1Ce chapitre est consacré aux services essentiels de la vie quotidienne. Cette notion de services essentiels dépend évidemment de l’époque et de la région du monde dans lesquelles on se situe. Précisons donc que le point de référence de notre analyse est l’ensemble des services qui sont considérés, à des degrés divers sans doute, comme essentiels aujourd’hui en Europe – et en tant que tels organisés par la puissance publique, à défaut d’être toujours directement fournis par elle. Nous proposerons néanmoins quelques éclairages historiques ou internationaux lorsqu’ils nous paraîtront utiles et pertinents pour cet exercice de prospective de recherche.

2Le chapitre part du constat d’un lien étroit, historiquement construit, entre les institutions étatiques nationales et locales et les entités en charge de la fourniture collective de ces services considérés comme essentiels. Il interroge les liens entre les mutations contemporaines et possibles de l’État et l’évolution des services essentiels, de leurs modalités de fourniture, de leur disponibilité et de leur usage, et les enjeux de ces transformations pour la recherche sur les services essentiels de la vie quotidienne.

3De fait, l’État contemporain est, notamment, un État organisateur de services collectifs. Très marquée en Europe et de manière plus générale partout où se sont développées tôt des formes d’État moderne rationnel-légal (Max Weber), cette vocation fonctionnelle tend à caractériser un nombre croissant d’États et à représenter une part croissante de l’activité étatique. Outre les fonctions relatives à l’exercice et à la préservation de la souveraineté nationale (diplomatie, défense) et à leurs attributs régaliens (justice, sûreté et ordre publics, monnaie, impôts), qui matérialisent en quelque sorte la définition wéberienne de l’État comme détenteur du monopole de la violence physique légitime, les États organisent également un ensemble de services de la vie quotidienne. L’État providence, qui a émergé en Europe au xix^e siècle et dont le modèle s’est diffusé, sous des formes diverses, tout au long du xx^e siècle et notamment après la Seconde Guerre mondiale, a étendu le champ des services collectifs à des objectifs d’assurance et de sécurité sociales, voire de bien-être collectif (De Swaan 1995).

4Ce chapitre est ainsi centré sur les enjeux des transformations des services de la vie quotidienne1 : la fourniture d’eau et d’énergie, la gestion des eaux usées, la collecte et le traitement des déchets, l’éclairage public, les télécommunications et les transports, les services éducatifs et de santé, les services bancaires... Certains de ces services sont désignés comme urbains parce qu’ils se sont d’abord développés dans les espaces urbanisés ou parce qu’ils revêtent une importance particulière dans ces espaces caractérisés par la taille, la densité et la diversité de leur peuplement (Wirth 1979 ; cf. aussi chap. 11) ou, de manière peut-être encore plus pertinente pour le propos de ce chapitre, par la stimulante et au fond très contemporaine énumération de Robert E. Park qui appréhende « la (grande) ville » (the city) comme

the place and the people with all the machinery, sentiments, customs, and administrative devices that go with it, public opinions and street railways, the individual man and the tools that he uses, as something more than a mere collective entity (Park 1915, p. 577-578)2.

5Cependant, ces services de la vie quotidienne se sont souvent diffusés, et avec eux peut-être un mode de vie urbain, bien au-delà des villes chères à l’école de Chicago, participant ainsi d’une certaine manière de « l’urbanisation planétaire » décrite par Neil Brenner (2013), même si cette notion mérite d’être amplement discutée (cf. chap. 5).

6La période contemporaine représente un moment historique de grande étendue des services collectifs, caractérisé par la diversité des champs sectoriels concernés, une couverture territoriale extensive et une accessibilité sociale universelle, ou du moins très large. Or cette trajectoire d’extension et sa poursuite dans l’avenir ne vont pas de soi. Elle suppose des conditions (économiques, sociales, politiques, institutionnelles...) propices. La question qui se pose désormais, tant en Europe qu’au plan international, est la suivante : cette extension passée a-t-elle vocation à se poursuivre dans l’avenir, et sous quelle forme3 ? Ou bien, au contraire, est-elle susceptible de connaître un mouvement sectoriel ou général de régression sous les effets conjugués de dynamiques d’ailleurs interdépendantes de perte de centralité de l’État dans la régulation politique, d’extension des logiques néolibérales dans la plupart des domaines de la vie quotidienne et de fragmentation des villes, des territoires et de la société plus généralement ?

