fin j’ai repris mon travail de 1838 en le corrigeant, en le développant là où les développements manquaient, en le complétant sur les points auxquels je m’étais abstenu de toucher, et surtout en le dépouillant absolument de cet attirail d’algèbre qui effarouche tant en ces matières1. » Si le choix était tactique, il était assurément mauvais. En effet, au moment même où il écrivait ces lignes, les mathématiques commençaient à ne plus effaroucher une fraction notable des économistes2. La mathématisation de l’économie allait même devenir, quelques années plus tard, le cheval de bataille des néoclassiques, qui, Walras en tête, s’approprièrent fort naturellement Cournot comme « précurseur » pour ses Recherches.
4Ainsi, ceux-là mêmes qui allaient « canoniser » les Recherches, ne pouvaient accueillir les Principes que comme une regrettable régression. Un témoignage suggestif nous en est donné par le jeune Léon Walras dans le compte rendu étonnamment désinvolte qu’il fit en 1863 de cet ouvrage3. Walras était alors à la recherche d’une « théorie mathématique de la richesse sociale », dont les Recherches de Cournot lui étaient apparues comme l’embryon4. Dans une lecture ainsi orientée, les Principes ne pouvaient que décevoir5. Du point de vue néoclassique, Cournot était à contretemps. Il s’en plaignit d’ailleurs lui-même, dans l’introduction de la Revue. Saluant la reconnaissance tardive des Recherches, il commentait : « Mais voyez mon guignon ! Si je gagnais un peu tard, sans m’en être mêlé, mon procès de 1838, je perdais mon procès de 1863. Si l’on voulait bien faire rétrospectivement quelque cas de mon algèbre, ma prose (j’ai honte de le dire) n’obtenait pas chez le libraire un meilleur succès6. » Mais dans ce dernier ouvrage, Cournot ne fit pas plus usage d’algèbre que dans le précédent. Ce n’était pourtant plus par crainte d’effaroucher, puisqu’il disposait maintenant sur ce point d’un témoignage d’adhésion enthousiaste, qu’il ne manquait d’ailleurs pas de faire connaître à ses lecteurs : « M. Léon Walras [...] osait dire en plein Institut qu’on avait eu tort de faire si peu d’attention à ma méthode et à mon algorithme dont il usait à bon droit pour exposer à son tour une théorie nouvelle, plus amplement développée7. »
5Comme on le voit, si Cournot se montrait flatté de l’hommage de Walras, il ne s’engageait nullement pour autant dans une approbation de ses théories. Leur correspondance montre sans ambiguïté que, non seulement il accueillit avec réserves la théorie néoclassique, mais qu’il opposa une résistance constante à l’égard des tentatives répétées de Walras pour l’« embrigader » dans un combat pour la reconnaissance académique de l’économie mathématique8. Leur rencontre épistolaire date d’août 1873. Le 12, Walras lui avait écrit pour l’inviter à sa communication à l’Académie qui devait avoir lieu le 16. Le 20, Cournot lui répondait pour s’excuser de son absence, le remercier de l’hommage public qu’il lui avait rendu et lui rappeler ses vieilles relations avec son père. En réponse, Walras lui enverra le 26 de « bonnes pages » de ses Eléments. Dès le 3 septembre, Cournot lui répondait en s’excusant d’en avoir fait une lecture superficielle9. Outre les politesses d’usage, son commentaire est clairement négatif ; le modèle walrasien ne pouvait selon lui que renouveler une doctrine libérale qu’il rejetait : « Je tremble que vos courbes d’utilité intensive et extensive ne vous mènent au pur laisser-faire, c’est-à-dire, en économie nationale, au déboisement du sol et en économie internationale, à l’étouffement de la plèbe des races par une race privilégiée conformément à la théorie de M. Darwin10. »
6Après cette lettre, Walras mettra six mois à reprendre contact avec Cournot ; dans un courrier daté du 20 mars, il tentera une nouvelle fois de le convaincre de la parenté de leurs théories et se défendra du « procès d’intention » qui lui avait été fait : « Quant aux conséquences lointaines du “pur laisser-faire” que vous entrevoyez au-delà de mes prémisses, faites-moi crédit, Monsieur, d’un peu de temps et de confiance et vous verrez que je sais les éviter11. » Dans sa réponse, Cournot évitera de reprendre le débat. Walras le sollicitera alors une nouvelle fois le 18 août suivant, en lui envoyant la première partie des Éléments ainsi que son échange de correspondance avec Jevons de mai 187412. Il a alors renoncé à le convaincre de la pertinence de ses théories économiques, et n’attend plus qu’un soutien sur la méthode mathématique : « Sans entreprendre l’examen critique des doctrines de M. Jevons et des miennes, que l’état de vos yeux vous interdit, ne pourriez-vous affirmer purement et simplement aux économistes la légitimité de notre méthode. Il vous suffirait pour cela de développer la préface de votre livre de 1838 dans les dimensions d’un article de la Revue des deux mondes... (...) J’ai cet article au bout de la plume ; mais votre grande culture mathématique et scientifique, et votre nom, lui donneraient pour nous une valeur et une portée toutes particulières13. »
