1L’idée est assez généralement admise que les populations montagnardes sont restées isolées les unes des autres, au cours de leur histoire, et le sont encore largement de nos jours. Les raisons de cet isolement tiennent à la fois à la géographie, aux événements politico-historiques et à des différences culturelles. Sur le plan génétique, on s’attend à ce que les effets d’un tel isolement se traduisent par une élévation de la consanguinité moyenne. Cependant, il faut bien reconnaître que les enquêtes de terrain permettant de vérifier de telles affirmations sur le long terme sont plutôt rares. Des informations historiques fiables font le plus souvent défaut. L’intérêt des noms de familles exploités avec les méthodes de la génétique des populations, c’est de procurer justement une telle information qui peut couvrir plusieurs siècles. C’est donc pour vérifier les différentes assertions sur les effets génétiques de l’isolement en milieu montagnard que les cas particuliers des populations du Briançonnais et de l’Embrunais ont été étudiés, depuis le xv^e siècle jusqu’à nos jours.

2Ces populations sont situées dans l’Arc alpin, dans un écosystème montagnard contraignant pour lequel l’altitude, le froid, la pente et l’isolement sont des paramètres prépondérants. Par ailleurs, en matière d’habitat, toutes ces populations se répartissent sur une grande quantité de hameaux qui présentent une forte dispersion spatiale, et dont certains appartiennent à deux communautés différentes, se jouxtant littéralement (Albert, 1783). Historiquement, ces populations correspondent à quatre anciennes communautés médiévales contiguës appartenant à l’ancienne province du Dauphiné, entité qui fut rattachée à la couronne en 1349- il s’agit de L’Argentière-la-Bessée (AR), Saint-Martin-de-Queyrières (SM), Vallouise (VA) et Les Vigneaux (VI). Depuis le découpage en département et communes datant de la Révolution, ces localités forment six communes, toutes situées dans l’actuel département des Hautes-Alpes : L’Argentière-la-Bessée, Pelvoux, Puy Saint-Vincent, Saint-Martin-de-Queyrières, Vallouise et Les Vigneaux (Brun, 1995) (Fig. 1). La proximité géographique ces communes suggère l’existence d’une circulation des individus, que ce soit par le fait de déplacements associés au travail ou bien à la suite d’échanges matrimoniaux pouvant avoir des conséquences génétiques. Dans cet espace alpin, nous trouvons, d’une part, deux populations (AR et SM) situées sur une importante voie de circulation trafics nationaux et internationaux dès le haut Moyen Age (Sclafert, 1926), et d’autre part, deux autres populations situées en retrait, voire contingentées dans la vallée fermée de Vallouise (VA et VI). En outre, le contexte politico-historique a pu générer d’autres contraintes que les simples barrières géographiques. En effet, trois communautés se situent en Briançonnais, terroir dépendant du Dauphin, et possèdent, à ce titre, un statut particulier pourvu de nombreuses « libertés » depuis 1343 (SM, VA et VI), la quatrième appartenant à l’Embrunais (AR), territoire soumis à une autorité seigneuriale très contraignante (Fauché Prunelle, 1856-1857 ; Vaillant, 1951 ; Prost, 1993). Enfin, d’autres facteurs ont pu influer sur les échanges entre communautés, en particulier leur taille respective mais aussi et surtout le fait que des échanges commerciaux s’y sont développés (Chanaud, 1974). Ainsi, lorsqu’un vignoble ou de vastes pâturages recouvrent une partie non négligeable de l’ensemble territorial, il s’agit « d’espaces de fonctionnement communs » dans lesquels les familles ont tendance à s’unir (Sauvain-Dugerdil et al., 1998).

3Si la population de la vallée de Vallouise fut naguère l’une des plus importantes de toute la province du Dauphiné (Dupâquier et al., 1988), de nos jours elle est, à l’image du département, en légère augmentation démographique après une importante chute, débutée avec le premier conflit mondial. Rappelons que la Vallouise est une vallée glaciaire dans laquelle on pénétrait en passant par une fortification. Cette vallée comporte deux paroisses distinctes ayant chacune leurs propres archives : nous aurons donc affaire à une seule et même vallée renfermant deux populations éparpillées en quartoze hameaux (Prost, 1998). À l’inverse, la commune de L’Argentière (AR), initialement peu peuplée, va connaître une croissance démographique rapide grâce à une forte activité industrielle orientée vers le traitement du minerai au début du xx^e siècle. De la même manière qu’en Vallouise, la population de L’Argentière est dispersée en vingt-sept « écarts », tandis que celle de Saint-Martin, commune située à mi-chemin entre Briançon et Embrun, abrite une importante population disséminée en neuf hameaux. Le tableau I présente l’évolution démographique des quatre communautés.