7Nous reviendrons d’abord sur la tendance historique à l’extension sectorielle et socio-spatiale des services essentiels collectifs pour en tirer quelques leçons sur les circonstances, sinon même les conditions, de ces processus d’extension. Puis nous examinerons les principales évolutions à l’œuvre en ce début du xxi^e siècle qui semblent susceptibles d’affecter ces processus et la tendance générale qu’ils alimentent. Nous explorerons pour conclure trois chantiers prospectifs de recherche sur les enjeux et les modalités de fourniture, d’organisation collective, d’accessibilité et, le cas échéant, de maîtrise publique des services essentiels.

Conditions, processus et formes de l’universalisation des services collectifs

8L’histoire sociale, politique et urbaine des services essentiels nous semble montrer que l’organisation collective des services essentiels en vue de leur extension sociale et spatiale universelle est étroitement liée à l’existence d’institutions étatiques intégratrices, puissantes et légitimes – prenant certes appui sur des médiations, des relais et des corps intermédiaires locaux ou localement enracinés – et que, réciproquement, l’extension des services essentiels collectifs renforce les institutions étatiques. Les entités fournissant ces services et les infrastructures et équipements déployés à cette fin sont en effet, en quelque sorte, l’expression matérielle de l’État et l’un de ses outils privilégiés de gouvernement des territoires et des populations, conjointement bien sûr à ses fonctions de police ou de surveillance de la population. Ainsi, le développement de formes collectives d’organisation des services essentiels de la vie quotidienne suppose et conforte en retour l’existence d’institutions étatiques fortes au niveau central et au niveau local.

9Les services en réseaux, ainsi dénommés en référence à leur mode d’organisation dominant depuis le dernier tiers du xix^e siècle (Dupuy 1991), constituent un exemple emblématique de ces relations. Ces services sont parfois désignés par l’expression de services urbains, mais pourraient être plus justement qualifiés de métaboliques en référence à leur fonction première d’organisation et de gestion des flux d’information, de personnes, d’énergie, de ressources ou de matières en jeu dans le fonctionnement des sociétés et des territoires. D’ailleurs, dans de nombreux pays, notamment les plus riches et les plus anciennement industrialisés, ces services en réseaux se sont de fait étendus plus ou moins rapidement au-delà des frontières mouvantes et incertaines des espaces urbanisés, pour devenir, pour nombre d’entre eux, des services plus ou moins universels, accessibles en principe partout et pour tous, même si en pratique les formes d’accès et le degré d’universalité varient entre secteurs, dans l’espace et au sein de la population. Est-ce à dire que ces territoires « infrastructurés » ou réticulés dessinent aujourd’hui les formes d’un urbain généralisé (Choay 1994) ? Ce questionnement renvoie à un débat plus large sur la notion d’urbain et sur le caractère hégémonique supposé de « l’urbanisation planétaire » (Brenner 2013) (cf. chap. 6).

10Depuis au moins deux siècles, le champ et la diversité des services organisés par l’État, au sens de l’ensemble des institutions détentrices de la puissance publique, se sont en général accrus avec la montée en puissance des attentes des populations en termes de protection, de prospérité et de bien-être, ainsi qu’avec la complexification de l’organisation des sociétés et l’intensification des interdépendances entre leurs membres. Cette tendance générale connaît des exceptions, par exemple celle notable de l’approvisionnement alimentaire des populations urbaines en Europe. On peut rappeler à cet égard la proposition d’Ascher d’appréhender les villes « comme des regroupements de populations ne produisant pas elles-mêmes leurs moyens de subsistance alimentaire » (Ascher 2001, p. 11). La question de l’alimentation des villes apparaît ainsi comme une dimension essentielle du métabolisme urbain, du bien-être des populations urbaines et du développement des villes. Les marchés alimentaires organisés et contrôlés par le pouvoir et, à l’époque moderne (en France : jusqu’à la Révolution), les formes plus ou moins abouties de souveraineté alimentaire nationale ont progressivement laissé la place à une organisation décentralisée fondée sur les initiatives marchandes (Bognon 2015). Certes, la qualité des denrées alimentaires est aujourd’hui étroitement surveillée, mais, hors des périodes de crise, l’État n’intervient qu’à la marge4 dans l’organisation ou la régulation de l’approvisionnement alimentaire des villes et des populations, alors qu’il le fait en général (pour des raisons spécifiques) pour la distribution de médicaments et de psychotropes. Par ailleurs, l’agriculture et l’élevage font également l’objet d’une attention forte des pouvoirs publics, mais pas de manière centrale dans une perspective d’approvisionnement des populations. Ce désintérêt relatif n’est cependant pas irréversible et la tendance générale d’un développement conjoint de l’État moderne et d’un ensemble de services collectifs organisés en réseaux ne semble in fine guère contestable.

