Économies du Maghreb
| ,Perspectives pour un libre-échange méditerranéen
Les délocalisations industrielles : quelles conséquences au Nord et au Sud de la Méditerranée ?
Texte intégral
- 1 Direction des Relations Économiques Extérieures du ministère français de l’Économie.
1De nombreuses entreprises allemandes, belges et françaises ont pris la décision de transférer une partie de leur processus productif au Sud de la Méditerranée, notamment en Tunisie et au Maroc. Ce phénomène économique a fait l’objet de nombreuses analyses regroupées sous l’appellation de « délocalisations ». Récemment, une « Note Bleue » de la DREE1 affirme que, contrairement à l’opinion défendue notamment par les syndicats, cet « échange international crée, pour le pays qui y participe, une richesse supplémentaire ». Le processus irait donc dans le sens de l’intérêt général. Cependant, un débat, nourri par de nombreux rapports de parlementaires, oppose adversaires et partisans de ces délocalisations. Il peut donc s’avérer utile de faire le point sur cet échange d’idées en prenant par exemple comme champ d’observation le Nord et le Sud de la Méditerranée.
- 2 Après les États-Unis, la France envisage de doter l’ensemble du territoire de la Corse du statut de (...)
- 3 Les biens de consommation intermédiaire ou « intrants ».
2La décision d’une entreprise de délocaliser tout ou partie de sa production provoque beaucoup d’inquiétudes. L’image des entreprises qui délocalisent leur production est déplorable, le cas Hoover est à cet égard très frappant : les responsables régionaux, les syndicats et même les entreprises concurrencées par ces productions importées se sont mobilisés contre ce type de pratique. Le vocable de délocalisation est associé à la notion de « pertes d’emplois » et, même si celles-ci sont difficiles à évaluer, on attribue souvent à ces décisions de transfert d’activités – depuis le territoire national vers des pays jugés économiquement plus attractifs – la diminution du nombre des emplois nationaux. Une des formes de la délocalisation qui semble se développer aussi bien dans les pays en développement que dans les pays développés2 consiste à rechercher les avantages offerts par les zones franches industrielles d’exportation. Dans sa première analyse publiée sur l’évolution des échanges internationaux, l’Organisation Mondiale du Commerce (1996, p. 1) indique que la croissance du commerce mondial est due, en partie au moins, à une « expansion rapide du trafic de perfectionnement passif (activités d’assemblage de produits manufacturés bénéficiant de régimes tarifaires spéciaux, faisant appel à des composants en matière3 importés, souvent dans des zones franches pour l’industrie d’exportation) dans les pays hors OCDE ».
3Cet article vise donc à analyser les raisons qui poussent les entreprises à délocaliser certaines activités en particulier vers les zones franches industrielles d’exportation, notamment au Sud de la Méditerranée. Devenant ainsi des entreprises multinationales, elles adoptent des stratégies qui diffèrent de celles des États. Quel est le rôle de l’État face à cette situation de transfert d’activité ? Y a-t-il un impact sur la diminution de la demande ? Quelles sont les raisons qui amènent un pays généralement à bas salaires (mais pas exclusivement) à créer ce type de zone franche sur son sol ? Tenter de répondre à ces questions nécessitera l’étude des conditions qui entraînent la délocalisation et ses répercussions. Les tendances récentes montreront que le processus est loin de s’essouffler, ce qui implique que des mesures appropriées devraient être prises pour préserver nombre d’emplois menacés.
4Tenant compte de ces considérations, cet article se propose tout d’abord d’examiner la conjoncture économique des pays arabes du Sud de la Méditerranée dans le contexte de la mondialisation de l’économie (I), puis d’analyser le phénomène des délocalisations industrielles en mettant l’accent sur les effets que l’on peut en attendre, notamment sur l’emploi, en adoptant des mesures d’encouragement de l’installation d’entreprises étrangères au sein de zones franches aménagées à cet effet, ainsi que les motivations qui poussent les entreprises à se délocaliser, et plus spécifiquement, à délocaliser certaines activités au sein de zones franches industrielles d’exportation (II). La dernière partie mettra en opposition au niveau mondial la diminution de la demande engendrée par ce processus, compte tenu aussi du processus de relocalisation qui combine la perte des bénéfices de la délocalisation pour le pays d’accueil à l’aggravation des effets de contraction de la demande mondiale (III).
Des pays arabes à l’écart du processus de mondialisation de la production
- 4 MENA : Middle East and North Africa, soit les pays arabes plus Chypre et l’Iran.
5Dans un rapport récent de la Banque Mondiale (1995), les pays du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord4 sont décrits comme ceux qui ont le moins participé au processus récent de la mondialisation. Selon cette publication, le niveau d’intégration, mesuré par le ratio (exportations + importations) / Produit intérieur brut serait même amoindri depuis 1980, avec une forte chute depuis 1988 (Banque Mondiale, 1995, p. 16).
6Dans un contexte international marqué par ce que la Banque Mondiale qualifie de « Fin de la Géographie », ces pays ont le moins bien su mettre à profit l’évolution technologique désenclavante que constitue l’utilisation des moyens récents de communication (internet, fax) ou de transport aérien. « Is geography still relevant ? » s’interroge Stephen J. Kobrin (1995, p. 25) dans un article qui conclut que « les blocs régionaux sont insuffisants à résoudre les problèmes de la croissance industrielle » et commerciale au sein d’une économie de plus en plus globalisée. Notons que tous les industriels ne partagent pas ce point de vue : ainsi Jean Gandois, Président Directeur Général de l’entreprise Pechiney déclare, lors d’une réunion organisée le 22 avril 1992 par l’Association « Alerte aux réalités internationales » : « Les grandes entreprises qui visent la mondialisation de leurs activités ont besoin d’une base régionale ». Le débat est donc ouvert sur l’efficacité d’un ensemble régional (maghrébin, moyen-oriental, arabe...)
