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Les traditions économiques françaises

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Pierre Dockès
, 
Ludovic Frobert
, 
Gérard Klotz
, 
et al.

Introduction

Texte intégral

  • 1 Pour l’Angleterre, si héritage il y a, il est passablement embrouillé de Petty jusqu’à Adam Smith p (...)

1Marx fait remonter l’économie politique anglaise à William Petty et la fait culminer avec David Ricardo1. Il situe la naissance d’une économie politique française avec Pierre le Pesant de Boisguilbert pour la faire aboutir à Simonde de Sismondi. Certes, il est souhaitable d’aller « en amont » de Boisguilbert pour se rapprocher des sources de la tradition économique française (ou d’une tradition de langue ou de culture française) : que l’on pense à Nicolas Oresme, à Jean Bodin, puis à Antoine de Montchrétien ! Mais on peut soutenir que c’est effectivement avec Boisguilbert qu’elle s’enracine pour réussir un développement extraordinaire au xviiie siècle avec Mirabeau, Quesnay et les physiocrates, Turgot, avec Condillac et les Idéologues. Si Marx cite Sismondi (1773-1842) comme un aboutissement de ce courant français, évidemment, c’est en toute connaissance de cause qu’il ne cite pas Jean-Baptiste Say (1767- 1832) dont il combat violemment les idées. De fait, il faut considérer ces deux économistes, pour avoir les deux versants de la tradition française, même si c’est principalement J.-B. Say qui va faire la liaison entre les économistes français du xviiie et ceux du xixe siècle français.

2Pratiquement toute la génération du début du xixe siècle, en particulier Frédéric Bastiat (né en 1801), Auguste Walras (né en 1800), Antoine Augustin Cournot (né aussi en 1801) et Jules Dupuit (né en 1804), est fortement marquée par la pensée de J.-B. Say et peut être placée dans sa continuité, même si les critiques à l’égard de son œuvre sont nombreuses (en particulier sur sa théorie de la valeur) et si la dimension mathématique vient d’ailleurs, des Encyclopédistes mathématiciens, de la mathématique sociale de Condorcet et déjà des ingénieurs des Ponts et Chaussées, de Nicolas Canard. L’œuvre de Léon Walras (1834-1910) montre assez qu’il accepte l’héritage : greffant la méthode mathématique sur l’économie politique de J.-B. Say (corrigée par son père), il refonde l’économie politique comme science.

3Par la suite, la science économique française redescend de ce sommet, même s’il est possible d’annexer à moitié à cette culture francophone Vilfredo Pareto. Pourtant, et c’est ce que ce colloque et cet ouvrage nous montrent, les apports des générations successives d’économistes de cette tradition de culture française sont loin d’être dépourvus d’intérêt et sont même considérables dans certains domaines. Même si l’on ne retient que les trois grandes œuvres, si différentes, de Clément Juglar (1819-1905), de Pierre Émile Levasseur (1828-1911) et de Gustave de Molinari (1819-1912), on voit que les contemporains de Léon Walras (les hommes nés dans les années 1820 et 1830) ne déméritent nullement.

4Il en va de même pour la génération du milieu du siècle (c’est celle de Pareto né en 1848) avec l’ingénieur Émile Cheysson (né en 1836), Leroy-Beaulieu (né en 1843), Yves Guyot (même année), Charles Gide (né en 1847) ou Clément Colson (né en 1853), avec Paul Cauwès (1843). Quant à la génération née avec les années soixante-dix, elle impulse un véritable renouveau grâce à François Simiand (né en 1873), Élie Halévy (né en 1870), Charles Rist (né en 1874), Albert Aftalion (même date) ou Adolphe Landry (même date), grâce encore à Gaëtan Pirou qui n’est leur cadet que d’une dizaine d’années (il est né en 1886). La période que nous avons retenue nous a encore permis d’enrôler la génération née au tournant du siècle, celle de Jacques Rueff, celle des ingénieurs qui se retrouvent à X-Crise, Jean Coutrot, Jean Ullmo, Georges Boris, Louis Vallon, celle des brillants représentants de l’enseignement et de la recherche dans les facultés de droit comme François Perroux, René Courtin, André Philip, Ernest Labrousse et Robert Marjolin.

