1Les sociétés urbaines contemporaines se transforment sous l’effet de processus, qui, à l’instar de la métropolisation, des migrations ou encore des systèmes productifs, provoquent une diversification sociale accrue de certains espaces urbains. Depuis les années 2000, les recherches sur la superdiversité (superdiversity) ou l’hyperdiversité (hyperdiversity) ont observé cette dynamique sous l’angle d’un changement de degré, d’échelle mais aussi de nature du peuplement des villes. Ces notions reflètent des questionnements classiques de mesure et d’analyse de la ségrégation en ville qui s’inscrivent dans ce chantier éditorial prospectif de recherche urbaine. Les notions de diversités urbaines sont en effet saisies par des acteurs ou des mouvements politiques qui les revendiquent ou au contraire les rejettent. Ce chapitre fait donc l’hypothèse que la notion de diversité et ses déclinaisons urbaines sont un outil permettant un renouvellement conceptuel et méthodologique des travaux sur les ségrégations, les mixités et les structures sociales des sociétés urbaines.

2De fait, en France, c’est essentiellement par le biais du tandem mixité/ségrégation que la diversité est approchée. Les questions liées aux sociabilités en ville, aux échanges ou aux formes d’évitement et de distance sociale sont en effet la plupart du temps abordées en lien avec les politiques publiques qui sous-tendent les dynamiques de peuplement. L’historiographie française dans le champ des études urbaines a été marquée par l’apport des recherches sur les villes bourgeoises et ouvrières (Gribaudi 1987 ; Magri et Topalov 1989 ; Pinçon 2003) et sur l’histoire des banlieues à l’époque de la France urbaine et industrielle (Duby 1983). L’hétérogénéité urbaine est ainsi largement appréhendée à travers le prisme des dispositifs spatiaux de tri (via par exemple les attributions de logements sociaux) qui ont facilité ou au contraire entravé les liens entre individus identifiés essentiellement d’après des caractéristiques socio-économiques et/ou socioprofessionnelles (Chamboredon et Lemaire 1970). À quelques récentes exceptions près, les autres dimensions de la diversité et leurs intersections sont ignorées (Préteceille 2009 ; Pan Ké Shon 2009 ; Rathelot et Safi 2014).

3Se pose ici la question du caractère national de la recherche urbaine, de l’importation de concepts et, au-delà, du positionnement des chercheurs français dans des débats qui dépassent le champ national. La notion de diversité conduit-elle à un véritable renouvellement des questions sur les ségrégations ou la mixité sociale ? Ou revientelle simplement à creuser des questions classiques autour des variables, des échelles et du dessin des mailles d’analyse des caractéristiques sociales des populations réparties dans l’espace urbain, questions posées depuis les années 1950 (Brun et Rhein 1994) ? Qu’apporte alors cette notion qui, contrairement au terme ségrégation, peut tendre à rendre invisibles les rapports de domination et à masquer le rôle joué par les politiques publiques dans la répartition ségréguée des groupes sociaux ?

4L’approche des dynamiques urbaines à travers le prisme des diversités peut néanmoins permettre de dépasser un certain nombre de dichotomies. Centrée sur les pratiques et les trajectoires sociales des groupes dans les métropoles, elle se place dans une perspective postcoloniale considérant les effets transversaux des processus migratoires, sans distinguer les migrants des autres citadins. Dans cette perspective, les diversités urbaines pourraient permettre de déconstruire la dichotomie entre les villes du Nord et les villes du Sud en donnant à voir les modes de vies, les groupes sociaux et les types d’espaces (par exemple formels et informels) qui se diversifient, s’hybrident ou se juxtaposent. Par ailleurs, les diversités renouvellent les pistes de recherche sur les dynamiques urbaines en les inscrivant dans un débat international et en interrogeant les formes de discours sur la ville comme les modes de gestion des populations (politiques d’assimilation, multiculturelles, politiques d’aménagement, de rénovation urbaine, politiques de peuplement, etc.).

5Pour discuter l’enjeu de la mobilisation de la notion de diversité dans la recherche urbaine, le chapitre est structuré en trois sections. La première porte sur la construction des objets de recherche relatifs aux diversités des sociétés urbaines et aux variables permettant de les analyser. La seconde interroge les dynamiques historiques, sociales, économiques et politiques qui produisent ces diversités. Enfin, la dernière section questionne les pratiques et les représentations des diversités et de l’altérité, prises en tension entre valorisation, dénégation et rejet.

