1Depuis quelques décennies, l’eau est devenue sujet de préoccupations de la part des pouvoirs publics, et objet de nombreuses études de la part des chercheurs. Des progrès considérables ont été réalisés en matière de mobilisation des eaux et d’extension des irrigations. Celles-ci ont été multipliées par cinq en Tunisie en trois décennies. Le Maroc est en passe de réaliser son programme d’un million d’hectares irrigués.

2Cependant, ces progrès mêmes amènent à s’interroger. Car pendant longtemps, tout programme d’irrigation, toute réalisation de barrage, étaient considérés comme un progrès en soi, et entraînaient consensus national. Face à une surface agricole utile (SAU) relativement rigide, la seule réponse à la croissance démographique rapide résidait dans l’intensification agricole, et la meilleure forme de celle-ci apparaissait être l’irrigation.

3Aujourd’hui, avec une ou deux décennies de recul, les grands programmes hydrauliques apparaissent n’avoir pas répondu à tous les espoirs, et avoir apporté avec eux certains déboires. Une prise de conscience se fait suivant laquelle toute transformation du milieu (physique et humain) en entraîne d’autres en chaîne, l’hydraulique n’étant qu’un maillon dans un ensemble.

4En particulier, la question hydraulique apparaît être partie prenante d’une sphère plus large, celle du cadre environnemental, sans prise en compte duquel toute intervention sur l’eau risque d’être remise en cause. Et risque à terme de remettre en cause le développement souhaité (cf. fîg. n° 1).

5Ainsi l’eau au Maghreb apparaît autant et plus un problème de gestion – de la ressource, de l’environnement, de l’espace – qu’un problème de potentiel proprement dit. C’est là l’hypothèse de base de cette mise au point, qui s’efforce de prendre comme champ d’analyse les cinq pays du grand Maghreb.

Grande hydraulique et fragilité des écosystèmes

6Dès leur indépendance, les jeunes États maghrébins ont engagé des politiques de grande hydraulique, à travers des programmes de barrages-réservoirs. Trois éléments convergeaient dans cette préoccupation.

7D’une part, les trois pays maghrébins disposent, à travers les bourrelets de la chaîne Rif-Tell et des Atlas, de beaux châteaux d’eau, qui reçoivent des précipitations notables, et assurent des écoulements hydrologiques importants (les ressources superficielles constituent les 2/3 des ressources totales en eau). D’autre part, équiper ces cours d’eau permet non seulement de fournir de l’eau aux périmètres et aux villes, mais de maîtriser la nature : régularisation des débits, contrôle des crues, arrêt d’inondations souvent dévastatrices (Gharb, vallée de la Soummam, plaine de Kairouan). Enfin, le barrage a été, pour les élites des jeunes États, au même titre que le tracteur et l’usine, le symbole du modernisme devant instituer une ère nouvelle dans l’histoire de ces pays.

Les rapports eau-environnement ces rapports, intervenant au niveau de la mobilisation comme de l’utilisation sont à double sens, car l’environnement est modifié par la mobilisation, mais il agit également sur elle (envasement des lacs de retenue). Fig. 1.

Fig. 2. – Les grands périmètres irrigués du Maghreb (d’après J.-J. Pérennès, 1993).

8La colonisation avait jeté les prémices d’une telle politique : un ensemble d’une douzaine de barrages en Oranie, quelques réalisations au Maroc, quelques unes en Tunisie. Les uns et les autres ont été repris dans des programmes ambitieux (cf. fig. n° 2). Le Maroc, dans le cadre de son objectif du million d’hectares irrigués, a lancé chaque année un barrage nouveau (avec des sources de financement étranger multiples), et les a organisés en neuf grands aménagements hydro-agricoles, dans lesquels groupe de barrages et groupe de périmètres sont organisés en un tout, géré par un Office (ORMVA). La Tunisie dispose de moins de ressources, mais présente le cas le plus poussé d’aménagement « en chaîne » dans sa partie tellienne (Plan d’aménagement des eaux du nord, interconnectant une dizaine de barrages au profit du canal du Cap Bon). L’Algérie avait pris du retard par rapport à ses deux voisins, mais tente aujourd’hui de mettre les bouchées doubles, en complétant le réseau de barrages de l’ouest (Ouarsenis), et en étendant les réalisations à la partie est du pays.