Tableau I. Évolution de la dimension des populations du siècle xv^e au xx^e siècle : L’Argentière-la-Bessée (AR), Saint-Martin-de-Queyrières (SM), Vallouise (VA) et Les Vigneaux (VI).

Les sources documentaires

4Pour réaliser cette étude sur le long terme, nous avons croisé différents types de sources nominatives originales, pour la plupart inusitées. Pour le xv^e siècle, ce sont les révisions de feux et des comptes de taille de la province du Dauphiné qui s’échelonnent de 1434 à 1474 (Fierro, 1971), tandis que pour les xvii^e et xviii^e siècles, il s’agit d’un corpus de 4 197 mariages stratifiés en dix cohortes décennales de 1688 à 1787 dont la distribution figure dans le tableau II La troisième source provient du fichier INSEE (I.N.S.E.E., Fichier des noms patronymiques, 1985) et concerne deux périodes : 1891-1915 et 1916-1940 (Darlu et al., 1992).

Tableau II. Distribution du nombre d’unions observées dans les quatre communautés.

5Si les archives du xv^e siècle nomment uniquement les chefs de familles, aux siècles suivants les patronymes portés par les femmes sont pris en compte. Nous constatons également en Haut-Dauphiné une importante précocité dans la fixité des patronymes depuis les xii^e-xiii^e siècles au moins (Lefebvre-Teillard, 1990 ; Prost, 1993 ; Falque-Vert, 1997). Les conditions sont donc réunies pour conduire des études comparatives diachroniques et synchroniques en utilisant les noms de famille.

6Cependant, des problèmes de sur-nomination et de dissemblance orthographique font qu’il est parfois nécessaire de croiser et de recouper les différents corpus pour obtenir des listes comparables. Pour la période 1688-1787, les patronymes recensés à travers les actes de mariages nous parviennent avec de nombreuses « distorsions » dues aux différentes graphies adoptées par les multiples prêtres en charge de la rédaction des actes. Ainsi, en un même endroit, Isoard peut se transcrire en Izoar (d) ou Ysoard mais, quand il s’agit d’un changement de lieu pour lequel le nom de famille n’est pas connu des autochtones, il s’ensuit, au cours du temps, des mutations qui pourraient faire croire à l’apparition de nouveaux patronymes ; il a donc fallu rétablir une cohérence patronymique afin que les analyses sur ces données prennent un sens.

7Quant au fichier INSEE, devions-nous nous en servir ? À l’instar des dépouillements de listes nominatives (Fleury et al., 1985), cette source est immanquablement émaillée d’erreurs et de distorsions (les s finaux et les h internes, ou encore un seul 1 ou ll, les n transcrits en u ou l’inverse, deux n remplacés par un d, etc.) générant parfois une multitude de noms à partir d’un même patronyme. Ensuite, il s’agit des surnoms dont nous avons évoqué la genèse et la fonction, qui procurent aux listes INSEE autant de patronymes distincts alors qu’il s’agissait, à l’origine, d’une seule et même famille (Prost, 1993). Enfin, vient le problème des personnes inscrites dans ces listes qui, tout en générant un stock patronymique diversifié, n’ont qu’une existence sporadique sur un site ; en tout cas, elles ne participent aucunement au renouvellement des générations. Il s’agit pour la plupart de familles de fonctionnaires en poste pour quelques années dans la montagne briançonnaise : receveur des postes, percepteur, directeur d’usine électrique, garde des Eaux et Forêts, instituteurs, etc. La même problématique se pose lorsque nous étudions des populations à l’aide des méthodes biodémographiques en analysant les listes de recensement sans les connaître véritablement, c’est-à-dire historiquement : doit-on y inclure cette quantité de personnes qui « travestit » la réalité par une présence conjoncturelle ? Certes non, il a donc fallu y remédier en procédant par filtrages pour obtenir des listes convenables, reflétant la réalité. Ainsi, pour l’ensemble des communes étudiées, pour les seules différences d’ordre orthographique, c’est environ 30 % des patronymes listés qui ont été éliminés.

