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Économies du Maghreb

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Abdelkader Sid Ahmed
, 
François Siino

Contraintes nationales, enjeux régionaux

État, science, recherche et développement technologique au Maghreb

Jean-François Daguzan

Texte intégral

1L’accession à l’indépendance des États du Maghreb avait fait naître des espoirs considérables en matière de développement et de croissance. Les expériences économiques mises en chantier, notamment l’expérience algérienne, furent considérées comme des modèles par de nombreux experts. Trente-cinq ans plus tard, les situations économiques de chacun des pays, bien que contrastées, conduisent à un constat d’échec. Celui-ci doit, cependant, être relativisé, ces dernières années, par la mise en place de courageuses mesures d’ajustement structurel et de restructurations et privatisations industrielles.

2Cette situation est liée à plusieurs causes, politique, sociologique, organisationnelle et économique. Elle s’insère aussi dans le cadre plus général des mutations politiques et économiques mondiales. Dans cet environnement ultra-compétitif, l’incapacité à faire émerger dans chacun des pays du Maghreb un système scientifique et technologique pertinent a contribué à la dégradation de la situation économique générale et a empêché la valorisation des politiques de transferts de technologie engagées dans les années 1970. Dans ce domaine, l’État a eu, dans chaque pays, une responsabilité particulière.

Repli industriel et déconnexion du système mondial

Un espace industriel sinistré

3Dans les pays du Maghreb, les années 1960-1970 furent marquées, à un moment ou à un autre, par l’adoption de modèles économiques marqués par un secteur public fortement dominant. Ces choix économiques, erronés ou mal gérés, paralysèrent le développement, en dépit de la présence, dans certains pays, de ressources énergétiques considérables. Au contraire, l’utilisation abusive desdites ressources à des fins de stabilité politique entraîna la constitution d’économies de rente dans la plupart de ces pays (hydrocarbures en Algérie, Tunisie et Libye, phosphates au Maroc et en Tunisie), phénomène qui contribua encore à la détérioration de la situation économique (Sid Ahmed, 1989).

4Cette situation se traduisit au niveau industriel par quatre traits dominants : la constitution de grands consortiums publics d’industrie lourde ; un marché intérieur surprotégé ; le recours à des transferts de technologie massifs ; le mépris quasi général accordé à l’agriculture (ou dans le cas du Maroc, la préférence accordée à une agriculture d’exportation) (Pérez, 1992).

  • 1 Regnault (H.), 1993, La Méditerranée dans la division internationale du travail, in Xavier gizard ( (...)

5La mise en place de grands ensembles industriels visait à répondre à une demande énorme en besoins primaires. Si cette démarche put apparaître, à l’époque, justifiée (électricité, logement, etc.), en revanche, le développement d’une bureaucratie étouffante et d’un système administratif et fiscal fermé découragea les investissements étrangers dans les pays ayant adopté une telle approche (Zaïm, 1995), ainsi que les « aventures » à l’exportation des entreprises locales. Peu à peu, les effets de telles politiques ne tardèrent pas à se faire sentir. Les économies méditerranéennes du sud et de l’est se découplèrent de l’économie européenne (qui, de son côté, assurait son décollage par l’intégration) et des économies asiatiques naissantes (qui, elles, conjuguaient protectionnisme et exportation). Pourtant la compétition avait commencé à armes et niveaux de développement sensiblement égaux. Au milieu des années 1980, la crise énergétique et le poids de l’endettement mettaient à genoux la plupart des pays du sud méditerranéen (B. Khader, 1995). Ceux-ci se retrouvaient avec des industries obsolètes et non-compétitives, écartés des grands flux d’échanges modernes et des technologies indispensables pour s’y insérer. Regnault (1993) a pu qualifier ce phénomène, qui vit l’Europe se détacher économiquement de la Méditerranée, pour se rapprocher des États-Unis et du Japon, de « dérive des continents économiques »1.

6Au bout du compte, l’industrie maghrébine en particulier s’est, dans l’ensemble, spécialisée soit dans les filières classiques des pays en développement (textile, cuir ou agro-alimentaire d’exportation), la production de biens de consommation peu compétitifs et de construction, soit dans les productions liées aux activités extractives (Maroc, Tunisie) ou énergétiques (Algérie, Tunisie).