9Au total, près de 120 barrages, une capacité de l’ordre de 16 milliards de m³, une régularisation de 8 milliards de m³. L’archétype de ces réalisations est le dernier né des barrages marocains, celui de Mjara sur le Sebou. D’une capacité de 3,7 milliards m³, qui en fait le plus puissant du Maghreb, il est destiné tout à la fois à maîtriser ce cours d’eau impétueux, à contrôler l’ensemble des plaines agricoles du Gharb (220 000 ha), et à fournir de l’eau aux villes de l’axe atlantique. Cet ouvrage parachève la maîtrise hydraulique du nord du pays.

10Mais les techniciens découvrent parallèlement que maîtriser un cours d’eau en un point de son cours ne signifie pas maîtrise de toute la nature. Par exemple, ces puissants ouvrages sont menacés par l’envasement. L’Algérie, parce que dotée des ouvrages les plus anciens, en porte les stigmates les plus forts : barrage du Fergoug envasé à 100 %, du Ksob à 70 %, du Zardezas à 40 %. Sur l’ensemble du territoire national, l’envasement réduit chaque année de 2 à 3 % la capacité globale des barrages. En Tunisie, l’on a craint qu’une très grosse crue n’envase en une seule fois le grand barrage de Sidi Saad construit dans la plaine de Kairouan pour protéger et alimenter la ville. Au Maroc, un calcul théorique montre qu’au rythme actuel de 50 m³ par an d’envasement, les capacités des retenues existantes seraient comblées aux 2/3 à la fin du XXI^e siècle.

11Le phénomène est directement lié à l’érosion fluviatile qui sévit très fortement dans toute la partie nord du Maghreb. Les matériaux mis en mouvement tendent aujourd’hui à colmater les lacs de retenue, à réduire leur temps d’utilisation, à rendre aléatoires les investissements consentis. Erosion qui a des racines anciennes, mais qui a été fortement accélérée par l’intrusion coloniale et la poussée démographique. Des programmes de reboisement autour des lacs de retenue, ou plus largement sur les bassins-versants, ont été entrepris dans de nombreux cas, mais les résultats restent modestes. C’est au moment où les pays « harnachent » leurs oueds sauvages et les contrôlent mieux qu’ils ne l’ont jamais fait dans le passé, qu’ils découvrent que les bassins-versants sont dégradés plus qu’ils ne l’ont été auparavant.

12Si les barrages voient leur efficacité affectée ainsi par la situation amont, ils introduisent eux-mêmes dans l’écosystème aval des modifications, dont toutes ne sont pas positives. Tout barrage se traduit par une réduction des débits d’eau et des apports solides dans la vallée à l’aval. Malgré la clause de sauvegarde du débit minimum, certains lits d’oueds se trouvent occasionnellement entièrement à sec (le Chélif en 1988, ce qui ne s’était jamais vu de mémoire d’homme), aux dépens des usagers traditionnels. Les vieux problèmes de droits d’eau amont/aval resurgissent alors. De même, dans les cours d’eau pré-sahariens (Draa, Ziz, Guir, Oued el-Abiod), la réalisation de barrages récents a perturbé l’organisation traditionnelle d’irrigation à partir des eaux des crues et des limons des oueds. Les gains réalisés sont apparus moins grands que ceux prévus.

13Les « cathédrales hydrauliques » frappent l’imagination, mais elles s’avèrent coûteuses pour les budgets nationaux, et d’une rentabilité aléatoire. La recherche d’un modèle d’intervention de petit gabarit, à travers les retenues collinaires (800 réalisés en Algérie au cours des deux dernières décennies, plusieurs centaines au Maroc), n’a pas donné les résultats escomptés, principalement parce que initiée comme les premières sous forme de programmes étatiques. Mais c’est manifestement dans la complémentarité entre grande, moyenne, et petite hydraulique que résident les solutions à venir.

Petite hydraulique et gestion patrimoniale

14La grande hydraulique n’est en effet pas la seule forme de mobilisation de l’eau au Maghreb. La petite hydraulique, à travers la généralisation du groupe moto-pompe, et la moyenne hydraulique, à travers les programmes de forages, ont trouvé des instruments techniques d’expansion. Elles correspondent à l’appel à des ressources autres que celles des cours d’eau (nappes phréatiques peu profondes et accessibles par puits, nappes profondes accessibles par forages). La structure géologique compartimentée du bâti du Maghreb septentrional a favorisé l’existence d’un grand nombre de ces nappes, chaque bassin renfermant un aquifère de petite ou moyenne taille.

