1Cette étude généalogique et patronymique de la population de la vallée d’Azgour (Wilaya de Marrakech, Maroc) a été menée afin d’en apprécier le degré d’isolement, d’y estimer les taux de consanguinité proche et éloignée, d’évaluer le niveau d’endogamie (endogamie villageoise ou de la vallée), ainsi que les dimensions de l’aire matrimoniale. L’intérêt de cette confrontation de l’approche patronymique et de l’approche généalogique est de permettre de pallier les carences d’une information démographique qui reste incomplète et déficiente dans une population demeurée longtemps sans écriture et pour laquelle les recensements au niveau local ne fournissent pas de données précises ou qui sont difficilement accessibles. Les méthodes d’investigations réalisables, dans ces conditions particulières, diffèrent donc de celles qui se fondent sur l’exploitation des registres d’état civil et paroissiaux, ou d’autres archives. Voilà pourquoi le présent travail repose sur le recueil d’informations faisant entièrement appel à la mémoire des personnes interrogées, lors de missions de terrain espacées dans le temps, et sur la reconstitution des généalogies familiales que l’on peut en faire. Par ailleurs, l’attribution du nom de personne et sa transmission obéissent à des règles particulières qu’il a été nécessaire de prendre en compte.

La population d’Azgour

2La population de la vallée d’Azgour appartient à la fraction d’Erdouz, de la commune d’Azgour, dans le cercle d’Amizmiz, préfecture du Haouz, dans la Wilaya de Marrakech, au Maroc. La vallée d’Azgour est située sur le flanc nord du Haut-Atlas occidental à environ soixante-dix kilomètres au sud-sud de la ville de Marrakech, à une altitude moyenne comprise entre 1 500 et 2 000 mètres ; elle possède une superficie de 196 km² et une densité de 34 habitants/km².

3La population se rattache ethniquement à la tribu Guedmiwa considérée comme l’une des grandes tribus du Haouz de Marrakech. On ne dispose que peu d’informations sur les origines des Guedmiwa mais, d’après les travaux sur la genèse du peuplement du Haouz, cette tribu appartenait au grand groupe berbérophone des « Masmouda », différent sur le plan linguistique des autres tribus de la plaine (Pascon, 1977).

4La population de cette vallée comptait, en 1985, 3 322 habitants et une moyenne de sept habitants par ménage. La vallée regroupe huit villages qui présentent une disparité démographique : le plus grand, le village Tnirt, comptait 683 personnes (cent familles) et le plus petit Talat en comptait 170 (vingt-sept familles).

5Cette population rurale a gardé une vocation strictement agricole. Il s’agit d’une agriculture de subsistance à faire-valoir direct, où domine la petite propriété : 93,6 % des chefs de ménages ont des exploitations agricoles de moins de cinq hectares. En effet, c’est une région caractérisée par une agriculture extensive, pratiquée sur de petites parcelles émiettées, conséquence de l’héritage successif au fil des générations. Les conditions de vie et les ressources des habitants sont hétérogènes et constituent des éléments de grande importance dans l’évolution dynamique de cette population (Baali et al., 1996).

6La région était également très connue pour ses deux mines : cuivre, molybdène et tungstène (mine d’Azgour), plomb et zinc (mine d’Erdouz). Actuellement, ces deux mines sont fermées. Les dates de leurs ouverture et fermeture sont respectivement 1938, 1948 et de 1971, 1972. L’exploitation de ces mines a favorisé les échanges avec l’extérieur grâce à un afflux de main-d’œuvre, puis une ouverture de plus en plus importante de la vallée vers le centre urbain d’Amizmiz. Cette population s’est orientée au début du siècle vers une double activité : agriculture et exploitation minière.

7Comme la plupart des communautés rurales marocaines où le système familial est patrilinéaire, la transmission des noms n’est possible que par le père ; la mère garde son nom sans qu’il soit transmis à la descendance. Ainsi, l’identité de l’individu et sa position sociale au sein du groupe ne peuvent être manifestées que par son appartenance à un tel ou tel « Ikhs » ou « Adam » (lignée agnatique dont le nom est celui de l’ancêtre commun). L’Ikhs joue encore un grand rôle dans le système de reproduction sociale (Berque, 1978). Dans cette population, la polygamie est extrêmement rare (trois cas sur 600 mariages).