7Ces échecs généraux ne se sont pas produits faute de moyens ou de capacités des investissements locaux. Une grande partie des capitaux issus de la production des matières premières fut délocalisée (États-Unis et Europe, essentiellement), et l’épargne des travailleurs migrants, longtemps une ressource considérable pour de nombreux pays du sud, tendit, peu à peu à être réinvestie dans les pays d’accueil (B. Khader 1992 et 1995). Cependant, les sommes englouties dans l’industrialisation du monde arabe furent considérables. Elles s’accompagnèrent de politiques de transferts de technologie dont les effets se révélèrent souvent inappropriés. Souvent mal évaluées et surdimensionnées, ces politiques, aggravées par les mauvaises conditions sociales faites in situ aux élites scientifiques et techniques, empêchèrent l’émergence d’un système local de recherche-développement et, en dépit des efforts de formation effectués, l’avènement d’une classe technicienne de moyen et haut niveau. Comme le note Michel Branciard (1994 : 138), « la greffe technologique n’a pas encore réussi ».

Un faible ancrage au système mondial en matière de communication

8La nette régression de la contribution des pays du sud et de l’est méditerranéens à l’économie mondiale les a également empêchés de s’insérer de façon satisfaisante dans le réseau mondial de communication. Or, l’ancrage à ce réseau est une des conditions sine qua non pour rester dans la course économique mondiale. Ainsi assista-t-on à la perpétuation d’un système infernal, régressif qui vit les pays en difficulté économique ne pas pouvoir accéder aux outils du développement moderne, alors même que leur seule chance de développement résidait dans l’accès à de tels outils. Il s’agit là, à l’échelle mondiale du processus classique d’exclusion que l’on retrouve sous d’autres formes dans l’ordre interne des États (Ayish, 1992).

9En matière d’industrie et de recherche dans le domaine de l’informatique et des télécommunications, l’activité est relativement modeste au Maghreb. Une étude du cabinet Dataquest pour le gouvernement égyptien faisait apparaître en 1992 que, si les prémices d’une telle industrie étaient notables dans les trois pays, seule l’Algérie (à l’époque) disposait d’un potentiel de recherche susceptible de conduire à un développement futur de celle-ci. Les experts de Dataquest mettaient en avant les travaux du Centre de développement des techniques avancées (CDTA) dans le design des semi-conducteurs, et ceux du laboratoire de micro-électronique du Haut Commissariat à la recherche dans le domaine du software. La Tunisie était citée pour la qualité de sa formation, mais l’étude mettait en exergue la « déperdition » due à l’exode des compétences à l’étranger. L’Institut régional des sciences informatiques et des télécommunications (IRIST) est considéré comme un centre de recherche de qualité. Le Maroc, en revanche, semble moins avancé que ses deux partenaires dans ces domaines pourtant stratégiques. Mais dans chaque pays, la dépendance à l’égard des firmes étrangères est, à l’heure actuelle, quasi totale et les sites de production établis sur place sont essentiellement des sites de montage de technologies importées (Yachir, 1992).

10La faiblesse des télécommunications est un autre facteur de retard de développement. Elle s’exerce tant dans le domaine des associations de diffusion internationale ou régionale (ASBU, Arabsat), que dans le domaine des ressources et des productions, et bien sûr, de la conception.

  • 2 Commission européenne-DG XIII, Telecomunications in the Mediterranean : the role of the European Un (...)

11Le premier obstacle est le déficit de pénétration des lignes de téléphone. La moyenne de pénétration des pays du Maghreb et du Machrek est de 4,36 lignes pour 100 habitants, alors que le taux de pénétration le plus faible au sein de l’Union Européenne, celui du Portugal, est de 37 lignes. La situation est également très contrastée si l’on regarde l’équipement des foyers. On note alors des différences significatives : 91,3 sur 100 foyers équipés en Israël, contre 58,7 en Turquie, 47,6 en Algérie, 38,9 en Jordanie, 17,1 en Syrie, 14,6 en Egypte, 14 en Tunisie, et enfin, 10,1 au Maroc (la moyenne de l’Union est de 89,6)2.

12Paradoxalement, cette situation contraste avec les très bons taux de croissance annuelle du nombre de lignes installées (de 8 à 15 % selon les pays, sauf au Liban, 2 %, et en Syrie, 4 %). La cause principale du différentiel entre croissance et équipement réside dans l’accroissement constant des populations dans les pays concernés. L’effort entrepris, quel qu’il soit, ne parvient pas à combler le « gap » démographique. L’autre problème, très typiquement lié à la situation socio-économique desdits pays, concerne le différentiel considérable d’équipement entre les zones urbaines et les zones rurales, particulièrement sous-équipées. Cet état de fait participe évidemment à l’aggravation des processus de déruralisation.