Méthodes d’analyses

8D’un point de vue méthodologique, quatre outils d’analyse ont été mis en œuvre. Les deux premiers sont très classiques : fréquence P des apports de conjoints extérieurs à une zone de référence et la méthode isonymique. Les deux suivants sont « l’index de diversité patronymique » Idp élaboré par analogie avec l’index D de diversité des espèces en écologie préconisé par Odum en 1959, et l’indice d’isonymie φ décrit par Chen et al. (1983).

9a) La fréquence P mesure, dans l’ensemble des mariages ou unions, la proportion des conjoints d’origine exogame par rapport au nombre total de conjoints :

10N1 est la proportion des unions endogames et N2 celle des unions exogames. Ce rapport est facilement calculé quand on possède un corpus de mariages dans lequel les lieux de naissance des époux sont mentionnés.

11b) Par contraste, la méthode isonymique de Crow et Mange (1965) a recours à des calculs plus sophistiqués (Crow, 1980). Rappelons que le coefficient de parenté génétique entre deux personnes est quatre fois inférieur à la probabilité pour que ces deux personnes partagent un même patronyme par ascendance. En conséquence, le coefficient moyen de consanguinité d’une population peut s’évaluer comme le quart de la fréquence des unions isonymes rencontrées. Concrètement, la description du degré de parenté au niveau d’une population se fait en s’appuyant sur l’équation de S. Wright, utilisée en génétique des populations, et qui scinde la mesure de la ressemblance globale, Ft, entre les allèles de deux personnes en deux composantes, l’une qui représente la part de la ressemblance entre allèles simplement due au hasard, Fr, et la part de la ressemblance due à une ascendance commune, Fn :

12Transposées aux données patronymiques d’une population, les deux composantes se calculent respectivement comme la somme des carrés des fréquences patronymiques et comme le quart de la fréquence des unions isonymes. Nous ne reviendrons pas sur les contraintes méthodologiques qui pèsent sur cette technique d’analyse (Crognier et al., 1984 ; Boëtsch et al., 1989).

13c) Dans Fundamentals of ecology (1959), Odum détermine un index de diversité D comme le rapport entre le nombre d’espèces n et le logarithme du nombre d’individus N. En appliquant cette équation aux n patronymes différents rencontrés dans une population composée de N individus, nous obtenons un indice Idb :

14Cet index est d’autant plus grand que la diversité patronymique est élevée et que la quantité de population est faible. Certes, cet index demeure rudimentaire, pourtant il permet à la fois de classifier aisément des populations aux fins de comparaisons et d’en déduire leurs degrés d’homogénéité, puisqu’un grand nombre de noms de famille suggèrent communément une importante diversité biologique. D’ailleurs, dans un travail portant sur une population des Alpes piémontaises, des chercheurs italiens ont déjà montré qu’il existait une corrélation entre la fréquence génique, la distribution patronymique et la dimension des groupes humains (Chiarelli et al., 1976).

15d) L’indice d’isonymie φ (Chen et al., 1983) a déjà été utilisé dans plusieurs études (cf. Darlu et al., 1992). Il permet d’évaluer la « ressemblance patronymique » entre deux populations. Il se calcule ainsi :

16pour laquelle p_ik et p_jk sont les fréquences respectives du patronyme k dans les deux populations i et j, la sommation s’étendant sur la totalité des k patronymes rencontrés.

Résultats et discussions

17Plusieurs protocoles ont donc été envisagés pour analyser la réalité des échanges matrimoniaux entre les quatre populations et les éventuels apparentements qui en découlent. Ne possédant pas la totalité des unions au xv^e siècle, nous calculerons les fréquences d’apports de conjoints à la zone observée aux xvii^e et xviii^e siècles.