8Actuellement, et pour des raisons administratives, le mari est dans l’obligation d’avoir un livret d’état civil après le mariage. Sur celui-ci est indiqué un patronyme, et parfois aussi un surnom s’expliquant par la multiplicité des homonymes. Il arrive souvent que deux individus apparentés ainsi qu’un ou deux de leurs descendants possèdent le même prénom en plus du même patronyme. Dans une telle situation, un des deux parents ou les deux se trouvent dans l’obligation de porter un surnom différent du patronyme de la famille (Ikhs) pour pouvoir être distingués sur le plan administratif. Il s’agit en effet d’un système d’identification très précis entre personnes portant le même nom et le même prénom. Face à cette difficulté, nous n’avons pris en considération, lors de notre enquête, que le patronyme relatif à l’Ikhs. La méthode de l’isonymie, décrite plus bas, n’est en effet applicable dans les populations rurales marocaines qu’à la condition d’utiliser les patronymes des Ikhs et non les surnoms de familles mentionnés dans les carnets d’état civil.

La méthode d’enquête

9La collecte des données a été menée directement auprès des chefs de ménage à leur domicile ou lors de réunions villageoises. Pour chaque chef de ménage, les informations relatives à son état civil (nom, nom de l’Ikhs, prénom, surnom, date de naissance, date du mariage...) sont recueillies, ainsi que celles concernant ses parents, ses tantes, ses oncles du côté paternel et maternel, ses collatéraux (cousins…). De cette manière, on remonte les générations jusqu’à la limite du souvenir. L’ascendance en ligne directe patrilinéaire est souvent bien connue pour au moins cinq générations.

10Toutes ces informations sont collectées dans un double fichier : le fichier « généalogie » et le fichier « fratrie ». La collecte des informations permettant la reconstitution généalogique des familles a été réalisée lors de plusieurs missions de terrain entre 1985 et 1990. Nous avons eu accès a de multiples informateurs, ce qui nous a permis de recouper et contrôler les données afin de reconstituer avec le maximum de certitudes les généalogies ascendantes des différents lignages. Cependant, il est certain que, pour les générations les plus anciennes, les couples qui n’ont pas de descendance actuelle ont été largement sous-enregistrés dans notre base de données.

La méthode isonymique

11La méthode isonymique est basée sur le principe selon lequel tous les individus, ayant le même patronyme, possède un ancêtre commun (Crow et Mange, 1965). Si les mariages sont contractés au hasard et qu’il y ait p. hommes et q. femmes, portant le ième nom ou patronyme, la fréquence avec laquelle ils forment un couple isonyme est égale à p_iq_j. Sur l’ensemble des patronymes de la population, cette constitution des couples correspond à la composante aléatoire Fr, égale à

12Si P est la fréquence observée des mariages isonymes dans la popula tion, la composante non aléatoire Fn résultant des mariages consanguins est égale à :

13Le coefficient de consanguinité totale Fi est alors égal à :

14Les généticiens des populations ont validé, souvent par des perfectionnements et des améliorations les propositions initiales de Crow et Mange (1965), qui établissaient que les noms de familles constituent une approche à la fois originale et pertinente pour étudier l’homogénéisation ou la fragmentation génétique et sociale des populations. Cette approche permet également d’estimer le coefficient de parenté des individus au sein d’une population et le coefficient de parenté entre populations (Lasker, 1977 ; Lasker et Kaplan, 1985 ; Mascie-Taylor et Lasker, 1990). Elle est considérée comme donnant une bonne expression de la consanguinité totale d’une population (Crow et Mange, 1965 ; Lasker, 1968 ; Cavalli-Sforza et Bodmer, 1971 ; Rawling, 1973 ; Clegg, 1986 ; Jorde et Morgan, 1987 ; Crow, 1980, 1989), dans la mesure où elle intègre ses composantes structurelles, c’est-à-dire la consanguinité éloignée. La méthode isonymique, souvent utilisée en l’absence des généalogies, s’applique à partir des enregistrements des mariages dans des corpus d’état civil ou par des enquêtes de terrain pour les populations où le nom de famille est transmis régulièrement par le père. Mais cette méthode n’est fiable que lorsque la transmission des patronymes est rigoureuse. En effet, plusieurs critiques ont été formulées à l’encontre de cette méthode, dans la mesure où elle ne prend pas en considération la possible disparition de noms de famille, leur changement éventuel par mutation, ou modifications orthographiques (Rawling, 1973), et le fait que plusieurs porteurs d’un même patronyme peuvent, en réalité, n’avoir aucune ascendant en commun.

15L’étude porte sur 1 595 mariages contractés dans la vallée d’Azgour entre 1870 et 1985. Cette période est subdivisée en six périodes qui comportent des intervalles de vingt ans. De l’ensemble de ces unions, nous avons exclu de notre étude dix unions (0,6 %) assez anciennes pour lesquelles le patronyme de la femme est inconnu. Remarquons que ces unions sont les plus anciennes puisqu’elles appartiennent à la première période prise en compte (1870-1889).