13Au plan technique, des évolutions satisfaisantes ont été enregistrées ces dernières années. Certains pays ont atteint 60 % d’installations en système digital (100 à Malte et 85 % au Maroc, même si d’autres, comme l’Algérie, la Syrie et la Libye, sont à la traîne avec moins de 35 % de digitalisation). Les communications mobiles ont également bien progressé et devraient évoluer encore plus rapidement avec le choix par la Ligue Arabe du système GSM comme standard régional en 1994. Les systèmes de transmission de données sont en revanche très en retard, mais la plupart des pays ont mis en œuvre des programmes visant à rattraper ce retard dans un proche avenir.

14Le problème des communications en Méditerranée, comme tout problème économique et de société, est aussi intimement rattaché à une dimension politique. Une part du retard en moyens d’information et de communication est, ou a été longtemps liée à la volonté de tel ou tel gouvernement de contrôler la circulation des idées au sein de son propre pays. Ainsi, le « syndrome soviétique », qui vit ce pays interdire l’accès aux nouveaux moyens d’information et de communication autres que militaires, s’est-il retrouvé dans de nombreux pays du pourtour méditerranéen où la tentation du contrôle des consciences est longtemps demeurée une réalité.

Les causes de l’échec des politiques de transferts de technologie

15L’analyse sommaire du potentiel scientifique et technique des pays arabes, et notamment du Maghreb, conduit à un constat quasi général de très grande faiblesse. Alors que les Nouveaux Pays Industrialisés de l’Asie du Sud-Est parvenaient en trente ans à passer du stade de la reproduction médiocre de produits occidentaux à l’amélioration puis à la conception de produits de haute technologie, les pays arabes, dans l’ensemble, ne parvinrent pas à faire émerger une compétence technique réellement significative (sauf en Irak).

16Al-Daghestani (1993) lie l’échec du monde arabe en matière de développement, entre autres, lié à la dépendance en matière de technologie importée. Or la dépendance technologique dans le processus d’émergence d’une base technologique locale n’est pas en soi une cause d’échec. En effet, la condition sine qua non du développement technique passe impérativement par le transfert de la connaissance extérieure vers le tissu scientifique et technique interne d’un pays donné. C’est dans les conditions de la mise en œuvre de ce transfert que tout se joue. C’est là que réside la cause primordiale de l’échec. Car l’utilisation de technologie importée a été depuis la fin de la deuxième guerre mondiale le vecteur essentiel de redémarrage des économies européennes brisées par la guerre, à la fois par l’achat de licences américaines, mais aussi par la captation de technologie allemande au titre des dommages de guerre. On ne peut donc lui imputer in abstracto un caractère nuisible. Ne parlons pas de la réussite du Japon, fondée sur le même principe (technologie allemande en moins). La théorie de la dépendance ne joue donc que marginalement. Ce qui est réellement en cause demeure la capacité des États arabes à créer les conditions favorables in situ pour l’émergence d’une science et d’une technologie nationale.

  • 3 Zahlan (A.), Pour un Eureka méditerranéen, in Paul Balta (dir.), La Méditerranée réinventée, Paris, (...)

17« Les nouvelles élites arabes pensèrent accélérer le processus de développement par des méthodes dont elles ne s’aperçurent pas qu’elles les conduiraient à une dépendance technologique accrue. Elles supposèrent qu’une fois transformé le contexte du travail, la main-d’œuvre nationale apprendrait les sciences et les techniques sur le tas (...). Pour acquérir celles-ci, la main-d’œuvre nationale doit participer totalement, du début à la fin, à tous les stades de chaque projet. De plus, si les institutions locales, les entreprises, l’industrie et la main d’œuvre ne participent pas au processus de mise en place de chaque nouvelle activité économique, on ne pourra établir, en amont et en aval, les liens efficaces sans lesquels l’effet démultiplicateur associé à tout investissement demeure limité, tandis que les bénéfices économiques deviennent insignifiants. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit, constate Antoine Zahlan. Les pays arabes ont investi (formation brute de capital) environ 2 000 milliards de dollars (en prix courants) de 1970 à 1990 alors que leur PNB a à peine atteint en 1990, 400 milliards de dollars 3. »

18Ceci renvoie à une autre condition essentielle : il ne peut y avoir de transfert de technologie réussi, quel qu’il soit, qu’à la condition que celui-ci corresponde au niveau scientifique et technique général moyen du pays dans lequel il est effectué ; faute de quoi, la greffe ne prend pas (Erdilek, 1984 ; Rouach & Klatzmann, 1993). Or, dans la plupart des cas et des pays du Sud, les transferts de technologies ont été surdimensionnés par le désir des gouvernements d’acquérir à tout prix (au sens propre et au sens figuré) la technologie la plus avancée, comme pour conjurer un retard considéré comme intolérable et, pour les pays qui avaient connu la colonisation, au titre d’un dédommagement. Les anciens colonisateurs, ainsi que d’autres pays avancés, furent ainsi confrontés à cette époque à une revendication permanente et forte des pays en voie de développement pour que ces transferts soient effectués. Mais la mise en œuvre de ces transferts prit, le plus souvent, un tour inopérant (Bizec, 1981 ; Daguzan, 1992).