7Cournot rejettera poliment cette sollicitation sans juger utile de manifester son désaccord sur le fond, si ce n’est par une légère ironie : « Je ne demanderais pas mieux que de devenir, grâce à vous, l’arrière-grand-père [...] d’une nouvelle branche de la mathématique ; quoiqu’il me semble, d’après un passage de votre lettre à M. Jevons, que vous-même vous doutiez encore de la maturité des temps. Si les Italiens donnent l’exemple, tant mieux, car ils nous ont déjà devancés en bien des choses. Vous comprenez si bien ce qu’il y aurait à dire pour presser le mouvement, que vous devriez le dire vous-même. Songez que j’entre dans ma 74e année14... » Cournot publiera pourtant encore en 1877 un dernier ouvrage d’économie, où il ne cherchera aucunement à répondre aux sollicitations de Walras15. Entre-temps, Walras lui avait adressé le 14 février 1875 un dernier courrier, où il lui signalait notamment avoir rédigé lui-même, à regret, l’article sur la méthode mathématique, courrier qu’il concluait, non sans une certaine amertume, par ces mots : « Je ne puis m’empêcher de vous avouer, en terminant, que je souhaite toujours bien vivement et ne désespère pas encore tout à fait de vous voir décider à nous aider un peu dans cette campagne16. »
8Ainsi, Cournot refusa de participer à toute opération de légitimation académique des néoclassiques. Il est difficile d’interpréter cette résistance aux sollicitations de Walras autrement que comme un désaccord fondamental sur le projet. En rejetant l’épistémologie walrasienne, Cournot rejetait par anticipation la lecture que la tradition économique fit de son œuvre. Il est bien en ce sens, selon l’expression de Claude Ménard et Philippe de Villé, un « insolent père fondateur » de l’économie mathématique. Pourtant, en dehors du bref courrier à Léon Walras que nous avons cité (que les économistes ne connurent que trois quarts de siècle plus tard) il ne jugea pas utile de distinguer sa démarche de celle des néoclassiques. Trop heureux sans doute de sa reconnaissance tardive, même par une école dont il ne partageait pas les thèses, il se garda de polémiquer avec elle, et en ce sens, contribua une nouvelle fois à faire méconnaître son œuvre.
II. Des yeux et des formules
9L’argument tactique avancé par Cournot dans les Principes pour justifier son abandon des mathématiques en économie ne saurait convaincre. Comment alors expliquer son revirement méthodologique ? Cette question est en fait passablement embrouillée par les explications multiples et contradictoires qu’il en a données. L’argument tactique est en effet loin d’être le seul. Nous en avons déjà évoqué un autre : les problèmes de vue, par lesquels il se justifiait en 1873 du caractère superficiel de sa lecture des documents envoyés par Walras : « Je les ai lus avec toute l’application que je pouvais mettre à cette lecture ; car je dois vous dire que depuis trente ans, je suis obligé de recourir à un lecteur pour ma pâture quotidienne, bien entendu que je ne trouve pas de garçon capable de lire des mathématiques, ou que je ne peux pas lire des mathématiques avec les oreilles, encore moins dicter comme feu Léonard Euler, et c’est ce qui m’a obligé depuis trente ans à renoncer aux mathématiques17. »
10Il est difficile de juger rétrospectivement de l’état oculaire de Cournot18. Mais la question doit de toute façon être élargie. L’argument oculaire porte en effet sur l’ensemble de l’investissement mathématique de Cournot et non sur sa seule économie mathématique. Or, les trente ans qu’il évoque en 1873 nous ramènent aux années 1840, et son dernier ouvrage « mathématique » date effectivement de 184719. Après cette date, plus aucun de ses livres ne comportera de « formules ». Sont-ce donc ses problèmes de vue qui l’auraient conduit à renoncer à une œuvre mathématique prometteuse ? On peut en douter. En effet, ses ouvrages mathématiques ont une vocation plus pédagogique que proprement scientifique. Ecrits pendant la période où il présidait à l’enseignement des mathématiques en France, ils ne présentent pas à proprement parler de résultats nouveaux, mais visent à mettre en forme les connaissances du temps en les éclairant de considérations philosophiques20. En ce sens, l’abandon par Cournot d’un projet d’œuvre mathématique serait encore plus ancien. On peut le dater de 1838, année où paraissent simultanément ses Recherches et son important mémoire dans le Journal de Liouville, et où s’affirme parallèlement son autorité académique nationale.
11Cette remarque nous conduit à une troisième explication fournie par Cournot de son abandon des mathématiques : il aurait en fait vite perçu que, plus « philosophe » que « géomètre », il n’était pas destiné à la carrière que lui prédisait son maître Poisson21. Dans ses Souvenirs, rédigés en 1859, il raconte en effet que Poisson « trouva de la pénétration philosophique [dans ses premiers articles scientifiques], en quoi je [Cournot] pense bonnement qu’il n’avait pas tout à fait tort ; et de plus, il en augura que je ferais un grand chemin dans le champ de la pure spéculation mathématique, ce qui fut (je l’ai toujours pensé et n’ai jamais hésité à le dire) une de ses erreurs22 ». L’esprit philosophique préside effectivement dès les premiers articles « scientifiques » de Cournot. Mais les contraintes de sa charge et le « devoir de réserve » qu’il s’imposa dans ce domaine sensible expliquent probablement le caractère tardif de son œuvre proprement philosophique23.