18Le tableau III montre que ces communautés adoptent des comportements assez contrastés. Si les habitants de Saint-Martin et de Vallouise échangent peu de conjoints avec les habitants des villages voisins, la population de L’Argentière enregistre un apport supérieur – cinq fois plus que les précédents – mais néanmoins modeste. A contrario, Les Vigneaux semblent particulièrement ouverts avec un apport de près de 22 % de conjoints extérieurs et on peut constater que ce comportement perdure tout au long du siècle. Si les fréquences « longitudinales » déterminent un ratio maximal de 43,4 qui montre des comportements matrimoniaux diversifiés selon les communautés, nous observons d’une façon « transversale » que c’est dans les premières décennies du xviii^e siècle que les échanges atteignent une intensité maximale, la montagne dauphinoise connaissant alors de nombreuses crises de tous ordres (Prost, 1993). En tout cas, la position géographique des Vigneaux, au centre de la zone étudiée, peut expliquer en partie cette disproportion rencontrée, dans la mesure où nous avons affaire à une petite paroisse enclavée et au sein de laquelle les nombreux échanges qui produisent auraient dû en faire une population ouverte. Ce n’est pourtant pas le cas puisque les évaluations de l’apparentement conduisent à la conclusion inverse : la population des Vigneaux, bien que plus proche d’un grand axe de communication, est nettement plus endogame et plus consanguine que celle de Vallouise, pourtant plus isolée. En réalité, de nombreux échanges n’impliquent pas forcément reproduction des conséquences de ces échanges à la génération suivante (Bideau et al., 1995 et 1996) et, si une reproduction in situ est avérée, nous avons pu établir que les familles autochtones sont plus prolifiques que leurs homologues exogames (Prost, 1993 ; Boëtsch et al., 1996). Si la réalité des échanges de conjoints entre les quatre populations est maintenant bien connue, en revanche l’information concernant la structure de la population et le rôle que la parenté pouvait y jouer est manquante.

Tableau III. Évolution des proportions P de conjoints exogames entre 1688 et 1877. Pour une population donnée, l’origine de l’exogamie est restreinte aux trois autres populations.

19Quels pouvaient bien être les échanges entre ces paroisses au xv^e siècle ? En examinant les migrations viagères intra-communautaires entre 1450 et 1474, nous constatons que trois communautés sur 4 n’échangent aucun conjoint entre elles (Tabl. IV). Si l’immobilisme semble la règle aux Vigneaux, les feux devenus vacants recensés à Saint-Martin et à Vallouise correspondent à des familles s’expatriant de préférence au-delà de la province de Dauphiné. En revanche, L’Argentière subit de gros mouvements migratoires : 27,8 % des familles migrent, mais seulement 8,4 % choisissent les trois paroisses circonvoisines.

Tableau IV. Matrice des migrations viagères intra-communautaires.

20Ayant une connaissance exacte des noms des familles qui composent les populations aux xiv^e et xv^e siècles, nous pouvons également étudier l’évolution sur six siècles de plusieurs indices élaborés au moyen des patronymes, en particulier l’index de diversité Idp, et les fréquences de conservation, d’apparition ou de disparition (Prost, 1993 et 1996).

Tableau V. Recensement des patronymes dans les quatre populations entre 1434-1474 (*moyenne prise dans plusieurs listes).

21En comptabilisant les patronymes portés par les résidents hauts-dauphinois nobles et roturiers, les quatre communautés présentent une réelle hétérogénéité liée à la taille de la population. Pour les populations de L’Argentière et de Saint-Martin, 50 % des noms recueillis ont une origine unique. Les patronymes sont considérés comme « uniques » quand ils sont portés par une famille unique non ubiquitaire ainsi que nous le montrent les archives utilisées allant du xiv^e siècle au xv^e siècle. En revanche, pour Vallouise et Les Vigneaux, cette fréquence ne dépasse guère 26 % et 31,3 %, respectivement. Ces proportions suggèrent qu’au Moyen Âge, les deux premières populations offraient une plus grande variété patronymique, c’est-à-dire vraisemblablement une plus grande exogamie que celle observée dans les deux communautés enclavées.

22Aux xvii^e et xviii^e siècles, l’information utilisable porte sur 4 197 unions, dénombrant un total de 7 867 patronymes. La connaissance antérieure des populations et les informations contenues dans les actes de mariages permettent d’identifier les patronymes autochtones (c’est-à-dire ceux qui ont une antériorité sur le site) parmi les patronymes extérieurs. Nous pouvons ainsi constater que ces vallées alpines ne sont pas des isolats puisque près de sept patronymes sur dix sont étrangers à la vallée durant la période 1688-1787 (TabL VI). Cependant, l’index de diversité permet de distinguer une certaine homogénéisation de trois populations autour d’une moyenne de dix. Seule, Vallouise et son important effectif, qui recueille la plus grande proportion de patronymes autochtones, fait figure d’exception avec un index proche de dix-huit (Tabl. VI).

Tableau VI. Divers paramètres observés ou calculés dans les quatre populations entre 1688 et 1787. (*) archives déchirées.

