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La brousse et le berger

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Marianne Cohen

Troisième partie. L’embroussaillement par le buis dans un élevage moderne : valbelle

Chapitre IX. Les traitements multivariés : un essai de modélisation

Texte intégral

1Les traitements multivariés présentent un certain nombre d’avancées et de particularités, par rapport à ceux de Rieisse-Rouveret précédemment présentés. Ils vont traiter une information resserrée pour décrire la végétation, via l’analyse en composantes principales, et la confronter à des variables explicatives plus diversifiées, grâce aux apports de l’étude des systèmes techniques et de l’histoire de la propriété. Un essai de modélisation synthétise les interactions embroussaillement/pratiques et représentations sociales.

La végétation : description et premières interprétations

2Les traitements multivariés mis en œuvre à Valbelle mettent en relief les contrastes existant dans la couverture végétale de l’exploitation, et définissent cinq communautés végétales par l’analyse en composantes principales :

  • les pelouses à fétuque glauque ;

  • les pelouses à fétuque durette ;

  • les pelouses à fétuque glauque et brome dressé ;

  • les landes à genévrier commun et pin sylvestre ;

  • les buxaies (landes à buis).

  • 1 Sur le site de Rieisse-Rouveret, le premier axe factoriel opposait au contraire les stades herbacés (...)

3Il est remarquable que le premier axe oppose des pelouses dominées par deux fétuques1, la durette et la glauque, appartenant au même groupe botanique (la fétuque ovine ou fétuque des moutons, Festuca ovina, Fournier 1990) et à ce titre souvent confondues.

Leurs exigences écologiques et leur valeur pastorale (Daget & Poissonet, 1995) sont considérées comme faibles, leurs stratégies identiques (type S, Grime et al., 1988).
Nos enquêtes ethno-historiques suggèrent au contraire une hiérarchie entre les deux espèces, nommées différemment par les éleveurs, fétuque glauque : « l’herbe douce » étant pâturée en toute saison ; fétuque durette : la « bourre », moins appréciée, de préférence à l’automne (Friedberg, 1997).
D’autres travaux individualisent la fétuque glauque, de par son caractère calcicole (Daget & Hubert 1985, Cohen 1984), ou sa tolérance aux pressions pastorales, conjointement avec sa compagne, la minette (Barbare, 1999). Cette légumineuse, associée aux sites perturbés et peu fertiles, est d’ailleurs plus exigeante (type SR) que l’hélianthème blanchâtre, compagne de la fétuque durette (type S, Grime et al., 1988).

4Ce premier facteur pourrait être interprété comme une interpénétration entre le facteur édaphique (lithologie et niveau trophique) et le facteur de l’intensité du pâturage. Le premier plan factoriel, croisant les axes 1 et 2, montre en outre que les pelouses à fétuque durette forment un continuum avec les landes à genévrier commun, décrites par le deuxième axe, où elles se maintiennent sous la couverture ligneuse (figure 21).

5Le deuxième axe factoriel oppose en effet le brome dressé au genévrier et aux mousses.

Le brome dressé, espèce d’intérêt fourrager (Daget & Poissonet, op. cit.) est associé avec la fétuque glauque, indiquant une charge ovine assez forte (Grime et al., 1988). Il supporte des pressions de pâturage moyenne à forte (Barbare, op. cit.). Sa stratégie est intermédiaire (CSR-SC : compétitive-stress tolerant-ruderal, Grime et al., 1988).
Le genévrier « révèle une dynamique progressive de la végétation, bloquée pendant un temps plus ou moins long par le pâturage » (Rameau et al. 1989), ce qui rejoint les observations de Braque (1988) et de Barbaro dans le Vercors (supra). Couderc (1991) le signale comme associé aux anciens espaces agricoles.

6Le deuxième facteur correspondrait donc à une intensité décroissante du pâturage et à l’embroussaillement par le genévrier, opposant deux stades différents de la succession végétale.

Le troisième axe oppose les landes à buis à l’ensemble des pelouses (figure 22).
Le buis, lié aux milieux les moins pâturés dans le Vercors (Barbaro, 1999) a une certaine aptitude dans la compétition déclenchée par la déprise (type SC, Grime et al., 1988, Muller, 1996), bien qu’il soit moins indicateur d’une dynamique progressive que le genévrier (Rameau et al., 1993).
Le deuxième plan factoriel organise les buxaies selon un gradient décroissant de densité du buis, depuis le pôle positif de l’axe 3 jusqu’à l’origine ; très dispersé, il peut alors s’associer avec la fétuque glauque dans des « pelouses piquetées ».

7Le troisième facteur aurait une signification similaire au précédent, à savoir une intensité décroissante du pâturage, mais l’embroussaillement est dans ce cas le fait du buis.

8Ces premières interprétations étayent les hypothèses des agronomes sur le rôle de la gestion du tapis herbacé dans la limitation de l’embroussaillement (Guerin & Bellon, 1983). L’opposition entre les deux types de pelouses décrites par le premier axe factoriel correspondrait aussi à une tolérance variable vis-à-vis de l’embroussaillement.

Figure 21. Premier plan factoriel de l’ACP – Valbelle

Figure 21. Premier plan factoriel de l’ACP – Valbelle

Figure 22. Deuxième plan factoriel de l’ACP – Valbelle

Figure 22. Deuxième plan factoriel de l’ACP – Valbelle

C’est en effet sur les pelouses les mieux pâturées, à fétuque glauque (Friedberg, 1997, Meille, 1995) que les ligneux restent limités. Lorsque l’espèce dominante est temporairement refusée, les broussailles gagnent, cas pour la fétuque durette.

9En revanche, la morphologie des graminées, critère utilisé par les pastoralistes (Guerin & Bellon, 1983), pour déterminer la saison d’utilisation la plus propice au rabattement de l’herbe coïncide mal avec leur sensibilité à l’embroussaillement.

Ce critère apparaît insuffisant en vue de préconisations de gestion des paysages ouverts (exemple : mesures agri-environnementales). Il associe dans les mêmes catégories des espèces qui ne présentent pas la même appétence vis-à-vis du troupeau ni la même susceptibilité à l’embroussaillement (ex. petites graminées : fétuque glauque, durette et plumet ; grandes graminées : brome dressé et brachypode penné).