7Quant aux flux d’investissement direct étranger, leur répartition au niveau mondial n’indique pas non plus une croissance de la production industrielle aussi manifeste dans les pays arabes que dans les autres.
- 5 Tiré de World Investment Report. 1995. Transnational Corporations and Competitiveness. United Natio (...)
tableau 1 Flux d’investissement direct étranger, par pays hôtes (millions de dollars, sauf dernière ligne : pourcentages) 5

8Le taux de sous-emploi dans les pays de la région est parmi les plus préoccupants. Les meilleurs résultats économiques ont été obtenus par les États qui y bénéficient de la moins grande quantité de biens produits primaires exportables : Maroc et Tunisie notamment. Dans ces pays, l’effort de formation et l’appel aux investisseurs étrangers a permis d’obtenir une diminution substantielle du niveau de pauvreté : la libéralisation du commerce extérieur a provoqué un gain non négligeable en terme de taux de croissance du Produit intérieur brut.
9Selon des études récentes, les accords de libre commerce entre l’Union Européenne et la Tunisie et le Maroc bénéficient à ces deux pays (Rutherford, Rustrom et Tarr, 1993 et 1995).
10S’agissant du commerce extérieur, les distorsions bureaucratiques et fiscales qui affectent les activités dans ces pays pourraient expliquer ce retard : selon la 40e édition de Images Economiques du Monde (Beaujeu-Garnier et al., 1995), la répartition en volume pour 1993 des exportations mondiales attribue 0,8 % au Maghreb et 3,9 % au Moyen-Orient, exportation du pétrole brut inclus... En outre, selon un rapport préparé pour le Bureau régional de la Banque Mondiale pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord (Anderson et Martinez, 1995), les investisseurs regrettent en premier lieu de ne pas trouver dans ces pays des capacités de financement des investissements qui soient compétitives.
11S’y ajoute la mauvaise qualité des infrastructures et de la main-d’œuvre. Notons cependant que la plupart des pays en développement subissent la même détérioration : en 1992, 73 % des exportations mondiales provenaient des pays de l’OCDE, 1,1 % de l’Afrique sub-saharienne, 4,5 % de l’Amérique Latine et 4 % du Monde arabe ! (Andreff, 1996, p. 78). Ce constat d’ensemble peut conduire ces pays à tenter de recourir aux moyens des zones franches d’exportation, surtout que nous le verrons, ces moyens sont prônés par les Institutions internationales spécialisées.
12Mais encore faut-il disposer des avantages économiques demandés par les entreprises industrielles pour s’implanter. La liste en est connue et converge à procurer le meilleur taux de profit, seul stimulant in fine de l’implantation d’une entreprise où que ce soit. Wladimir Andreff dresse cette liste avec une grande clairvoyance (Andreff, 1996, p. 90) : les exemptions fiscales, l’amortissement accéléré, les concessions douanières, les bonifications d’intérêt, les primes de développement régional, la fourniture d’infrastructures publiques, la liberté d’implantation dans tout secteur avec le pourcentage souhaité de contrôle du capital, l’abolition des « Trade-Related Investment Measures » et des autorisations préalables pour s’implanter, le libre transfert des profits et des devises, la libéralisation de la réglementation sur les fusions et les acquisitions ainsi que la protection des droits de propriété privée. Selon Andreff, ces instruments entraînent des coûts financiers pour le pays hôte, mais ce serait le prix à payer pour être en mesure de jouer un rôle dans le concert productif d’un monde « globalisé ».
Y a-t-il un intérêt à attirer les délocalisations industrielles ?
13Aujourd’hui, il est difficile de viser la croissance industrielle sans faire appel aux entreprises qui détiennent la technologie, le savoir faire, les réseaux de commercialisation... L’État organise donc de son mieux les conditions favorables d’attraction : accès à la technologie, infrastructures, économies externes, aides à l’exportation (financières et sous forme d’assurances), fiscalité (Dunning, 1992)... ces conditions économiques, juridiques, financières et administratives créent un climat de l’investissement étranger favorable et donc attractif, le but étant de créer des emplois en proposant un ensemble de conditions compétitives en comparaison avec ce que d’autres pays peuvent offrir. Dans cet esprit, le nouveau « Code des Investissements » promulgué le 10 octobre 1993 en Algérie constitue un pas décisif dans cette direction.
14Parmi les conditions économiques et juridiques les plus recherchées par les entreprises, deux éléments apparaissent comme décisifs, que l’on rencontre en particulier au sein des zones franches industrielles d’exportation : ce sont les incitations douanières et fiscales et le différentiel du coût de la main-d’œuvre.
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Les incitations douanières et fiscales constituent le principe même de fonctionnement de la zone franche : les inputs importés ne paient pas de droit d’entrée et les exportations de produits transformés sont libres de taxes, à la condition que les quotas de vente à l’intérieur du pays soient respectés. Ces quotas varient selon les situations de concurrence avec les entreprises locales et peuvent aller jusqu’à 100 %. Les incitations fiscales font aujourd’hui l’objet d’une véritable surenchère internationale.
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Les différentiels du coût de la main-d’œuvre : le tableau 2 ci-après est tiré du Rapport au Sénat sur l’incidence économique et fiscale des délocalisations (1993, voir bibliographie in fine).