L’absence de la science et de la technologie maghrébine et arabe au niveau mondial

De douloureuses comparaisons

  • 4 Science et Technologie, indicateurs édition 1996. Paris, Economica.

19Comme le constate l’Observatoire des sciences et techniques (OST) dans son rapport 19964, 90 % des activités mondiales de recherche et développement sont exécutées par l’Europe, l’Amérique du Nord et l’Asie industrielle. L’Afrique du Nord et le Moyen et Proche-Orient (dont certains pays furent pourtant peu avares de moyens), se situent entre 0,4 et 0,5 % du PIB consacré aux dépenses de R & D. Leur part moyenne sur le montant total des dépenses mondiales de R & D s’élève respectivement à 0,2 et 0,7 %. Or, le minimum d’investissement acceptable pour espérer un retour en investissement, c’est-à-dire pour mettre en œuvre une politique minimum de R & D, est fixé par l’OCDE à 1 %.

20Le même constat se retrouve sur le nombre de chercheurs puisque l’Afrique du Nord et le Moyen et Proche-Orient font apparaître les chiffres mondiaux les plus bas, à l’exception de l’Afrique noire (soit respectivement 38 100 et 19 000 chercheurs). Quant au rapport du nombre de scientifiques à la population, l’OST donne 2,2 scientifiques pour 1 000 habitants dans la CEE et 3,8 aux États-Unis, alors que ce ratio est de 0,3 pour 1 000 en Afrique du Nord et 0,1 au Moyen et Proche-Orient, le même que celui de l’Afrique noire.

  • 5 Le poids scientifique d’un pays se mesure en nombre de publications annuelles, et l’impact concerne (...)

21La situation est légèrement meilleure pour la production et l’impact scientifique par le nombre des publications. En effet, les statistiques de l’OST montrent une évolution légère du poids mondial des chercheurs et scientifiques d’Afrique du Nord et du Proche et Moyen-Orient (qui reste à 0,4 % de 1982 à 1993 pour l’Afrique du Nord, et qui passe de 0,4 % en 1982 à 0,6 % en 1993 pour le Proche et Moyen-Orient). L’impact, lui, stagne ou évolue peu, (0,28 % en 1982 et 0,21 % en 1993 pour l’Afrique du Nord, et 0,30 % en 1982 pour 0, 25 % en 1993 au Proche et Moyen-Orient). Ceci veut dire que les chercheurs et scientifiques de cette zone publient autant, voire un peu plus (Proche et Moyen-Orient) qu’il y a dix ans, mais que la qualité de leurs travaux ne leur permet pas d’atteindre une notoriété telle qu’ils soient cités par leurs collègues dans les publications scientifiques de haut niveau5.

22Enfin, en matière de brevets et de densité scientifique (ratio de publications scientifiques par rapport au PIB ou à la dépense nationale de recherche et développement, DNRD), l’Afrique du Nord et le Moyen et Proche-Orient sont pour ainsi dire absents du tableau mondial. Seul Israël émerge notablement du lot, puisque son poids mondial et sa densité sont supérieurs à la CEI et, bien évidemment à ses concurrents arabes.

La situation de la science et de la technologie du Maghreb au regard du monde arabe

Analphabétisme et scolarisation

23On assiste progressivement à une lente mais réelle réduction de l’analphabétisme adulte dans les pays arabes. La difficulté à résoudre ce problème douloureux tient certainement à l’augmentation constante des populations dans l’ensemble de ces pays, qui dépasse en permanence les possibilités des mesures scolaires mises en place. Ainsi le taux d’analphabétisme adulte est passé de 66 % en 1970 à 47 % en 1985 et 42 % en 1990, soit un gain de plus de 20 %, ce qui est considérable en dépit du chemin qui reste à parcourir. Ce sont respectivement le Liban et la Palestine (20 % d’analphabètes adultes), la Syrie, la Tunisie et la Libye (35, 35 et 36 %) qui, sur le pourtour méditerranéen, font les meilleurs résultats. L’Algérie est encore à 43 % et le Maroc à 50 %.

24Le taux de scolarisation dans l’enseignement secondaire a augmenté de 2,26 % par an entre 1980 et 1989, passant de 38 à 51,5 %. Comme le note Al-Daghestani, si ce rythme se maintenait, « le taux de scolarisation pourrait atteindre 90 % en l’an 2014 » (Al-Daghestani, 1993). Une telle progression ne serait cependant envisageable que si les États parviennent à maîtriser leur démographie, ce qui apparaît exclu jusqu’alors, sauf pour le Maroc et la Tunisie et, dans une certaine mesure, l’Algérie. Le Maghreb, dans ce domaine, demeure la région arabe et méditerranéenne la mieux placée pour l’avenir si les tendances démographiques se maintiennent (Courbage, 1996).