10La carte de la végétation établie d’après les résultats de l’ACP (carte 26) montre que ces types de végétation s’associent en mosaïques organisées spatialement, en fonction de facteurs :

  • édaphiques et topographique : pelouses à fétuque glauque en bas de versant ou sur les dépressions karstiques sommitales/buxaies sur les versants (planche II.7) ;

  • anthropique (parcellaire) : pelouses à fétuque durette à Valbelette, à fétuque glauque et brome dressé au Causse Mazel et Biffoux ; comportement spatial des brebis : pelouses à fétuque glauque le long des cheminements du bétail (carte 23) ;

  • chorologique (distance aux semenciers) : enveloppes arbustives autour du petit bois de Peyre-Poupou, lisière embroussaillée au contact des gorges du Tarn (planches II.3 et 8).

11Le rôle du parcellaire confirmerait le rôle des facteurs liés aux pratiques dans la diversité de la végétation.

Un essai de modélisation des interactions végétation/pratiques/ représentations

12Nos premières hypothèses concernant les facteurs d’organisation de la végétation sont mises à l’épreuve par l’analyse canonique. La mise en relation de la végétation, pas à pas, avec des facteurs d’ordre anthropique et écologique permet, pour chaque faciès de végétation, de repérer et de hiérarchiser les variables explicatives. Il s’agit là d’une première tentative de modélisation. D’autres voies sont complémentaires de ces méthodes statistiques. Ainsi, le SIG permet de visualiser les structures spatiales sous-jacentes à la confrontation de variables thématiques.

13La discussion va tout d’abord aborder les aspects biologiques de l’embroussaillement, tels qu’ils ressortent de ces croisements de données : réalité, ampleur et risque à venir de l’embroussaillement, impact écologique et agronomique de la dynamique des ligneux, précisé pour chaque communauté végétale de pelouse et de lande. Nous confronterons ces réalités avec les représentations sociales de cette dynamique et de ses conséquences agronomiques. Nous dégagerons ensuite la hiérarchie des facteurs corrélés au cas par cas (tableau 3, schéma modélisateur, fig. 21 et annexe III.4), et testerons la répétition des résultats dans l’espace de l’exploitation de Valbelle (carte 27). Pour finir, seront abordées les questions méthodologiques d’échelles de temps et d’espace du fait de la confrontation de variables hétérogènes.

Carte 26. Description de la végétation par l’ACP – Valbelle

Carte 26. Description de la végétation par l’ACP – Valbelle

Source : Lecompte et al. 1995, Université Paris VII. Réalisation : Marianne Cohen, Ladyss-Paris VII

Réalité et représentations sociales de l’embroussaillement

14Nos premières interprétations sont confirmées par les analyses canoniques. Les pelouses à fétuque glauque, ou à fétuque glauque et brome dressé, connaissent un embroussaillement faible. En revanche, les formations à fétuque durette ne correspondent pas toujours à des pelouses. Dans ce cas, ce peut être du fait de débroussaillages, ce qui confirme leur susceptibilité spontanée à l’embroussaillement.

Les ligneux, s’ils sont présents, sont assez âgés et se régénèrent peu (voire pas du tout lorsque la fétuque glauque est associée à la koelerie du Valais ou la germandrée tomenteuse). Dans les représentations sociales, le faible embroussaillement des pelouses à fétuque glauque et brome dressé est mis en rapport avec la qualité de l’herbe.

15Aux stades plus avancés de la succession, les landes à genévrier commun et pin sylvestre ont connu la dynamique la plus rapide, fortement ressentie dans les représentations sociales. L’envahissement des buis a été plus lent, ce qui peut s’expliquer par leur faible vitesse de croissance (Rameau et al., 1993).

Les genévriers sont généralement d’âge moyen, soulignant une implantation déjà ancienne, et les jeunes individus, nombreux, indiquent un risque à venir.
De par son port et sa reproduction par marcottage, le buis a progressé au détriment de la strate herbacée, très éclairicie, voire absente sous les buissons. Peut-être est-ce pour cette dernière raison que la dynamique ligneuse est néanmoins perçue comme « forte » par nos interlocuteurs.

  • 2 On aurait pu ajouter ici l’intérêt paysager, qui compte parmi les enjeux de cette dynamique, mais c (...)

16On peut aussi s’interroger sur l’intérêt écologique (en terme de diversité floristique) et pastoral des différentes communautés végétales2, ainsi qu’à leur perception par les éleveurs.

  • 3 Fétuque durette est une espèce temporairement refusée par le bétail, à la différence de fétuque gla (...)

Les pelouses à fétuque durette, qui forment un tapis en mosaïque, offrent plus d’opportunité d’installation à une diversité de plantes (Grime, 1979, Grime et al., 1988, Etlicher et al., 1993) : elles sont les plus riches floristiquement, mais en revanche sont assez médiocres pastoralement3, ce dernier fait étant fortement ressenti dans les représentations sociales.
Les pelouses à brome dressé et/ou fétuque glauque offrent au contraire des ressources pastorales intéressantes, fait bien perçu dans les représentations sociales, leur richesse floristique étant en revanche moyenne.

17Les liens entre intérêts agronomique et écologique évoqués par Treweek et al. (1997) ne sont guère vérifiés lorsque l’on compare les différentes communautés de pelouses de Valbelle. De même, le rôle de l’intensité du pâturage sur la diversité floristique (Lepart & Escarré, 1983, Noy-Meier, 1995, Naveh, 1999) est peu clair, alors que ses interactions avec l’intérêt pastoral (Lavorel et al., 1999) semblent vérifiées.

18Dans le cas des buxaies, nos résultats sont concordants avec la littérature (Muller, 1996), alors qu’ils sont plus surprenants dans celui des landes à genévrier.

Les buxaies offrent une médiocre diversité floristique et de faibles ressources pastorales, ce dernier fait étant fortement perçu dans les représentations sociales.
La richesse floristique et pastorale des landes à genévrier est suffisamment variable pour qu’aucune de leurs modalités ne soit corrélée. Ceci peut être rapproché de leur faible effet de concurrence avec les herbacées et de leur filiation floristique avec les pelouses à fétuque durette (supra). En revanche, dans les représentations sociales, ces milieux de lande sont perçus comme pauvres en ressources.

19À une échelle plus petite, celle de l’unité de paysage, le calcul d’un indice d’hétérogénéité confirme ces résultats, les paysages homogènes (buxaies) étant plus pauvres en espèces végétales que les mosaïques irrégulières à pin sylvestre et genévrier commun, confirmant les liens entre diversité paysagère et biologique (Baudry & Burel, 1982).

