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Économies du Maghreb

 | 
Abdelkader Sid Ahmed
, 
François Siino

Perspectives pour un libre-échange méditerranéen

Les agricultures du Maghreb dans la perspective du partenariat euro-méditerranéen

Bernard Roux

Texte intégral

1Le déficit alimentaire du Maghreb est patent. Pour nourrir une population chaque jour plus nombreuse, les trois pays maghrébins, mais surtout l’Algérie, doivent faire face à des obligations croissantes d’importations. Cette dépendance alimentaire constitue un handicap majeur pour leurs économies. Pour s’en libérer, ne serait-ce que partiellement, les politiques mises en œuvre n’obtiennent pas des résultats suffisants, en partie en raison de la difficulté de l’entreprise. On sait bien que l’accélération du développement de la production agricole n’est généralement pas chose facile, surtout sous climat méditerranéen, mais il faut dire aussi que relever le défi de l’alimentation d’une population qui augmente à des taux annuels compris entre 2 et 3 % ne serait pas aisé non plus pour des pays industrialisés.

2La production intérieure étant déficitaire, le recours à l’étranger est nécessaire et peut même être considéré comme séduisant si les cours mondiaux sont à la baisse. Ceci est d’autant plus vrai pour un pays disposant d’une rente énergétique comme l’Algérie. La compensation partielle des importations alimentaires par la spécialisation agricole méditerranéenne, c’est-à-dire, dans les faits, par l’exportation de fruits et légumes est une autre option que mettent en œuvre, non sans difficulté, la Tunisie et le Maroc. Mais les exportations agricoles, malgré la rentrée de devises qu’elles procurent, ne rapprochent pas les pays du Maghreb de l’indépendance alimentaire, du moins si on définit celle-ci comme la capacité d’un pays à fournir à sa population la plus grande partie des produits de première nécessité et pas seulement à parvenir à l’équilibre comptable qui égalise le coût des importations par les recettes d’exportations.

3Or, il est clair que la résolution de la question de leur approvisionnement agricole et agro-alimentaire conditionne largement le développement rapide de l’économie des pays maghrébins, en particulier parce qu’une indépendance alimentaire permettrait des dévaluations monétaires dont ces pays ont besoin pour améliorer leur compétitivité sur les marchés mondiaux des produits manufacturés (Elsenhans, 1995). Malheureusement pour eux, la Tunisie, le Maroc et encore plus l’Algérie sont loin, et sans doute pour longtemps, de cette indépendance. Est-ce une raison pour autant de renoncer à la rechercher ?

4 Les récents développements des rapports euro-méditerranéens, à l’occasion de la Conférence de Barcelone (novembre 1995), ouvrent des voies dans lesquelles il est permis de s’engager. Le projet proposé par l’Union Européenne (UE) consiste à « définir, dans un esprit de partenariat, un schéma durable de relations avec les autres pays du bassin méditerranéen ». Une coopération beaucoup plus ambitieuse que par le passé doit permettre de construire « un espace euro-méditerranéen fondé sur le libre-échange et le partenariat dans le plus grand nombre de domaines ».

5On connaît les problèmes que pose l’établissement du libre-échange pour les produits agricoles. C’est pourquoi ces derniers seront traités avec la plus grande prudence et il faudra attendre de longues années avant de se lancer dans la réalisation d’un marché commun agricole euro-méditerranéen, en tout cas aussi longtemps que la différence entre la productivité des agriculteurs de l’UE et des PSEM (pays du sud et de l’est de la Méditerranée) sera aussi grande.

6Plus que le libre-échange, il faudra donc rechercher un partenariat mis en œuvre dans le cadre de relations commerciales négociées et visant le développement des agricultures maghrébines. Sans se laisser aller à l’illusion de croire que ce partenariat résoudra rapidement le problème alimentaire de l’Afrique du Nord, du moins peut-on estimer qu’il sera à même de contribuer sérieusement à sa solution. C’est dans cet état d’esprit qu’a été écrit cet article.

Un aperçu de la production agricole du Maghreb

7Considérée globalement, la croissance agricole n’a pas été mauvaise dans les pays du Maghreb au cours des trente dernières années. Elle a même généralement dépassé le taux de croissance démographique, notamment au cours des années quatre-vingt : 5 % par an pour l’Algérie, 6,8 % pour le Maroc, 3,1 % pour la Tunisie. A la même époque, il faut souligner que les agricultures du sud de l’Europe ont progressé beaucoup moins vite : 1,9 % pour la France, 0,5 % pour l’Italie, 0,2 % pour la Grèce. L’indice de la production agricole calculé par la FAO confirme une croissance plutôt bonne : entre le début des années soixante (moyenne 1961-1962-1963), et le début des années quatre-vingt-dix (moyenne 1991-1992-1993), celui-ci a été multiplié par 2,5 dans chacun des pays.