25Dans l’enseignement supérieur des pays arabes, par groupe d’âge, la présence des étudiants est passée de 4,1 % en 1970 à 13 % en 1989. Cette évolution non négligeable doit cependant être lue par rapport au taux moyen des pays industrialisés (37 %). Les taux les plus élevés sur l’espace méditerranéen sont au Liban (28 %), en Égypte (20 %) et en Syrie (20 %). Il faut noter, corrélativement à cet accroissement, la fondation de 93 universités de 1950 à 1990.

26Les travaux d’Al-Daghestani montrent qu’à l’heure actuelle, environ deux millions d’étudiants arabes sont en licence. En dehors des monarchies du Golfe, c’est en Algérie et au Maroc que la présence en licence est la plus élevée (12,3 et 11,8 %). En fait, les étudiants en licence sont concentrés dans très peu de pays : l’Égypte (44 % du total), le Maroc, l’Algérie et la Syrie. C’est-à-dire des endroits où de véritables politiques éducatives visant à promouvoir l’éducation supérieure ont été mises en œuvre.

27Les étudiants de troisième cycle atteindraient les 120 000 en 1990. On retrouve approximativement les mêmes taux de progression que pour les licenciés dans les mêmes pays (Jordanie en sus). Une fois de plus, l’Égypte concentre le plus grand nombre d’étudiants de ce niveau avec 45,9 % du total du monde arabe en 1990, suivie par l’Algérie et le Maroc à 15,8 et 12,8 %, puis par l’Arabie Saoudite, l’Irak et la Jordanie. Ces pays totalisent 91,1 % de l’ensemble des licenciés du monde arabe. Les doctorats s’élèvent à environ 22 000, soit 28 % de la population estudiantine de troisième cycle. Cependant, sauf en Égypte où seulement 25 % des étudiants s’expatrient pour poursuivre leur doctorat, 80 % des étudiants arabes sont contraints de finir leurs études à l’étranger.

28La Tunisie, peu présente dans ces statistiques montre un taux d’inscription dans l’enseignement secondaire et supérieur relativement faible : 9,4 % des effectifs du primaires parviennent à passer ce cap (Bennaghmouch, 1995).

La recherche et le développement : foisonnement ne dit pas efficacité

29Dans les universités, les instituts de recherche font florès. Ils sont souvent dus à l’action individuelle d’un chercheur ou professeur, parfois accompagné d’une équipe réduite. Ils peuvent également correspondre au besoin d’une recherche interdisciplinaire. Leurs moyens sont le plus souvent limités. Ils ne survivent le plus souvent que grâce à une coopération fondée sur les liens d’amitié liés par le directeur avec son université européenne d’accueil à l’occasion de sa thèse.

30Le nombre des scientifiques d’origine arabe, estimé par l’UNESCO à 35 800 en 1980, est évalué, par extrapolation, à 73 500 en 1990. Il aurait donc plus que doublé en dix ans, mais ce chiffre pourrait être encore plus élevé en raison de l’explosion des études universitaires dans le monde arabe. Cependant la répartition est en fait très inégale d’un pays à l’autre.

31En effet, 45 % des chercheurs universitaires se trouvent dans les universités égyptiennes, 13 % en Algérie, 9 % au Maroc et 8 % en Arabie Saoudite et en Irak. Autrement dit, ces cinq pays totalisent 83 % de la population scientifique arabe. Il y a donc non seulement une disparité nord/sud flagrante sur l’espace méditerranéen, mais également une disparité sud/sud, très significative des capacités de mobilisation à la fois humaines et intellectuelles des différents pays, et cela est très lié à l’histoire de chaque pays. Ainsi, l’Égypte voit-elle, d’une certaine manière, consacré l’effort entrepris dès la fin du XIXe siècle pour promouvoir son développement économique et social, et l’Algérie, le Maroc et l’Irak tirent les fruits d’une politique extrêmement volontariste de développement et d’éducation entreprise à compter du milieu des années 1960.

32Cette situation correspond aussi aux capacités de financement qu’ont pu développer ces pays à un moment donné (ce qui reste encore vrai pour l’Arabie Saoudite). Les pays du Golfe ont par ailleurs largement contribué au financement de la recherche dans les autres pays arabes ou musulmans moins favorisés (Al-Daghestani, 1993).