20L’intérêt économique et écologique de la végétation ne dépend donc pas de la seule fermeture du paysage, mais également de la filiation floristique des landes et du mode d’occupation de l’espace par les ligneux, à l’échelle de l’individu et du paysage. Les représentations sociales sont axées sur l’intérêt pastoral de la végétation, et sont en concordance avec les mesures de terrain, à l’exception des landes à buis.

Hiérarchiser les facteurs explicatifs de rembroussaillement dans des « schémas modélisateurs »

21La démarche analytique de confrontation entre la végétation et les différents fichiers explicatifs (six analyses canoniques successives) exige en aval un effort de synthétisation, réalisé par des schémas modélisateurs (figure 23, annexe II.4, Cohen et al., 1998, 1999, 2000). Les variables y sont figurées dans des caractères proportionnels aux coefficients de corrélation obtenus.

22L’examen de ces modèles amène à discuter de trois questions.

231. Quel est le poids respectif des déterminants d’ordre naturel et anthropique de la végétation, même si l’on admet que la réponse à une telle question soit limitée par les interactions existant entre ces facteurs. Sur une exploitation comme Valbelle, les conditions de milieu sont assez peu différenciées, contrairement à ce que l’on peut observer dans d’autres cas, à d’autres échelles (ex. le Vercors méridional, Barbaro & Cozic, 1998).

Figure 23. Schéma modélisateur des pelouses à fétuque glauque

Figure 23. Schéma modélisateur des pelouses à fétuque glauque

242. Quels facteurs anthropiques interviennent dans « l’explication » de la diversité de la végétation ? Le pâturage est a priori un facteur important dans le déterminisme des pelouses, puisque l’interaction entre le troupeau et la végétation se fait directement au niveau de leur principale composante : les herbacées consommables (Crawley, 1983). Les caractéristiques du système technique d’élevage à Valbelle militent en faveur de cette hypothèse (supra). Inversement, de faibles charges ou un abandon sont attendus comme facteur « explicatif » des landes (Lepart & Escarre, 1983, Rameau et al., 1993, Muller, 1996). D’autres pratiques, actuelles ou anciennes, influencent-elles la végétation, comme nous l’avons constaté sur le site de Rieisse-Rouveret ? Comment intervient l’histoire foncière ? Quel est le poids des représentations sociales ?

253. Une troisième question concerne les interactions entre facteurs. Outre celles entre facteurs écologiques et anthropiques, déjà évoquées, quelle est l’influence de la dynamique de la végétation et des ressources sur les stratégies des éleveurs, dans cette exploitation soucieuse de valoriser les parcours ; comment interagissent pratiques, représentations sociales et dynamique des milieux sur le temps long. Nous répondons à ces questions sur un mode plus interprétatif, les traitements multivariés engagés n’ayant pas permis de tester statistiquement les relations entre l’ensemble des données.

Question 1 : Quel est le poids respectif des déterminants écologiques et sociaux ?

26Dans le cas des pelouses à fétuque glauque, les facteurs les mieux corrélés sont les conditions de milieu, notamment à la dynamique géomorphologique, et l’histoire des parcelles. Les résultats sont analogues pour les pelouses à fétuque durette, bien que les corrélations obtenues soient plus faibles. Les conditions de milieu peuvent à leur tour être rapprochées des caractères structuraux de la végétation, ce qui confirme nos premières interprétations (tableau 3).

Ainsi, sur substrat dolomitique à sols pauvres en nutriments (Cohen 1985), les pelouses écorchées sont riches floristiquement (Etlicher et al., 1993), mais propices à l’établissement des jeunes ligneux (Acherar et al., 1984, Debussche & Lepart, 1992). Au contraire, sur substrat calcaire, en bas de versant, sur des sols plus riches, les pelouses sont denses, riches en graminées et légumineuses.

  • 4 Rappelons que, ces parcelles ne faisant pas partie de la propriété, nous n’avons pas disposé des in (...)

27Ceci confirme l’hypothèse d’une interpénétration de ces deux types de déterminants. En revanche, le pâturage ne joue pas le rôle attendu d’après les données de la littérature. Les pelouses à fétuque glauque et brome dressé font exception, en étant bien corrélées aux modalités du pâturage4, et pas du tout aux conditions de milieu. Ceci constitue une surprise, une explication d’ordre écologique étant attendue dans ce secteur géographique particulier (les pelouses du Causse Mazel forment l’extrémité nord du « croissant infertile » où prédominent les pelouses stables sur le causse, chap. 1).

28Les landes sont davantage influencées par les facteurs anthropiques sensu lato, pas seulement les pratiques pastorales, comme nous en avions fait l’hypothèse en nous appuyant sur la littérature. Cette hiérarchie est assez surprenante, lorsqu’on la compare avec celle qui prévaut pour les communautés de pelouses, que l’on aurait pu croire a priori plus « transformées » par l’homme (tableau 3).

Tableau 3. Hiérarchie des facteurs corrélés avec les faciès de végétation

Faciès de végétation

Facteurs de 1er ordre
Corr. 0.9 – Corr. 0.8

Facteurs de 2e ordre
Corr |0.6-0.7| et Corr [0.5-0.4]

Pelouses à fétuque glauque

2 – bas de versant, pas de dynamique active, calcaire massif
5 – terre de classe 2 à 5 au cadastre de 1813

– pelouse, ressources abondantes et de qualité
5 – entre 1813 et 1913 : resté terre labourable, vente par petit propriétaire (20 ha). En 1813 : pâture ; terre labourable ; limites de végétation actuelle suivant les discontinuités karstiques ou le parcellaire ancien

Pelouses à brome dressé et fétuque glauque

3 – rôle stratégique dans système d’élevage

– pelouse, ressources abondantes et de qualité
– charge forte, aux intersaisons, en augmentation, feux courants occultés dans l’enquête
4 – statut fermage ou échange
5 – limites paysagères suivant le parcellaire actuel

Pelouses à fétuque durette

1 – richesse floristique élevée

1 – régression ligneux, ressources médiocres et abondantes
2 – dynamique géomorphologique de dénudation, substrat dolomitique
3 – garde du bétail
4 – herbe jugée mauvaise ou insuffisante
5 – limites de végétation indépendantes du cadastre ancien, en 1813, propriétaire de 50 ha, 70 ha, intégré dans le domaine

Landes à genévrier

5 – classe 2 à 5 au cadastre de 1813

1 – lande dense sous couvert de pins, ligneux d’âge moyen avec régénération, dynamique rapide
3 – charge moyenne, garde du bétail
4 – perception aiguë de la dynamique des ligneux, la pratique d’essartage a déçu, herbe jugée mauvaise ou insuffisante
– pâture en 1813