Tableau I. Nombre de mariages et de patronymes par période.

16Ainsi, sur les 1585 unions, soit 3170 noms, nous avons compté 256 noms différents et 86 qui se répètent une seule fois (noms uniques), soit une fréquence de 33,6 (Tabl. I). D’après ces résultats, on constate que la première période enregistre la fréquence la plus élevée de ces noms uniques (47,4 %). Cela exprime une grande diversité de noms pour cette période, reflétant soit un choix sélectif à la migration, soit un accroissement de la consanguinité durant les périodes suivantes.

17En revanche, l’augmentation de la fréquence de ces noms uniques à partir de la troisième période peut résulter aussi bien d’une participation croissante d’individus dépourvus de parenté visible que d’un accroissement de l’apport de conjoints externes.

18Ces patronymes, ou noms des Sikhs, correspondent à des noms relatifs à l’appartenance de l’individu à une région un village une ethnie (exemple Ait Sous : plaine du Sous (sud de Marrakech), Ait Toulkine : village Toulkiné, village de la fraction Erdouz, Ait Aarab : origine arabe…), à un métier pratiqué par l’individu (El Haddad : forgeron, El Bekkhar : potier, Ikharrazen : cordonnier...) ou l’appartenance de l’individu à la descendance d’un parent ou ancêtre plus au moins lointain (Ait Lahcen : enfants de Lahcen…). Cependant, les noms relatifs aux régions ou à l’origine ethnique sont très rares et ne se répètent qu’une seule fois chez un seul conjoint, généralement la femme, et disparaissent dès la génération suivante, faute de transmission (Tabl. II).

19La fréquence des mariages isonymes et les valeurs successives du coefficient moyen de consanguinité, calculées pour chacune des périodes à partir de l’ensemble des mariages célébrés dans la vallée, sont exposées dans le tableau 3. Dans l’ensemble, un mariage sur dix est contracté entre des conjoints ayant le même patronyme. La variation de la fréquence de ces mariages isonymes connaît une répartition régulière au cours des différentes périodes et varie de 8,2 % à 11,6 %. Cette relative stabilité de la fréquence de ces mariages exprime le maintien des comportements matrimoniaux dans le groupe. Ce maintien est lié à la fois au choix préférentiel du conjoint de même origine et à la structure patrilinéaire. Cependant, ces comportements matrimoniaux semblent en déclin au cours de la dernière période pendant laquelle on observe une diminution de la fréquence de l’isonymie.

Tableau II. Patronymes des conjoints dont la fréquence dépasse 1 %.

20La valeur du coefficient Fi calculée est de 0,02677, c’est-à-dire deux fois celle calculée à partir des généalogies (0,01422). La composante Fr est très faible et en revanche le coefficient Fn – valeur fortement dépendante des mariages isonymes – représente à lui seul 85,4 % de la valeur globale de Fi. Quant à la variation de Fi, on constate le même phénomène que celui relatif au mariage isonyme.

21Par ailleurs, les valeurs de la composante Fr sont très faibles, variant de 0,0035 à 0,00497 et demeurent assez constantes au cours du temps. Cette composante, qui renseigne sur la situation panmictique, exprime bien le maintien de l’organisation du marché matrimonial de génération en génération qui se caractérise par un grand isolement et une grande endogamie d’une partie de cette population.

22En revanche, la composante Fn, valeur fortement dépendante des mariages isonymes, varie sensiblement au cours du temps et confère, dans tous les cas, à elle seule une part de plus de 75 % du coefficient global Fi (le rapport Fn/Fi varie de 76,3 % à 86,9 %).

23En effet, la comparaison entre les fréquences des isonymies observée et calculée dans l’hypothèse panmictique montre que la population pratique une homogamie positive, basée sur le critère patronymique. Ce fait se traduit par la fréquence élevée des mariages isonymes et la proportion élevée des mariages entre apparentés proches. En d’autres termes, le point significatif est que cette forte endogamie relève bien plus des règles de mariages favorisant la consanguinité des couples.

24Un autre aspect important dans la connaissance des proportions des différents types de mariages entre apparentés est la relation entre le coefficient estimé par l’isonymie Fi et celui estimé à partir des généalogies F. Le rapport entre les deux coefficients (F/Fi) a été défini par Rogers (1987) comme coefficient de concordance. On constate que les valeurs du coefficient moyen d’apparentement, calculées par la méthode de l’isonymie, sont généralement supérieures à celles obtenues à partir des généalogies. À l’exception de la première période, on constate que le coefficient Fi est presque deux fois le coefficient de consanguinité F (Tabl. III). Ce rapport enregistré n’est que le résultat de la fréquence élevée des unions isonymes, sans qu’il y ait de liens de parenté par ascendance entre les conjoints déterminés par les généalogies, fait qui explique l’importance de la profondeur généalogique et de la quantité de l’information sur les générations anciennes