Épistémologies des diversités urbaines : variables, terrains et enjeux de recherche

En France, le prima de la ségrégation sur la diversité

6On attribue généralement les premières modélisations du peuplement urbain aux théories de l’école de Chicago, et notamment au modèle de Burgess (1925). Ces travaux s’inscrivent dans une écologie urbaine selon laquelle la répartition des groupes sociaux dans l’espace repose sur des processus d’invasion/succession où les ménages progressent dans la ville en fonction de leur mobilité sociale. Selon ce modèle, les mobilités résidentielles socialement différenciées des groupes sociaux et des communautés ethniques aboutiraient à une distribution radio-concentrique du peuplement urbain. Dans ce processus, les ménages progressent par étapes vers les quartiers périphériques les plus huppés tandis que les catégories sociales les plus basses et les groupes marginalisés sont bloqués dans les quartiers péricentraux. Cette théorie a été introduite au début du xx^e siècle en France par Maurice Halbwachs, dans « une représentation pathologique des concentrations spatiales des communautés ethniques abordées comme des groupes raciaux structurellement hiérarchisés dans la société et la ville » (Bacqué et Lévy 2009, p. 309).

7La question de la mixité est, du milieu du xx^e siècle au début du xxi^e siècle, présente sous deux formes dans la recherche française. La première s’appuie sur des études menées sur les modes de cohabitation à l’échelle locale (le plus souvent celle du quartier), les processus de ségrégation et d’agrégation, l’existence ou non de ghettos. La seconde se traduit par l’analyse de politiques publiques conçues selon un impératif de plus en plus catégorique de mixité (Lelévrier 2013). Tous ces travaux appréhendent la diversité le plus souvent à partir de variables sociales, de la position dans l’espace déterminée par la catégorie socioprofessionnelle et/ou rapportée au triptyque classes populaires, moyennes et supérieures. Depuis le début des années 2000, se fait jour une approche introduisant la notion de race (Fassin et Fassin 2006) en tant qu’essentialisation des différences d’origine renvoyant le différend à une altérité irréductible. Des recherches abordent ainsi la mixité ethno-raciale, notamment dans le logement social (Sala Pala 2013 ; Launay 2014 ; Simon et Kirszbaum 2001), étudiée plus frontalement dans la recherche anglo-saxonne. La question de la diversité, mixité ou ségrégation scolaire (Oberti 2007) revêt les mêmes enjeux épistémologiques et méthodologiques avec l’émergence récente de questionnements intersectionnels autour de l’articulation de la race, du sexe et de la classe sociale dans les trajectoires et dans la composition des publics des établissements scolaires (Ichou 2013). Cet angle permet d’insister sur l’analyse longitudinale à travers les effets d’établissement, par exemple.

8L’utilisation de la notion de diversité proprement dite dans le contexte français, notamment dans l’analyse des politiques urbaines (logement social, quartiers prioritaires, etc.), renvoie cependant à des enjeux épistémologiques et pratiques (Escafré-Dublet 2015). D’une part, les catégories statistiques permettant d’objectiver les processus de racialisation ou d’ethnicisation s’appuient sur des nomenclatures variables selon les pays et peu utilisées en France notamment pour ce qui relève des données nationales. D’autre part, comme le montrent Angéline Escafré-Dublet et Christine Lelévrier (2018), ce terme est peu employé et les acteurs des politiques sont réticents quant à son usage du fait du caractère ethnique qui lui est associé (cf. chap. 14). Selon ces auteures, le paradoxe français est que, tout en refusant de l’énoncer explicitement (y compris pour des raisons légales), des politiques urbaines sont mises en œuvre pour des groupes spécifiques, par exemple des populations immigrées et pauvres. Ainsi, le cadre politique, institutionnel voire réglementaire contribue à expliquer la faible pénétration de la notion dans la recherche urbaine et les réticences à construire des programmes et des objets de recherche à partir de celle-ci.

Superdiversités et hyperdiversités anglo-saxonnes

9À l’inverse du cas français, les travaux anglo-saxons et hollandais s’attachent depuis le milieu des années 2000 à amender la notion de diversité pour qualifier les changements des espaces urbains, qu’il s’agisse de la superdiversité (Vertovec 2007 ; Hall 2015) ou de l’hyperdiversité (Tasan-Kok et al. 2014). Le premier terme, porté par des centres de recherche comme l’Institute for Research into Superdiversity de l’université de Birmingham, a connu un certain succès médiatique au Royaume-Uni. Il est une manière synthétique de qualifier les configurations complexes qui résultent de la croissance des migrations et de la multiplication des pays d’origine des migrants. L’objectif de Steven Vertovec, qui a introduit cette notion, est de révéler la diversité des trajectoires et des situations au sein de groupes ou de quartiers d’immigrants. Par conséquent, la qualification de la diversité s’appuie sur un très grand nombre de caractéristiques. En plus de celles liées au genre, à la race et aux classes sociales étudiées par les travaux sur l’intersectionnalité, il invite à prendre en compte les langues, les statuts légaux des migrants, les affiliations politiques ou encore les trajectoires professionnelles, en intégrant les dimensions du handicap, de l’âge, de la religion ou encore des castes pour certaines populations. Le second concept, l’hyperdiversity, caractérise « une intense diversification de la population », non seulement du point de vue des caractéristiques précédemment évoquées, mais également de « modes de vies, attitudes et activités » (Tasan-Kok et al. 2014, p. 6). De plus, il se départ de la focalisation sur les populations migrantes au profit de l’analyse de l’ensemble des individus qui composent une ville ou un quartier.