15Le tableau ci-après indique clairement les écarts de coût de main-d’œuvre que l’on peut constater d’un pays à l’autre. Ces écarts doivent être considérés avec précaution car, s’ils tiennent compte des différentes charges salariales, ils ne font pas de même de la différence de productivité. Or, les différentes enquêtes menées en zones franches (Banque Mondiale, 1990 et 1992, Barbier et al., 1987) montrent que la différence de productivité diminue parfois fortement avec le temps, la période d’une année étant généralement considérée comme suffisante à autoriser un rattrapage conséquent. Mais si l’on considère l’ordre de grandeur que représentent ces comparaisons, on peut constater que les zones franches se développent lorsque les rapports entre les coûts de cette main-d’œuvre sont de 1 à 10 d’un pays à l’autre. Cette constatation coïncide avec les résultats d’une étude effectuée pour le compte de l’Institut de l’Entreprise (Jahan et al., 1982) et qui estimait en outre que ce développement ne pouvait s’effectuer que pour des produits dont le rapport entre coût de la main d’œuvre sur coût total était au moins de 1 à 2 :
16Rappelons que l’autre condition indispensable réside dans le fait que ces produits doivent pouvoir supporter un coût de transport peu élevé et ne pas être trop sensibles aux variations de modèles (comme le sont les produits de confection liés à la mode). En résulte qu’un nombre limité de produits peut satisfaire à ces différentes contraintes, ce qui correspond à la nomenclature suivante : confection hors haut de gamme (chemises, pyjamas, bleus de travail, vêtements de sport...), composants électroniques, chaussures, horlogerie, jouets, masques, pinceaux, brosses... Ces « industries diverses » produisent et exportent biens peu de pondéreux à fort coefficient de main-d’œuvre.
17Les zones franches qui permettent le recours à une abondante main-d’œuvre peuvent donc généralement le faire parce qu’elles offrent un différentiel de coût de main-d’œuvre attractif pour les entreprises étrangères. La croissance industrielle suppose que les compétences de cette main-d’œuvre évoluent et correspondent à des rémunérations plus élevées. Les industries de croissance – c’est-à-dire à coefficient plus élevé de valeur ajoutée – supposent à leur tour un financement plus important de leur équipement ainsi qu’une réglementation conforme à celle qui régit le fonctionnement de l’ensemble des entreprises nationales. Enfin, les produits fabriqués vont se heurter à la concurrence internationale la plus vive, celle qui voit s’affronter les groupes manufacturiers des pays anciennement ou nouvellement industrialisés. Face à cette difficultés, les entreprises sont alors tentées de partir à la recherche de pays où les salaires sont demeurés bas, comme c’est le cas de la Chine actuellement.
- 7 Les difficultés et les projets de l’économie mondiale : General Motors donne le détail des 16 300 p (...)
18L’État s’efforce d’attirer les investissements pour qu’en soient distribuées les retombées sous forme de valeur ajoutée (salaires notamment) et que soient achetés localement des intrants. Les profits sont générateurs d’impôts et le fonctionnement des entreprises contribue à l’élévation du niveau technologique du pays. Il y a donc convergence entre l’objectif majeur de l’entreprise, le profit, et certaines orientations de l’État, au moins à court terme. Ainsi État et entreprise ont-ils un avantage commun à retirer d’une augmentation des produits exportés (ONU, 1991). Par contre, il peut y avoir divergence entre les deux partenaires au niveau des emplois : la distribution de salaires nombreux et élevés n’est pas du tout un objectif réel des entreprises, bien que dans l’ensemble, le nombre d’emplois créés par les multinationales ne cesse de s’accroître (Andreff, 1988). Il est évident que l’entreprise préfère la paix sociale, mais lorsque survient la récession, elle n’a aucun état d’âme à licencier massivement7. De surcroît, avec la modernisation du processus de production, l’automatisation croissante conduit aussi à des « plans sociaux », c’est-à-dire à des suppressions d’emplois.
19Convergences ou conflits d’intérêt, il n’en demeure pas moins que faute d’autres instruments de croissance, l’État tente d’utiliser l’entreprise pour atteindre dans le court terme des objectifs qui se situent aujourd’hui dans l’environnement nouveau de la mondialisation de l’économie.
L’entreprise a-t-elle intérêt à délocaliser ?
20La décision de délocaliser conjugue la prise en considération de deux types de données qui déterminent la décision d’un chef d’entreprise qui envisage une opération industrielle dans un autre pays que le sien : l’intérêt économique et le niveau de confiance.
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L’intérêt économique : pour que l’opération industrielle ait un sens, il convient de mesurer les avantages que procure la délocalisation d’activité envisagée. Le premier avantage a longtemps été celui des bas salaires (Jahan et al., 1982). Cet avantage a vu son importance diminuer de par les progrès accomplis par les pays industriels dans le domaine de la recherche-développement, qui ont permis une automatisation accrue des techniques et le développement de modes de production économes en main-d’œuvre. Ce processus a entraîné un mouvement de « relocalisation » qui sera analysé à la fin de cet article. Cependant, nous verrons que la tendance récente peut trouver dans la main-d’œuvre bon marché un nouvel intérêt. D’autres avantages peuvent être pris en considération : l’accès à un marché réservé, c’est en particulier le cas de l’Ile Maurice, qui bénéficie d’un accès privilégié aux marchés de la CEE et des États Unis (dans une moindre mesure) (Barbier et al., 1987). Un autre avantage peut se révéler important dans le cas de pays à revenu intermédiaire : l’accès au marché intérieur. Enfin des avantages croisés peuvent consister en un recours à un fournisseur local d’intrants à bon marché, la proximité géographique d’un marché important...