11André Guillerme (1991) montre, dans le cas français, les liens étroits entre l’invention de la notion de réseau et le pouvoir de l’État. Renate Mayntz (1995) analyse les grands réseaux de transports, d’énergie, de télécommunications comme des outils développés et mobilisés par les institutions étatiques dans une finalité de construction, d’exercice et de consolidation du pouvoir de l’État-nation. D’autres auteurs (Saunier et Ewen 2008 ; Ewen 2012 ; Le Galès 2003) soulignent que la co-construction de services collectifs et du pouvoir étatique vaut aussi pour le pouvoir local. Michael Mann (1984), à partir de travaux sur une histoire transnationale des formes de pouvoir de l’institution étatique, met en exergue le rôle du pouvoir infrastructurel (through society, qu’il distingue du pouvoir despotique, over society) dans le développement des institutions étatiques modernes. Cette distinction entre pouvoir infrastructurel et pouvoir despotique n’est d’ailleurs pas sans rappeler la distinction faite dans le droit administratif français entre services et police, conçus comme les deux modalités de la poursuite de finalités d’intérêt général et d’ordre public (tranquillité, sécurité, salubrité). Chandra Mukerji (2010), en s’appuyant sur son étude de la France du xvii^e siècle (an « important historical moment in Western state formation », p. 403), développe une distinction également intéressante pour notre propos entre pouvoir logistique, qu’elle définit comme « the ability to mobilize the natural world for political effect » (p. 402) et pouvoir stratégique (« the ability to dominate or exercise will in social encounters »). Nous partageons avec ces auteurs une conception de l’État non limitée à son statut de détenteur du monopole de la violence légitime (Weber 1963 [1919]).

12Cependant, cette condition étatique du développement des services collectifs (considérés comme) essentiels, si elle apparaît nécessaire, n’est pas suffisante pour faire advenir des services accessibles et effectivement utilisés par tous. Un tel développement universel suppose une conception intégratrice de la citoyenneté et une volonté politique de redistribution et de solidarité sociales (lutte contre l’insalubrité ou la pauvreté par exemple) ou a minima sur la reconnaissance de solidarités de fait (comme l’exposition aux épidémies de choléra, qui a favorisé le développement des réseaux d’assainissement et d’hygiène sociale) à l’échelle de la population (population urbaine puis, rapidement, nationale). En outre, dans un contexte donné (période historique, pays ou région du monde), les modalités de fourniture effective des services collectifs considérés comme essentiels, les conditions d’accès à ces services et les bénéfices tirés de leur usage dépendent de nombreux facteurs sur lesquels ils agissent en retour : organisation urbaine et territoriale ; pauvreté et autres formes d’inégalités sociales, culturelles, cognitives, physiques ou de santé ; représentations individuelles et collectives, normes sociales de « confort, hygiène et praticité » (Shove 2003) ; aspiration ou nonrecours aux services sociaux ; auto-sélection des parcours scolaires (Chauvel 2011 ; Maroy et Van Campenhoudt 2010) ; etc.

13Là encore, l’exemple des services en réseaux est éclairant. Ces services ont souvent été d’abord développés (à l’initiative d’opérateurs commerciaux) là où la rentabilité leur était assurée, dans les zones denses et au bénéfice des populations aisées, au détriment des zones périphériques et moins peuplées et des populations plus pauvres. Ils sont ainsi passés par une phase initiale de développement, parfois longue, pendant laquelle leur caractère essentiel n’était pas reconnu. Il en est allé ainsi de la fourniture d’eau potable à domicile comme de l’accès domestique à Internet (sur une période de temps beaucoup plus brève dans ce second cas). Parfois, ils ne deviennent jamais universels (le réseau de distribution de gaz naturel en France, par exemple). D’autres fois, ils disparaissent, remplacés par d’autres infrastructures (Offner 1995), comme, en France, le réseau des cabines téléphonique a été victime du développement de la téléphonie mobile. De temps à autre, de nouveaux services acquièrent un statut de services essentiels : on songe à la fourniture d’eau courante à domicile hier, aux services liés aux réseaux numériques de communication aujourd’hui, au climat intérieur des bâtiments (température, qualité de l’air) peut-être demain (Marvin et Rutherford 2018). Ajoutons que dans certains contextes, alors même que des services peuvent être considérés comme essentiels, ils se sont développés selon des modalités qui favorisent délibérément certaines portions du territoire ou de la population : les exemples de telles fractures abondent a fortiori dans les sociétés très inégalitaires ou fragmentées (voir à titre d’exemple « le lourd héritage de l’apartheid » évoqué par Marie Plancq-Tournadre [2004, p. 14-15] ou les vicissitudes historiques du développement des réseaux publics d’eau et d’assainissement à Buenos Aires restituées par Sarah Botton et Bernard de Gouvello [2008]).