8Pourtant, si le taux de croissance global n’est pas particulièrement faible, il n’en est pas de même pour certaines productions stratégiques, en particulier les céréales qui constituent la pierre d’achoppement de la couverture des besoins alimentaires. C’est ainsi que sur vingt-cinq ans, la croissance moyenne annuelle de la production céréalière s’est située à 0,13 % en Algérie, 0,40 % en Tunisie et 3,09 % au Maroc, d’après un taux calculé sur 25 ans (entre les productions moyennes 1961-1962-1963 et 1987-1988-1989). Seule la céréaliculture marocaine tire son épingle du jeu. Il faut encore ajouter ce fait bien connu que le volume des récoltes peut être extrêmement variable d’une année à l’autre sous le climat méditerranéen. Au Maroc, par exemple, la production de 1993 était inférieure de 7 % à ce qu’elle était trente ans plus tôt (1961-1965) et de 56 % à celle de la période 1986-1990. Mais la récolte record de 1994 était 3,3 fois plus élevée que celle, très faible, de l’année précédente. On sait bien par ailleurs que ces alternances de bons et mauvais rendements ne sont pas dus qu’aux facteurs climatiques et qu’il faut aussi les attribuer à l’encadrement insuffisant et à la très faible capacité financière des agriculteurs, ainsi qu’au fonctionnement des politiques publiques.

9Enfin, il faut tenir compte du fait que la demande de céréales augmente non seulement par l’effet mécanique de la démographie dans ces pays à bas niveau de vie, mais aussi en raison de la modification progressive, bien que lente, de la structure de la consommation alimentaire. En effet, l’urbanisation d’une part, le lent accroissement du pouvoir d’achat d’autre part, sont des facteurs indirects d’élévation des besoins en céréales, celles-ci étant nécessaires pour produire les protéines animales, les viandes en particulier, que la population achète maintenant en plus grande quantité qu’auparavant. Que ces céréales servant d’aliments pour les animaux soient prélevées sur la production nationale ou qu’elles soient importées, elles contribuent à accroître les besoins en produits agricoles de base.

10La problématique de l’approvisionnement alimentaire de première nécessité à partir des ressources nationales est donc fort complexe puisqu’elle est liée aux conditions du milieu, aux moyens et aux résultats du développement agricole, aux contraintes démographiques et aux comportements des consommateurs. Elle est d’autant plus difficile à affronter que les cultures concernées (céréales, oléagineux) sont essentiellement réalisées sur les terres non irriguées, de loin les plus étendues mais aussi les plus difficiles à mettre en valeur. Procurant les rendements les plus faibles et utilisées par les agriculteurs les plus pauvres, ces terres représentent 92,5 % du domaine arable en Algérie, 87,4 % en Tunisie et 86,4 % au Maroc.

11A l’inverse des cultures céréalières, les produits d’origine animale ont démontré un dynamisme nullement négligeable au cours des dernières décennies. Cela est surtout vrai pour la viande de volaille, obtenue principalement grâce au transfert de technologie, de matériel génétique et d’aliments depuis les pays développés. Pour ce produit, les taux de croissance ont été particulièrement élevés, dans les trois pays, entre le début des années soixante et la fin des années quatre-vingt : 9,9 % par an en Algérie, 6,6 % au Maroc et 7 % en Tunisie. Il s’agit là d’une réponse classique à l’augmentation de la demande d’aliments riches en protéines, due à la lente amélioration du pouvoir d’achat : elle est fondée sur la mise en œuvre des « paquets techniques » ayant fait leurs preuves dans les pays industrialisés.

12Les courbes suivies par les viandes rouges sont moins spectaculaires. Sur la période indiquée ci-dessus, la croissance de la production de viande de mouton a été très différente selon les pays : 5,4 % par an en Algérie, 2,8 % au Maroc et 1,6 % en Tunisie. La situation est assez semblable pour la viande bovine : 5,3 % de croissance annuelle en Algérie, 2,6 % au Maroc, 3,5 % en Tunisie. Même pour le lait, production particulièrement difficile en Méditerranée, la croissance a été importante : entre 3,6 et 4 % par an selon les pays.