33Comme dans les pays occidentaux, à côté des centres universitaires existent des centres publics de recherche autonomes, soit pluridisciplinaires (du type CNRS, ainsi l’Institut national de la recherche scientifique (INRST) de Tunisie), soit dédiés à un domaine scientifique et technique spécifique (santé, agriculture, etc.). Ces centres sont souvent plus richement dotés que les universités dans la mesure où ils sont perçus comme devant produire un résultat plus appliqué ou plus immédiat que la recherche scientifique pure. L’UNESCO estime à 265 le nombre de ces centres en 1990, pour un nombre de chercheurs réel de 9 000 environ. Là aussi, la part de l’Égypte est écrasante, avec 56 % des chercheurs, contre 11 % en Irak (avant la guerre) et 12 % en Arabie Saoudite.

34Les domaines dans lesquels ces centres travaillent sont principalement l’agro-alimentaire, les hydrocarbures, pétrochimie et chimie, l’énergie et les recherches minières, et enfin les sciences exactes et naturelles. Il n’y a pour ainsi dire pas de centre de recherche attaché à un organisme privé ou une entreprise. Cependant, l’Algérie a tenté de mettre en place à partir des années 1970 des laboratoires rattachés aux industries pétrochimiques et autres industries lourdes. Ces unités de recherche, fortement conditionnées par le fonctionnement parfois erratique de leur structure mère, commençaient à porter quelques fruits à l’aube des années 1990. Il est difficile d’évaluer leurs performances à l’heure actuelle.

35Dans l’ensemble, les chiffres globaux de la R & D dans les pays arabes confirment une tendance lourde à la marginalisation dans l’espace technologique mondial. Même si, ici et là, des îlots d’excellence peuvent exister, il faut néanmoins constater l’incapacité quasi générale du monde arabe, au Maghreb comme ailleurs, à transformer l’effort de recherche en effort de développement. Dans la plupart des cas, des politiques insuffisantes et des causes internes structurelles sont à l’origine de ce lourd déficit.

Les principales causes de l’échec du développement technologique

La non-intégration à un projet économique national

36Au-delà du discours traditionnel sur le nécessaire effort national sur la science et la technologie et sur le développement par le transfert de technologie qui fut un des éléments récurrents dans le discours sur « l’échange inégal » des années 1970, on peut constater un défaut récurrent d’adaptation des projets de R & D aux fins économiques et industrielles.

37« Dans le domaine technologique un certain nombre d’acteurs existent désormais, mais leur intégration sociale n’a pas suivi le même développement. Déconnectés de la situation économique actuelle, de nombreux ingénieurs ont de grosses difficultés à trouver du travail. Le chômage dans ce type de profession est élevé. L’absorption des ingénieurs sur le marché du travail dépend des capacités industrielles. Celles-ci demeurent limitées et l’éducation et la formation reçues par les ingénieurs locaux ne correspond pas le plus souvent aux besoins des industries domestiques », écrivent J.-B. Meyer et D. Raj (1992 : 131-132).

38Cette situation est en contradiction complète avec les discours gouvernementaux qui lient régulièrement développement industriel et recherche appliquée et orientée.

La médiocrité de la condition sociale des chercheurs et des ingénieurs

39Il s’agit là d’un élément culturel essentiel à prendre en compte. Père de toutes les techniques du Xe au XIIIe siècle, le monde de l’Islam a peu à peu fait descendre le travail manuel, la conception des produits, la recherche appliquée au plus bas échelon de l’échelle sociale, alors qu’un système d’éducation rigidifié sur plusieurs siècles bloquait toute capacité réelle d’accès à la science moderne. Comme le note Hoodhboy (1991 : 126), « l’incapacité du système d’éducation traditionnel à répondre adéquatement à un monde en mutation a peut-être été le facteur le plus critique pour interdire aux Musulmans d’accéder au train de la Révolution scientifique ».

40Par ailleurs, la puissance coloniale a peu fait pour faire émerger une élite technicienne au Mahgreb notamment. On notera qu’en 1955, il y avait dans cette région, en tout et pour tout, 76 ingénieurs d’origine arabe (Bennaghmouch, 1995). L’islam n’est donc pas la seule cause de désaffection des professions techniques dans certains pays.