14On a donc assisté, sur la longue durée, à une expansion tendancielle – quoique très disparate selon les domaines et selon les pays et parfois conflictuelle au sein des sociétés concernées – des services essentiels collectifs : expansion sociale allant dans certains cas jusqu’à une forme d’universalisation ; expansion à de nouveaux domaines de solidarité ; expansion spatiale dans la plupart des régions du monde. À partir de l’étude d’une grande diversité de cas au plan international, on peut avancer que cette expansion a reposé sur la combinaison de trois facteurs se confortant mutuellement (Coutard 2008) :

• une conviction suffisamment partagée (au sein de la population comme des gouvernants) que la solidarité entre tous les citoyens était bénéfique pour chacun ;
• l’existence d’institutions étatiques fondant leur puissance et leur légitimité sur leur capacité à maîtriser les principaux problèmes auxquels étaient confrontées les sociétés nationales (et à convaincre de cette maîtrise) ;
• l’amélioration du niveau de vie des populations, et l’élévation concomitante des aspirations individuelles et collectives à la protection tout au long de la vie, à de bonnes conditions de vie quotidienne et à un cadre de vie bénéfique.

15Il est important de souligner ici que l’avènement de services universels n’a eu historiquement aucun caractère universel. Les processus d’universalisation ont été de manière générale des processus hétérogènes, partiels, contestés, donnant même parfois lieu à des formes de désuniversalisation. Les sociétés fragmentées, les États dans lesquels les institutions étatiques sont moins puissantes ou moins légitimes, les pays pauvres ou très inégalitaires ont connu une expansion moindre des services collectifs essentiels. En outre, les pays ayant connu une détérioration de leur situation sur ces différents plans ont également été le cadre de formes plus ou moins marquées de rétraction de ces services.

16En outre, le fait que l’État organise la fourniture de services collectifs essentiels ne signifie pas que ces services atteignent effectivement les populations concernées. Les inégalités générales dans la société, les modalités concrètes d’accès aux services, les pratiques et stratégies des ménages et des entreprises affectent les formes des solidarités concrètes induites par ces services. Par exemple, les personnes les plus pauvres de la société tendent souvent à ne pas recourir aux services auxquels ils ont pourtant droit et qui leur sont même parfois spécifiquement destinés. Les personnes souffrant d’une forme ou d’une autre de handicap sont dans bien des cas empêchées de bénéficier de tel ou tel service. Les groupes favorisés cherchent souvent à éviter la proximité avec des groupes qui le sont moins au sein de services essentiels universels, comme en attestent les stratégies fréquentes d’évitement scolaire (Van Zanten 2001 ; Oberti 2007 ; François et Poupeau 2008). C’est donc en définitive en examinant l’offre de services essentiels collectifs du point de vue de la demande (des usages) que l’on peut en apprécier pleinement la signification sociale. Il s’agit en somme d’examiner les conditions de l’établissement d’un cercle vertueux entre solidarité sociale, offre universelle de services essentiels et usage effectivement universel de ces services.

Remise en cause du cadre étatique et nouvelle donne pour les services essentiels collectifs

17Les différences historiques et géographiques importantes observées dans le développement des services essentiels appellent donc une appréciation nuancée des processus à l’œuvre, qui n’ont aucun caractère universel ou inéluctable. Elles ne nous semblent cependant pas de nature à remettre en question l’existence, depuis le milieu du xx^e siècle au moins, d’un triple mouvement d’extension – sociale, sectorielle, spatiale – du domaine des services essentiels collectifs, associé au développement de formes plus ou moins poussées d’État providence et au renforcement des prérogatives et de la légitimité des institutions étatiques nationales et locales.

18Or, la période contemporaine est marquée, en Europe comme dans un grand nombre de pays au plan international, par un ensemble d’éléments interdépendants bousculant ce mouvement d’ensemble. On observe même, de manière de plus en plus affirmée, les ingrédients de ce qui pourrait constituer un mouvement inverse associant perte de légitimité et de puissance des institutions étatiques, rejet des solidarités sociales et formes diverses d’évasion, qu’elle soit fiscale, résidentielle, scolaire ou autre.