13Cette évolution favorable des productions animales ne doit pas masquer le fait que les consommations par habitant se situent, au Maghreb, à des niveaux très inférieurs à ce qu’ils sont en Europe. Pour l’ensemble des viandes, par exemple, la consommation moyenne y était de 16 à 17 kg par habitant et par an au début des années quatre-vingt-dix alors que dans un pays comme l’Espagne le même ratio atteignait 80 kg. Cette comparaison donne une idée de l’énorme marge de progression possible pour la consommation de protéines animales et, en conséquence, des quantités de céréales fourragères et de tourteaux qui devront être importées pour nourrir les animaux d’élevage (sachant qu’un kg de poulet demande trois kg d’aliments pour sa production).

14Enfin, il faut s’arrêter sur le secteur des fruits et légumes, qui fournit les exportations agricoles du Maghreb. Là aussi, les évolutions sont contrastées entre productions et entre pays. D’un côté, la production de l’arboriculture fruitière est en régression en Algérie (taux de croissance négatif : – 3,2 % par an entre le début des années soixante et la fin des années quatre-vingt), en croissance faible en Tunisie (1,3 % par an sur la même période) et modérée au Maroc (2,3 %). En revanche, l’augmentation des productions légumières a été remarquable sur la même période : 5,7 % par an en Algérie, 6,1 % au Maroc et 4,8 % en Tunisie. Elle s’est réalisée sur des marchés aux prix peu ou pas administrés, soumis à une forte pression des consommateurs et où les marges bénéficiaires des producteurs s’établissent à des niveaux acceptables, même si elles sont soumises aux risques dus à une régulation par la confrontation de l’offre et de la demande. La quasi totalité de cette production, hormis les tomates et les pommes de terre marocaines, est absorbée par les marchés intérieurs.

15Le rapide tour d’horizon de l’évolution des agricultures maghrébines montre donc, tout d’abord, de fortes différences entre les pays, l’Algérie paraissant en bien plus mauvaise posture que ses deux voisins. Ensuite, il permet de souligner les disparités considérables existant entre secteurs productifs : alors que les productions céréalières ne sont pas parvenues à acquérir un rythme de croissance compatible avec les besoins, en particulier en Algérie, certains secteurs dynamisés par une demande intérieure soutenue, tels les produits maraîchers et les productions animales, ont suivi des rythmes de croissance plus forts que ceux de la population. Enfin, il faut bien admettre que, malgré les performances de croissance globale honorables de leurs agricultures, les pays du Maghreb demeurent dans une situation de forte dépendance alimentaire à l’égard des produits de première nécessité : céréales, poudre de lait, sucre et huiles principalement, dépendance qui « constitue une donnée fondamentale du socle prospectif sur lequel on doit envisager l’avenir [du Maghreb] et déduire des politiques adaptées » (Régnault, 1997).

L’évolution des échanges extérieurs agricoles et agro-alimentaires

16En ce qui concerne les exportations, tout d’abord, le poids relatif des produits agricoles et agro-alimentaires n’a cessé de diminuer, même au Maroc qui a pourtant joué la carte de la spécialisation dans les cultures méditerranéennes. Pour ce dernier pays, la proportion des exportations de ces produits dans les exportations totales est passée de 46,2 % en moyenne annuelle entre 1962 et 1970 à 14,9 % pour la période 1981-1990 et à 14,6 % pour les années récentes (1991-1993). Pour la Tunisie, ces proportions sont respectivement de 45,8 %, 8 % et 10,1 % et pour l’Algérie, de 24,8 %, 0,5 % et 0,6 %, ce qui montre que les Algériens ont pratiquement cessé d’être des exportateurs agricoles. Cette évolution est due à différents facteurs. Les uns sont liés au différentiel de croissance des exportations des biens agricoles et des biens manufacturés, en faveur de ces derniers : le développement de la production industrielle à fort contenu de main-d’œuvre, destinée aux marchés extérieurs, a été beaucoup plus rapide que celui de l’agriculture exportatrice en Tunisie et au Maroc, tandis qu’en Algérie la rente énergétique a annulé toute velléité d’exportation agricole. Les autres facteurs sont dus aux types de biens exportés et aux marchés destinataires. On sait en effet que les produits agricoles exportés par le Maghreb se résument à un petit nombre de fruits et légumes expédiés avant tout vers l’Union Européenne. Pour la Tunisie il s’agit d’huile d’olive et d’oranges, pour le Maroc de tomates, de pommes de terre, d’agrumes et de fleurs coupées. Or, ces produits sont confrontés à une très forte concurrence intra-méditerranéenne (Roux, 1994), régulée par les relations établies bilatéralement entre chaque pays du Maghreb et l’UE. Cette régulation a d’abord pour but la protection des agriculteurs européens, essentiellement par le moyen de quotas d’exportation et par des calendriers délimitant des périodes d’exonération douanière. Les quotas en vigueur jusqu’à l’an 2000 sont les suivants : 46 000 tonnes d’huile d’olive et 28 000 tonnes d’oranges pour la Tunisie, 156 000 tonnes de tomates, 340 000 tonnes d’oranges, 150 000 tonnes de clémentines et mandarines, 120 000 tonnes de pommes de terre pour le Maroc. Pour prendre la mesure de ces quotas accordés par l’UE il faut les comparer aux exportations des pays méditerranéens communautaires. C’est ainsi que l’Espagne, par exemple, a exporté 686 000 tonnes de tomates en 1994, soit 4,4 fois le contingent marocain, et 2,6 millions de tonnes d’agrumes, soit 5,3 fois le contingent marocain.

17Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les exportations agricoles et agro-alimentaires maghrébines aient peu augmenté après la période favorable des années soixante-dix, marquée par la mise en œuvre des premiers accords commerciaux avec l’UE et que la balance commerciale relative à ces produits se soit détériorée : pendant les années quatre-vingt, le taux de couverture des exportations par les importations a été, en moyenne, de 2 % en Algérie, 34 % en Tunisie et 51 % au Maroc. Les importations ont donc toujours pris le pas sur les exportations : l’Algérie importe 75 % des céréales qu’elle utilise, la Tunisie 60 % et le Maroc 20 %.

18Pourtant on notera un fait intéressant : le poids des importations agricoles et agro-alimentaires sur l’ensemble des exportations a eu tendance à se réduire au cours des trente dernières années. En Algérie, il est passé de 22,5 % à 20,6 %, au Maroc, de 35 % à 29 %, en Tunisie, de 44,4 % à 23,5 %. Ce sont donc les exportations non agricoles qui ont permis de contenir l’incidence économique de la dépendance alimentaire, ce qui démontre les limites d’une spécialisation agricole méditerranéenne au Maghreb.

19On peut maintenant se demander comment évolueraient les exportations maghrébines dans une zone de libre-échange (ZLE) euro-méditerranéenne étendue au secteur agricole, perspective qui, prudemment, n’est pas envisagée avant 2010 dans les conclusions de la conférence de Barcelone.

20Les pays du Maghreb peuvent-ils espérer accroître leurs parts de marché dans le commerce des fruits et légumes dans l’Union Européenne, tout en continuant à faire face à l’augmentation de la demande interne ?

21Compte tenu de l’avance technologique des producteurs européens, de l’efficacité de leurs réseaux de transport et commerciaux, des normes imposées par la grande distribution dans les pays de l’UE, la tâche paraît ardue. Certes, à titre de comparaison, on peut faire référence à la dure compétition qu’a livrée l’Espagne et aux succès qu’elle a obtenus face à l’Italie et au sud de la France après son intégration dans l’UE, et remarquer ainsi que les positions commerciales ne sont pas immuables. Les producteurs de fraises espagnols, par exemple, ont acquis une position dominante sur les grands marchés du Nord de l’Europe au détriment des horticulteurs français et italiens.

22L’exemple de l’Espagne montre que, dans l’hypothèse de l’établissement d’une ZLE agricole euro-méditerranéenne, des recompositions spatiales des productions méditerranéennes se produiraient sans doute, mais à la suite d’un combat commercial dans lequel les pays du Maghreb ne sont pas idéalement placés, leurs filières de fruits et légumes n’étant pas spécialement efficaces vis-à-vis de leurs homologues européennes. On a pu observer, par exemple pour la Tunisie, une perte de performance à l’exportation en ce qui concerne les oranges, le pays n’épuisant même pas son contingent accordé par l’UE car la filière agrumicole rencontre de « multiples problèmes : vieillissement et morcellement du verger, manque d’eau, infestations des plants, maladies dévastatrices » (Arfa, 1995). Toujours pour la Tunisie, la progression des exportations de dattes est menacée par le risque d’une insuffisance des ressources en eau. Enfin, pour ce qui est de l’huile d’olive, le pays n’a toujours pas réussi à passer d’une filière fournissant un produit à faible valeur ajoutée (huile brute expédiée en vrac aux Italiens) à des entreprises capables de proposer à l’exportation des produits finis de haute qualité biologique et commerciale.

23Ne parlons pas de l’Algérie, complètement absente des exportations des produits agricoles méditerranéens et dont l’agriculture n’est plus en condition actuellement de s’introduire sur les marchés extérieurs, en raison même des difficultés internes qu’affronte ce secteur (Baci, 1995).