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Le niveau de confiance, appelé parfois « climat » des investissements. Cette confiance dépend de plusieurs critères dont, en premier lieu, la stabilité politique. Ce climat peut être gravement altéré par des remises en cause d’accords commerciaux ou des transformations de nature politique. Les entreprises redoutent en effet les changements de régime politique qui peuvent conduire à des modifications des règles de fonctionnement, voire jusqu’à des nationalisations. Elles redoutent aussi les comportements corruptifs ou tout simplement bureaucratiques excessifs qui constituent autant d’entraves à leur bon fonctionnement.
21Face à cette double prise en considération de l’intérêt économique et du niveau de confiance, les formes d’engagements financiers consentis s’échelonnent : au bas de l’échelle, l’achat de produits à un fournisseur local, au sommet, la filiale à 100 % ou la succursale. Entre les deux, on peut imaginer la palette suivante :
- 8 A titre d’exemple, dans le domaine de la confection, une séquence semble avoir été adoptée par de n (...)
22Cette classification n’est pas à prendre à la lettre. Elle a le mérite de montrer l’état d’esprit des investisseurs étrangers à la recherche d’avantages que leurs opérations dans un pays tiers sont susceptibles de procurer8.
- 9 Pour une description des différentes formes juridiques pouvant être adoptées voir, World Bank (1992 (...)
23Aujourd’hui, les modalités d’implantation se sont complexifiées, et l’expérience acquise dans ce domaine permet d’aller assez loin dans le sens de la sauvegarde des intérêts des différents partenaires, qu’ils soient locaux (État, région, banque, investisseur privé) ou extérieurs (investisseur étranger, institution financière, institution internationale, etc.)9. Ces partenaires peuvent être réunis à l’initiative d’une organisme international spécialisé (Banque Mondiale, ONUDI, Centre des Nations Unies pour le Management et les Sociétés Transnationales), à l’initiative du pays hôte, pour mettre au point le montage technique, juridique et financier destiné à permettre un fonctionnement opérationnel de l’unité de production. Elles peuvent aussi s’insérer dans le cadre juridique mis en place par les grands accords régionaux (ALENA, ASEAN, APEC) en bénéficiant du soutien des institutions comme l’Organisation mondiale du Commerce (Ruggiero, 1995).
24Force est de constater que les incitations à la délocalisation sont fortes et que ce processus n’est sans doute pas sur le point de perdre de son importance, surtout si l’on examine les mouvements observables au cours de la période récente. La Tunisie a pu récemment (en 1993) compter 110 000 salariés travaillant dans 1 500 « entreprises franches », ce phénomène connaissant une ampleur comparable au Maroc (Horman, 1996, p. 40).
25On assiste depuis quelques années et notamment à la suite de la transition des pays ex-socialistes vers une économie de marché, à une double évolution des types d’opérations réalisées dans les zones franches, portant d’une part sur la nature des produits et d’autre part sur l’intensité capitalistique :
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La nature des produits : de nouveaux services industriels voient leur production délocalisée en zone franche : il s’agit tout d’abord des opérations de saisie des données, que l’on considère généralement dans le cadre du « télétravail ». L’abaissement du coût des télécommunications en est à l’origine et, très vite, ces opérations ont débordé la simple saisie pour toucher la programmation informatique (Chine, Philippines et Inde selon le Rapport de la DATAR de
1992), puis de l’aide à la gestion des entreprises. -
- 10 Depuis, Ford a renforcé ses liens avec Mazda en concluant un accord d’acquisition de 50 % des parts (...)
L’intensité capitalistique : l’exemple le plus significatif est celui de l’usine Ford implantée en zone franche, sous la forme dite de « maquiladora », au nord du Mexique (Masini et Pourdanay, 1992). Ford utilise une stratégie combinée de redéploiement et d’accords de production déployant une bonne partie de sa production à l’intérieur mais aussi en dehors des États-Unis10. L’intérêt que représente la proximité de la frontière nord du Mexique avec les États-Unis se conjugue ici avec l’intérêt de trouver des terrains industriels peu coûteux, une législation antipollution accommodante et une main-d’œuvre abondante aux salaires peu élevés qui permet de sélectionner une « élite » ouvrière potentiellement capable car elle aura été testée ; on lui paie (à très bas prix) une période de formation qui peut atteindre 6 mois par an et l’on profite ainsi encore du différentiel de salaire.
26Ce dernier type d’implantation pourrait intéresser les entreprises qui savent que dans des pays comme la Hongrie, la République Tchèque ou la Pologne, la productivité est de haut niveau pour des salaires peu élevés. Même si les entreprises actuellement implantées opèrent dans des secteurs utilisant une abondante main-d’œuvre, il ne serait pas étonnant que la possibilité de transporter depuis ces pays des productions de biens pondéreux incite des entreprises européennes à appliquer le modèle décrit ci-dessus. Les itinéraires les plus récents de la délocalisation changent la nature des problèmes surtout en terme de main-d’œuvre. Ces itinéraires que les pays du Maghreb pourront peut-être emprunter demain, semblent à la portée des pays du Centre et de l’Est européens, en transition vers l’économie de marché. L’ampleur de ces opérations n’est pas facile à mesurer aujourd’hui, mais leur accomplissement semble inévitable.