12En 1863, Cournot avait donc depuis longtemps renoncé à faire œuvre originale en mathématiques. En revanche, il n’avait cessé de réfléchir à la philosophie des mathématiques. Or ce point nous ramène aux Principes. Dans la conclusion de cet ouvrage, il revient au problème de la mathématisation des sciences. L’argument tactique de l’introduction fait alors place à la réflexion épistémologique : « Dans les plus parfaites des sciences naturelles, telle que l’astronomie, il y a une subordination marquée entre les causes principales et simples, qui impriment aux phénomènes leurs caractères généraux de régularité et de simplicité, et les caractères accessoires, beaucoup plus complexes, qui troublent ou dérangent les effets des causes principales, mais non pas assez pour les masquer à l’observateur, ni pour que la science ait à hésiter dans sa marche qui consiste à étudier d’abord les causes principales, sauf à tenir compte ultérieurement des actions perturbatrices. [...] Il n’en est plus de même pour ce qui fait l’objet des études de l’économiste. Les abstractions auxquelles il faut recourir pour simplifier les questions et les rendre accessibles au raisonnement ne sont pas de celles qui s’imposent à tout le monde et que la nature a dictées : ce sont au contraire le plus souvent des abstractions artificielles et dans lesquelles il entre beaucoup d’arbitraire. Ce que l’un néglige dans une première approximation, comme un fait secondaire et accessoire, un autre le regardera comme le fait principal et dominant et bâtira en conséquence sa théorie. Dès lors on pourra avoir des théories qui se contrediront, sans que la faute en soit, de part ni d’autre, à des erreurs de raisonnement24. »
13Comme on le voit, Cournot avait par avance répondu, par la négative, aux sollicitations de Walras. Accessoirement, il faut en conclure que Walras n’avait pas vraiment « lu » les Principes ou tout au moins pas jusqu’à leur conclusion, car, il n’aurait pu dans ce cas être aussi inutilement insistant. Comme de nombreux lecteurs après lui, il s’était probablement laissé abuser par l’argument « tactique » de l’introduction. Or cet argument initial prend dans la conclusion un nouveau sens ; la « répugnance » du public est maintenant interprétée par Cournot comme un symptôme que le théoricien ne saurait négliger : « On ne peut guère expliquer que par des considérations de ce genre [celles qui figurent dans notre citation précédente, F.V.] la répugnance que le public a toujours montrée pour l’emploi de signes mathématiques dans la discussion des questions économiques. [...] On doit n’en user qu’avec de grandes précautions, ou même on doit se résigner à n’en pas user du tout si le jugement du public y paraît contraire ; car ce jugement a ses raisons secrètes, presque toujours plus sûres que celles qui déterminent les jugements individuels25. »
III. Mathématisation : de la physique à l’économie
14Ainsi, en 1863, quand il publia les Principes, Cournot avait depuis longtemps renoncé à une œuvre personnelle en mathématiques. Mais surtout, il s’était dans cet ouvrage prononcé en épistémologue, non contre tout usage des mathématiques en économie, mais contre une démarche de mathématisation trop rapide et trop volontariste26. Ses réticences affirmées dix ans plus tard envers le projet de Walras prennent alors tout leur sens. À l’évidence, son opinion sur la mathématisation de l’économie avait changé depuis 1838. Comme nous allons le voir, ce n’est pas tant sa doctrine épistémologique qui avait varié, mais celle du statut épistémologique de l’économie.
15Soulignons d’abord que, par leur titre même, les Recherches de 1838 semblent bien rendre hommage à Poisson, qui, trois ans auparavant, avait publié la Théorie mathématique de la chaleur. Or Poisson revendiquait ce titre en vertu d’un principe méthodologique qui est celui-là même qu’adoptera Cournot dans ses Recherches : « En lui donnant le titre de Théorie mathématique de la chaleur, j’ai voulu indiquer qu’il s’agit de déduire, par un calcul rigoureux, toutes les conséquences d’une hypothèse générale sur la communication de la chaleur, fondée sur l’expérience et l’analogie. Ces conséquences seront alors une transformation de l’hypothèse même, à laquelle le calcul n’ôte et n’ajoute rien ; et leur parfaite conformité avec les phénomènes observés ne pourra laisser aucun doute sur la vérité de la théorie27. » Cette méthode, déductive dans son cœur mathématique, mais simultanément inductive en amont (le choix des hypothèses) et empiriste en aval (l’observation de la conformité des résultats à la réalité observable), fonde, selon Léon Brunschwicg et Gaston Bachelard, la physique mathématique chez Joseph Fourier28. Elle est peu ou prou commune à toutes les recherches physico-mathématiques françaises de l’époque, quels que soient par ailleurs les conflits scientifiques, idéologiques ou personnels qui ont pu opposer des auteurs comme Cauchy, Navier, Poisson ou Sophie Germain29. C’est elle que Cournot mettra en œuvre en 1829 dans sa thèse de mécanique, précisément inspirée du « calcul des inégalités » de Fourier : « Au reste notre objet, dans cet article, n’est point d’exposer de nouvelles recherches sur la cause et la nature physique du frottement, mais de déduire les conséquences mathématiques des hypothèses communément admises30... »