24Reste le cas du Maroc. Ses avantages comparatifs climatiques et salariaux ont été consolidés par des transferts technologiques dans un certain nombre d’unités de production fortement capitalisées appartenant aux groupes économiques dominants. Après la suppression du monopole d’État à l’exportation, en 1986, quelques grandes entreprises privées contrôlent maintenant la production exportable et la commercialisation vers l’extérieur des fruits et légumes. C’est le cas notamment pour les agrumes, dominés par un oligopole constitué d’une douzaine de groupes (El Hadad, 1995). Pour ce qui est de la tomate, l’un des produits phares de l’agriculture marocaine exportatrice, sa compétitivité par rapport aux tomates européennes est réelle, c’est pourquoi le pays demande un meilleur accès au marché européen. Des trois pays du Maghreb, le Maroc est celui qui, de loin, est dans la meilleure position pour tirer profit d’une ZLE agricole euro-méditerranéenne dans le secteur des fruits et légumes.

La question du libre-échange agricole

25Considéré comme l’un des problèmes majeurs posés par la négociation des accords euro-méditerranéens, le libre-échange agricole reste une perspective possible, mais elle ne sera précisée qu’au début du siècle prochain lorsque les conditions pourront se présenter d’une manière plus favorable et acceptable pour les agriculteurs des deux côtés. Certains estiment même « probable que la future zone de libre-échange maintiendra l’exception agricole et que, dans le meilleur des cas, elle se contentera de reconduire les avantages acquis » (Aït Amara, 1995). D’autres, en utilisant les méthodes de la modélisation, s’efforcent d’ores et déjà d’évaluer les effets de la mise en œuvre de la libéralisation. D’après un modèle appliqué au Maroc, « les paysans sont parmi les principaux bénéficiaires du différentiel de croissance qui résultera de la zone de libre-échange « (Mourji, 1995). Pour la Tunisie, une autre modélisation aboutit à des conclusions inverses : « L’effet immédiat de la ZLE sur les secteurs agricole et agro-alimentaire tunisiens est globalement négatif et relativement important » (Boudhiaf, 1995).

26En définitive, quelles sont les chances réelles de voir se mettre en place le libre-échange agricole et qui y a intérêt ? La renégociation des accords actuels entre l’UE et les PSEM est prévue pour 2001. Au cœur des discussions se trouveront les réticences des agriculteurs méditerranéens de l’UE, inquiets de la concurrence que peuvent leur faire les pays des rives sud et est. Il est vrai que les marchés européens, maintenant, sont largement approvisionnés en fruits et légumes depuis l’élargissement de l’UE au sud. La perspective de l’arrivée dans l’UE des millions de consommateurs des pays de l’Europe centrale pourrait être un argument pour proposer aux PSEM un meilleur accès à l’Europe. En tout cas, réelle ou surestimée, la concurrence méditerranéenne des PSEM – notamment de certains d’entre eux comme la Turquie et le Maroc – vis-à-vis de l’agriculture européenne, pèsera puissamment sur les négociations.

27Il faudra prendre aussi en compte la concurrence inverse, c’est-à-dire celle que peuvent faire les agriculteurs du nord de la Méditerranée à ceux du sud et de l’est. Bien qu’on n’en parle guère, il faut évoquer d’abord une concurrence pouvant se révéler plus redoutable qu’on ne l’imagine : celle des agriculteurs méditerranéens eux-mêmes. En effet, les tensions entre offre et demande risquent de s’aggraver au Maghreb dans le secteur des fruits et légumes en raison des faiblesses et limitations observées dans cette partie de l’agriculture. Rien ne dit, dans un schéma d’ouverture totale des frontières, qu’une partie de la demande maghrébine ne serait pas couverte par des exportations européennes. Le cas de l’intégration de l’Espagne dans le marché commun agricole constitue un bon exemple de l’accroissement des échanges dans les deux sens, non seulement vers l’UE mais aussi vers la péninsule ibérique, qui a augmenté ses importations de fruits et légumes au-delà de ce qui était prévu. Quoi qu’il en soit, l’ouverture des marchés agricoles au sud et à l’est de la Méditerranée est ressentie par les agriculteurs du sud de l’Europe beaucoup plus comme une menace que comme l’espoir de nouvelles perspectives d’exportation.