Buxaies

3 – faible charge ovine, parcelle non stratégique
5 – terre vaine en 1813

1 – lande homogène, pauvreté floristique et en ressources pastorales
3 – faible variation de la charge entre 1965 et 1995, pas de garde
4 – herbe jugée défavorable par l’éleveur
5 – densité du buis selon ancienne trame cadastrale ou d’exploitation de 1813, entre 1813 et 1913, reste terre vaine, vente par le petit propriétaire (5-7 ha, 20 ha)

(1 : structure et dynamique de la végétation, 2 : conditions de milieu ; 3 : système technique, 4 : pratiques et représentations sociales, 5 : cadastre ancien)

29À l’échelle d’une exploitation telle que Valbelle, ce sont donc les facteurs d’ordre anthropique qui organisent la diversité de la végétation et son niveau d’embroussaillement, davantage que les conditions de milieu, même si cette hiérarchie est moins marquée pour certaines communautés de pelouses (à fétuques durette ou glauque).

Question 2 : Quelle est la nature des facteurs d’ordre social corrélés avec la végétation ?

  • 5 Celui-ci est décrit par plusieurs variables : charge et saison de pâture, pratique du gardiennage, (...)

30Revenons plus en détail sur le rôle du « facteur pâturage5 ». Il s’exprime le mieux dans le cas des pelouses à fétuque glauque et brome dressé, localisées au Causse Mazel et dans le parc Biffoux (carte 26), assez fortement pâturées aux intersaisons (planches II.8 et 12). Ces pratiques interagissent probablement avec la qualité et la quantité, remarquables, des ressources en herbe et avec un maintien de la végétation au stade de la pelouse. Leur répartition spatiale suit d’ailleurs le canevas du parcellaire d’usage actuel (annexe III.4, tableau 3).

Les pelouses à fétuque glauque sont mal corrélées aux deux modalités différentes de pâturage : soit intensément pâturées dans des petits parcs, soit disséminées dans des grands parcs hétérogènes peu pâturés. Toutefois, l’état de l’herbe, ras et homogène, comportant peu de fanes en fin d’hiver (Meille, 1995) indiquerait qu’elles sont pâturées par les animaux (Gibson et al., 1987).
Ceci rejoint leur fait de localisation (carte 26) le long de cheminements préférentiels (carte 23, Faerber, 1995). Cette hypothèse concorde avec la caractérisation de cette espèce dans la littérature (supra).
Les pelouses à fétuque durette ne sont pour leur part corrélées qu’à la pratique de la garde du troupeau, c’est-à-dire un indicateur qualitatif. Ceci signifie qu’elles peuvent être très variablement pâturées, en terme d’intensité et de saison de pâture.

31Le rôle important des modalités du pâturage, attendu dans l’ensemble des pelouses, n’est vérifié statistiquement que dans le cas des pelouses à brome dressé et fétuque glauque, les plus intéressantes en terme de ressources pastorales.

32Dans les formations embroussaillées, on attendait une éventuelle corrélation aux charges plus faibles et/ou un changement de pratiques.

  • 6 Outre quelques vieux individus de quarante à cinquante ans, la majorité des arbustes est d’âge moye (...)

Celle-ci est significative pour les buxaies, à chargement faible, en légère baisse depuis les années 1960, et comportant des périodes de repos propices au marcottage. Ce n’est pas le cas des landes à genévriers, dont la charge est moyenne et a augmenté depuis les années 1960.
Leur structure démographique indiquerait un envahissement plus précoce, impulsé par le quasi-abandon jusqu’aux années 19606. La notion de déprise, associée dans la littérature à l’extension du genévrier (Braque, 1987, Rameau et al., 1979), devrait dans ce cas être appréciée sur une durée plus longue.

33Malgré ces nuances, le niveau de chargement est globalement plus fort dans les pelouses que dans les landes.

34L’hypothèse d’une interrelation entre la pression ovine et le maintien des pelouses ouvertes serait donc confirmée (Lepart & Escarre, 1983, Muller, 1996) ; de même, celle d’un embroussaillement en deçà d’un seuil de charge de 200 brebis/ha/an (soit un peu moins que les 50 UGB/ha/an associé au buis dans le Vercors, Barbare, 1999), voire 100-150 brebis/ha/an dans les landes à buis.

35La saison de pâture devrait également jouer un rôle dans l’entretien de la végétation (Guerin & Bellon, 1983, Gibson et al., 1987). Toutefois, cette variable n’est corrélée qu’aux pelouses mixtes, à fétuque glauque et brome dressé, pâturées aux intersaisons, ce qui correspond d’ailleurs à une bonne option de valorisation selon les agronomes (les grandes graminées sont à pâturer tôt en saison, d’après Guerin & Bellon, 1983).

36Les pratiques pastorales ne sont pas les seuls déterminants anthropiques des communautés végétales de Valbelle. Ainsi, la pelouse à fétuque glauque est fortement corrélée, outre avec les conditions de milieu, avec une gestion ancienne de type agricole (tableau 3, figure 23).

La gestion agricole (« terre labourable » au cadastre napoléonien) ou pastorale soignée (« pâtures ») des actuelles pelouses, elle-même liée à une histoire foncière, a été pérennisée jusqu’au début du XXe siècle. Ce rôle de l’histoire est d’ailleurs visible dans le paysage, puisque la répartition spatiale de ces pelouses obéit au parcellaire napoléonien, lui-même suivant les contours des dolines.

37Les landes à buis sont pour leur part fortement corrélées aux anciennes « terres vaines », et une histoire foncière propre ; elles sont réparties en plages de densité homogène suivant la trame du parcellaire ancien (planches II.7 et 8), et non pas aléatoirement ou en fonction de la distance aux semenciers localisés sur des haies, comme c’était le cas au Rouveret, où elles obéissaient à un modèle plus classiquement biologique.

38Le poids des facteurs historiques est en revanche moins net dans le cas des landes à genévrier et à pin sylvestre, qui correspondent souvent à d’anciennes pâtures en 1813. L’hypothèse d’une installation préférentielle du pin sylvestre sur d’anciennes terres agricoles (chap. 8, Couderc, 1991) n’est donc que partiellement vérifiée par les résultats statistiques. Quant aux pelouses à fétuque durette, fréquentes à Valbelette (carte 26), elles ont constitué le noyau de départ du domaine de Valbelle. Mais les modes anciens de gestion n’ont pas laissé de traces dans le paysage, les contours de ces pelouses ne suivant pas l’ancien parcellaire.