16La légitimité d’une telle méthode est bien sûr relative à la fiabilité des hypothèses initiales. Le « réel » est sans doute toujours plus complexe que le « rationnel », mais l’on peut en fournir un modèle provisoirement satisfaisant si l’on a choisi les « bonnes » hypothèses, c’est-à-dire si l’on a pu distinguer les causes « principales » des causes « secondaires ». C’est à cette condition que le cas d’école, « abstrait », rend intelligible la réalité observable : « Il est clair que la résolution de ce cas abstrait jette de la lumière sur celle des différents cas de la nature. C’est de la sorte que toutes les théories de la mathématique pure sont applicables aux besoins de la pratique31. » C’est armé d’une telle méthodologie que Cournot entreprend en 1838 la mathématisation de l’économie. C’est dans cet esprit, par exemple, qu’il admet la « loi du débit », soit l’hypothèse d’une fonction de demande décroissante par rapport au prix. Des raisonnements sont possibles à partir de cette hypothèse de « bon sens », sans qu’on connaisse les valeurs numériques d’une telle fonction, ni même sa forme algébrique. Cournot puise ses analogies dans la démographie (loi de mortalité) mais aussi dans la mécanique : « C’est ainsi que sans connaître la loi de décroissement des forces capillaires, et en partant du seul principe que ces forces sont insensibles à des distances sensibles, les géomètres ont démontré les lois générales des phénomènes de capillarité, lois confirmées par l’observation32. »
17Passant des sciences physiques aux sciences humaines, Cournot va toutefois devoir introduire une dimension nouvelle : le mouvement de l’histoire. On ne peut construire une théorie rationnelle de l’économie que parce que la société elle-même se « rationalise », c’est-à-dire tend à se rapprocher des cadres abstraits supposés par la théorie : « La théorie des richesses, selon la notion que nous essayons d’en donner, ne serait sans doute qu’une spéculation oiseuse, si d’ailleurs l’idée abstraite de richesse ou de valeur échangeable, sur laquelle elle est fondée, s’éloignait trop de ce que sont les richesses dans l’état de nos habitudes sociales. Il en serait de même de l’hydrostatique, si la constitution des fluides les plus répandus dans la nature s’éloignait trop de l’hypothèse de fluidité parfaite. Mais telle est, comme on l’a déjà dit, l’influence d’une civilisation progressive qu’elle tend sans cesse à rapprocher les rapports réels et variables du rapport absolu auquel nous nous sommes élevés par voie d’abstraction. En pareille matière, tout devient de plus en plus évaluable et par conséquent mesurable. Les démarches pour parvenir à l’échange se résolvent en frais de courtage, les délais en frais d’escompte, les chances de perte en frais d’assurance, et ainsi de suite. Les progrès de l’esprit d’association et les institutions qui s’y rattachent, les modifications survenues dans les institutions civiles, tout conspire à cette mobilisation dont nous ne voulons être ni l’apologiste, ni le détracteur, mais qui est le fondement de l’application de la théorie aux faits sociaux33. »
18Or, comme nous allons tenter de le montrer, c’est précisément sur ce point que la pensée de Cournot a évolué entre 1838 et 1863 ; l’abstraction économique ne lui paraît plus suffisamment proche de l’état « réel » de la société pour qu’une science économique pertinente puisse être élaborée par déduction mathématique.
IV. Une cosmologie sociale
19Selon Claude Ménard, Cournot aurait évolué de 1838 à 1863 du « mécanisme » au « biologisme ». L’abandon des mathématiques s’expliquerait par ce changement de « métaphores » : « Aux systèmes de forces qui servaient à penser les équilibres mathématisables de 1838, se substitue la métaphore dominante du corps social, susceptible d’expliquer l’imprévisibilité et la discontinuité dans les phénomènes économiques34. » En mettant en valeur une telle évolution, Claude Ménard reprenait un débat entamé par les philosophes au début de ce siècle35. Cette évolution philosophique évidente fut parfois un peu forcée par les commentateurs. Cournot ne fut jamais un pur rationaliste, manifesta toujours une certaine prudence à l’égard de la pensée mathématique, et s’opposa très fermement, dès ses premières études, à l’esprit « logiciste » du xviiie siècle, incarné selon lui par Condillac et d’Alembert36. En revanche, il est certain que, si la mécanique constitua l’univers intellectuel de sa jeunesse, la découverte de la biologie marqua de façon croissante son œuvre. Pour autant, la pensée biologique de Cournot ne rompt pas avec sa pensée mécanique et même en quelque sorte la prolonge. En biologie, comme en mécanique, Cournot poursuit une même philosophie scientifique : un « dynamisme » inspiré de Leibniz. Cette philosophie de la force est présente dès ses premiers travaux et explique notamment son intérêt précoce pour la mécanique industrielle37.
20C’est dans le traité de 1861 qu’il développe le plus clairement cette philosophie, en exposant, dans un même mouvement de pensée, la thermodynamique naissante et la biologie comme théorie de la « force vitale »38. Il n’hésitera pas dans cet ouvrage à « abattre ses cartes » philosophiques. Distinguant trois types de métaphysiques : l’ontologie, la dynamique transcendante, la téléologie, respectivement constituées autour des concepts de substance, de force, de finalité, « chacune répétant l’autre à sa manière, comme par un changement de clef ou une transposition de la note fondamentale », il annonce en effet sans ambages sa préférence pour la seconde, soit celle de Leibniz, qui a précisément le mérite d’assurer l’unité conceptuelle de la physique et de la biologie : « La première clef s’adapte mieux à l’ordre des faits matériels ou purement physiques, la troisième à l’ordre des faits biologiques, la seconde (pour laquelle nous avons laissé suffisamment percer notre inclination toute leibnitzienne) a le mérite de s’adapter également bien aux uns et aux autres39. » Si la rhétorique de Cournot use souvent d’oppositions binaires, sa philosophie scientifique est incontestablement moniste. Son choix de Leibniz contre Descartes est explicite et tranché.