28Mais, bien sûr, la concurrence la plus redoutable est celle des céréaliculteurs et des éleveurs de l’Europe septentrionale à l’égard de leurs homologues maghrébins. Tout différencie les conditions de la production dans les deux régions : le climat, la fertilité des sols, les moyens de production, les quantités d’intrants, la formation et l’organisation des agriculteurs. Les effets de ces différences se traduisent dans la productivité du travail, dont les écarts extrêmes peuvent se situer dans un rapport de un à cent. C’est-à-dire que lorsque l’agriculteur performant de la Beauce livre, à lui seul, 1 000 tonnes de blé sur le marché, le paysan maghrébin n’en produit que 10 à 20 et encore, avec l’aide des membres de sa famille. On imagine sans peine, dans ces conditions, ce qui se passerait si ces deux types de producteurs se retrouvaient ensemble sur un marché unifié. A terme, la confrontation provoquerait la ruine de régions entières du Maghreb (Roux et Guerraoui, 1997), où domine l’agriculture fournissant les biens alimentaires de première nécessité. Et ceci d’autant plus facilement que l’UE dispose encore de grandes réserves de productivité tant en son sein actuellement que, d’ici quelques années, dans les PECO qui vont intégrer l’Europe communautaire.

29Les agriculteurs qui bénéficieraient le plus d’une ZLE agricole sont donc facilement identifiables : dans l’UE, les producteurs modernisés des plaines céréalières et des régions d’élevage ; au Maghreb, les producteurs détenteurs des meilleures terres irriguées et du capital technique ■ et humain le plus performant. Ce n’est certainement pas suffisant pour justifier la libéralisation des marchés agricoles entre les deux rives de la Méditerranée. Les négociateurs en sont conscients, c’est pourquoi le libre-échange agricole euro-méditerranéen est encore loin. Pour longtemps encore, ce sont des solutions d’échange négociées qui devraient prévaloir, en particulier sous la forme d’un accroissement contrôlé et lent des exportations préférentielles de fruits et légumes maghrébins, et la poursuite des exportations européennes des produits de base aux conditions de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC).

Un partenariat centré sur le développement agricole et rural

30Cette perspective n’est pas forcément celle que l’on préfère au Maghreb. Certains, par exemple, estiment que « l’application de la règle du libre-échange au commerce des produits agricoles doit être faite quasi à sens unique par l’Europe » (Oualalou, 1996). On peut comprendre cette position mais l’option du contrôle des flux paraît cependant nécessaire pour éviter le déchaînement d’une concurrence qui atteindrait plusieurs millions d’agriculteurs dans le sud de l’UE et bien plus encore dans les campagnes maghrébines. Il faut, en échange, donner au partenariat euro-méditerranéen une contrepartie consistante en matière de développement agricole et rural. Il paraît en effet plus important, pour les pays du Maghreb, de faire porter leurs efforts sur l’amélioration de la productivité de leurs agriculteurs que sur la conquête de quelques parts de marchés extérieurs. C’est sur ce terrain que doit s’accroître la coopération avec l’UE. L’Europe ne doit pas seulement commercialiser ses céréales et autres produits aux prix mondiaux, elle doit surtout contribuer à mener les pays du Maghreb vers de meilleures conditions techniques, économiques et sociales de la production agricole de première nécessité. Il faut donc amplifier les moyens du développement en milieu rural maghrébin. Or, ces moyens sont restés modestes jusqu’ici par rapport aux besoins, notamment dans les régions d’agriculture non irriguée. Jusqu’à la période où ont commencé à se mettre en place les mesures d’ajustement structurel des économies maghrébines, dans les années quatre-vingt, les politiques rurales étaient fondamentalement centrées sur des dispositions de soutien des prix à la production, des subventions aux intrants agricoles et aux biens de consommation, sur des programmes visant à l’amélioration des infrastructures et des équipements sociaux, ainsi qu’au développement de l’hydraulique agricole.

31Avec les programmes d’ajustement structurel (PAS) et le désengagement de l’État qui les accompagne, on a voulu donner un plus grand rôle au marché, en particulier en supprimant ou réduisant les subventions et en bloquant les prix des céréales aux agriculteurs à partir de 1992. Ces prix, environ 250 dollars la tonne, demeurent heureusement très supérieurs aux cours mondiaux, pratiquement le double des prix de 1993. C’est-à-dire que les céréaliculteurs maghrébins bénéficient de prix du même niveau que ceux des agriculteurs de l’UE avant la réforme de la PAC en 1992. Or, compte tenu de leur faible potentiel de production, ce niveau constitue un minimum qui permet tout juste la reproduction de la majorité des exploitations maghrébines.