Les conséquences au Nord et au Sud de la Méditerranée
- 11 Pierre-Noël Giraud en livre une autre analyse dans son article : Le libre-échange crée des inégalit (...)
27La tendance récente à la délocalisation vise donc des activités industrielles et de services de plus en plus complexes : les secteurs « abrités »11 ne sont plus ceux qui n’emploient pas une forte quantité de main-d’œuvre, ce sont plutôt ceux qui nécessitent une proximité, soit pour des questions de coût et de possibilité de transport, soit parce qu’il s’agit précisément d’activités dites « de proximité » : des services à caractère social et culturel qui nécessitent une redéfinition d’emplois consacrés à l’aide aux personnes âgées, aux handicapés, aux jeunes enfants... La question de la prise en charge financière des rémunérations des emplois consacrés à ce type d’activité renvoie à celle de la dimension du marché.
28La dimension du marché mondial causée par les délocalisations entraîne des conséquences importantes au sein des économies industrialisées des pays du Nord de la Méditerranée.
29Au Sud, les implantations d’activités dérivant de ces délocalisations amènent des créations d’emplois qui sont bénéfiques pour l’économie de ces pays, mais il faut bien considérer qu’elles risquent d’être temporaires, pour deux raisons :
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Les activités peuvent préférer se délocaliser à nouveau dans des pays dont les salaires sont encore plus bas, comme c’est le cas de la Chine et de l’Inde, actuellement.
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Les entreprises peuvent relocaliser leurs activités à l’occasion d’avancées technologiques déterminantes.
30Donc, si on les conçoit comme temporaires, il est important et urgent d’organiser les conditions d’une mise à profit de leurs activités. Outre les conditions juridiques contenues dans les différents textes régissant les investissements étrangers, des conditions économiques peuvent être imaginées pour retenir les entreprises en leur procurant des avantages économiques n’existant pas ailleurs : ces avantages consistent en l’organisation par l’État, avec l’appui des organisations internationales spécialisées, de systèmes de formation professionnelle et technique ; en la stimulation de la création d’activités de production de biens de consommation intermédiaires se substituant aux intrants importés, etc.
Peut-on analyser les délocalisations ?
- 12 L’analyse a été affinée en 1933 par Hecksher et Ohlin, par la comparaison des « abondances factorie (...)
- 13 Ce dumping social peut revêtir les formes les plus immorales : dans certains pays asiatiques, ces p (...)
31La théorie économique est particulièrement pauvre face au phénomène des délocalisations. Les différentes tentatives d’explication se réfèrent généralement à la loi des avantages comparatifs tels que Ricardo les avaient décrits en 181712. Or on ne peut concevoir d’application de cette loi que pour l’époque donnée et « toutes choses égales par ailleurs ». Au début du XIXe siècle, le tissu industriel était beaucoup moins dense qu’il ne l’est aujourd’hui dans les pays industrialisés : les entreprises utilisent des intrants fabriqués par de nombreux fournisseurs. La diminution d’activité d’une entreprise provoque aujourd’hui des répercussions en chaîne beaucoup plus importantes qu’alors. En outre, la difficulté d’application de cette loi est amplifiée par l’univers dans lequel se déroulent les échanges internationaux : manipulation des taux de change, dumping social13, contrefaçons, corruption à tous niveaux au sein de beaucoup d’États : des règles du jeu faussées qui faussent l’analyse.
32Analysant les effets sur l’emploi provoqués par les transferts de production dans le cadre de l’investissement direct étranger, Andreff (1996, p. 87) estime qu’aucune étude n’a pu mettre au point une méthodologie démontrant systématiquement si les effets positifs ou négatifs l’emportent. Ce raisonnement privilégie le repérage du solde entre emplois créés et emplois détruits. Reste à analyser la nature de ces emplois, les emplois supprimés pouvant nécessiter la connaissance d’un « métier », impliquer un savoir-faire complexe, acquis par apprentissage, alors que les emplois créés, notamment dans les ateliers des zones franches, sont souvent répétitifs, au moins dans les ateliers de type « maquiladora » du premier type (Masini et Pourdanay, 1993). Sans trancher ce débat, les institutions internationales ont eu tendance à prôner des directives prenant en considération les résultats apparents du phénomène : l’apparition de revenus salariaux dans des pays pauvres. Or analyser ce phénomène, vouloir en mesurer l’ampleur, implique une vision globale, qui ne se limite pas à l’intérêt immédiat des pays d’implantation. Le phénomène semble avoir des répercussions au niveau mondial. Il faut cependant d’abord pouvoir le cerner avec précision.
- 14 Censuré parce que trop libéral...
33Plusieurs définitions ont été proposées. Selon le rapport « censuré »14 du député RPR Devidjian et publié par l’hebdomadaire Le Point du 23 octobre 1993, « les délocalisations consistent à séparer les lieux de production ou de transformation des lieux de consommation de produits qui pourraient être fabriqués et consommés dans une même aire géographique ». E.M. Mouhoud (1993-b, p. 83) rappelle que « la délocalisation constitue une modalité d’un phénomène plus large : la segmentation ou la division internationale qui consiste à séparer verticalement ou horizontalement les segments de production d’une firme dans des pays différents ». L’auteur fait référence ici aux analyses de Lassudrie-Duchêne (1982) et de Frontagné (1989). La décision de séparation des segments de production semble être opérée a priori : une entreprise décide de commercialiser en zone « A » des biens qu’elle concevra dans cette même zone « A », fera produire partiellement en « A » et en zone « B », et fera assembler en zone « C » avant de les importer en « A » et dans d’autres marchés. Dans ce cas, il n’y aurait pas de perte factuelle d’emplois, mais seulement perte potentielle. Mais cette situation est hypothétique : ces décisions concernent le plus souvent des productions existantes, dont on transforme les modalités en ayant recours à des délocalisations.