23Lorsque nous considérons l’index de diversité patronymique sur plusieurs siècles (Tabl. VII), nous nous heurtons à des difficultés dues aux changements de la nature des informations. Si pour les premiers siècles étudiés, seuls les patronymes des chefs de famille sont pris en compte, à partir du xvii^e, nous élaborons l’index au moyen de corpus d’unions qui intègrent les patronymes des femmes. Cependant, avec une endogamie calculée proche de 90 % sur de nombreux siècles, les patronymes portés par des deux sexes s’égalisent, justifiant ainsi, a posteriori, la méthode employée. Avec un index moyen de 39 %, L’Argentière présente une diversité patronymique bien supérieure à celle des autres communautés ; mais cette dernière émane d’un processus récent, à savoir un apport de familles nouvelles depuis les deux derniers siècles (industrialisation cf. Tabl. I), processus que ne connaissent pas les trois autres populations.

Tableau VII. Évolution de l’index de diversité patronymique Idp dans les quatre populations sur six siècles.

24Nous avons ainsi pu constater que le Moyen Age offre une « richesse patronymique » importante qui ne cessera de décroître aux trois siècles suivants, et ce en dépit de l’intégration des patronymes portés par les femmes lors de mariages exogames. Nous remarquons ensuite le mouvement inverse pour la communauté des Vigneaux qui gagne au cours du temps de la diversité patronymique et dont les fluctuations ne se retrouvent pas chez les autres : cette disparité provient sans doute des importants échanges que nous constations précédemment. Toutefois, au xix^e siècle, les quatre groupements enregistrent ensemble un fort gain de noms de famille, l’index moyen faisant plus que doubler, la population croissant alors de 5 000 à plus de 6 000 personnes. Finalement, au début du xx^e siècle, alors que les deux communes localisées sur la voie de communication présentent un nouvel accroissement de l’index patronymique, les quatre communes de la vallée de Vallouise n’enregistrent qu’un léger repli et ce en dépit d’une émigration importante.

25Intéressons-nous maintenant au groupe particulier des patronymes les plus usités dans chaque population. Dans une population quelconque, cet indicateur peut recouvrer des situations extrêmes, en effet un même patronyme peut nommer un individu unique ou plusieurs centaines. À cet égard, la population de Fontanigorda dans la province de Ligurie en Italie peut être un exemple extrême puisque au xix^e siècle, 40 % des individus se répartissent entre deux patronymes, et 60 % entre quatre (Boëtsch et al., 1997).

26Malgré la fermeture génétique constatée habituellement dans les populations de montagne (Lasker et al., 1972), les communautés dauphinoises n’atteignent pas la situation patronymique rencontrée en Ligurie. Nous avons donc choisi de prendre les dix patronymes ayant la plus grande fréquence, certains étant présents dans trois populations mais aucun présent simultanément dans les quatre. Au xv^e siècle, en dépit d’une importante diversité patronymique, dix patronymes nomment entre 42 % et 70 % des personnes selon les communautés ; à ce titre, la vallée de Vallouise et ses deux populations se distinguent particulièrement en figurant les extrêmes (Tabl. VIII). Trois siècles après, la diversité patronymique ayant décru, nous constatons un accroissement sensible des proportions qui s’étagent de 51 à 78 %, seuls Les Vigneaux restant étals. Cela permet de penser que les communautés de L’Argentière et des Vigneaux doivent être particulièrement consanguines en ceci qu’une faible quantité de patronymes nomment 70 % des individus (Lasker et al., 1985). Au début du xx^e siècle, le nombre de patronymes augmente fortement à L’Argentière, mais moins à Saint-Martin puisque les dix noms les plus fréquents ne représentent plus que 18 % et 47 % des personnes, tandis qu’en Vallouise la situation patronymique est étonnante car semblable à celle rencontrée au xv^e siècle. Une fois encore Les Vigneaux se singularisent en présentant un taux en forte augmentation : près de 80 % des individus recensés portent un des dix noms retenus.

Tableau VIII. Proportions de personnes portant l’un des dix patronymes les plus fréquents, dans les quatre populations pour les trois siècles considérés.

27L’étude du stock patronymique est un élément intéressant dans l’appréciation de l’évolution du pool génique des populations. Afin de mesurer cette dynamique, des indices ont été calculés pour chaque corpus, respectivement le taux de disparition, celui d’apparition et le pourcentage commun de patronymes entre deux bornes, l’une située au xv^e, l’autre au xviii^e siècle (Tabl. IX).