41Quelles qu’en soient les causes profondes, le discrédit de l’activité manuelle, artisanale et industrielle a pesé lourd dans la reconstruction des pays arabes entreprise après la deuxième guerre mondiale. Il persiste encore une répugnance, de la part d’un pourcentage notable de la population arabe, à embrasser les carrières techniques. « Les professions liées à la recherche souffrent à la fois de mauvaises conditions matérielles de vie et de travail, de l’absence d’autonomie à l’égard des pouvoirs et d’un prestige social plutôt limité », note ainsi Fayçal Yachir (1992 : 148). Ceci nuit bien évidemment au développement des branches nécessitant une forte valeur ajoutée. A l’heure actuelle, au Maroc, les formations d’ingénierie et technologiques ne représentent que 0,83 % du nombre total des étudiants, et 12,50 % en Tunisie, alors que dans les deux pays les sciences humaines et sociales totalisent 64 %. Par ailleurs, en Algérie et au Maroc, les effectifs de ces sections sont en baisse constante (Bennaghmouch, 1995). De plus, certains pays (dont l’Algérie, par exemple) qui avaient fait un gros effort de formation de techniciens et d’ingénieurs se sont trouvés à la moitié des années 1980 dans l’incapacité de leur assurer un emploi substantiel, ce qui a contribué à aggraver une méfiance traditionnelle à l’égard de ces professions ou en a poussé les membres vers une critique radicale du régime en place (Meyer & Raj, 1992). Notons que c’est dans les sections scientifiques des universités que s’est largement fait le recrutement des « nouveaux » islamistes radicaux qui ont cherché à réconcilier science, modernité, identité culturelle et religieuse et politique, et qui sont passés à l’action violente faute d’écho à leurs revendications (Burgat, 1988 et 1995).

Une organisation défaillante

42L’organisation générale des structures de la science et de la technologie dans les pays arabes ne favorise pas une optimisation des ressources. La dissémination entre ministères concurrents, les voies parallèles entre recherche et université, le saupoudrage des moyens entre de multiples entités, des organigrammes prestigieux masquant d’immenses faiblesses, la mise en œuvre de politiques ou de programmes incohérents voire contradictoires, la bureaucratie omniprésente et la multiplication des niveaux de décision, enfin le contrôle tatillon et suspicieux pour des raisons de sécurité nationale (la plupart du temps mal placées) ou de lutte de factions : tous ces obstacles ont participé concurremment et, selon les endroits, avec plus ou moins d’intensité au blocage et à la stérilisation des projets et des organismes (Yachir, 1994 : 148).

43A cela s’ajoute l’incapacité de passer de la recherche appliquée au développement : si les laboratoires de recherche appliquée sont relativement nombreux dans les pays arabes, avec, ici et là, des résultats, on note de façon quasi générale une extrême difficulté à passer à un développement industriel. Cet état de fait tient d’abord au cloisonnement des mondes industriels et académiques et, dans une large mesure, à la faiblesse et à la méfiance de l’industrie privée, qui serait la plus à même d’intégrer les retombées de la recherche dans une perspective commerciale (Yachir 1994 ; Sid Ahmed 1995).

44Ce point est à rapprocher de la faiblesse générale de la recherche industrielle publique, sauf dans certains secteurs pétrochimiques en Algérie. La grande majorité de l’activité industrielle s’effectue sur licences et brevets étrangers (Yachir, 1994 : 145).

  • 6 Arab Institutions of Higher Learning and their own Manpower Development, in Ibrahim (I.), ed. Arab (...)

45Parmi les éléments très sensibles de la problématique générale de la R & D des pays en développement, la fuite des cerveaux constitue à n’en pas douter une des principales causes de l’échec dans la mise en œuvre et dans la réussite des politiques scientifiques des pays du sud et de l’est méditerranéens, soit en raison d’un marché intérieur saturé ou insuffisant, soit en raison, comme en Égypte, de la « surproduction » de cadres. Cette situation, conjuguée au fait que les élites tendent à supporter de plus en plus difficilement les régimes autoritaires ou les situations sociales dégradées, a conduit à une lente accélération du « brain drain » dans le monde arabe. Selon les circonstances, il peut prendre des allures massives, Liban et Palestine autrefois, Algérie aujourd’hui. L’Atlas du monde arabe (1991) évaluait à 110 000 les étudiants arabes en France, Grande-Bretagne et États-Unis. Ces chiffres ne tiennent pas compte des experts déjà qualifiés, installés dans ces pays après leurs études ou ayant repris ce chemin plusieurs années après en raison des mauvaises conditions de vie à domicile (Boustani & Fargues, 1990 : 61). C’est en réalité plusieurs centaines de milliers de personnels de haut niveau qui vivent et travaillent en dehors de leurs pays d’origine. Samir Arabtawi, qui cite les travaux d’Antoine Zahlan, considère que « près de la moitié des docteurs en Science et Ingénierie ont quitté le monde arabe »6.