  • 7 Le rôle de ces facteurs historiques n’a pu être, faute de données suffisantes, convenablement testé (...)

39Contrairement à certains lieux communs, les communautés végétales caussenardes ne sont pas toutes liées à un héritage agricole. C’est le cas des pelouses à fétuque glauque, par ailleurs parmi les plus stables vis-à-vis de l’embroussaillement. Les buxaies ont connu un mode de valorisation différent, essentiellement pastoral, avec des mises en culture probablement sporadiques. Les autres pelouses et landes ne sont pas aussi nettement corrélées aux facteurs historiques7. Il y aurait ainsi deux trajectoires dynamiques de végétation, selon l’héritage cultural (pelouses stables) ou pastoral (milieux embroussaillés).

40D’autres pratiques méritent d’être signalées. Il s’agit des pratiques d’entretien des ligneux, par coupe, débroussaillage ou mise à feu. Cette dernière, fortement mobilisée à Rieisse-Rouveret, comme l’un des moyens les plus efficaces de contrôle du boisement et de l’embroussaillement spontanés, joue ici un rôle plus modeste mais non négligeable, si l’on considère qu’elle interagit avec les pratiques pastorales (Mac Intyre et al., 1994, Mitchley & Willems, 1995, Barbaro, 1999).

  • 8 Le toponyme du lieu de la mise à feu est « Les Essarts », ce qui suggère que de telles pratiques d’ (...)
  • 9 En vue de l’application des mesures agri-environnementales, auxquelles souscrira l’éleveur deux ann (...)

Ainsi, même dans les pelouses apparemment contrôlées par un pâturage intense, cas des pelouses à brome dressé et à fétuque glauque, des pratiques de mise à feu de l’herbe, non signalées par l’enquête sur ces terres en faire-valoir indirect, ont été observées en fin d’hiver, notamment sur les secteurs en pente précédant les corniches8, avec pour conséquence un fort développement végétatif printanier du brome et une destruction des quelques ligneux dispersés sur le versant.
Les pelouses à fétuque durette sont souvent associées à une régression des ligneux depuis 1963 par débroussaillage, leur sensibilité spontanée à l’embroussaillement nécessitant des moyens mécaniques (tableau 3).
Pour ce qui est des landes, les pratiques de coupe ont été abandonnées dans les buxaies9. Dans les landes à genévrier, des pratiques de coupe et de brûlis ont été appliquées au début des années 1990, avec un résultat décevant dû à l’abandon des rémanents, selon les éleveurs (tableau 3). Ceux-ci ont depuis réitéré ces pratiques, afin d’obtenir de meilleurs résultats.

Question 3 : Quelles interactions se dessinent entre les différents facteurs explicatifs de la diversité de la végétation ?

41Cette question est abordée à partir de deux fils conducteurs :

  • dans quelle mesure la dynamique d’embroussaillement et d’évolution des ressources pastorales influe-t-elle, en retour, sur les stratégies de l’éleveur ?

  • peut-on parler d’itinéraires de pratiques, depuis le début du XIXe siècle, aux effets cumulatifs ou divergents selon les communautés végétales, et dans quelle mesure ces pratiques ont-elles à voir avec les potentialités du milieu ?

42Comment la diversité de la végétation influe-t-elle, en retour, sur les pratiques d’élevage ? Pour l’ensemble des cas précités, on peut considérer que les pratiques pastorales sont autant une « explication » de la diversité et de la dynamique de la végétation qu’une réponse sociale à cette hétérogénéité. Les ressources pastorales sont bien évaluées par l’éleveur, qui s’efforce de les utiliser au mieux.

L’utilisation intensive de certaines pelouses à fétuque glauque et/ou brome dressé permet de valoriser des ressources abondantes et de qualité. Cet optimum n’est toutefois pas une constante. Ainsi, le chargement des landes à genévrier est non négligeable, alors que l’intérêt pastoral est considéré comme médiocre par les éleveurs eux-mêmes...
Un autre élément intéressant est l’opposition entre des parcelles de pelouse à

43fétuque glauque et brome dressé, bien perçues, qui accueillent au moins une fois dans l’année des lots d’animaux délicats ou à forts besoins, appelées « stratégiques », et les parcelles qui servent surtout au troupeau à l’entretien, où domine le buis, dépréciées des éleveurs.

44Les corrélations avec la pratique de la garde doivent être interprétées avec prudence.

Ainsi, les buxaies sont situées dans des parcelles non gardées, ce qui accréditerait l’hypothèse du rôle de l’abandon du gardiennage dans la progression de l’embroussaillement. Mais la garde est corrélée aussi bien avec les landes à genévrier qu’avec les pelouses à fétuque durette, ce qui invalide le raisonnement précédent ! En revanche, les ressources pastorales ne sont pas optimales dans ces deux dernières communautés végétales, ce qui justifierait d’autant cette pratique, comme mode de contrôle et de valorisation de la ressource en herbe.

45La garde est donc autant une réponse à l’embroussaillement qu’une façon de le contrôler, éventuellement en association avec des pratiques directes (essartage, gyrobroyage, ...). Ceci illustre les interactions entre dynamique des pratiques et dynamique des ressources.

46Existe-t-il des continuités ou des ruptures, depuis le XIXe siècle, dans les itinéraires de pratiques associés à chaque communauté végétale ? Certaines communautés végétales présentent des itinéraires de pratiques marqués par des continuités, que l’on peut rapprocher des conditions de milieux sur lesquels elles sont installées. Repérer les tendances, les différencier des événements majeurs, c’est aussi cerner les continuités et les discontinuités du temps pour la végétation.

Ainsi, les pelouses à fétuque glauque ont, jusqu’au début du XXe siècle, eu une utilisation agricole ou pastorale soignée. La qualité relative des sols calcaires (Cohen, 1985) a été entretenue par des transferts de fertilité (pratiques éventuelles de fertilisation, Marres, 1935) et de sédiments (réception, en bas de versant, des fines transitant depuis l’amont, du fait des orages et/ou des abus culturaux). Lorsque les terres labourables ont été dévolues au pâturage, les conditions de milieu ont permis une bonne reconstitution du tapis herbacé, dominé par des espèces fourragères ; bien entretenues de ce fait par le troupeau, formant un tapis dense, elles sont peu sensibles à la dynamique d’embroussaillement, ce qui est également valable pour les anciennes « pâtures ».