10Dans les deux cas, la diversité est abordée au niveau des individus et non des groupes sociaux. C’est un changement par rapport aux notions de multiculturalisme et d’interculturalisme. Cette approche présente ainsi l’intérêt de ne pas assigner à des personnes des identités fixes et de permettre des analyses plus fines. Elle a cependant l’inconvénient de voiler le caractère collectif et structurel des discriminations et de la ségrégation. Don Mitchell rappelle à raison que la géographie européenne est marquée depuis le début des années 2000 « par le remplacement des études sur l’injustice au sein des villes européennes par la célébration délirante de la “diversité” et du “cosmopolitisme” » (2015, p. 54). En outre, en multipliant les variables et en se focalisant sur des cas extrêmes – comme une rue commerçante d’un quartier d’immigration de Londres (Hall 2015) –, les résultats de ces recherches tendent sans surprise à mettre en évidence des situations de très grande diversité. Se pose donc la question de la finalité et de la dimension normative de ces recherches, une fois le constat de la diversité établi. Sur le plan politique, les conséquences d’un recours à la diversité, déclinée en super- ou hyperdiversité, sont également doubles : elles renvoient à l’individu dans toutes ses dimensions identitaires sans le réduire à ses seules origines ou à une seule, mais elles masquent simultanément les processus collectifs à l’œuvre au profit de la dimension individuelle. Ainsi, la dépolitisation des inégalités et l’invisibilisation des rapports de domination constituent le principal écueil de la notion de diversité urbaine.

11Retenons toutefois qu’au plan méthodologique, les travaux récents sur la diversité appellent à élargir l’analyse pour appréhender la multiplication des catégories sociales (professions, genres, orientations sexuelles, origines géographiques, langues, religions, etc.) et leurs recoupements, en interrogeant la position et l’affiliation des individus à d’éventuels groupes sociaux articulant plusieurs dimensions. Steven Vertovec (2007) plaide ainsi pour des analyses multivariées permettant de saisir les interactions entre pays d’origine, langue, statut migratoire, âge, genre, niveau d’étude, emploi ou encore lieu de résidence. Selon lui, ces multiples variables doivent aussi être intégrées dans les approches ethnographiques (Hall 2015) et, nous ajoutons, dans l’analyse des politiques publiques liées au peuplement urbain.

12Les situations d’hyperdiversité urbaine soulèvent deux questionnements principaux. Le premier concerne les effets des situations de diversité : l’hyperdiversité urbaine est-elle superficielle ? Se réduit-elle à une simple coprésence ? Ou bien sommes-nous face à des processus de socialisation et à des interactions dont on pourrait saisir les effets à l’échelle individuelle ou collective en étudiant des constructions identitaires (dans la perspective du cosmopolitisme), des conflits ou encore des discontinuités urbaines accentuées ? Le deuxième questionnement porte sur les contextes de l’hyperdiversité, en prenant en compte non seulement les espaces dans lesquels elle se concentre (et leur inégale répartition dans la métropole), mais aussi les temporalités qui la rythment.

13Cet enrichissement des variables d’analyse répond à la volonté de saisir, dans toute leur complexité, les configurations sociales et spatiales marquées par les diversités des sociétés urbaines. Dans cet exercice prospectif, nous proposons d’aller au-delà d’une analyse des situations. Celles-ci sont le résultat de trajectoires d’individus ou d’espaces. L’enjeu est donc, sur le plan méthodologique et théorique, de passer des catégories à leurs constructions et transformations, des situations aux processus, des positions aux dynamiques et des descriptions aux explications.