32Le plus urgent est de faire sortir les agriculteurs maghrébins de cette situation de précarité et de pauvreté dans laquelle se trouvent la plupart d’entre eux. On sait, par exemple, qu’au Maroc, la situation alimentaire la plus mauvaise est celle d’une fraction très importante des familles qui habitent les zones rurales (Douidich, 1995). C’est donc bien plus qu’une politique basée sur la libéralisation des prix et du commerce qui est nécessaire. Le volet primordial doit considérer les moyens pour augmenter les rendements des principales cultures de base (céréales, oléagineux, etc.) et de l’élevage traditionnel, car c’est la première condition de l’amélioration des revenus. Chacun s’accorde à reconnaître qu’il existe une forte marge de progression pour les rendements actuels qui, pour les céréales, sont en moyenne de 8 quintaux par hectare en Algérie et en Tunisie, de 12 quintaux au Maroc, pratiquement les mêmes depuis vingt ans. On demeure consterné par cette situation qui oblige encore les experts à écrire, de nos jours, ce qui paraît une évidence mais qu’il faut bien ressasser pour rappeler l’échec des politiques de développement agricole jusqu’à présent : « [pour augmenter la production de blé en Algérie], Il faut que l’État prenne une grande partie (sinon la totalité) du risque climatique à sa charge, mette en place un système efficace de crédit et d’approvisionnement en intrants, vulgarise de manière intelligente les itinéraires techniques appropriés » (Bedrani, 1995). Recommandations de simple bons sens tant de fois répétées dans le vide !

33L’intérêt mutuel, pour l’UE et le Maghreb, de la mise en œuvre d’un vaste programme de développement dans les zones productrices de biens alimentaires de première nécessité, n’est pas contestable. L’une des raisons les plus fortes n’est peut être pas, d’ailleurs, directement liée au déficit alimentaire lui-même. Elle s’inscrit dans des considérations plus générales sur les mouvements de population dans les pays maghrébins eux-mêmes et depuis l’Afrique du Nord vers l’Europe. Des deux côtés de la Méditerranée, on considère comme nécessaire de freiner l’exode des populations rurales car on connaît le coût social et économique provoqué par l’engorgement des grandes cités des pays en développement, de même que les situations conflictuelles nées de l’immigration clandestine. Et l’on sait que le facteur principal de l’exode réside dans les mauvaises conditions de vie, de travail et de revenus de la population rurale.

34Dans les dernières décennies, celle-ci a nettement diminué, même si elle reste encore nombreuse : de 1965 à 1994 elle est passée de 62 à 45 % de la population totale en Algérie, de 61 à 52 % au Maroc et de 61 à 41 % en Tunisie. Mais, en nombre d’habitants, c’est une forte augmentation qui s’est produite : il y a, dans l’ensemble des trois pays, 30 millions de ruraux en 1994 contre 20 millions en 1965. Or ces dix millions d’habitants en plus continuent à vivre avant tout de l’agriculture et des activités dérivées. C’est donc à leur intention qu’il faut augmenter les moyens de développement rural, c’est-à-dire engager dans une action de long terme le volet du partenariat agricole euro-méditerranéen.

35On ne peut s’étendre ici sur le contenu de ce que serait un tel programme mais on indiquera qu’on ne le considère pas comme un simple transfert de technologies ou de marchandises, fussent-elles aussi nobles que des semences sélectionnées ou du matériel agricole de pointe. Il s’agirait d’un ensemble de mesures visant l’amélioration, non seulement de la production agricole (formation des paysans, accès au crédit, organisation de la commercialisation, prix minimum garanti, assurance contre les risques climatiques) mais aussi les infrastructures matérielles et sociales, de même que l’emploi non agricole, le tout tenant compte des préoccupations environnementales, qui ne sont pas moindres au sud qu’au nord de la Méditerranée. Les programmes de développement devraient s’élaborer et se faire sous forme participative avec les populations locales et seraient forcément coûteux. Les résultats devraient s’envisager à moyen et long terme en sachant, d’expérience, que le développement rural, notamment dans les zones ne bénéficiant pas de l’irrigation, est difficile à gérer, qu’il n’est pas spectaculaire mais qu’il démontre souvent le bon parti que savent en tirer les agriculteurs. A titre d’exemple, les difficultés rencontrées par des programmes participatifs ont été mises en évidence, dans le nord de la Tunisie (Bouju et Saidi, 1997), et les résultats positifs obtenus en zone semi-aride, grâce à des actions soutenues dans le temps, ont été constatés au Maroc (Raki, 1995).