15Elles correspondent également à de nouveaux acteurs, exploitants privés pour les groupes moto-pompes, particuliers ou collectivités pour les forages. L’« individualisme hydraulique » qu’autorisent ces nouveaux engins répond aux aspirations de beaucoup d’agriculteurs de la nouvelle génération. Il est apparu dans les années 1950, et a connu une montée en puissance durant la décennie 1970. Il a permis le développement du maraîchage primeur dans les plaines littorales, l’apparition de l’irrigation dans bien des bassins intérieurs ou hautes plaines, le renouveau de nombre d’oasis sahariennes. L’essor récent du maraîchage, répondant aux besoins urbains dans tous les pays du Maghreb, lui est imputable pour l’essentiel.

16En Tunisie existent environ 40 000 puits équipés, en Algérie 65 000. Chiffres très approximatifs, car cette activité est restée longtemps « informelle », ignorée ou méprisée par les pouvoirs publics. Mais aujourd’hui force leur est d’en tenir compte, puisque l’on estime que petite et moyenne hydrauliques représentent 1/3 des irrigations au Maroc, 1/2 en Tunisie, 3/4 en Algérie.

17Ce « second souffle » qu’elles tendent à insuffler à l’irrigation est dû à la simplicité de leur mise en œuvre, à la rapidité de leur réalisation, à leur moindre coût à l’hectare irrigué. Le rapport est généralement de l’ordre de 1 à 2 par rapport au coût de la grande hydraulique.

18Cependant, ces avantages, liés à un mouvement pionnier, comportent le revers de leur spontanéité : le manque de cohérence d’ensemble, qui ici s’appelle la gestion globale de la ressource. D’une part les particuliers puisent dans une ressource non individualisée, et donc ne prennent pas en charge son avenir (phénomène similaire à celui des parcours collectifs) ; d’autre part les services hydrauliques, réticents ou dépassés, sont absents de cette gestion. Aussi les nappes présentent-elles un phénomène très général de rabattement.

19La multiplication des puits (ou des forages) entraîne un prélèvement supérieur au renouvellement annuel, et donc une baisse progressive du niveau de la nappe. Les exploitants s’y adaptent en surcreusant leurs puits, mais les voisins faisant de même, il faut quelques années plus tard surcreuser encore. D’où un surcoût important au niveau de l’exploitant, la ruine des moins fortunés, et une menace sur la nappe elle-même.

20Les exemples se sont multipliés dans toutes les zones de nappes phréatiques : région de Sidi-Bou-Zid, hautes plaines constantinoises, Ziban... Les mêmes causes entraînant les mêmes effets, la multiplication non contrôlée des forages a provoqué la baisse de bien des nappes profondes. Un des premiers cas alarmants signalés fut celui du Souss, où la généralisation excessive des forages provoqua entre 1955 et 1975 un rabattement de 20 à 40 m, et entraîna une nette régression des superficies en agrumes. Dans d’autres cas, c’est l’État lui-même, qui devrait être gardien du patrimoine, qui est responsable de la surexploitation (Mitidja).

21Une conséquence de ce fait est ce que les hydrauliciens appellent le phénomène de « biseau salé » : dans les régions littorales basses, le rabattement de la nappe d’eau douce par surpompage provoque appel au vide, et l’intrusion de l’eau marine, qui latéralement gagne le sous-sol de la plaine ; les exploitants pompent désormais dans leurs puits de l’eau salée ou saumâtre. Le phénomène, connu à Gaza en Palestine, est apparu en Libye, en Mitidja, sur le littoral mauritanien. Dans ce dernier cas, le biseau salé, depuis la grande sécheresse de 1972-1982, s’est déplacé régulièrement vers l’intérieur, jusqu’à être à moins de 10 km des forages d’Idini qui alimentent la ville de Nouakchott.

22Evolution catastrophique, dont la solution passe obligatoirement par le contrôle des nappes, la limitation des pompages, et donc par la reprise en main par les services hydrauliques. Quelques essais de recharge des nappes ont été tentés, par réalisation d’ouvrages de retenue et d’épandage, notamment en Tunisie centrale. C’est également pour lutter contre le biseau salé du littoral de la Cyrénaïque que la Libye a engagé la réalisation de la Grande rivière artificielle.