21Dans un tel contexte philosophique, l’opposition du biologique et du mécanique ne saurait avoir un caractère dirimant. Plus généralement, la conception cournotienne de l’organisation des connaissances autorise de multiples renvois et permet de comprendre comment, par exemple, l’économie peut simultanément relever du « biologique » et du « mécanique ». Précisons. Le plan des connaissances humaines que Cournot élabore dans l’Essai et révise dans le Traité, peut dans une première approximation être comparé à celui de Comte, au sens où, comme chez ce dernier, il mène des mathématiques vers les sciences sociales, en passant par la physique et la biologie. Mais il est organisé, non sur le modèle de la « pyramide » mais sur celui du « sablier ». La rationalité calculatrice figure aux deux extrêmes de l’édifice et c’est en revanche dans la partie médiane, consacrée à l’étude de la vie, que se trouve le point d’obscurité maximale40.
22Ces deux niveaux de rationalité ne sont pas pleinement symétriques, puisque la rationalité des sciences physico-mathématiques peut être considérée a priori, alors que, comme nous l’avons vu, la rationalité des sciences sociales repose sur une construction historique : le développement de la civilisation41. Toutefois, cette opposition n’est elle-même à certains égards qu’une question d’échelle, car l’historicité marque selon Cournot tous les domaines scientifiques, à l’exception des mathématiques pures. Cela est évident de la biologie, ce qui justifie selon lui l’expression ancienne d’histoire naturelle42. Mais cela reste vrai, si ce n’est de la physique théorique, de la cosmologie physique, c’est-à-dire de l’histoire du monde43. La double dimension, théorique et historique, de tout champ de connaissance amène alors Cournot à croiser son plan en sablier avec une seconde classification en trois ou deux séries transversales : théorique, cosmologique et historique, technique ou pratique44.
23Or, une nouvelle fois, Cournot va nous offrir ici un effet de miroir entre les sciences physiques et les sciences sociales45. Sa cosmologie physique se compose en effet de trois phases successives : « 1. Une période chaotique, d’une durée indéfinie a parte ante, pendant laquelle les phénomènes se seraient succédé sans loi régulière, jusqu’à l’apparition d’une combinaison qui se prêta à un commencement de formation d’un ordre régulier, par le jeu des forces internes et des réactions mutuelles entre les divers éléments du système ; 2. Une période qu’on peut appeler génétique, pendant laquelle le système s’est graduellement rapproché des conditions finales de stabilité, de permanence ou de régularité auxquelles il devait finalement aboutir ; 3. Et une période finale, d’une durée infinie a parte post, à moins que des causes étrangères au système et dont nous n’avons aucun moyen de pressentir l’existence n’en viennent détruire l’ordre et l’harmonie46. » Or c’est ce même modèle ternaire qu’il applique à l’histoire de la civilisation. À la phase pré-historique, celle de l’humanité « organique » succéderait une phase historique, celle que nous vivons, puis une phase post-historique, celle de l’humanité « mécanique » intégralement rationnelle47.
24On comprend alors la combinaison de l’organique et du mécanique dans l’épistémologie des sciences sociales de Cournot. Les deux niveaux coexistent dans les faits, dans un mouvement qui va de l’organique au mécanique, selon un mouvement de rationalisation qui fait inévitablement penser à Max Weber48. C’est, pour Cournot, cette tension encore irrésolue entre les dimensions mécanique et organique de la nature humaine qui provoque les soubresauts de l’histoire. Quand la « raison » aura finalement triomphé, la société humaine sera totalement mécanisée, et l’histoire ramenée à une « gazette » de « faits » dénués de valeur constructive49. Pour Cournot, cette « fin de l’histoire », moment d’entropie maximale, n’est pas un fait présent, mais une tendance asymptotique50. De plus, il ne voit pas dans ce processus un « avenir radieux » de l’humanité, et, tout comme Max Weber, envisage sans joie ce « désenchantement du monde »51.
Conclusion : Cournot hors du Temple
25Nous sommes ici au terme de notre démonstration. La théorie abstraite des richesses conçue par Cournot en 1838 ne pourrait selon lui s’appliquer qu’à l’état final des sociétés, ou tout au moins à un état qui s’en rapprocherait suffisamment. La critique qu’il en mène vingt-cinq ans plus tard conduit donc à conclure qu’il avait préjugé dans son premier livre de l’état de développement de la civilisation. La mécanique sociale reste sans doute concevable dans l’abstrait et même susceptible d’être mise en œuvre dans quelques domaines précis. Mais la prudence s’impose. Le discours économique est destiné à rester encore longtemps imparfait, c’est-à-dire d’une validité limitée dans le temps et dans l’espace : « La science des économistes, sans être une littérature, est bien plus que les autres sciences, imprégnée de ce caractère national, marquée de ce cachet des temps et des lieux, qui distingue une littérature d’une autre. On a beau traduire en très bon français le livre d’un économiste anglais, [...] : il n’est pas besoin d’en lire dix pages pour reconnaître que l’auteur n’est pas français et qu’il est anglais. L’Anglais ne voit partout que capital et profits : il est donc tout simple que ses constructions théoriques pivotent sur ces deux idées fondamentales, et qu’il dirige, en vue d’une telle synthèse, le travail préalable de décomposition et d’abstraction, de manière que le type abstrait se rapproche le plus possible du type anglais52... »
26L’épistémologie de Cournot rencontre dans cette citation ses sentiments anti-libre-échangistes. Son protectionnisme, présent dès les Recherches, sera en effet renforcé dans les Principes par ses emprunts à Friedrich List, dont il partage l’esprit « anticosmopolite », c’est-à-dire finalement (comme en témoigne l’extrait que nous venons de citer) antibritannique. La leçon de Cournot est plus vaste. Elle engage le statut de l’économie politique, dont il souligne, un peu à la manière de Marx ou plus près de nous de Foucault, que l’apparente neutralité du dispositif déductif masque une « violence symbolique », cachée au plus profond de la construction de l’objet. On peut ne pas adhérer à cette thèse, mais elle ne saurait laisser indifférent. Pour qui veut bien les lire avec attention, les Principes prennent place dans la bibliothèque somme toute restreinte de critique avertie de l’économie politique. La modération du ton ne rend que plus vive l’« insolence » de Cournot à l’égard du dogme économique. Roger de Fontenay ne s’y était d’ailleurs pas trompé : « Comment, Monsieur, vous faites un gros livre sur une science pour lui dire : “je crois bien, entre nous que vous n’existez pas ?”. Mais un économiste qui ne croit pas à l’économie politique, c’est un prêtre athée. Nous aurions le droit de vous dire : Que venez-vous faire dans notre temple53 ? »
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Cournot (1863/1981), p. 3.