Production et construction des diversités urbaines : dynamiques et inerties

Approches contextuelles et structurelles de la diversification

14Les travaux de sociologie urbaine de l’école de Chicago décrivent la ville comme une mosaïque de groupes sociaux et d’activités. Suivant une approche écologique, cette mosaïque résulte de la concurrence pour l’occupation du sol entre ces groupes et ces activités. Cette conception spontanéiste de la structuration de l’espace urbain a été critiquée car elle masque les mécanismes économiques et politiques et les institutions à l’origine de la différenciation sur lesquels va au contraire insister la sociologie urbaine marxiste des années 1970 (Zukin 1980). Cette critique homogénéise sans doute les approches développées par les membres de l’école de Chicago, dont beaucoup insistent sur les facteurs contextuels, à la fois spatiaux et temporels, et les institutions qui déterminent les dynamiques d’un quartier donné. Que nous adoptions une grille d’analyse marxiste ou des approches contextuelles, nous sommes en tout cas incités à sortir d’une vision fixiste et non intentionnelle de la structure urbaine au profit d’analyses dynamiques et contextualisées de la diversité et de ses déterminants.

15Les recherches peuvent porter sur des trajectoires de diversification urbaine d’espaces (un immeuble, un quartier, une ville), de groupes sociaux (une famille, une profession, une génération), ou au contraire sur les forces qui freinent et filtrent cette diversification. L’étude de ces trajectoires et des facteurs de changement et d’inertie appelle des méthodes spécifiques d’analyse longitudinale, telles que l’analyse de séquences (Robette 2011) ou l’approche compréhensive des bifurcations biographiques (Bidart 2006). Surtout, ces facteurs se combinent et il serait donc prospectif de travailler sur leur imbrication, leur hiérarchisation, leurs contradictions et leurs renforcements mutuels. Enfin, entre des processus de grande échelle, par exemple les transformations de l’économie politique des villes ou les migrations transnationales, et les situations et trajectoires localisées, l’attention peut être portée sur les processus intermédiaires et, notamment légaux, d’éviction, de catégorisation, de filtrage, de sélection qui répartissent les individus ou les groupes sociaux dans l’espace urbain et entre des villes, et ce faisant fabriquent les échelles et les temporalités des diversités urbaines.

L’économie politique des diversités urbaines

16Concernant les déterminants, de nombreux processus sociaux contemporains agissent sur la diversification des espaces urbains. Le fonctionnement des marchés immobiliers (Burckel et al. 2008), la gentrification et l’embourgeoisement (Chabrol et al. 2016), les politiques de peuplement (Desage et al. 2014) et scolaires (Felouzis et al. 2013), ou encore les dynamiques migratoires et les transformations des systèmes de production et d’échange produisent des changements dans et entre les groupes sociaux, dans le sens d’un rapprochement ou d’un éloignement dans l’espace.

17Ces changements, à la fois des approches et des facteurs de la diversification des sociétés urbaines, peuvent être illustrés par une interprétation des travaux de Sudhir Venkatesh sur les relations entre les économies urbaines formelles et informelles. Dans Floating City (2013), ce dernier explique que le passage de Chicago à New York au cours de sa carrière l’a conduit à changer de théorie sociologique pour étudier ces relations. Celle de l’école de Chicago concevant la ville comme une juxtaposition de communautés fonctionnant de façon relativement autonome convenait à l’analyse des relations socio-économiques formelles et informelles dans les quartiers noirs enclavés du South Side (Venkatesh 2009). En revanche, à New York, la prostitution ou la vente de drogue impliquent des relations entre des individus dont les caractéristiques socio-économiques et ethno-raciales sont différenciées. Clément Théry et François Bonnet (2016) ont systématisé cet argument : dans la ville globale, dont le nouvel archétype pour la sociologie américaine est New York, les pauvres sont moins isolés et pas seulement noirs. Ils participent à l’économie de ces villes, tout en occupant des positions subordonnées et en suivant des trajectoires socio-spatiales fragiles et incertaines. Dans cette ville caractérisée par son hyperdiversité, ce ne sont plus tellement les liens de communauté au sein d’un groupe socialement et ethniquement homogène qui jouent, mais les liens de dépendance, sinon d’exploitation, de personnes pauvres par des personnes riches, ce que montrent également des travaux sur les villes des Suds, comme Delhi (Dupont 2004). À la métaphore de la mosaïque succède alors celle de l’arène, espace urbain relationnel où se rencontrent et se confrontent des trajectoires multiples (Arapoglou 2012). Les recherches sur la diversité peuvent alors être une opportunité pour renouveler les questionnements sur les théories urbaines, la qualification des liens sociaux, les explications des processus socio-spatiaux et leurs conceptualisations.