36Le développement agricole et rural pour la production de biens alimentaires de première nécessité au Maghreb est une entreprise de grande envergure, à la dimension d’un partenariat géré dans l’intérêt du Nord comme du Sud. Il n’a pas comme objectif la seule réduction de la dépendance alimentaire, il doit aussi contribuer à maintenir la population rurale dans de meilleures conditions de vie et, par voie de conséquence, à s’apposer aux déséquilibres territoriaux et aux forces qui poussent vers l’émigration.

37Un tel projet de développement obtiendrait bien plus facilement l’accord des pays méridionaux de l’UE que celui qui se centrerait sur une ouverture des frontières aux produits du Nord comme du Sud. Or, cet accord est capital dans l’optique de la construction de l’Euroméditerranée car on ne voit pas comment l’ensemble des pays de l’Union pourraient agir en faveur des PSEM (et donc du Maghreb) si demeurent des contentieux entre ces derniers et l’Europe du sud. En contrepartie, les cinq pays de l’UE qui ont les intérêts les plus directs en Méditerranée devraient être les fers de lance de la mise en œuvre du partenariat à tous les niveaux, de l’échelon national à l’échelon local, avec le concours de l’Europe. Les chantiers à ouvrir sont innombrables au regard de ceux qui existent déjà et au regard du nombre d’agriculteurs maghrébins concernés : former les hommes, développer les équipements, améliorer la gestion des ressources naturelles – l’eau en particulier –, créer un environnement économique qui ne décourage pas l’initiative paysanne, etc. Dans tous ces domaines, les agriculteurs européens et l’ensemble des organisations du secteur agricole disposent d’expériences et de savoir-faire grâce auxquels le partenariat peut s’étendre rapidement, bien au-delà de ce qui existe à l’heure actuelle.

38Mais il faut pour cela, de part et d’autre de la Méditerranée, un engagement qui hiérarchise sans équivoque les actions de coopération. De ce point de vue, il nous semble que, pour chacune des économies maghrébines, affecter plus de ressources pour l’augmentation de la productivité agricole dans les régions productrices de biens alimentaires de base constitue une priorité.

Bibliographie

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Annexes

ANNEXES

Tableau 1 Population totale, population rurale, population agricole dans les pays du Maghreb (1965-1994)

Tableau 1 Population totale, population rurale, population agricole dans les pays du Maghreb (1965-1994)

Source : MEDAGRI 1996. CIHEAM-IAM Montpellier.

Tableau 2 Superficie totale et utilisation des terres dans les pays du Maghreb (1993, en millions d’hectares)

Tableau 2 Superficie totale et utilisation des terres dans les pays du Maghreb (1993, en millions d’hectares)

Source : Idem.

Tableau 3 Terres cultivées, travail et moyens de productions dans les pays du Maghreb

Tableau 3 Terres cultivées, travail et moyens de productions dans les pays du Maghreb

Source : Idem.

Tableau 4 Céréales, fruits, légumes : surface cultivée, production et rendement dans les pays du Maghreb

Tableau 4 Céréales, fruits, légumes : surface cultivée, production et rendement dans les pays du Maghreb

Source : Idem. n.d. : non déterminé

Tableau 5 Produit agricole et commerce extérieur agricole et agroalimentaire dans les pays du Maghreb

Tableau 5 Produit agricole et commerce extérieur agricole et agroalimentaire dans les pays du Maghreb

Source : Idem. (PIB : Produit intérieur brut. SAU : Surface agricole utile).

Table des illustrations

Titre Tableau 1 Population totale, population rurale, population agricole dans les pays du Maghreb (1965-1994)
Crédits Source : MEDAGRI 1996. CIHEAM-IAM Montpellier.
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Titre Tableau 2 Superficie totale et utilisation des terres dans les pays du Maghreb (1993, en millions d’hectares)
Crédits Source : Idem.
URL http://books.openedition.org/editionscnrs/docannexe/image/39667/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 32k
Titre Tableau 3 Terres cultivées, travail et moyens de productions dans les pays du Maghreb
Crédits Source : Idem.
URL http://books.openedition.org/editionscnrs/docannexe/image/39667/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 21k
Titre Tableau 4 Céréales, fruits, légumes : surface cultivée, production et rendement dans les pays du Maghreb
Crédits Source : Idem. n.d. : non déterminé
URL http://books.openedition.org/editionscnrs/docannexe/image/39667/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 59k
Titre Tableau 5 Produit agricole et commerce extérieur agricole et agroalimentaire dans les pays du Maghreb
Crédits Source : Idem. (PIB : Produit intérieur brut. SAU : Surface agricole utile).
URL http://books.openedition.org/editionscnrs/docannexe/image/39667/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 34k

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