19Trois processus nous paraissent revêtir une importance particulière : l’affaiblissement de l’espace national comme espace de redistribution et de solidarité, en d’autres termes la crise de l’État providence, et l’aggravation des tensions et des inégalités sociales aux échelles nationale et locale ; une dilution des territorialités et des frontières étatiques, i.e., le fait que l’espace national soit un espace moins régulable (et donc moins pourvoyeur de régulations) qu’auparavant ; et des formes ambivalentes mais réelles d’atomisation des représentations et des pratiques.

Affaiblissement de la solidarité nationale et aggravation des inégalités intra-nationales

20La remise en cause de l’État comme cadre principal, voire unique, de solidarité et de redistribution n’est pas un phénomène véritablement nouveau. Mais la combinaison de facteurs de déstabilisation connaît depuis trois à quatre décennies un degré d’intensité inédit, même si cela ne signifie pas que l’État soit en crise sous toutes ses modalités (Levy 2006).

21La capacité des États à réguler les échanges économiques et les transactions financières, prélever l’impôt et lutter contre la fraude fiscale semble avoir atteint un niveau historiquement bas depuis au moins un demi-siècle ; leur capacité à organiser la solidarité nationale et la redistribution des revenus s’en trouve sensiblement fragilisée (Zucman 2013) ; et les représentants successifs des institutions étatiques semblent paradoxalement soucieux de contribuer activement à cette déconstruction (cf. par exemple la situation délétère de concurrence fiscale et sociale au sein même de l’Union européenne). Cette autorité de l’État mise au service d’un disempowerment des institutions étatiques en matière économique, sociale et fiscale est l’un des aspects fondamentaux de l’ère néolibérale (Le Galès 2016).

22Cette crise de la solidarité se traduit par un accroissement des inégalités de revenus, de conditions de vie et de destin des personnes et des ménages, quand bien même la quantité de richesses continue d’augmenter globalement et (à peu près partout) régionalement. Ce hiatus contribue à exacerber les tensions afférentes au sein même des sociétés nationales et à saper la légitimité des institutions étatiques, alors que l’espace national reste manifestement aux yeux d’une fraction importante des populations l’espace principal d’organisation, de solidarité et de protection sociales dans un monde où les tensions géopolitiques, les menaces globales et les dégradations de l’environnement planétaire s’aggravent. En outre, l’élévation du niveau général d’éducation et d’information rend les situations d’inégalité de condition ou de destin plus frustrantes et moins soutenables socialement et politiquement.

23Les inégalités perçues comme problématiques ne sont pas (ou plus) exclusivement des inégalités de revenus. Les inégalités de santé, notamment, revêtent une importance croissante. Déjà très marquées au sein des populations nationales même dans les pays les plus riches (il suffit de considérer les écarts d’espérance de vie entre les cadres et les ouvriers), elles se diversifient et (donc) s’accentuent, par effet d’accumulation, sous l’influence de différents facteurs : vieillissement de la population et pathologies associées, développement de l’obésité et du diabète (en lien avec les modes de vie, les pratiques alimentaires, la consommation de tabac et d’alcool), développement des pathologies environnementales (cancers, allergies, électrosensibilité). Toutes ces pathologies ne sont pas distribuées de manière socialement inégale et leur développement est en partie compensé par les progrès de la médecine, mais les conditions d’accès aux soins et la qualité de vie des personnes malades sont socialement très différenciées. Cela appelle à n’en pas douter un aggiornamento des formes de solidarité et de protection, ainsi que des pratiques d’aménagement et de gestion des milieux de vie (réduction des sources de nuisance et protection contre les pollutions, accroissement des possibilités de mobilité active, amélioration de l’accessibilité urbaine pour les personnes handicapées ou peu mobiles, etc.).

Fragilisation des territorialités nationales

24La mondialisation économique et ses circulations, les changements environnementaux planétaires, l’essor des réseaux numériques de communication dans tous les domaines de la vie sociale et économique, ces transformations au long cours percutent de manières diverses frontières étatiques et territorialités nationales. Elles nourrissent une exacerbation du sentiment que les principaux enjeux ne peuvent plus se traiter au niveau national, que les frontières sont poreuses et les flux incontrôlables5, que le lien au territoire se distend, que les relations de proximité (même si elles restent importantes) déclinent par rapport aux relations à distance, que les institutions étatiques ont moins de prise sur l’organisation des territoires et de la société.