28En trois cents ans, plus de la moitié du stock de noms disparaît, « l’hémorragie » étant particulièrement sensible à L’Argentière. Mais, durant la même période, près de 40 % de nouveaux noms apparaissent, surtout au bénéfice de L’Argentière et des Vigneaux, ce qui conforte les résultats établis précédemment. De cette balance entre disparition et apparition de patronymes, nous pouvons théoriquement déduire le rythme de renouvellement des patronymes. Seulement, ce mode de comptage induit des faux-semblants, car si nous concluons qu’à L’Argentière la population s’est pratiquement renouvelée, il faut savoir que les patronymes qui disparaissent ou qui apparaissent ne sont généralement portés que par une seule personne, les noms autochtones quand à eux, perdurant en quantité. Une nouvelle fois, l’examen même attentif de l’évolution du stock patronymique ne permet en aucun cas de conclure sur un quelconque renouvellement de population, encore moins de mesurer le degré d’apparentement moyen.

Tableau IX. Proportions en % de patronymes disparaissant, apparaissant ou toujours présents entre le xv^e et le xviii^e siècle pour chacune des quatre populations.

29Pour cela, nous allons évaluer la consanguinité moyenne par la méthode de l’isonymie, puis mesurer la « distance patronymique » qui sépare ces populations dauphinoises les unes des autres. D’emblée, nous observons qu’en dépit d’une importante disparité entre les décennies, les quatre populations présentent le même niveau de mariage entre conjoints isonymes. En effet, un très faible écart sépare les extrêmes à L’Argentière et à Saint-Martin indiquant ainsi le maintien de cette attitude matrimoniale au fil des générations. Si nous comparons ces résultats avec d’autres, en particulier ceux concernant les populations dauphinoises situées dans les plaines entre Grenoble et Lyon, nous distinguons des comportements très différents : ainsi, en Bas-Dauphiné, sur un total de 58 204 unions observées dans cent dix paroisses entre les xvii^e et xviii^e siècles, la proportion de mariages isonymes s’élève à 1,03 (écart type 0,98) avec trois maxima allant de 4,3 à 5,5 %, c’est-à-dire que les mariages isonymes y sont proportionnellement dix fois moins nombreux que dans la partie haute de cette province.

30L’analyse du coefficient de consanguinité Ft souligne encore davantage la différence entre les quatre populations. Si la population de Saint-Martin se comporte comme celle de Vallouise, nous découvrons qu’en dépit d’un apport supérieur de conjoints extérieurs aux Vigneaux et à L’Argentière, ces deux populations présentent de forts coefficients de consanguinité moyenne, correspondant à celle du cinquième degré civil. Par ailleurs, en examinant les sous-composantes Fn (exprimant la part conjoncturelle) et Fr (exprimant la part structurelle) du coefficient Ft, nous voyons que Fn présente des valeurs proches pour les quatre populations (2,77, 2,26, 2,32 et 2,42) et constitue l’essentiel de la consanguinité calculée, soit en moyenne 86,4 % [respectivement 71,6 ; 91,3 ; 96,7 ; et 85,9 %]. Par contraste, Fr demeure toujours très faible variant pour les extrêmes de 0,7 % à L’Argentière, à 0,08 % pour Vallouise (Tabl. X).

31Le dernier indice calculé mesure la distance qui « sépare » ou « rapproche » les populations prises deux à deux.

Tableau X. Distributions de la fréquence des unions isonymes et du coefficient moyen de consanguinité Fit (*1 000) par cohortes décennales durant la période 1688-1787.