34Plus fonctionnelle semble la définition donnée par M. Jean-Etienne Chapron, chef du département des Comptes nationaux à l’INSEE, « le comportement d’une entreprise française qui consiste à cesser tout ou partie d’une gamme de produit en France pour aller la produire dans un autre pays » (Assemblée Nationale, 1993). Grâce à l’abaissement de ses coûts de production, cette entreprise pourra continuer à commercialiser sa production désormais délocalisée sur ses marchés d’origine, en France ou à l’étranger ; elle pourra aussi utiliser ses nouveaux avantages de production pour tenter de conquérir d’autres marchés...
35Par contre, l’entreprise qui a choisi de ne pas délocaliser se trouve en concurrence avec une production similaire issue d’une autre entreprise nouvellement implantée dans un pays à bas salaires. Au cas où l’entreprise concurrencée ne pourrait pas résister à cette rivalité, on assisterait alors à une délocalisation de fait : ce n’est pas une entreprise qui a délocalisé, c’est sa production qui l’a été ! Contre ce risque, certaines entreprises prennent les devants en délocalisant un segment de leur production pour y trouver des avantages permettant de préserver le reste de son système de production. Cette amputation partielle salvatrice peut être qualifiée de « délocalisation active » par opposition à celle, « passive », qui voit des entreprises disparaître du fait d’une concurrence subie de la part d’une production localisée dans un pays à bas salaire et organisée par une entreprise tierce (Jahan et al., 1982).
36Il apparaît donc que les critères le plus souvent retenus pour analyser le processus de la délocalisation sont relatifs au comportement des entreprises. Frédérique Sachwald (1996) propose une distinction entre le phénomène « pur » de délocalisation, c’est-à-dire le transfert d’une unité de production à l’étranger avec la réimportation du produit fabriqué, et le phénomène d’« importation » qui consiste pour l’entreprise à cesser de fabriquer dans une unité qu’on ferme tout en sous-traitant le même produit à l’étranger pour l’importation. Ajoutons que les modalités juridiques et économiques de poursuite d’activité à l’étranger sont diverses, allant de l’investissement direct au simple négoce, en passant par l’entreprise conjointe, la sous-traitance, le contrat de franchise industrielle... Les formes de « montages industriels » sont nombreuses, ce qui rend difficile à établir la distinction entre délocalisation et importation.
37Pour une vision plus globale du phénomène, quatre composantes de l’analyse sont à prendre en considération : l’entreprise, le processus de production, le produit et le marché. L’entreprise met en vente sur un marché M, qui peut être pluri-étatique, un produit P qu’elle fabrique en un pays donné A. On peut considérer qu’il y a délocalisation de la production lorsqu’apparaît sur le marché M le même produit P fabriqué dans un pays à bas salaire et importé depuis ce pays sur le marché M. L’opérateur peut être ou peut ne pas être l’entreprise, le résultat macro-économique est plus conforme à la réalité au niveau de la masse salariale nationale, du commerce extérieur, des effets en amont et en aval...
La demande mondiale victime des délocalisations
38On éprouve donc de grandes difficultés à vouloir mesurer avec exactitude les effets de la délocalisation industrielle. On pourrait imaginer une enquête statistique recensant les pertes d’activités productives nationales remplacées par des productions dans d’autres pays... Encore faudrait-il mesurer les répercussions positives et négatives. Ainsi, du point de vue de l’État à partir duquel une production a été délocalisée :
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Répercussions positives : le remplacement d’une activité intérieure par une importation suppose que soit suscitée une production de substitution à l’étranger, quelle que soit la forme juridique utilisée. Susciter cette production peut comporter la fourniture d’équipements et de produits semi-finis destinés à l’assemblage, l’envoi de cadres et d’agents de maîtrise. Procurer des intrants et des équipements provoque des effets en amont qui doivent aussi être répertoriés.
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Répercussions négatives : la diminution d’une activité industrielle se constate immédiatement par la perte de valeur ajoutée locale ; au sein de celle-ci, c’est bien sûr la suppression de salaires qui pose le problème le plus urgent à résoudre. Il faut aussi tenir compte de l’ensemble des effets en amont et en aval, effets directs, indirects et induits. Mais l’analyse économique la plus fine est impuissante à mesurer les pertes que constituent les arrêts de production de pans entiers d’activité qui ont pour résultat la disparition de « métiers ». Au-delà d’une vision passéiste du maintien de traditions artisanales, il demeure que les pertes de savoir-faire consécutives à des disparitions d’activités constituent une amputation de notre patrimoine humain difficile à évaluer.
39Les répercussions se portent en priorité sur les emplois ; même si le lien est difficile à établir statistiquement, le Rapport au Sénat de 1993 établit une « forte présomption de causalité ». Mais au-delà des secteurs directement ou indirectement concernés, les effets atteignent la demande mondiale. A ce niveau, la question fondamentale est celle posée par la diminution du marché entraînant une diminution de la demande au niveau mondial. Un marché qui diminue entraîne la cessation d’activité des entreprises qui doivent licencier et par là-même à nouveau une diminution du marché : le cercle vicieux de la récession tel que l’avait décrit Ragnar Nurkse pour la Banque Mondiale a commencé à s’étendre.