La vie sociale des catégories de la diversité

18Les travaux de Venkatesh suggèrent que le poids respectif des facteurs de diversification des espaces et des populations urbaines change dans le temps. C’est ce que montrait déjà Herbert J. Gans (1968) lorsqu’il a critiqué l’inquiétude de l’élite intellectuelle américaine quant à une possible homogénéisation de la société sous l’effet, dans les années 1950, des médias de masse et de la périurbanisation. Selon lui, cette crainte était liée à une association de la diversité aux caractéristiques régionales et ethniques qui étaient fondamentales jusqu’aux années 1930. Or, durant cette période, du fait des transformations de l’économie américaine et de l’immigration européenne, les différences régionales se sont atténuées au profit d’une diversité intra-urbaine. La dynamique de différenciation de la société américaine après la Seconde Guerre mondiale trouve alors sa source principale dans la nouvelle stratification sociale produite par la massification ségrégative de l’enseignement ; l’élargissement de l’accès aux diplômes va alors de pair avec une différenciation et une hiérarchisation scolaires et sociales. Selon Gans, c’est désormais le niveau de diplôme qui est un facteur clé de différenciation des pratiques culturelles, des types d’organisation familiale et plus largement des modes de vie. Ainsi, non seulement les sources de la diversité peuvent changer, mais il peut y avoir un décalage entre les représentations dominantes de la diversité et les facteurs et caractéristiques réels de cette diversité.

19D’un point de vue prospectif, nous proposons donc non seulement de développer des recherches historiques sur les évolutions des facteurs de la diversification, mais aussi sur les conceptions de ce qui est socialement divers et homogène. Sur ce dernier point, Gans critique les études surplombantes des démographes qui décident du caractère plus ou moins divers d’un espace selon des catégories statistiques telles que l’âge ou le revenu, à partir desquelles il n’est pas possible de caractériser les formes de sociabilité. À rebours, il défend l’idée que « les relations sociales sont basées non pas sur des données de recensement mais sur des définitions vécues subjectivement d’homogénéité et d’hétérogénéité qui aboutissent à des jugements de compatibilité ou d’incompatibilité » (Gans 1968, p. 156). Cette approche compréhensive des caractéristiques de la diversité – c’est-à-dire des catégories que les acteurs produisent, reproduisent et utilisent pour se repérer et positionner les autres acteurs dans l’espace social – nous mène à la dernière section de ce chapitre.

Pratiques, politiques et représentations des diversités

20Les modalités de valorisation, de négation ou de rejet catégoriel, politique ou institutionnel des formes de diversité varient dans le temps et l’espace. Ces variations dépendent des positions et prises de position des individus et des groupes sociaux ; elles soulignent la dimension subjective de leurs expériences et invitent à interroger l’économie morale des diversités urbaines. Dans cette perspective, trois chantiers de recherche se dessinent ; le premier questionne les pratiques, les politiques et les représentations qui valorisent la diversité ; le second interroge celles qui, au contraire, la contestent ; le troisième montre l’ambivalence des discours, des politiques et des pratiques sociales vis-à-vis des situations et des expériences de la diversité urbaine.

Valorisation de la diversité, ressourcement dans l’altérité

21La diversité peut être source de fierté, de reconnaissance, d’adhésion et de ralliement à des communautés ouvertes ou fermées. Les métropoles, les villes mondes ou globales, les quartiers populaires travaillés par des mutations urbaines, économiques et sociales et de profondes ségrégations, sont les lieux d’émergence, de sédimentation et d’affiliation de groupes et de mouvements sociaux. Ces quartiers produisent depuis des siècles des pratiques de politisation, de socialisation et d’intégration dans l’espace où l’on travaille, où l’on réside et où l’on se confronte à l’autre (cf. chap. 5 et 12).

22L’approche prospective de la diversité repose sur un héritage historiographique. Les études de la promiscuité urbaine s’inscrivent dans un questionnement plus large sur ce qui produit du lien dans des espaces caractérisés par l’intensité des mobilités et des mouvements migratoires. Les travaux de l’historien Maurice Agulhon sur La République au village (1970) ont décrit les représentations et les imaginaires ruraux et urbains d’un corps social hétérogène et divisé qui transcende, à un certain moment de son histoire, ses différences de classe et de pays. L’apport des recherches, déjà anciennes, sur la sociabilité en ville continue de nourrir des réflexions sur les formes d’affiliation, de parenté élargie, d’engagement collectif (Cousin 2016).