  • 2 Cf. Léon Walras, Œuvres diverses, Œuvres économiques complètes, vol. XIII, Notes d’humeur (à paraît (...)

5La tradition française, c’est également ce courant socialiste, si divers, avec Sismondi, avec Saint-Simon, Fourier, Pierre Leroux, avec Étienne Cabet et Louis Blanc, avec Proudhon. Non seulement son étude est passionnante en elle-même, non seulement son influence sur Marx et le marxisme a été considérable, mais encore la compréhension de la formation et de l’œuvre de Léon Walras (n’écrivait-il pas dans une note d’humeur : « Je ne suis pas un économiste, je suis un socialiste2 »), mais aussi de Simiand, de Gide, de Rist, d’Élie Halévy, de Philip et de tant d’autres, suppose qu’on lui donne toute sa place, une place considérable, et que l’on observe son originalité.

6Il y a donc en quelque sorte un passage du relais de Quesnay et Turgot jusqu’à J.-B. Say, Cournot et Dupuit, puis Walras, jusqu’à Simiand, Aftalion ou Rist, jusqu’à Rueff et Perroux, jusqu’enfin à Debreu, Malinvaud et Allais : à seulement citer ces noms, on voit que la tradition économique française tient dans le mouvement de constitution de la science économique une place importante. En outre, à côté de ces œuvres majeures, on découvre aujourd’hui chez nombre d’auteurs souvent négligés, voire méprisés, un foisonnement d’idées, tout un riche tissu intellectuel, même s’il est vrai que les accomplissements furent parfois décevants au regard des espérances initiales.

7Cependant dire que chez les auteurs français ou francophones, on note une véritable continuité, n’a de sens qu’à plusieurs conditions.

8D’abord, mieux vaut parler, au pluriel, de traditions. En effet, on peut faire référence aussi bien à la spécificité de théories de la valeur axée sur l’utilité ou la rareté depuis Condillac, qu’à l’intérêt précoce pour l’équilibre depuis Turgot, au rôle donné aux mathématiques sociales depuis Condorcet, à l’importance des sciences de l’ingénieur depuis (au moins) Dupuit, à la prise en compte de la dynamique et à l’analyse du cycle. Pour ne prendre ici que le dernier point comme exemple, n’y a-t-il pas pour l’analyse des fluctuations économiques un exemple remarquable de filiation des idées scientifiques avec la série formée par Juglar, Lescure, Simiand, Marjolin, Imbert et Guitton. Il faut également insister sur l’intérêt porté à une économie qui ne soit pas déshumanisée, sur les particularités du débat entre libéralisme et socialisme.

9En second lieu, isoler une tradition économique n’aurait guère de sens tant cette tradition doit aux autres disciplines et à leurs traditions propres. Pensons à la tradition mathématique française dont nous venons de souligner l’importance, mais également à la tradition juridique ou philosophique, à l’importance des relations avec la sociologie française de Comte à Durkheim et, bien sûr, à l’histoire. Si à toute époque les relations interdisciplinaires sont essentielles à l’évolution de chacune des sciences sociales, donc de l’économie en particulier, certaines époques semblent privilégier l’une d’elles. Ainsi comment pourrait-on occulter la vision historiste dominante dans les années 1850-1880, même si en économie elle est équilibrée par l’importance de la métaphore mécaniste et les sciences de l’ingénieur ? Comment pourrait-on négliger le magistère intellectuel exercé par la sociologie durkheimienne dans les années 1895-1914, puis le poids de l’École des Annales ? Certes, cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas une certaine autonomie de l’évolution de la science économique, surtout peut-être lorsque celle-ci tend à devenir la discipline hégémonique à la fin de notre période.

10Dès lors, en troisième lieu, il importe de souligner que l’accent mis sur l’idée de tradition, donc d’une certaine spécificité de l’évolution de l’économie, ne doit pas faire négliger ce qui, à chaque époque, est partagé par les économistes de tous pays et, au-delà, dans une perspective foucaldienne, est le « bien commun » de toutes les sciences sociales : l’ébauche d’un paradigme global polarisé par une discipline « hégémonique » et cela malgré d’évidentes distorsions temporelles.