40La théorie veut qu’un certain nombre d’effets compensateurs se manifestent en tenant compte essentiellement de deux flux :
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les profits engendrés par l’opération de délocalisation vont être investis et procurer in fine des créations d’emplois venant compenser la diminution évoquée ci-dessus ;
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les biens assemblés dans les unités délocalisées, une fois réimportés dans les marchés auparavant alimentés par les biens produits avant délocalisation, y seront vendus à un prix notablement moins élevé – encore que se soient présentés de nombreux cas d’entreprises ayant saisi l’occasion d’un différentiel favorable de coût de production obtenu par délocalisation pour accroître leur marge de profit. La différence de revenu créée par ce phénomène va se transférer sous la forme d’une demande s’adressant à d’autres biens et services, en produisant donc aussi un effet compensateur.
41La discussion proposée ici porte sur la réalité de cette compensation induite de demande. Celle-ci aurait des effets à court ou moyen terme, qui rétabliraient le niveau de demande initialement diminué par la délocalisation. Deux considérations peuvent en effet laisser penser que ce phénomène de rétablissement pourrait être durablement entravé :
-
les créations d’emplois constatées sur le marché du travail des pays développés ont tendance à stagner, sauf aux États-Unis, mais là, la croissance récente du nombre des emplois concerne surtout des emplois peu rémunérés, ce qui ralentit le phénomène de récupération du niveau de la demande ;
-
l’histoire récente de l’industrialisation montre que la tendance lourde du rapport capital/travail est nettement orientée vers des investissements économes en emplois (automatisation, robotisation), ce phénomène allant même jusqu’à affecter les unités délocalisées, notamment les « maquiladoras » (Masini et Pourdanay, 1993).
42Cependant, un phénomène aggravant vient surajouter ses effets à la diminution de la demande mondiale déjà décrite : il s’agit du processus de la « relocalisation ».
La reconquête des avantages comparatifs : la relocalisation
43Depuis le début des années 1980, on assiste à une stratégie de relocalisation de entreprises multinationales, tendant à implanter de nouvelles unités de production à proximité immédiate des marchés (Mouhoud, 1993a). La concurrence des pays à bas salaire n’en est pas la seule raison. La raison décisive de la décision de relocaliser doit être recherchée dans l’évolution de la demande, qui se trouve soumise aux influences accrues de moyens publicitaires de plus en plus médiatisés. La conséquence pour les entreprises est la nécessité de « coller » le plus rapidement possible aux évolutions de cette demande, qualifiée de « versatile » (Mouhoud, 1993b), et pour cela, de mettre en fonctionnement des unités de production ultra modernes, ultra automatisées (Mouhoud 1996). L’emploi de machines à commandes numériques permet de varier au sein d’une grande série les articles fabriqués. Cette impulsion n’est pas sans conséquences sur le reste de l’activité : les procédés de production automatisés se répandent à d’autres secteurs, et notamment aux services (assurances et banques notamment) qui voient plusieurs catégories d’emplois, les cadres moyens, notamment, devenir inutiles, et donc disparaître.
44Ainsi la délocalisation, puis la relocalisation, sont-elles au moins en partie à l’origine d’un vaste mouvement de pertes d’emplois moyennement qualifiés que le recours intensif au traitement automatisé des procédés de production rend définitives. Une répercussion négative induite par le phénomène de la délocalisation a donc été la reconquête des traitements manuels par l’automatisation : les « progrès » accomplis ont été amplifiés par (et ont amplifié) les mêmes avancées dans d’autres branches, moins intensives en main-d’œuvre, mais soumises quand même à l’automatisation des traitements. L’ampleur de ce phénomène et de ses effets n’a pas été étudiée à temps : la course à la « modernisation » des équipements a provoqué des transformations des mode de travail dont les conséquences ne sont pas aujourd’hui encore clairement connues. L’État a encouragé cette recherche d’une modernisation accrue, fondée sur l’idée de donner aux entreprises la possibilité de se montrer compétitives sur les marchés internationaux. L’entreprise qui devient une multinationale en se délocalisant n’agit-elle pas à l’encontre des intérêts de l’État ?
Un bilan paradoxal
45Au total, les délocalisations constituent un choc économique considérable, au Nord et au Sud de la Méditerranée comme ailleurs. Le paradoxe se situe au niveau de l’intérêt immédiat de pays désireux d’accueillir ces délocalisations au sein de zones franches industrielles d’exportations mais qui contribuent, au moins à court terme, à une contraction de la demande au niveau mondial, dont ils ne pourront pas éviter les répercussions.
- 15 Le Monde, 24 juin 1994.
46On ne peut pas se contenter au Nord de considérer que les retombées économiques des délocalisations sont globalement neutres : les déclarations de l’ancien ministre français de l’Économie, Alain Madelin15, renvoient à une vision trop simplifiée des circuits économiques (la baisse des prix de ventes des produits issus d’activités délocalisées se répercutant à l’identique sur des achats de biens produits en France). De même, on ne peut pas attendre que les salaires distribués par les nouvelles productions délocalisées finissent par engendrer une demande équivalente de produits français à l’exportation, après avoir circulé dans l’économie mondiale. Il manque certainement à cette analyse la dimension « élasticité revenu » des différents marchés, les préférences pour les produits exportés par des pays leaders du commerce international, les biais introduits par les taux de changes manipulés et surtout, nous l’avons vu, une diminution mondiale de la dimension du marché.