25De fait, tensions internationales croissantes, changements environnementaux ou épidémies planétaires, instabilité financière, inégalités croissantes aux niveaux national, régional et international produisent, de plus en plus souvent de manière combinée, des effets potentiellement très déstabilisants sur les sociétés nationales. Les institutions étatiques sont confrontées à la multiplication, à l’aggravation et à l’interdépendance croissante de risques globaux, c’est-à-dire les risques de toutes natures (géopolitiques, technologiques, environnementaux, sociaux, économiques...) dont la dynamique s’opère à l’échelle planétaire ou qui ont des implications planétaires, et qui se situent donc au-delà du domaine maîtrisé par chaque État. L’incapacité avérée ou perçue des institutions étatiques à prémunir la société de ces risques est une source puissante d’inquiétude sociale et de perte de légitimité de l’État (cf. chap. 9). Entre « rêves de déconnexion » (Lopez 2014) et projets d’autosuffisance (voire d’autarcie) locale, d’une part, appel à l’instauration de biens, de services, d’aménités ou d’espaces communs mondiaux, d’autre part, le niveau national d’organisation des solidarités, de la sécurité et de la protection contre les risques – au plan social mais aussi, et indissociablement, au plan géopolitique et environnemental – est bousculé.

Atomisation des représentations et des pratiques

26La modernité réflexive (Beck 2001 ; Giddens 1990) se caractérise par une autonomisation et une singularisation croissantes des individus et les implications de ces processus sur (au sein de) la société constituent un enjeu majeur des sciences sociales contemporaines. Nourris par des socialisations multiples (Lahire 1998) déjà soulignées dans les travaux de l’école de Chicago, ces processus se traduisent par une différenciation croissante des pratiques, des représentations et des aspirations. Les technologies numériques soutiennent et outillent ce mouvement de fond (cf. encadré ci-dessous).

27Les possibilités offertes par les technologies numériques en matière de ciblage fin de l’offre de services nourrissent une approche consumériste des services essentiels, tendance notable de l’ère contemporaine. Chacune, chacun est désormais, en théorie, en mesure de se constituer un environnement serviciel et infrastructurel sur mesure, en s’affranchissant donc du prêt-à-porter infrastructurel et des services homogènes qui prévalaient il y a deux décennies encore. Les membres des groupes sociaux favorisés, mais aussi de groupes intermédiaires, ne se satisfont plus d’aménités ou de services standard, en matière environnementale, sanitaire, alimentaire ou scolaire, etc. et sont à la recherche de prestations spécifiquement adaptées à leur situation (telle qu’ils se la représentent). Ces possibilités techniques nourrissent une atomisation des représentations et des pratiques, moins peut-être à l’échelle des individus qu’à l’échelle de communautés d’intérêt souvent microscopiques et généralement éphémères avec lesquelles les individus entretiennent des liens multiples d’appartenance simultanée ou successive.

28De manière insidieuse, ces évolutions concourent au sentiment d’une dissolution de l’État et des grandes infrastructures techniques, au profit de l’avènement d’une souveraineté des individus outillés (par leurs assistants numériques) dans l’organisation de leurs activités. Elle occulte à la fois les effets de l’entre-soi augmenté par les possibilités des technologies de communication numériques et l’essor de formes inédites de pouvoir infrastructurel – le pouvoir acquis par les entités, publiques (étatiques) mais surtout privées, qui contrôlent les infrastructures numériques – dans tous les domaines de la vie quotidienne.

Des institutions étatiques remises en cause

29Les évolutions que nous venons de décrire alimentent un affaiblissement de l’institution étatique elle-même sous sa forme d’État providence procurant solidarité, assurance et sécurité sociales. La légitimité de l’État est contestée et ses prérogatives y compris régaliennes se fracturent (monopole de la violence légitime, maintien de l’ordre public, contrôle des frontières...) dans un contexte de tensions croissantes au sein des sociétés nationales. Les formes établies de maîtrise publique des organisations sociales ou des territoires sont ébranlées, comme les institutions et les grands systèmes techniques en charge de la fourniture de services essentiels reconfigurés par la libéralisation et l’avènement d’algorithmes de sélection, de simulation et d’optimisation d’une puissance inédite. La perte de légitimité de l’État et celle des grands systèmes techniques se nourrissent mutuellement, comme en attestent les initiatives marginales mais symptomatiques des débranchés (off-gridders) (cf. encadré ci-dessous).