32L’indice φ présente une grande stabilité générale pour le siècle étudié, mais avec des variations importantes entre communautés. En effet, après une croissance moyenne du nombre de mariages entre populations dans les trois premières décennies, dès 1718 s’établit un rythme régulier d’échanges (Tabl. XI) ; ces résultats sont à rapprocher de ceux du tableau 3 qui, construits à partir d’autres sources, offrent une configuration analogue. Plusieurs explications de cette stabilité sont envisageables sans pour autant être exclusives les unes des autres : les montagnards ont eu à subir, plus qu’ailleurs, ce « petit âge glaciaire » de la fin du xvii^e, qui se double d’un temps de guerre et de plusieurs crises démographiques (Prost, 1993) ; les mortalités appauvrissent les marchés matrimoniaux respectifs, générant ainsi des migrations viagères et/ou matrimoniales, les échanges entre les populations d’altitude s’accroissant significativement entre 1698 et 1717. Cependant, chaque binôme populationnel ne réagit pas de la même façon, la ressemblance patronymique moyenne étant maximale entre L’Argentière et Les Vigneaux (φ = 45). Ce résultat s’inscrit dans la logique puisque les premiers indices montraient que Les Vigneaux échangeaient déjà vers la fin du Moyen Âge nombre de conjoints alors que chaque population de l’autre couple cité demeurait particulièrement fermé à l’échange interpopulationnel (Vallouise et Saint-Martin). À n’en pas douter, ces deux dernières étant les plus éloignées l’une de l’autre, les échanges sont moins intenses et le stock patronymique forcément différent, ce qui tendrait à valider le modèle de Wright d’« isolation par la distance » (1946). Néanmoins, des critères autres que le simple processus d’éloignement géographique entrent en jeu, puisque l’indice φ qui mesure le résultat des échanges entre les deux populations de la vallée de Vallouise présente une valeur moyenne relativement faible (19,5). Il n’est guère plus élevé entre les communautés pourtant contiguës de Saint-Martin/Les Vigneaux (12,7) ou L’Argentière/Saint-Martin (8,3) qui ne recueillent que de faibles indices. Ceci permet de relativiser le modèle de Wright qui s’avère finalement pertinent que sur une grande échelle.

Tableau XI. Distribution de l’indice d’isonymie (φ calculé entre les quatre populations prises deux à deux entre 1688 et 1787.

33L’étude des patronymes, comme marqueurs d’une identité sociale ou culturelle (communément nommée anthroponymie ou onomastique), s’étiolait comme science connexe de l’histoire sociale, au même titre d’ailleurs que la généalogie. Prise en compte d’abord par les historiens démographes puis par les anthropologues et les généticiens, elle permet de renouveler la recherche sur les structures de parenté et la consanguinité dans les populations en mettant au point différentes méthodes construites au moyen des noms de famille.

34Du point de vue de la problématique, ces recherches doivent idéalement s’inscrire à la fois dans des perspectives synchroniques et diachroniques. Mais les statistiques des corpus patronymiques doivent se plier à une grande rigueur méthodologique, en particulier celle concernant l’antériorité des patronymes et même leur genèse. La dimension historique ne doit être, en aucun cas, négligée et toute recherche de ce type devrait intégrer des suivis familiaux sur de nombreuses générations en tenant compte de la relativité de la qualité de l’information. Par ailleurs, l’évaluation de l’apparentement par la méthode isonymique nécessite la possession de toutes les unions d’une population, ce qui n’est pas forcément le cas quand on travail sur des corpus antérieurs à la fin du xvii^e siècle. Cependant, à l’aide des généalogies reconstruites jusqu’au milieu du xiv^e siècle dans la vallée de La Vallouise, nous avons montré la véracité d’une des hypothèses de la méthode isonymique qui concerne l’origine monophylétique des noms (Boëtsch et al., 1997 ; Prost et al., 1997). L’indice φ de ressemblance patronymique demeure un outil parfaitement adapté à la recherche en biodémographie. Ce type d’approche est particulièrement pertinent dans une région comme celle du Haut-Dauphiné où les sources patronymiques abondent dès le Moyen Age et ouvrent ainsi des perspectives de recherche très intéressantes (Bauthier et al., 1968-1975 ; Playoust, 1992 ; Falque-Vert, 1997).

35L’utilisation du corpus patronymique a montré que, même si des échanges matrimoniaux et viagers sont parfaitement établis entre les quatre communautés étudiées, il ne se dégage aucune tendance à l’homogénéisation patronymique. Finalement, tout semble se passer comme si chacune des populations observées possédait un noyau de familles très stables, noyau plus ou moins important selon les périodes, pourvu d’un stock patronymique constant et qu’en périphérie de ce noyau, des migrations de tous ordres se produisent au gré des turbulences historiques et des pressions socio-démographiques. En tout cas, même si plusieurs indices permettent de distinguer, par exemple, de fortes similarités entre Les Vigneaux et L’Argentière depuis le xv^e et jusqu’au début du xx^e siècle, cette recherche met en lumière que, dans la montagne dauphinoise, la « distance géographique » ne va pas forcément de pair avec la « distance patronymique ».