47De plus, il faut bien considérer que l’échelle du phénomène est insuffisante, par son niveau actuel, pour autoriser des analyses économiquement pertinentes. Pour que le phénomène des délocalisations acquière une portée effective, il faut escompter la réalisation des vœux des experts quant au montant des capitaux, notamment privés, qui devraient être injectés dans la région MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord) pour que la croissance de ces pays puisse se fonder sur une base industrielle, système de zone franche et autres systèmes confondus. Ainsi, le vice-président de la Banque Mondiale pour la région Moyen-Orient et Afrique du Nord, Kemal Dervis (1996, p. 2) estime les besoins en investissement de la région MENA à 42,2 milliards de francs par an, dont 7 milliards venant d’entreprises privées. Cette estimation des besoin de financement est confirmée par Gérard Kébabdjian qui affirme que pour la Tunisie, tout succès économique de la stratégie de libéralisation économique et financière passe par une injection massive de capitaux, « un véritable big bang dans le comportement des investisseurs étrangers » qui impliquerait un montant de capitaux de 500 millions à 1,5 milliards de dinars tunisiens (1 dinar tunisien vaut approximativement un dollar U.S.) (Kébabdjian, 1995, p. 761- 763).
- 16 Pour une analyse détaillée de la Conférence de Barcelone, voir A. Sid Ahmed (1997).
48Or, le cadre fixé par la Conférence de Barcelone16 qui prévoit « d’établir un espace économique euro-méditerranéen fondé sur le libre-échange dans le respect des obligations de l’Organisation Mondiale du Commerce » semble plus espérer une croissance induite par le développement des échanges qu’une politique explicitement orientée vers la stimulation des investissements étrangers directs. Simultanément, une étude conduite par Charles Albert Michalet (1996) semble montrer que les pays méditerranéens (Égypte, Maroc et Tunisie) sont moins bien placés que, par exemple, les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) ou que le Portugal et la Turquie dans la liste des pays destinataires des investissements potentiels des grandes entreprises multinationales.
49Le recours aux zones franches accueillant des entreprises de petite et moyenne dimension semble donc, compte tenu de cet éclairage, une stratégie indispensable. D’où son développement et d’où les perturbations durables des marchés par cette intrusion de produits fabriqués grâce à des coûts salariaux très faibles. Les mêmes experts estiment que ces difficultés sont le fait d’une conjoncture récessive, le succès durable de ce type d’entreprise ne pouvant s’obtenir que dans une économie en expansion. Or les politiques de rigueur budgétaire suivies en Europe pour satisfaire aux critères de Maastricht, les Programmes d’ajustements structurel appliqués dans les pays du Sud constituent autant de freins à l’expansion, au moins à court terme.
50Le mouvement des délocalisations semble irréversible, à cause des gains qu’il permet dans l’immédiat et les protections sont illusoires, parce qu’irréalisables. Il est plus important de tenter d’en tirer le meilleur parti, en étudiant de part et d’autre de la Méditerranée les décisions économiques réalistes qui permettront d’organiser au mieux et de manière durable des activités économiques en voie de mondialisation.
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Notes
1 Direction des Relations Économiques Extérieures du ministère français de l’Économie.
2 Après les États-Unis, la France envisage de doter l’ensemble du territoire de la Corse du statut de zone franche (Le Monde, 29 mars 1996).
3 Les biens de consommation intermédiaire ou « intrants ».
4 MENA : Middle East and North Africa, soit les pays arabes plus Chypre et l’Iran.
5 Tiré de World Investment Report. 1995. Transnational Corporations and Competitiveness. United Nations Conférence on Trade and Development – Division of Transnational Corporations and Investment, Genève, 1995, p. 391.
6 Prévisions.
7 Les difficultés et les projets de l’économie mondiale : General Motors donne le détail des 16 300 premières suppressions d’emplois. Le Monde, 26 février 1992.
8 A titre d’exemple, dans le domaine de la confection, une séquence semble avoir été adoptée par de nombreux opérateurs qui débutent par de simples opérations de négoce, puis exportent du tissu d’origine communautaire pour le réimporter sous forme de vêtements sous-traités en zone franche (cette opération porte le nom de « Trafic de Perfectionnement Passif » ; enfin, dernier stade, lorsque le circuit fonctionne de manière rentable, implantation dans un en pays à bas salaire.
9 Pour une description des différentes formes juridiques pouvant être adoptées voir, World Bank (1992), Corinne Vadcar (1996), Antonio R. Parra (1996).
10 Depuis, Ford a renforcé ses liens avec Mazda en concluant un accord d’acquisition de 50 % des parts de la filiale Mazda Motor Manufacturing qui contrôle l’usine de fabrication des moteurs pour automobiles de Flat Rock, dans le Michigan (Le Monde, 22 avril 1992).
11 Pierre-Noël Giraud en livre une autre analyse dans son article : Le libre-échange crée des inégalités. Supplément Économie du journal Le Monde, 1er novembre 1994.
12 L’analyse a été affinée en 1933 par Hecksher et Ohlin, par la comparaison des « abondances factorielles ».
13 Ce dumping social peut revêtir les formes les plus immorales : dans certains pays asiatiques, ces pratiques vont du travail carcéral au travail forcé des enfants, qu’on a déguisé sous la forme d’apprentissage.
14 Censuré parce que trop libéral...
15 Le Monde, 24 juin 1994.
16 Pour une analyse détaillée de la Conférence de Barcelone, voir A. Sid Ahmed (1997).
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Titre | tableau 1 Flux d’investissement direct étranger, par pays hôtes (millions de dollars, sauf dernière ligne : pourcentages) 5 |
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Titre | tableau 2 |
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