2 Sur l’histoire de la mathématisation de l’économie, cf. Zylberberg (1990), ainsi que Breton (1991 et 1992).
3 Après avoir en quelques pages résumé l’argument des Recherches, il conclut sur les Principes : « L’auteur reprenant aujourd’hui, après un intervalle de vingt-cinq ans, ses études interrompues, on était en droit d’espérer qu’il aurait eu la pensée et le loisir de renouveler ses principes économiques pour y appliquer de nouveau l’analyse mathématique, que de cette application ainsi faite résulterait enfin une théorie sinon complète et définitive de la valeur d’échange et de la richesse sociale, du moins un chapitre neuf et précieux d’économie politique pure. M. Cournot a, il est vrai, repris, remanié et considérablement étendu ses recherches de 1838. Seulement, qui le croirait ? Des deux éléments dont se compose l’opuscule, celui qu’il a rejeté, c’est l’élément mathématique qui en constituait le côté original et fécond, celui qu’il a retenu pour le développer outre mesure, c’est l’élément économique qui en était la partie faible » (Walras, 1863).
4 Léon Walras avait, selon son témoignage, découvert les Recherches de Cournot en 1853 dans la bibliothèque de son père Auguste, alors qu’il était en troisième année de mathématiques. Ancien condisciple de Cournot à l’École normale, Auguste Walras avait probablement reçu l’ouvrage en « hommage », mais ne semble guère s’y être intéressé, comme il le signifie en 1861 dans une lettre à son fils : « Tu trouveras parmi mes livres d’économie politique, un petit volume de M. Cournot, où cet habile mathématicien a essayé d’appliquer sa science propre aux phénomènes économiques. Je n’ai jamais bien compris cet ouvrage, mais ce que j’en ai pu saisir m’a fait supposer que M. Cournot avait traduit en algèbre la métaphysique de Ricardo. Je ne puis rien dire de la traduction, mais, le texte n’étant pas de mon goût, je m’inquiète fort peu de la fidélité du traducteur » lettre en date du 18 mai 1861, citée en note par Jaffé (1965, I, p. 100). Ces réticences n’empêchèrent pas Léon Walras d’exploiter la méthode de Cournot pour reformuler les théories paternelles : « J’ai songé dès le début de ma carrière d’économiste à faire application du calcul des fonctions indiqué par M. Cournot à la théorie de la valeur d’échange de mon père, qui m’a toujours paru la théorie vraie et définitive [...]. Mes premiers efforts en ce sens datent de 1860 » (lettre de Walras à Jevons du 23 mai 1874, cité in Jaffé, op. cit., p. 398). Ces « premiers efforts » figurent dans un ensemble de manuscrits édités in Walras (1993).
5 Cette déception fut partagée par les autres fondateurs de la nouvelle école, tel Jevons (1871/1879, p. 26).
6 Cournot (1877/1982), p. 4. Ekelund et Hébert ont insisté à juste titre sur le caractère excessif de ces lamentations, qui donnèrent lieu au mythe du savant ignoré. Ils notent que Cournot ne tenta pas de répondre aux critiques de Fontenay et ignora totalement celles « sympathiques » de Fauveau. Nous pensons toutefois que ces commentateurs se fourvoient un peu dans leur analyse, du fait qu’ils ne mettent pas en cause l’hypothèse consacrée selon laquelle les Principes ne seraient qu’une réécriture littéraire des Recherches. Or la critique de Fauveau, comme la partie « positive » de la critique de Fontenay, portent sur les thèses développées par Cournot dans les Recherches et non sur l’apport nouveau des Principes. Si on prend en considération l’évolution théorique de Cournot, on comprend son amertume à noter qu’au moment même où ses idées anciennes rencontraient un public, ses idées nouvelles n’étaient pas discutées.
7 Cournot (1877/1982), p. 4. En août 1873, Walras avait présenté son mémoire intitulé « Principe d’une théorie mathématique de l’échange » à l’Académie des Sciences morale et politique, il avait alors rendu un vif hommage à Cournot : « M. Cournot est le premier qui ait tenté franchement et sérieusement l’application des mathématiques à l’économie politique. » Cournot citera ce texte dans son introduction de la Revue (Cournot, 1877/1982, p. 4, note).