23L’arrivée en ville, sous l’effet de la contrainte et sous le poids du déracinement, s’est appuyée sur la préservation de liens de parenté et des solidarités de communautés décrits par les pionniers de l’école de Chicago et les sociologues du Village dans la ville (Young et Wilmott 1957). Les travaux sur le capital d’autochtonie montrent également que les populations fragilisées et exclues peuvent former des réseaux sociaux, mobiliser des ressources, produire des connaissances et les partager à l’échelle du quartier, de la communauté, de la ville, du pays d’origine (Retière 2003 ; Renahy 2010). La désaffiliation et l’insécurité sociale, conséquences de la progression, de la spatialisation et de l’enracinement des inégalités (Backouche et al. 2011), peuvent être compensées par l’empowerment qui érige le quartier populaire en espace de participation, de ressourcement et d’émancipation, parfois en marge ou en opposition avec les dispositifs de pacification et de cohésion sociale mis en œuvre par certaines politiques publiques. De ce point de vue, les recherches sur la diversité dans l’espace urbain ne peuvent qu’être sensibles à ce que Frederick Wiseman nous dit, dans son documentaire In Jackson Heights (2015) de la valorisation des origines, de leur communion et de leur dépassement. Dans la tradition sociohistorique des études urbaines, l’analyse des usages sociaux et politiques des fêtes est aussi riche d’enseignement. Leurs manifestations ou leurs commémorations s’apparentent depuis le xix^e siècle à une mise en scène de l’entre-soi ; un entre-soi qui a certes pu exclure l’étranger mais qui a aussi formé un creuset (Noiriel 1988) où se fondent les diversités et où les différences se naturalisent. Dans cet esprit, la sociabilité festive, à l’instar par exemple des fêtes de quartiers ou de la Gay Pride, a produit de la fierté, de la reconnaissance, du lien social reposant sur une multi-appartenance.

24La diversité ou la mixité est néanmoins perçue comme un horizon désirable dans le cadre des politiques publiques à vocation progressiste. La diversité des habitants et des activités dans les espaces urbains est valorisée dans le fameux ouvrage de Jane Jacobs, The Death and Life of Great American Cities (1961). Selon l’essayiste, la diversité des quartiers alors en voie de gentrification, comme Greenwich Village à New York, ou de quartiers populaires comme le North End de Boston, génère de la vitalité (appréciée à travers l’activité dans l’espace public) et ainsi de l’engagement civique et du capital social. Ces assertions ne s’appuient pas sur des données scientifiques et les quartiers auxquels fait référence Jane Jacobs étaient en réalité assez homogènes en termes de population et de types de construction (Gans 1968, p. 28). Reste que l’idée qu’un bon quartier est un quartier typologiquement, fonctionnellement et socialement mixte a eu une influence considérable aux États-Unis, comme en Europe, aussi bien sur les choix résidentiels de certaines populations favorisées (Tissot 2011) que sur les principes de l’urbanisme contemporain, en termes de programmation fonctionnelle et de peuplement (Adisson 2013 ; Paquot 2005). L’étude de ces formes hétérogènes et multiples de valorisation de la diversité donne lieu, dans le champ de la recherche urbaine française, à une approche critique et renouvelée de la mixité sociale et des enjeux de redistribution et de justice sociale que les politiques urbaines sont censées promouvoir (Charmes 2009 ; Bellanger 2016).

Contestation et rejet de la diversité

25N’entrevoir les diversités que sous le seul angle d’un bon accueil réservé à l’altérité serait cependant une erreur. Elles engendrent aussi des rejets provoquant des violences morales et physiques. C’est ici qu’interviennent le plus directement les implications politiques de la diversité, qu’il s’agisse de l’opposition d’une partie de la population du 16^e arrondissement de Paris à l’implantation d’un centre d’hébergement d’urgence en 2016, de l’amplification, en lien avec les politiques d’austérité et la crise économique, des violences à l’encontre de populations immigrées, de la façon dont les minorités, sexuelles, ethniques ou les pauvres sont des cibles privilégiées au sein des espaces urbains, ou encore de l’extension de formes d’urbanisme insulaire (Bidou-Zachariasen et Giglia 2012).

26Néanmoins toutes les contestations des diversités dans la ville ne prennent pas des formes violentes (cf. chap. 9). Il est aussi des processus d’invisibilisation qui s’inscrivent davantage dans le temps long et ne produisent que ponctuellement des phénomènes visibles. Il en va ainsi, pour certains chercheurs, de la gentrification qui est parfois envisagée comme une forme institutionnalisée d’exclusion des classes populaires des centres anciens (Clerval 2013). Plus largement, la mixité sociale en tant qu’elle fonde des politiques publiques peut être considérée comme une forme d’invisibilisation des classes populaires d’autant plus équivoque qu’elle se pare des atours du vivre-ensemble et de la cohésion sociale au nom desquels elle entend substituer des classes moyennes aux pauvres et aux immigrés : « Ainsi, le discours de la mixité a accompagné le demi-siècle de tri social [dans Paris], débouchant sur la constitution d’arrondissements bourgeois dans les anciens quartiers prolétaires. [...] Il faut bien constater que derrière cet enjeu de mixité, c’est la place des populations pauvres et immigrées dans l’espace et, au-delà, dans la société qui pose problème » (Bacqué et Simon 2001, p. 22-23).