47On peut penser ici à une interaction entre le niveau trophique et l’utilisation historique des pelouses à fétuque glauque, influant sur leur stabilité actuelle vis-à-vis de la dynamique des ligneux.

Dans le cas des buxaies, on peut établir un parallèle entre leur faible valorisation dans le système technique actuel et leur statut de « terres vaines » au XIXe siècle, qu’elles ont conservé pendant tout ce siècle. La dynamique ligneuse observée depuis trente ans est liée à l’absence de coupe depuis les années 1950 et à l’évitement spatio-temporel par les brebis depuis la pose des clôtures et les acquisistions foncières. Elle s’insère dans une dynamique à beaucoup plus long terme, comme le montre la répartition des buis dans l’ancienne trame cadastrale.

48On voit ici comment les divers modes d’utilisation des sols au cours des deux derniers siècles peuvent avoir des effets convergents sur la dégradation des ressources, alors que l’inverse s’est produit dans les pelouses à fétuque glauque, avantagées par des conditions de milieu plus favorables.

Dans le cas des landes à genévrier commun et à pin sylvestre, l’utilisation actuelle peut être considérée comme un facteur-relais de l’histoire, la stratégie de valorisation récente (depuis les années 1980) de ces parcelles venant s’inscrire dans un territoire autrefois très « travaillé », puis quasiment abandonné pendant quelques dizaines d’années. Le processus d’embroussaillement, impulsé lors de la déprise, a de ce fait été particulièrement rapide et constitue une menace pour l’avenir.

49Les représentations sociales ont, dans ce cas, un rôle plus marquant que dans les autres formations végétales. Comme à Rieisse-Rouveret, ce sont les végétations les plus embroussaillées qui cristallisent les craintes des éleveurs...

Ces représentations sont une illustration, à la fois de la rupture historique qu’a connu la gestion de ces parcelles, avec ses conséquences sur l’embroussaillement et la mauvaise qualité de l’herbe, faits dont se plaint l’éleveur, et de l’histoire de l’exploitation de Valbelle, avec les aléas qu’ont pu représenter les agrandissements. Le désenchantement suivant les essais de coupe et brûlis est à la hauteur de l’expectative des éleveurs, du fait de l’utilisation très volontariste qui est faite du secteur du Tomple dans le système technique (planche II.3).

50Il y a là une disjonction intéressante entre des représentations, en apparence négatives, et des pratiques de valorisation d’un espace, contradiction liée à l’histoire familiale et foncière (ces espaces acquis récemment sont chargés d’une forte valeur). Les landes à genévrier et à pin sylvestre apparaissent donc comme des cas plus complexes, liés aux bifurcations d’usage et de propriété.

51Quant aux pelouses à fétuque durette, elles sont corrélées à un ensemble de facteurs s’articulant sans hiérarchie apparente. Ils expriment un contexte globalement défavorable, en terme de conditions édaphiques. Ces terres de qualité moyenne appartenaient dès 1813 au « domaine de Valbelle », ou aux grands propriétaires du Tomple.

Leur appartenance à de grands propriétaires peut aussi être mise en parallèle avec les faibles traces paysagères de l’ancien cadastre : la nécessité de marquer et délimiter le territoire, tôt constitué de blocs de parcelles, était moins nécessaire. Quant à l’exploitation actuelle de ces pelouses, non dénuées d’intérêt, au moins d’un point de vue quantitatif (ressources abondantes), elle est variable, le seul point commun émergeant étant la garde ou le débroussaillage, souvent pratiqués.

52Les pelouses à fétuque durette sont donc conjointement liées à des facteurs d’ordre écologique et anthropiques, ce qui illustre le rôle de conditions trophiques défavorables sur l’histoire de l’utilisation du sol, également liée à l’histoire foncière.

53On voit donc comment l’histoire du domaine de Valbelle peut, si l’on possède quelques clefs d’interprétation, se lire à travers ses paysages. Les pratiques pastorales actuelles n’interviennent pas autant que l’on aurait pu le croire sur la végétation. L’embroussaillement est perceptible, ou perçu par les acteurs, alors que la cause déclenchante n’est plus nécessairement présente. Si quelques hypothèses fortes sont confirmées, et parmi celles-ci un seuil de charge ovine interagissant avec le maintien des pelouses, les résultats sont plus complexes dans le détail. Ceci doit inciter à la prudence quant à d’éventuelles propositions de gestion pastorale aptes à maîtriser l’embroussaillement (ex. : mesures agri-environnementales).

Échelles temporelles et spatiales des variables explicatives

54Ces résultats ouvrent une discussion sur la question des échelles spatio-temporelles pertinentes pour traiter la question de l’embroussaillement (Cohen et al., 2000). En ce qui concerne les échelles de temps, l’introduction de variables relatives aux temps courts et aux temps longs met en évidence des continuités temporelles dans la valorisation du territoire de Valbelle.

Ainsi, la hiérarchie des usages des sols au début du XIXe siècle recoupe en grande partie celle de la répartition actuelle de la ressource pastorale (et a contrario de l’embroussaillement) et de son exploitation par le troupeau. Ce découpage s’inscrit dans le canevas spatial de la dynamique des versants, dynamique aujourd’hui active de façon intermittente, et dont les effets s’observent à une autre échelle de temps.

55À côté de ces continuités, les ruptures sont aussi intéressantes à analyser. Ces ruptures peuvent être mises en évidence par la comparaison de ce que l’on sait des pratiques et des usages à quatre dates, 1813, 1913 (cadastres), 1965 et 1994 (enquêtes).

On observe d’abord une relative inertie des usages au cours du XIXe siècle, inertie qui a pu se prolonger par certains aspects au cours du XXe siècle (ex. : mises en culture sporadiques des versants, aujourd’hui couverts par la buxaie, sur la parcelle Moulin à Vent, coupe des buis pour la litière). Après un « creux » relatif pendant les années 1960, les années 1970 impulsent un changement important d’ordre qualitatif et quantitatif dans l’exploitation de la ressource, et par conséquent dans la maîtrise de l’embroussaillement...

56Les changements récents intervenus dans la couverture ligneuse, s’il y a lieu, se sont inscrits de façon originale dans chacun des secteurs de l’exploitation, soulignant par là-même le rôle des héritages sociaux.