Aquifères sahariens : les nouvelles utopies sur l’eau

23Nous nous sommes situés jusque-là dans le Maghreb du nord, où topographie montagneuse et précipitations sont favorables aux écoulements superficiels et aux nappes phréatiques. Les espaces sahariens présentent des problèmes similaires à ceux notés ci-dessus, mais d’une ampleur autre, et avec des implications plus sévères.

24Le domaine aride est très pauvre en écoulements superficiels. Mais les recherches pétrolifères ont amené la découverte récente d’importantes ressources en eau profonde. Les nappes du Bas-Sahara (Continental terminal et intercalaire), celles des grès nubiens, celle de Mauritanie, constituent autant d’aquifères énormes, favorisés par la structure en très vastes synéclises que présente en surface le socle africain. Les recherches effectuées sous l’égide de l’UNESCO ont confirmé que l’on avait là parmi les aquifères les plus puissants au monde : 60 000 milliards de m³ par exemple pour la nappe du Continental intercalaire (dite « albienne »).

25Ces données ont bousculé toutes les idées acquises, et excité les imaginations : ces espaces arides se révèlent être les plus riches en eau de l’ensemble maghrébin.

26Mais les mêmes études ont montré que ces nappes étaient peu ou pas renouvelables. C’est ainsi que la nappe du Continental intercalaire, qui s’étale dans tout le sous-sol du Bas-Sahara algéro-tunisien, ne reçoit comme alimentation que les faibles écoulements de l’Atlas saharien ; l’utilisation traditionnelle par les foggaras sur son flanc ouest correspondant sensiblement à cette alimentation, tout ce qui est prélevé en sus (par les forages pratiqués depuis 20 ans et ceux à venir) se traduit par une exploitation du capital.

27Les nappes des grès nubiens, et celle de Mauritanie, ne bénéficiant pas de la proximité de massifs arrosés, sont presque totalement non-renouvelables. Elles sont « fossiles », c’est-à-dire qu’elles ont été constituées à une époque où le climat était plus humide (– 12 000 à – 4 000 ans avant J.-C.).

28Le problème posé aux responsables est donc celui-ci : doit-on n’utiliser que le surplus correspondant au renouvellement, ou peut-on puiser dans le capital hydraulique ?

29Deux pays ont franchi nettement le pas : l’Algérie et la Libye. Depuis une ou deux décennies, ils ont multiplié les forages dans ces nappes profondes, pour les besoins agricoles et urbains.

30L’Algérie s’est lancée par étapes. Elle faisait depuis plusieurs décennies appel à la nappe du Continental terminal (3 à 400 m de profondeur) pour revivifier certaines de ses palmeraies. Puis, pour des besoins urbains, elle a fait appel ponctuellement à la nappe du Continental intercalaire (800-1200 m de profondeur). Enfin, émue par les difficultés de l’agriculture dans le nord du pays, encouragée par la dynamique de la mise en valeur agricole privée en territoire saharien, stimulée par l’expérience de l’Arabie Séoudite, elle a engagé depuis une décennie un vaste programme de mise en valeur ex nihilo : forages en série dans la nappe profonde, équipement en pivots, attribution des terres à de grands exploitants ou à des entreprises agricoles. Les réalisations ont démarré en trois secteurs (Ouargla, Mzab, Adrar), un programme de 30 000 ha céréaliers est prévu sur le Gassi-Touil. Les projets font état de 150 000 ha, voire 300 000 ha de céréales irriguées au Sahara.

31Le projet libyen, plus ambitieux encore, s’est bâti sur un modèle différent (cf. fig. n° 3). En un premier temps, l’eau des forages a été utilisée sur place par pivots comme en Algérie (projet pilote de Koufra). Mais la Libye s’est heurtée au vide de son désert intérieur, à l’absence d’une paysannerie similaire à celle dont dispose le Bas-Sahara. Aussi, décision a été prise de ne pas exploiter l’eau sur place, mais de la transférer là où se trouvent hommes et terres irrigables, c’est-à-dire sur la zone littorale. Inaugurée en 1991, la Grande rivière artificielle réalise ce vaste transfert : batterie de 130 forages, double conduite de 1 000 km, débit de 23 m³/seconde, devant permettre l’irrigation de 160 000 ha des plaines littorales, et l’alimentation des centres urbains. Parallèlement à ce transfert à partir de la nappe du bassin de Syrte, un autre est programmé dans l’avenir à partir de la nappe de Ghadamès à l’ouest.