Trois enjeux prospectifs

30Désintégration des grands systèmes techniques, atomisation des pratiques et des représentations, perte de puissance, de centralité et de légitimité de l’État constituent un contexte propice à une déstabilisation profonde des services essentiels et des institutions qui les procurent. D’un point de vue prospectif, les recherches sur les services essentiels se trouvent ainsi confrontées, au moins, à un triple défi : l’aggiornamento nécessaire de l’économie politique des services essentiels, les questions posées par les enjeux de protection contre les risques globaux et l’appréhension des effets à long terme d’une marchandisation généralisée des services essentiels de la vie quotidienne.

Une nouvelle économie politique des services essentiels

31Les processus évoqués dans la section précédente sont susceptibles de contribuer à des transformations profondes des services existants. Ces transformations pourraient notamment comprendre une diversification croissante des configurations sociotechniques mises en œuvre pour fournir ces services, allant du grand système technique étatique, monopolistique et homogène aux services informels bricolés à l’échelle d’un quartier par des prestataires autodésignés en passant par des configurations variées en termes d’échelle d’organisation, de sophistication technologique et de régulations collectives, et le plus souvent combinant ou hybridant différentes configurations de fourniture (Jaglin 2014).

32Ces processus peuvent en outre concourir à l’émergence de nouveaux services destinés à la population, en lien avec l’évolution des préoccupations collectives (changements environnementaux planétaires, pathologies, terrorisme, etc.). Parmi les nouveaux services possibles : la qualité de l’air et des environnements urbains plus largement, que nous avons déjà évoquée ; le climat urbain ; l’approvisionnement alimentaire des agglomérations ; la logistique urbaine ; les services à la personne ; les services à distance (télémédecine, téléenseignement) ; la circulation de véhicules autonomes ; la distribution dans l’espace des ondes électromagnétiques ; etc.

33Qu’il s’agisse de services existants ou des services nouveaux, une question essentielle continuera d’être celle de leur universalité : seront-ils accessibles à tous ou non, et dans des conditions égales, ou du moins comparables, ou pas ? S’il s’agit de services universels : seront-ils plutôt homogènes ou plutôt différenciés, dans un contexte où la numérisation généralisée rend la différenciation des services collectifs techniquement plus aisée et économiquement moins coûteuse qu’auparavant ? Des services sur mesure sont-ils nécessairement producteurs d’inégalités, et sinon, à quelles conditions pourrait-ce ne pas être le cas ? Quelles devraient être les préoccupations ou les missions prioritaires de la puissance publique et à quelles échelles spatiales et institutionnelles ? Et quels seront les instruments d’action les plus appropriés ?

34En outre, les formes d’inégalité dans l’accès aux différents services (logement et services liés, éducation, santé, communication, mobilité...) et dans les conditions de vie plus généralement ont-elles vocation à être toujours cumulatives et/ou à façonner de manière toujours plus contraignante les trajectoires de vie ? Ce questionnement classique revêt peut-être une actualité prospective inédite dans un monde où la sécession territoriale, environnementale et sanitaire des groupes sociaux privilégiés est facilitée.

35Une approche en termes d’économie politique des services essentiels, c’est-à-dire considérant les rapports de pouvoir et les intérêts sociaux en jeu dans les agencements économiques afférents, devra être attentive à la répartition des coûts (tendanciellement croissants, cf. encadré ci-dessous) et des bénéfices des configurations futures des services essentiels : quels services pour quels bénéficiaires, à quelles conditions ? Et qui en supportera le coût : contribuables, bénéficiaires, autres usagers ? Quelles péréquations, quels systèmes de redistribution ? Cette économie politique devra donc nécessairement être attentive aux formes de justice et d’injustice véhiculées par la collecte des impôts et la dépense publique, dans un contexte d’accroissement tendanciel du coût des services. Cela fait écho à l’enjeu historique de pacification des sociétés urbaines et de leurs territoires auquel l’accès aux services essentiels a partiellement répondu comme le montrent les travaux d’Annie Fourcaut (2000b) sur la résorption des lotissements défectueux, sur les bidonvilles et sur la rénovation urbaine en France.

36Cependant, on observe également des mobilisations accrues (stratégies de compensation, auto-organisation en petits collectifs, mobilisations collectives plus institutionnalisées) favorisant des formes d’organisation plus diverses des services collectifs. Or, pour les raisons exposées plus haut, une rétraction des services essentiels est possible dans certains domaines ou au détriment de certains espaces. La diversité des aspirations des populations, des traductions politiques dont elles font – ou non – l’objet et des réponses qu’elles reçoivent dessine ainsi une autre économie politique des services essentiels.