57Outre ces questions relatives aux échelles de temps, se pose celle des échelles spatiales. L’hétérogénéité des données confrontées dans ces traitements ne tient pas seulement à leur nature ou à la date à laquelle elles se réfèrent, mais aussi à l’échelle spatiale à laquelle elles ont été collectées. Les schémas modélisateurs doivent être interprétés sans perdre de vue cette hétérogénéité, sauf à risquer le contresens.

L’échelle de variabilité de la végétation épouse relativement bien le canevas des conditions physiques, ou encore le réseau du parcellaire ancien. Quant au comportement du troupeau dans les grandes parcelles d’exploitation, les données d’enquêtes et les observations de terrain sur l’état de l’herbe montrent qu’il exploite l’hétérogénéité végétale, voire qu’il la favorise et l’exagère. D’autres pratiques, comme l’essartage ou le débroussaillage, ont une répartition spécifique sur le terrain. Mais leur impact est direct sur la végétation et les risques de contresens sont limités (ceci est moins vrai pour les feux courants pratiqués pour régénérer le tapis herbacé, observés en fin d’hiver par Meille, 1995 et Levy (1995), plus difficiles à détecter après la repousse des graminées).
En revanche, l’échelle d’appréhension des représentations sociales obéit à une logique propre, tantôt au plus près de l’hétérogénéité végétale (ex. : pour apprécier la qualité de l’herbe), tantôt englobant des unités plus larges (ex. : quant à la représentation sociale de l’essartage et de l’écobuage). L’interprétation des corrélations avec le couvert végétal est donc restée prudente, visant à repérer les convergences, ou les divergences, entre ces représentations, les pratiques et la réalité du terrain.

58On note également un hiatus d’échelle entre la maille du parcellaire actuel d’exploitation, de plus grande taille que celle de la variabilité de la végétation. Les coefficients de corrélations obtenus, parfois remarquables, doivent être interprétés avec prudence.

  • 10 Toutefois, le SIG nous indique qu’en termes de surface, les landes plus ou moins denses sont la for (...)

Ainsi, les buxaies sont corrélées avec les modalités d’exploitation des grands parcs de Valbelle (Bragette et Moulin à Vent), alors que la végétation de ces parcelles se présente sous forme d’une mosaïque buxaie-pelouse à fétuque glauque10. Parallèlement, des buxaies sont observées dans d’autres parcelles d’exploitation (partie sud du Tomple, voir carte 26).

Une expression cartographique des résultats

59Une dernière étape dans cet essai de modélisation est la projection cartographique des résultats. Celle-ci a un double but, d’une part visualiser les déterminants de la végétation dans l’espace de l’exploitation, d’autre part vérifier la répétitivité des résultats des modèles.

La carte 27 positionne les relevés de végétation dans l’espace étudié et détermine quelles variables thématiques ont préférentiellement joué. Deux facteurs sont pris en compte dans la légende : d’une part, l’influence des facteurs anthropiques et/ou biophysiques (forme de la figure), et d’autre part, les temporalités des facteurs (passé et/ou présent, indiqué par le tramé des figures).

60Il existe une organisation spatiale de la hiérarchie des facteurs explicatifs de la végétation. La carte 27 met en relief des régularités et des structures spatiales intéressantes.

Ainsi, les facteurs biophysiques et anthropiques sont quasi systématiquement associés dans deux parcelles d’usage : Tomple-nord et Valbelette, toutes deux localisées sur substrat dolomitique. Au contraire, au sud, sur le Causse Mazel, les facteurs anthropiques dominent. Dans les autres parcelles d’usage, la situation est plus hétérogène.

61On remarque que certaines temporalités sont privilégiées, selon la localisation des formations.

  • 11 Rappelons que dans ce cas, l’installation des genévriers est antérieure à la reprise de ces parcell (...)

C’est le cas dans la partie nord du Tomple, où les landes à genévrier et à pin sylvestre ont été recemment essartées : ce sont surtout les pratiques actuelles qui influent11 (planche II.3). En revanche, si l’on se rapproche du lieu-dit du Tomple (bergerie), le passé (XIXe siècle) intervient, conjointement avec le présent. Autour de Valbelle, sur l’ancien communal (aujourd’hui inclus dans la parcelle Bragette, dont il constitue le versant occidental), le rôle des pratiques passées est dominant, de même que sur les versants de Moulin à Vent (planche II.7).

62La carte valide-t-elle la modélisation ? Elle permet du moins de vérifier la répétition des résultats dans l’espace de l’exploitation.

Le rapprochement avecc la carte des communautés végétales définies par l’ACP (carte 26) montre que les pratiques passées jouent un rôle dans la plupart des buxaies (figures blanches), les pratiques pastorales actuelles n’intervenant que plus rarement (sud de Bragette, Le Tomple-sud). Cette conjugaison du modèle de la buxaie dans l’espace tend à accroître le poids explicatif des facteurs historiques. La pertinence des schémas modélisateurs est en revanche confirmée pour les autres communautés végétales.

Quelques pistes de réflexion...

63Ces résultats amènent à deux réflexions d’ordre général. La première concerne la mise en place des mesures agri-environnementales visant à contrôler l’embroussaillement.

Carte 27. Hiérarchie des facteurs explicatifs de la végétation – Valbelle

Carte 27. Hiérarchie des facteurs explicatifs de la végétation – Valbelle

Source : Lecompte et al. 1995, Université Paris VII. Réalisation : M. Cohen, Paris VII-Ladyss

Nos résultats montrent que les pratiques actuelles des éleveurs n’interviennent pas systématiquement dans le cas des buxaies, ce qui réduit a priori l’efficacité d’un futur changement de pratiques. Dans certaines landes à genévrier, les pratiques actuelles jouent un rôle, mais associent essartage et pâturage. En revanche, sur les milieux non embroussaillés (moins de 10 à 15 % de ligneux, selon l’espèce) et dominés par des espèces graminéennes d’intérêt pastoral, les pratiques pastorales jouent un rôle plus constant, et tracent des pistes pour des propositions de gestion pour leur conservation.

64Les mesures agri-environnementales visent à maîtriser l’évolution de la végétation dans les zones où l’embroussaillement est limité (moins de 30 % de recouvrement ligneux).

Ce seuil de 30 % est toutefois plus élevé que celui qui sépare, d’après nos travaux, les milieux influencés par les pratiques pastorales actuelles de ceux déterminés par des causalités complexes, et notamment par des pratiques passées, soit un taux de recouvrement ligneux de 10 à 15 %. Se pose en outre le problème de la typologie des pelouses adoptée dans le cahier des charges, et qui regroupe des faciès hétérogènes (intérêt pastoral, sensibilité à l’embroussaillement, Friedberg et al., 2000).