11Enfin, bien évidemment, on ne peut parler de « traditions françaises » qu’à condition d’insister aussi sur le nomadisme culturel. Ce nomadisme culturel est porté par les déplacements des économistes et leur pluri-culturalisme (pensons à Cantillon, Law et Galiani et pour notre période à Sismondi et Rossi, à Pareto). Il s’appuie sur la connaissance privilégiée d’œuvres étrangères : Élie Halévy et l’Angleterre utilitariste, Landry proche des Autrichiens, Aftalion grand connaisseur de Wieser, comme Perroux de ce même courant, de Schumpeter en particulier, ou encore Marjolin proche de Keynes, Pirou connaisseur des économistes américains et pensons à l’importance considérable de l’école historique pour Charles Gide et la Revue d’économie politique. Il faut encore souligner l’influence de la philosophie allemande, celle de Marx et des marxistes, du socialisme de la chaire allemand, du radicalisme et du Trade-unionisme anglais ou du socialisme belge, du corporatisme italien. Enfin, surtout, la correspondance scientifique alors est immense, transnationale (chacun s’exprimant dans sa langue) : il suffit de penser à celle entretenue par Léon Walras avec les plus grands économistes de son temps et que nous connaissons grâce à William Jaffé.

12Naturellement, l’influence n’est pas à sens unique et, pour prendre quelques exemples, rappelons que les écrits de J.-B. Say avaient fait la conquête de l’Amérique, qu’Auguste Comte a notablement influencé Stuart Mill, que l’importance de Juglar est reconnue par Schumpeter et que Hicks se veut en partie walrasien. Ainsi la théorie économique se construit par un dialogue des économistes entre Paris, Londres ou Cambridge, Lausanne, Vienne et Berlin, Rome, Naples ou Milan, New-York ou Cambridge (Mass).

13Un mot encore. Pourquoi le choix de cette période ? La tradition française en économie politique est observée sur près d’un siècle, entre la Révolution de février 1848 et l’entrée dans la Seconde Guerre mondiale. Ces années correspondent à une époque que l’on a pu caractériser par « l’essor des sciences sociales » et la France passe par deux régimes, le Second Empire et la IIIe République. L’année 1848 doit être considérée comme une rupture économique, sociale, politique et idéologique majeure. On a (enfin) en France quitté le xviiie siècle prolongé, l’industrie commence seulement à jouer le rôle décisif dans la conjoncture et ses rapports sociaux structurent toute la société, la banque moderne va se déployer sous le régime de Napoléon III. Le combat politique jusqu’ici partiellement commun des libéraux et des premiers socialistes fait place à l’affrontement de ces deux doctrines en relation avec l’exacerbation des rapports de classes.

14Pourquoi finir en 1939-1940 ? La guerre mondiale, la fin effective de la IIIe République marquent une rupture. Les tragiques années d’occupation, troubles et ambiguës, sont aussi le temps de maturations théoriques et pratiques, et si elles font suite aux débats des années trente, elles sont aussi un temps entre parenthèses et en transition vers un autre monde, elles mériteront d’être étudiées à part, dans leur spécificité. Surtout, après 1945, il devient de plus en plus difficile d’identifier une tradition économique française. Les idées keynésiennes s’imposent d’abord, puis l’ensemble du corpus théorique anglais et américain devient dominant, tandis que, à l’autre bord, la connaissance de l’œuvre économique de Marx s’améliore mais ne fait que quelque temps contrepoids. Aujourd’hui, au terme de cette évolution, il nous a semblé intéressant de retrouver les travaux de ces économistes de culture française en espérant que ce sera une source de réflexions pour la science économique « globale ».

Notes

1 Pour l’Angleterre, si héritage il y a, il est passablement embrouillé de Petty jusqu’à Adam Smith puisque ce dernier réussit une synthèse partielle des apports anglais et français, une des voies de passage transitant par Cantillon, les physiocrates et Turgot. En revanche, par la suite, la tradition anglaise se transmet largement en ligne directe, d’Adam Smith à David Ricardo et James Mill, puis – pour rester sur la ligne de crête – par John Stuart Mill, Stanley Jevons, Alfred Marshall jusqu’à Francis Y. Edgeworth, Arthur Cecil Pigou et John Maynard Keynes.

2 Cf. Léon Walras, Œuvres diverses, Œuvres économiques complètes, vol. XIII, Notes d’humeur (à paraître 1999) et la discussion sur le terme de « socialiste ».

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