27La question se pose également dans les Suds. En Inde par exemple, la diversité ethnique et confessionnelle est prétexte à des émeutes entre hindous et musulmans, sinon des pogroms des premiers envers les seconds. Juliette Galonnier (2015) a montré comment la crainte de tels événements conduit les classes moyennes supérieures musulmanes d’une ville moyenne du nord du pays à vivre dans des quartiers distincts de ceux des hindous, tout en se distanciant de leurs coreligionnaires pauvres.

28Ces processus plus ou moins programmés d’invisibilisation et d’éviction de parties de la population sont parfois d’autant plus difficiles à repérer qu’ils peuvent être accompagnés de formes de survisibilisation de minorités dans l’espace public, qui masquent les évolutions profondes de certains quartiers, dans le sens d’une homogénéisation et d’une réduction de la diversité. C’est le cas par exemple à Château-Rouge dans le 18^e arrondissement de Paris où la forte présence de populations d’origine africaine, attirées par la centralité commerciale de ce quartier au regard de leurs pratiques (Chabrol 2014), masque l’évolution du peuplement du quartier.

Ambivalences, accommodements et cohabitation

29L’opposition entre d’un côté des valorisations, sinon des célébrations de la diversité et, de l’autre, des négations ou des contestations, parfois violentes, de celle-ci, permet d’éclairer un ensemble de positionnements vis-à-vis de l’hétérogénéité des sociétés urbaines. Dans un grand nombre de situations, les rapports à la diversité sont en réalité ambivalents, voire paradoxaux, que ces rapports soient observés du point de vue des pratiques, des discours ou des politiques publiques.

30Premièrement, les usages et les pratiques vis-à-vis des diversités ont longtemps été envisagés dans une perspective binaire : être avec l’autre ou contre lui. Ainsi, la contradiction des classes moyennes, professant la mixité, mais pratiquant la ségrégation, notamment avec l’évitement scolaire ou la fréquentation de commerces bien spécifiques et non populaires. Des analyses mettent au jour les raisons et logiques de ces ambiguïtés. Sylvie Tissot (2011) a montré comment des élites progressistes bostoniennes gouvernent la diversité. Elles valorisent l’ambiance qu’elle produit dans le quartier qu’elles font le choix d’habiter, tout en contrôlant étroitement le peuplement et les pratiques qu’elle induit. L’opposition ségrégation/mixité, à l’échelle des individus, est sans doute impuissante à rendre compte de la complexité des arbitrages effectués à partir de la scène résidentielle. Les deux se combinent différemment selon les groupes, les histoires familiales et les contextes sociaux et urbains.

31Pour vivre dans un territoire pauvre, celui de la Seine-Saint-Denis, les classes moyennes articulent logiques d’entre-soi et pratiques de cohabitation à différentes échelles. Elles mobilisent selon les cas, l’exit, la voice ou la loyalty pour reprendre l’analyse d’Albert O. Hirschman. Ainsi d’anciens Parisiens habitant dans le « 93 » à Noisy-le-Sec se créent des groupes socialement homogènes pour s’intégrer localement. Par cette sociabilité locale, comme par les pratiques métropolitaines, ils s’évadent vers d’autres espaces sociaux et urbains, en adoptant une forme d’exit par la mobilité ou par le regroupement affinitaire. En même temps, c’est aussi ce qui leur permet de rester à Noisy-le-Sec et d’adopter alors une attitude de loyalty. Ils choisissent ces espaces pour y vivre parce qu’ils savent qu’ils peuvent s’en échapper quotidiennement, ponctuellement et facilement. Ils pratiquent aussi la voice quand ils se mobilisent pour transformer l’école par exemple. Des classes moyennes habitant Le Raincy restent quant à elles dans une démarche de loyalty au regard de leurs engagements professionnels dans le champ du social et de la santé ou quand elles scolarisent leurs enfants dans le secteur public. Mais en venant habiter au Raincy, dans un espace homogène et protégé, elles pratiquent une forme d’exit vis-à-vis du territoire plus large, celui du département de la Seine-Saint-Denis. Et quand certains tentent de s’engager en politique, ils pratiquent la voice (Vermeersch et al. 2018).

32Deuxièmement, dans les discours, valorisation et discrédit ne sont jamais très éloignés. Sharon Zukin, Scarlett Lindeman et Laurie Hurson (2015) ont ainsi mobilisé une source originale – les commentaires laissés par des consommateurs sur le site Yelp.com à propos de restaurants dans un quartier blanc et un quartier noir de Brooklyn (New York) – pour révéler un biais dans leurs appréciations. Alors que l’authenticité des restaurants ethniques (polonais) du premier quartier est valorisée, c’est le sentiment de saleté et d’insécurité qui ressort des commentaires sur ceux du second quartier. L’analyse de cette source permet de révéler une situation de discrimination discursive (discursive redlining) qui célèbre ou critique la diversité culturelle selon les groupes et les quartiers auxquels elle est liée.