65Terminons par une remarque d’ordre méthodologique. Nous avons utilisé, dans notre démarche, un outil, l’analyse canonique, permettant de déterminer les « facteurs explicatifs », voire « prédictifs » de la végétation (Chessel & Mercier, in Lebreton & Asselin, 1993). Dans l’étude de modèles complexes, où interviennent non seulement des variables d’ordre naturaliste, mais aussi social et technique, la notion « d’explication » est insatisfaisante, et nous lui avons préféré celle d’interactions entre variables. Le croisement de données d’ordre anthropique et naturaliste ne se prête guère à la mise en évidence de « relations de cause à effet », dont le simplisme déterministe ne nous satisfait pas.

On peut en trouver une illustration dans l’exemple des buxaies et des landes à genévrier. Dans le premier cas, considérer les facteurs historiques comme une « explication » peut être acceptable, toutefois il faut bien reconnaître que les mécanismes en jeu restent à l’état d’hypothèses. Pour ce qui est des landes à genévrier, les efforts faits par l’éleveur en vue de contrôler la dynamique de la végétation, par des pratiques pastorales volontaristes, ou par l’essartage, sont bien corrélées, mais elles « n’expliquent » sûrement pas l’embroussaillement ! Tout juste peut-on remarquer que leur intensité est insuffisante pour contrôler la dynamique ligneuse, déclenchée avant qu’il ne devienne l’utilisateur de ces espaces...

66Quant au problème de la prédictivité strictosensu, il reste entier dans une telle recherche interdisciplinaire entre sciences sociales et sciences de la nature, car « la temporalité qui caractérise le phénomène considéré [ici l’embroussaillement]... est ouverte aux projets, aux intentions et aux anticipations, [...] des acteurs qui sont partie prenante de la réalité étudiée, alors, par construction, le devenir n’est pas prédictible » (Godard & Legay, 1992). Les essais de débroussaillages du buis, tentés deux années après que cette pratique soit apparue dans les enquêtes comme appartenant à un passé révolu, montrent l’évolution constante des pratiques et des représentations sociales de la nature.

67L’apport le plus intéressant de l’analyse canonique réside plutôt dans deux faits :

  • elle hiérarchise les facteurs, et repère leurs articulations logiques ;

  • elle met en évidence les éventuelles contradictions existant entre les pratiques, les représentations sociales et les ressources disponibles, soulignant ainsi la complexité des relations sociétés/nature.

Notes

1 Sur le site de Rieisse-Rouveret, le premier axe factoriel opposait au contraire les stades herbacés au stade forestier à chêne pubescent de la succession.

2 On aurait pu ajouter ici l’intérêt paysager, qui compte parmi les enjeux de cette dynamique, mais cet aspect a été peu approfondi dans le cadre de cette recherche (il l’a été dans le cadre d’un projet, répondant à l’appel d’offres « Recréer la Nature », Crosnier et al., Friedberg et al., 2000, Chassany et al., 2002).

3 Fétuque durette est une espèce temporairement refusée par le bétail, à la différence de fétuque glauque. De plus, les légumineuses ont une place modeste dans les pelouses à fétuque durette. De ce fait, même si les ressources pastorales sont abondantes, elles sont de médiocre qualité.

4 Rappelons que, ces parcelles ne faisant pas partie de la propriété, nous n’avons pas disposé des informations relatives aux cadastres anciens. Nous ne pouvons donc qu’évoquer leur utilisation récente.

5 Celui-ci est décrit par plusieurs variables : charge et saison de pâture, pratique du gardiennage, mais aussi déduit de l’observation de signes sur le terrain (annexe I.3).

6 Outre quelques vieux individus de quarante à cinquante ans, la majorité des arbustes est d’âge moyen (hauteur entre 0,5 et 2m) et jeune (< 0,5 m). Les résultats obtenus par le SIG (Friedberg et al., 2000, Crosnier et al., 2000) confirment l’existence de noyaux embroussaillés dès les années 1950, et leur extension jusqu’aux années 1960...

7 Le rôle de ces facteurs historiques n’a pu être, faute de données suffisantes, convenablement testé sur les pelouses à fétuque glauque et brome érigé.

8 Le toponyme du lieu de la mise à feu est « Les Essarts », ce qui suggère que de telles pratiques d’entretien ont pu s’inscrire dans l’histoire. Cet entretien a un double but : il permet de nettoyer l’herbe, moins bien consommée sur ce secteur en pente, et de contrôler l’envahissement des ligneux depuis les versants boisés ou embroussaillés.

9 En vue de l’application des mesures agri-environnementales, auxquelles souscrira l’éleveur deux années plus tard, un essai de coupe des buis sera malgré tout tenté. Six mois après la coupe, les buis avaient déjà rejeté abondamment de souche.

10 Toutefois, le SIG nous indique qu’en termes de surface, les landes plus ou moins denses sont la formation dominante de ces parcs, représentant 75 % de la surface de Bragette, et 58 % de Moulin à Vent.

11 Rappelons que dans ce cas, l’installation des genévriers est antérieure à la reprise de ces parcelles par l’exploitant de Valbelle. Au cours des années 1960, l’exploitation de ces parcelles est mal connue dans le détail, P. L. Osty indiquant un certain abandon à cette époque (seul y pâturait un petit troupeau de 50 têtes environ).

Table des illustrations

Titre Figure 21. Premier plan factoriel de l’ACP – Valbelle
URL http://books.openedition.org/editionscnrs/docannexe/image/38507/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 51k
Titre Figure 22. Deuxième plan factoriel de l’ACP – Valbelle
URL http://books.openedition.org/editionscnrs/docannexe/image/38507/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 53k
Titre Carte 26. Description de la végétation par l’ACP – Valbelle
Crédits Source : Lecompte et al. 1995, Université Paris VII. Réalisation : Marianne Cohen, Ladyss-Paris VII
URL http://books.openedition.org/editionscnrs/docannexe/image/38507/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 104k
Titre Figure 23. Schéma modélisateur des pelouses à fétuque glauque
URL http://books.openedition.org/editionscnrs/docannexe/image/38507/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 66k
Titre Carte 27. Hiérarchie des facteurs explicatifs de la végétation – Valbelle
Crédits Source : Lecompte et al. 1995, Université Paris VII. Réalisation : M. Cohen, Paris VII-Ladyss
URL http://books.openedition.org/editionscnrs/docannexe/image/38507/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 100k

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