32Réalisation considérable, qui éclipse les grands transferts réalisés à ce jour dans le monde (le transfert espagnol Tajo-Segura transporte 6 m³/sec. sur 283 km, le Colorado Aqueduc autant sur 500 km). Dès aujourd’hui, 70 % des eaux utilisées dans le pays proviennent de ressources non-renouvelables.

33C’est à ces mêmes ressources non-renouvelables que font appel, mais avec plus de modestie, la Tunisie pour le développement du tourisme dans le Djerid, la Mauritanie pour l’alimentation de sa capitale à partir de la nappe du Trarza.

34Ainsi, l’appel aux aquifères sahariens est un des grands faits de la réalité hydraulique au cours des dernières décennies. Il ne va pas sans poser de grosses interrogations.

35Problème économique d’abord, concernant la rentabilité de l’opération. L’État prenant à sa charge les grands équipements (en Algérie, les forages, routes, électrification), l’opération s’avère rentable pour les exploitants, s’ils dépassent un rendement de 30 qx/ha. Mais pour la collectivité nationale, quel sera le prix de revient réel des céréales produites ? L’on sait qu’en Arabie, qui a servi de référence pour ce modèle agricole, il est de l’ordre de six fois le cours mondial.

36Problème social ensuite. L’agriculture saharienne était jusqu’à présent une agriculture de petits et moyens exploitants, organisés dans des collectivités d’oasis. Le passage aux grands équipements tend à privilégier, en Algérie comme en Libye, une agriculture capitaliste aux mains de citadins ou d’entreprises agricoles, qui utilisent comme main-d’œuvre salariée les agriculteurs locaux. Le malaise est patent aux portes de bien des oasis algériennes.

37Problème d’éthique générale enfin. Peut-on réaliser pour l’eau une exploitation « minière » comme on le fait pour le pétrole ? Dans quelle mesure peut-on utiliser aujourd’hui un patrimoine aux dépens des générations à venir ? En Libye, la prévision de durée de vie de l’aquifère, au rythme du soutirage actuel, est de 350 ans pour certains experts, un siècle pour d’autres, 50 ans pour certains. Lorsque l’on constate l’évaporation intense réalisée en ces pays ventés par les pivots asperseurs, lorsque l’on voit l’eau couler avec abondance aux robinets des villes sahariennes, l’on se demande si les générations à venir ne seront pas en droit de reprocher à celles d’aujourd’hui le gaspillage de cette eau non-renouvelable.

Fig. 3. -Les eaux souterraines en Libye et leur utilisation Cartes d’après Atlas de Libye (en arabe); coupe d’après Perrodon 1980.

38Il ne paraît certes pas possible de laisser dormir une telle richesse en milieu saharien. Mais seule une utilisation prudente, judicieuse, économe (irrigation au goutte à goutte) peut permettre de répartir sur plusieurs générations les avantages de cette ressource, et donc concilier nécessités du présent et préservation de l’avenir.

Des régions arides malades de trop d’eau

39Affirmation paradoxale, et pourtant exacte. Avec la raréfaction de l’eau par surpompage peut coexister une situation de « trop » d’eau. La première correspond, nous l’avons vu, à une mobilisation peu patrimoniale de la ressource, la seconde est liée à une utilisation mal conduite de cette même ressource.

40Car les eaux au Sahara, faute d’un débouché sur la mer (régime endoréique), fonctionnent en circuit fermé. Traditionnellement, pour leurs besoins domestiques ou agricoles, les populations puisaient dans la nappe phréatique, puis évacuaient leurs eaux usées, par l’intermédiaire de drains ou de puits perdus, vers le sous-sol alluvial ou sableux ; après auto-épuration naturelle, les eaux rejoignaient ainsi la nappe. Le système était fermé, et en équilibre avec lui-même.

41Lorsque l’on fait appel à une nappe profonde par forage, l’on réalise un apport supplémentaire (et substantiel) d’eau dans le circuit ; si les eaux usées de cet apport ne comportent pas un système d’évacuation propre, elles vont rejoindre la nappe phréatique, et augmentent son volume. Le niveau s’élève. S’il continue longtemps à monter, il engorge les terrains, asphyxie les racines des arbres, affleure en surface. Le cycle est perturbé, il y a eu apport de l’extérieur sans évacuation.