8 La correspondance de Cournot et Walras a été publiée par Jaffé et Guilbaud en 1952, puis reprise in Jaffé en 1965. Nous citerons par commodité la première édition.
9 Cournot s’excuse en arguant de la faiblesse de sa vue. Nous débattrons de cette question ultérieurement.
10 Jaffé (1952), p. 11. Le rapport de Cournot à la doctrine libérale est une question complexe. Dès 1838, il manifeste en matière de commerce international des positions protectionnistes. Sa conviction sera renforcée par sa lecture de List, dont il reprendra en 1863 la critique du « cosmopolitisme ». Plus généralement il mène dans les Principes une critique de l’optimisme économique » de l’école libérale française ; l’économie forestière, à laquelle fait allusion la lettre à Walras, constitue un exemple privilégié de cette critique. Signalons enfin que Cournot récusait dès 1838 toute possibilité de mesure de l’utilité. Indépendamment des questions de doctrine, ce point de départ méthodologique lui rendait sûrement difficile l’accès à la pensée walrasienne.
11 Jaffé (1952), p. 17.
12 Jevons avait écrit à Walras le 12 mai 1874, pour répondre à ce dernier de l’envoi de son mémoire de 1873 ; Walras lui avait répondu le 23 mai. Ces deux lettres avaient été publiées dans la livraison du 15 juin 1874 du Journal des économistes. Elles sont reprises in Walras, 1993 ainsi que in Jaffé, 1965.
13 Jaffé (1952), p. 23.
14 Ibid., p. 26. Le passage de la lettre à Jevons à laquelle Cournot fait référence est probablement le suivant : « Si l’on ne considérait l’état de la question qu’en France et en Angleterre, nous n’aurions guère à nous partager, Monsieur, d’après ce que vous me dites vous-même de l’accueil fait, dans votre pays, à vos idées, qu’une réputation de rêveurs assez chimériques. Mais je suis heureux de vous dire qu’il en est autrement ailleurs, notamment en Italie... ».
15 Dans la Revue, le seul renvoi explicite aux néoclassiques figure dans l’introduction, dans le contexte du plaidoyer pro domo que nous avons cité.
16 Jaffé (1952), p. 31. L’article de Walras sera finalement édité en italien en 1876.
17 Jaffé (1952), p. 11.
18 Mentré cite ce témoignage d’un neveu de Cournot : « Mon oncle n’avait pas perdu la vue, et ne souffrait d’aucune maladie d’yeux proprement dite, mais ses yeux, très fatigués, ne pouvaient plus supporter ni la lumière ni le grand jour. Mon oncle, de plus, était excessivement myope ; aussi dans ses dernières années, il s’était fait assister d’un lecteur, et ne lisait presque plus par lui-même » (Mentré, 1907, p. 23). Il complète ce témoignage en soulignant que Cournot n’avait jamais porté de lunettes, ce qui ne manque pas d’être étrange pour un grand myope.
19 L’œuvre de Cournot comporte, outre les Recherches, trois ouvrages de nature mathématique, respectivement publiés en 1841, 1843 et 1847.
20 Appelé dès 1836 par Poisson à l’Inspection générale de mathématiques, Cournot y sera officiellement nommé en 1838 ; il y restera jusqu’à sa « semi-retraite » au Rectorat de Dijon de 1854 à 1862. Par ailleurs, il prendra en 1839 la succession de Poisson, malade, à la présidence du jury d’agrégation. Enfin, sans en être officiellement membre, il jouera un rôle actif au Conseil royal d’instruction publique, comme « second » de Poisson jusqu’à sa mort en 1840, puis de son successeur officiel, Poinsot.
21 Par ces expressions nous faisons allusion au titre de l’article nécrologique que lui consacra Louis Liard, lequel contribua beaucoup à la gloire posthume de Cournot. Pour une analyse plus détaillée, cf. Vatin, 1997 (Introduction).
22 Cournot (1859/1913), p. 154. Il fait allusion aux articles qu’il publia entre 1826 et 1831 dans le Bulletin de Férussac, dirigé alors par son ami et ancien condisciple à l’École normale, Jacques Saigey. De même, dans l’introduction de son premier ouvrage philosophique en 1851, il souligne qu’il en aurait conçu le projet plus de vingt ans auparavant (Cournot, 1851/1975, p. 3).
23 La philosophie française était alors dominée par Victor Cousin et son « néo-spiritualisme », explicitement tourné contre la philosophie « rationaliste » et « sensualiste » du xviiie. Cournot appréciait peu Cousin, tant le philosophe que l’homme, qu’il était amené à côtoyer au Conseil royal (cf. Cournot, 1859/1913, pp. 169-173). Mais l’introduction de l’Essai, où il se défend de tout penchant « rationaliste », témoigne de sa prudence à cet égard. Il ne s’autorisera une critique explicite de la philosophe de Cousin qu’après la mort du maître en 1867 (cf. Cournot, 1872/1973, pp. 408-410, et surtout 1875/1979, pp. 145- 153).
24 Cournot (187653/1981), p. 328-329.
25 Ibid., p. 329-330.
26 Curieusement les positions de Cournot en la matière sont finalement assez proches de celles que lui opposera Fontenay dans son compte rendu des Principes. Faut-il en conclure que ce dernier n’aurait pas non plus lu les Principes jusqu’au bout, ou que, sans le dire, il aurait pris chez le « second » Cournot des arguments pour critiquer le « premier » ?