25En plus d’une estimation de la consanguinité de la population, le coefficient Fi semble bien lié au choix préférentiel du conjoint ; choix qui est conditionné aussi bien par des règles et pratiques liées aux comportements matrimoniaux que par la restriction du cercle de mariage (Baali et alii, 1997). Dans cette population, le mariage entre cousins est important (24 % des couples) comme d’ailleurs dans bon nombre de populations agricoles. Mais le mariage dit « arabe »– i.e. le mariage avec la cousine parallèle patrilinéaire – n’est pas dominant.

Tableau III. Évolution du coefficient d’isonymie et de ses composantes.

Coefficient Fi, endogamie et distance matrimoniale

26La variation du coefficient Fi et de ses deux composantes Fr et Fn en fonction de la distance séparant les lieux de naissance des conjoints, de l’endogamie villageoise (unions contractées entre conjoints originaires du même village) et de celle de la vallée (unions contractées entre conjoints originaires de la vallée), est exprimée par les tableaux IVa et IVb.

27Les valeurs du coefficient Fi et de sa composante Fn s’accroissent au cours des différentes périodes. La valeur de Fn représente à elle seule une part importante, plus de 70 %, et atteint environ 90 % (dans le cas de l’endogamie villageoise) du coefficient global Fi au cours de la cinquième période (le rapport Fn /Fi varie de 71 % à 89,8 %). En revanche, les valeurs de la composante Fr sont très faibles, mais beaucoup plus importantes que celles enregistrées pour l’ensemble des unions (Fr varie de 0,00421 à 0,00648) et demeurent constantes au cours du temps. Comme il a été observé auparavant, le coefficient Fi dépend de la fréquence des mariages isonymes. Ce résultat montre la relation entre la variation de Fi et le cercle de mariage. Ici, le village concentre les mariages isonymes et l’intégration de la vallée dans le calcul diminue la consanguinité moyenne (tableau 4b). Lorsqu’on utilise les distances séparant les lieux de naissances des conjoints, on observe le même phénomène : les mariages isonymes s’effectuent entre personnes nés à peu de distance (tableaux Va et Vb).

28Les alliances préférentielles entre les villages de la vallée et entre les villages et l’extérieur sont bien structurées autour de la parenté, et la proximité géographique joue un rôle essentiel dans l’établissement de ce flux d’échange de conjoints (Baali et al., 1997).

29Les échanges s’effectuent selon un gradient bien précis : le choix du partenaire se fait de préférence dans le même village, puis avec un village proche de la vallée et enfin avec les autres villages de l’extérieur. Par conséquent, les changements au cours du temps des limites du cercle du mariage peuvent entraîner des fluctuations du coefficient de consanguinité Fi et de ses composantes Fr et Fn.

30La structure génétique de la population rurale de la vallée d’Azgour s’est transformée rapidement sous l’influence des modifications du mode de vie. L’apparition des nouveaux secteurs d’activité (mines) et, bien sûr, l’exode rural en sont les facteurs les plus puissants. Ainsi, la diminution rapide des coefficients Fi et Fn, enregistrée au cours de la dernière période, le confirme bien, et traduit un accroissement de l’apport de conjoints externes et une ouverture de plus en plus importante de la vallée vers l’extérieur. L’exploitation des deux mines de la vallée a dû avoir une part importante de responsabilité dans l’éclatement des limites du cercle du mariage. Celà n’est pas sans conséquence sur l’organisation sociale des douars de la vallée, puisque le mariage au sein de la parenté (essentiellement avec les cousines germaines) était un moyen de conserver le patrimoine foncier au sein de la lignée. Le choix se porte à la fois sur les cousines parallèles patrilinéaires et croisées matrilinéaires, c’est-à-dire un choix qui offre à ego les plus grandes possibilités de transmission patrimoniale (un système d’héritage traditionnel faisait hériter ego de son oncle maternel). Ainsi s’explique la prégnance du mariage endogame au sein du douar constitué de familles apparentées. Si ce type de mariage n’accroissait pas toujours le capital foncier, du moins évitait-il son émiettement.

Tableau IVa. Variation du coefficient Fi et de ses composantes en fonction de l’endogamie villageoise.

Tableau Va. Variation du coefficient Fi et de ses composantes en fonction de la distance d séparant les lieux de naissance des conjoints (d= inférieure ou égale à 5 km).

Tableau Vb. Variation du coefficient Fi et de ses composantes en fonction de la distance d séparant les lieux de naissance des conjoints (d= inférieure ou égale à 10 km).