42Déjà le phénomène avait été noté dans les plaines littorales : l’irrigation de périmètres à l’amont tendait à engorger les terrains d’aval (plaines de l’Habra, Basse-Medjerda, Triffa). Et ce, d’autant que l’irrigation traditionnelle par planches entraîne souvent sur-irrigation, et forte percolation. D’où le principe défini depuis longtemps par tous les bons techniciens : pas d’irrigation sans drainage.

43Aujourd’hui, c’est au Sahara que le problème revêt la dimension la plus aiguë. Car l’on y fait appel à des ressources puissantes, et pour des besoins souvent non-agricoles. D’où l’oubli des vieilles règles de prudence.

44Dans les Ziban, la multiplication des forages dans le Zab Dahraoui a permis l’extension des palmeraies en situation de piémont, mais les eaux usées ont vu leur volume multiplié en conséquence, et ont transformé le Zab Djounoubi, à 10 km à l’aval, en un vaste marécage : les palmeraies de ce secteur ont périclité progressivement ; un grand drain central tente aujourd’hui de les sauver.

45Dans le Mzab, dans l’Oued Rhir, le Tidikelt, à El-Goléa, l’engorgement des terrains consécutif aux mêmes causes entrave les exploitations d’aval, et y provoque des phénomènes de salure par remontée capillaire.

46Un cas limite est constitué par le Souf. Traditionnellement la région y vit en équilibre avec sa nappe phréatique : les populations l’utilisent par puits pour l’eau domestique, et en plantant les palmiers au fond de grands entonnoirs creusés dans le sable. L’appel au Continental terminal pour les besoins urbains à partir de la décennie 70 a permis d’assurer l’eau courante sur les éviers urbains, mais l’évacuation a continué à se faire dans la nappe phréatique. La poussée urbaine ayant créé ensuite de nouveaux besoins, il y a été répondu par appel au Continental intercalaire, plus profond et plus puissant. Un énorme apport supplémentaire a été réalisé, sans qu’aucune évacuation spéciale ne soit réalisée. Gonflée progressivement, la nappe phréatique n’a cessé en 20 ans de voir son niveau monter, au point d’affleurer dans les entonnoirs proches de la ville, de provoquer par asphyxie la mort des palmiers, de menacer les fondations des maisons, de multiplier les nids de moustiques (cf. fig. n° 4). Les habitants d’El-Oued disposent de 400 litres par jour et par habitant, à l’instar de ceux des grandes villes européennes, mais leurs palmeraies sont moribondes dans un rayon de 20 km autour de l’agglomération. La nappe profonde a détruit la nappe phréatique, la ville a tué sa campagne. Un système de pompage a été mis en place depuis quelques années, afin de désengorger la ville ; il évacue l’eau à 4 km de là, mais dans la même cuvette structurale. C’est-à-dire que l’eau évacuée regagne rapidement le centre de la nappe comme si de rien n’était....

47Paradoxe de régions arides étouffant de trop d’eau. Les techniciens ont paré au plus pressé, ont répondu aux besoins au coup par coup. Ils ont oublié que l’eau s’insérait dans un cycle qui avait ses exigences.

48Dégradation des écosystèmes, disparition de la ressource, méfait des excès d’eau : partout l’homme se comporte un peu en apprenti sorcier.

49Face à ces difficultés, faut-il pour autant au Maghreb renoncer aux programmes de mobilisation de l’eau ? Les efforts engagés ne plaident pas en ce sens, et de toute façon la croissance démographique interdit le statu quo. Mais les responsables des États maghrébins prennent conscience que la poursuite des programmes de mobilisation comporte une double implication.

50D’une part, ils doivent obligatoirement être repensés de façon systémique, c’est-à-dire dans le cadre plus large de l’environnement. La maîtrise de l’eau implique la maîtrise de l’environnement (érosion, recharge des nappes, évacuation des eaux usées...).

51D’autre part, ce bien précieux qu’est l’eau ne peut donner lieu à gaspillage. C’est-à-dire qu’à l’ère de la planification par l’offre doit succéder celle de la planification de la demande : il est possible de beaucoup économiser, tant au niveau de la consommation urbaine qu’à celui de l’irrigation.

52S’il est un domaine où le concept de développement durable s’avère pertinent dans les régions arides, c’est bien celui de l’hydraulique. Sa non prise en compte explique bien des désillusions actuelles1.

Le Souf et son évolution Ennoiement des palmeraies par rejet des eaux usées urbaines et remontée de la nappe phréatique. Fig. 4.