27 Poisson (1835), préambule cité d’après les « bonnes pages » parues avant la publication in Journal für die reine und angewandte Mathematik, dit Journal de Crell, 1834, pp. 258-262 : en particulier p. 260.
28 Brunschwicg (1949), pp. 322-330, Bachelard (1973), pp. 33-73.
29 En établissant cette brève liste, nous ignorons délibérément le grand débat qui marque alors la physique française, entre ceux qui, groupés autour de Fourier, tenaient comme indépassable la « mécanique analytique » de Lagrange, et ceux qui, groupés autour de Poisson dans la voie ouverte par Laplace, entendaient la compléter par une « mécanique physique ». Cette question est importante pour comprendre l’épistémologie physique de Cournot (cf. Vatin, 1997), mais joue peu sur sa conception de la mathématisation. Des études récentes ont montré que les positions étaient moins tranchées que ne l’avait conçu, par exemple, Brunschwicg, qui s’appuyait lui-même sur Duhem (cf. Dahan Dalmedico, 1993).
30 Cournot (1829), nous citons d’après la reprise de ce mémoire dans le Journal de Crell, 1830, p. 138-162 et 223-249 et 1832, p. 1-12 : 1830, p. 227 et 249.
31 Cournot (1828).
32 Cournot (1838/1980), p. 38. La théorie de la capillarité était une des questions en débat dans l’affrontement entre la « mécanique analytique » et la « mécanique physique » et avait notamment fait l’objet d’un mémoire de Poisson en 1831.
33 Ibid., p. 13.
34 Ménard, in Cournot (1978), p. 29.
35 Cf. Milhaud (1911) ; Mentré (1927).
36 Il ne peut être question de faire ici la preuve de ces assertions à la marge de notre sujet : nous renvoyons donc à notre ouvrage (1997).
37 Cournot (1834a) et la lecture que nous en proposons in Vatin (1994, 1995 et surtout 1997).
38 Nous ne pouvons pas développer ici cette question, qui nécessite de faire l’histoire de la compréhension par Cournot des principes de la thermodynamique (cf. Vatin, 1997). Soulignons toutefois le cercle conceptuel qu’il élabore entre la physique et la biologie, en soulignant que si, d’une part, il faut admettre que la biologie est soumise aux lois mécaniques, la mécanique elle-même est fondée sur l’idée sensible de force, qui appartient en propre à la biologie.
39 Cournot (1861/1982), p. 295.
40 Ibid., p. 4.
41 Nous renvoyons ici, comme Cournot lui-même, à la justification qu’il donnait en 1838 de l’élaboration d’une théorie mathématique de la richesse sociale.
42 Cournot (1861/1982), p. 472. Cournot adhérera pour cette raison à la biologie transformiste, si ce n’est à l’évolutionnisme darwinien proprement dit.
43 Ibid., p. 471. Soulignons que cette thèse était déjà présente en 1851 (Cournot, 1851/1975, p. 366).
44 Cournot (1851/1975), notamment synoptique, pp. 409-410. Seules les sciences mathématiques présentent une case vide dans la série cosmologique et historique. En 1875 (p. 43), il n’opposera plus que les sciences « théoriques » aux sciences « cosmologiques ».
45 Ce rapprochement est également fait par Mentré (1907), p. 318 et (1927), p. 71 et par Ruyer (1930), p. 14.
46 Cournot (1861/1982), p. 185. Sur les conceptions cosmologiques de Cournot, cf. Merleau-Ponty (1983).
47 « L’histoire, telle qu’on la comprend d’ordinaire, a pour point de départ les faits primordiaux dont la description, et s’il se peut, l’explication appartiennent à l’ethnologie : elle conduit progressivement l’humanité vers un état final où les éléments de la civilisation proprement dite, ayant pris sur tous les autres éléments de la nature humaine, en ce qui touche l’organisation des sociétés une influence prépondérante (grâce à l’intervention continuelle de l’expérience et de la raison générale), toutes les distinctions originelles tendent à s’effacer, l’influence même des précédents historiques tend à s’affaiblir, et la société tend à s’arranger, comme la ruche des abeilles, d’après des conditions quasi géométriques, dont l’expérience constate et la théorie démontre les conditions essentielles. Entre ces termes extrêmes viennent se placer les phases vraiment historiques des sociétés humaines, celles où des institutions politiques ou religieuses jouent le rôle principal, le temps des guerres et des conquêtes, de la fondation et de la destruction des empires, de l’élévation et de la chute des dynasties, des castes, des gouvernements aristocratiques et populaires » (Cournot, 1861/1982, p. 484).
48 Cf. sur cette comparaison Ruyer (1992) et Freund.
49 Cournot, 1861/1980, p. 485.
50 Cette interprétation thermodynamique de Cournot est faite par Ruyer (1930), p. 15. Abusive, elle est pourtant pertinente. Si Cournot ignore le concept d’entropie, la notion d’« état final » a pour lui un sens physique précis issu de la théorie de la chaleur de Fourier qui anticipe ce concept. Il exploitait cette référence dans sa philosophie des probabilités (Cournot, 1843/1984, p. 4 ainsi que 1851/1975, p. 65) ; il la reprendra pour traiter de la thermodynamique en 1875/1978, p. 38.
51 Cournot (1861/1982), p. 528.
52 Cournot (1863/1981), p. 330.
53 Fontenay, in Cournot (1877/1982), p. 200.
Auteur
-
François Vatin
Université Paris X
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