46Le tour d’horizon de la recherche et du développement technologique dans le monde arabe, et dans ce cas particulier, au Maghreb, est un exercice toujours terriblement décevant. L’échec patent de la plupart des politiques scientifiques renvoie à la question d’une inéluctabilité du sous-développement dont seuls pourraient sortir les pays disposant de moyens considérables à condition qu’ils soient rapportés à un petit espace et une faible population (les monarchies du Golfe par exemple). Est-ce vraiment le cas ? Nous ne le pensons pas. D’une part, sur le pourtour de la Méditerranée, deux pays non-arabes (la Turquie et Israël) ont mis sur pied (toutes proportions gardées) de véritables systèmes performants d’enseignement, de recherche et parfois de production de niveau moyen et de haut niveau. D’autre part, au sein même du monde arabe, des pays comme l’Égypte, le Maroc, ou, avant la guerre civile, l’Algérie disposent d’un potentiel de chercheurs et plus largement de recherche qui pourrait être valorisé, à condition de dégager une politique et des axes de coopération rationnels.

47Si le tableau est noir, on ne peut pas rester sur une note totalement pessimiste. Des efforts existent au Maghreb pour améliorer les relations recherche/industrie et l’ouverture vers les enseignements techniques. On peut citer l’expérience des URST et de Groupements d’intérêt scientifique (GIS) en Algérie, les rencontres sur le transfert de technologie (TOKTEN), l’Office de développement industriel (ODI) dont les activités peuvent favoriser le partenariat technologique, la création de l’Académie Hassan II des sciences et techniques visant à la promotion de la recherche au Maroc, et enfin, la mise en réseau Internet des activités de recherche en Tunisie. Cependant ces initiatives demeurent modestes. Il apparaît désormais que l’enjeu pour les pays du Maghreb est moins le développement des infrastructures de recherche – elles existent – et des coopérations, qu’un travail conceptuel en commun avec les pays avancés sur le lien recherche/industrie et son adaptation aux pays en développement. L’Union Européenne, via le programme MEDA, peut, à cet égard, jouer un rôle inappréciable d’entraînement en raison de son expérience inégalée de « recherche sur la recherche » et en matière d’évaluation.

48L’ancrage au système mondial par le développement et la maîtrise des technologies de l’information et de communication (TIC) est une condition sine qua non de développement mais ce n’est pas la panacée. Les moyens d’information et de télécommunication modernes ne sont que des outils de travail. Si le tissu de connaissance général de la société concernée et son irrigation ne suivent pas, les TIC se réduisent à un rôle de courrier électronique. C’est dans la capacité à concevoir à partir de ces outils que se jouera le développement du Maghreb. L’Algérie (comme l’a montré l’étude Dataquest 1992) était particulièrement bien placée, au début des années 1970, pour réussir une telle performance. Désormais, Maroc et Tunisie disposent d’instituts dans ces domaines, qu’il convient de valoriser par le biais de la coopération.

49L’action publique a également un rôle central à jouer. C’est dans la capacité de l’administration à inciter les entreprises (peu enclines à cela par tradition ou frilosité) à rechercher avec les instituts de recherche les voies de l’innovation, que réside le développement des liens recherche/industrie. Il ne passe pas exclusivement par l’usage de la haute technologie, mais aussi par la mise en valeur des savoir-faire locaux (Perelli & Sid Ahmed, 1996).

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Notes

1 Regnault (H.), 1993, La Méditerranée dans la division internationale du travail, in Xavier gizard (dir.), La Méditerranée inquiète, La Tour d’Aygues : DATAR/Éditions de l’Aube, p. 47.

2 Commission européenne-DG XIII, Telecomunications in the Mediterranean : the role of the European Union, non publié.

3 Zahlan (A.), Pour un Eureka méditerranéen, in Paul Balta (dir.), La Méditerranée réinventée, Paris, La découverte/Fondation René-Seydoux, 1992, p. 216.

4 Science et Technologie, indicateurs édition 1996. Paris, Economica.

5 Le poids scientifique d’un pays se mesure en nombre de publications annuelles, et l’impact concerne le nombre de citations d’un chercheur par d’autres chercheurs, essentiellement étrangers.

6 Arab Institutions of Higher Learning and their own Manpower Development, in Ibrahim (I.), ed. Arab Resources – The transformation of a Society, Center for Contemporary Arab Studies. London, Croom Helm, 1983, p. 130. Voir également dans le même ouvrage Seralgedin (L), Human Resources for the Arab World – The Impact of Migration, p. 15-35. Et aussi le paragraphe Brain Drain, in Shaw (Paul), Mobilizing Human Resources in the Arab World, Kegan Paul international, London, 1983, p. 170-174.

Auteur

Maître de recherche au Centre de Recherche et d’Etude sur les Stratégies et les Technologies de l’Ecole Polytechnique (CREST).

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