33Troisièmement, dans les politiques publiques, le rapport aux diversités est souvent ambivalent, y compris celles qui se donnent pour objectif de les favoriser. Mike Raco et Jamie Kesten (2016) montrent que la diversité est promue par les élites politiques et économiques de Londres « comme un outil au service de stratégies et de programmes de développement économique » (p. 14). La diversité est donc envisagée comme un facteur contribuant à la compétitivité de la métropole. Ce discours couplant diversité et compétitivité est associé à de grands projets d’aménagement pour les légitimer. Mais ces projets génèrent de la ségrégation et marginalisent les politiques visant à atténuer les effets socio-spatiaux de la globalisation économique. Au total, les élites urbaines sont sélectives dans ce qu’elles retiennent de la diversité, en font un usage qui sert leurs intérêts et maintiennent la distinction entre les migrants désirables – en l’occurrence ceux considérés comme qualifiés, créatifs et talentueux – et les autres, migrants indésirables, tenus à distance et invisibilisés.

34De la même manière, la ville d’Amsterdam a développé à partir du début des années 2000 des politiques visant à favoriser la diversité plutôt que le multiculturalisme (Uitermark et al. 2005). Ces politiques soutiennent des initiatives s’inscrivant dans une logique de projet et se mettant au service de la diversité de la ville, au détriment des subventions régulières apportées aux organisations communautaires jugées auto-centrées. Ce faisant, elles créent une sélectivité institutionnelle qui privilégie les communautés possédant un capital social élevé et des organisations professionnalisées tout en excluant les minorités plus marginalisées et stigmatisées.

35L’analyse des pratiques, des politiques et des représentations de la diversité nécessite ainsi de multiplier les perspectives et les analyses dynamiques et compréhensives, qui se prêtent difficilement aux catégorisations binaires. La prospective impliquerait de croiser l’approche en termes de contradiction des politiques urbaines avec une perspective centrée sur les aspirations et les perceptions de la diversité par les différents groupes sociaux qui composent les sociétés urbaines. Il reste à replacer ces rapports multiples à la diversité dans des modèles généraux d’analyse des évolutions socio-urbaines (cf. chap. 16).

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36La notion de diversité s’inscrit dans un courant dynamique de la sociologie urbaine. Cette contribution ne présente que quelques jalons de son usage. Il a été choisi ici de souligner l’ambivalence des termes diversité, superdiversité ou hyperdiversité en les confrontant à d’autres concepts. L’historiographie repose en effet sur l’apport – dans les sciences sociales françaises en particulier – des études sur la sociabilité, sur les affiliations et les désaffiliations sociales, sur la mixité et les ségrégations qui caractérisent les villes et leurs banlieues depuis leur entrée dans l’âge industriel au tournant du xix^e siècle. Pour appréhender les enjeux que recouvre cette notion, l’analyse se doit donc d’être critique et ouverte. Elle doit interroger l’apport réel de cette approche pour saisir les enjeux qui traversent les sociétés urbaines contemporaines marquées par des rapports de domination et d’inégalités.

37Sans viser l’exhaustivité, ce chapitre s’est efforcé de croiser les lectures disciplinaires et de décloisonner les regards sectoriels ou thématiques de la diversité, souvent observée en France sous l’angle polarisant et quelque peu réducteur de la mixité résidentielle ou scolaire. La démarche prospective nous invite à étudier d’autres terrains, à nous engager dans des approches comparatives et transdisciplinaires et à adopter de nouvelles méthodes. Cette démarche relève de l’esprit d’un livre manifeste qui souligne l’importance de la recherche et de l’analyse critique pour comprendre les sociétés urbaines et leurs diversités.

38La notion de diversité semble féconde pour appréhender les multiples facettes des réalités urbaines. Si l’on peut parfois reprocher aux recherches sur la ségrégation de ne pas suffisamment se situer dans des perspectives intersectionnelles, de se limiter à une vision réductrice de l’individu (identifié d’après ses seules positions ou origines socioprofessionnelles) et d’omettre les multiples interactions et relations du quotidien, on peut simultanément regretter que la perspective de la diversité minore les mécanismes et les dispositifs sociaux sous-jacents. Une lecture critique et politisée des diversités urbaines, laissant la place aux mécanismes structuraux, ouvre dès lors des pistes de recherche originales pour interroger les conflictualités et solidarités urbaines, passées et contemporaines.