Prévention et solidarité vis-à-vis des nouveaux risques

37La « société du risque » telle que conceptualisée par Ulrich Beck (2001) – qui a désigné par cette expression la condition des sociétés contemporaines confrontées aux conséquences économiques, sociales, anthropologiques même, de la modernité industrielle – a de beaux jours devant elle. De fait, les mutations à l’œuvre sont porteuses de risques majeurs ; ceux-ci peuvent susciter des formes nouvelles d’action collective visant le bénéfice du plus grand nombre ou, au contraire, favoriser l’avènement d’un futur (plus ou moins) dystopique, associé au ciblage des dispositifs sécuritaires à l’échelle des individus. Parmi ces mutations, on peut évoquer notamment : la redistribution planétaire du pouvoir économique et des richesses8, qui nourrit des tensions géopolitiques croissantes ; les menaces sur l’environnement planétaire résultant de l’accumulation et de l’intensification des pressions sur les ressources et les milieux (cf. chap. 7) ; les potentialités immenses de la numérisation, des bio- et nanotechnologies, qui peuvent conduire à des formes très diverses – plus ou moins progressistes et solidaires – de recomposition du social, de l’urbanité et de la condition humaine.

38Une fonction essentielle de l’État (comme forme prédominante d’organisation des sociétés) dans les prochaines décennies devrait ainsi concerner la protection des citoyens contre des formes de risques profondément renouvelées par la mise en œuvre de formes appropriées de solidarité au sein des communautés humaines. La puissance publique peut (plus ou moins) choisir d’agir, à différents niveaux, plutôt sur les causes ou plutôt sur les conséquences des sources de tension sociale, géopolitique, environnementale... Mais les institutions étatiques auront-elles la légitimité et la puissance nécessaires ?

39Les sociétés urbaines et les espaces urbanisés présentent à cet égard des enjeux spécifiques. Ainsi, toutes les configurations urbaines ne sont pas équivalentes en matière d’organisation des services collectifs ni en matière de capacité d’adaptation aux situations de défaillance, de crise. Une urbanisation peu dense, par exemple, souvent dénoncée pour la consommation énergétique élevée qu’elle induirait (dans le logement et pour les déplacements) est peut-être plus problématique du point de vue des conséquences négatives que pourrait engendrer, pour les habitants de ces tissus urbains dépendants de l’automobile, un accroissement massif du coût de la mobilité individuelle.

Les services essentiels au défi de la marchandisation : vers une approche en termes de communs ?

40Dans la lignée d’Elinor Ostrom (1990), on désigne ici par communs les ressources, biens ou services se caractérisant par une forte difficulté d’exclure un bénéficiaire potentiel (« high difficulty of excluding potential beneficiaries ») et une soustractibilité de l’usage élevée (« high substractibility of use »). Communs et services collectifs essentiels ont partie liée : les services concernent souvent la transformation et l’emploi de ressources naturelles9, la protection (ou la détérioration) des milieux et de l’environnement à différentes échelles, des biens communs comme la santé, l’éducation, les espaces publics, l’ordre public.

41Or la gestion des biens communs est aujourd’hui un enjeu majeur, qu’il s’agisse du climat, des ressources non renouvelables, des milieux, de la santé, de la qualité de l’alimentation ou des espaces publics, de l’éducation, de la sécurité... dont la détérioration exacerbe les frustrations et les tensions sociales. Le bon état sanitaire des sociétés urbaines a été un important levier de développement des services d’assainissement à partir du xix^e siècle, précisément dans la mesure où les risques d’épidémies étaient susceptibles d’atteindre sans discernement riches et pauvres, faibles et puissants. C’est moins le cas aujourd’hui, même si les réflexions à propos de ce que pourrait être un urbanisme favorable à la (bonne) santé connaissent depuis peu un nouvel essor (autour d’enjeux de qualité de l’air et de lutte contre l’obésité et les maladies cardiovasculaires, par exemple). Les qualités des environnements urbains (caractérisés par la concentration de particules ou d’ondes électromagnétiques, le niveau de bruit, l’intensité des phénomènes d’îlot de chaleur, etc.) pourraient-elles devenir les nouveaux biens communs urbains ?

42Appréhender les services sous l’angle de la gestion des communs soulève donc des questions de principe, de catégorisation, de finalités et renouvelle les manières de comprendre la valeur sociale des services essentiels collectifs et, en définitive, la question de savoir si on peut envisager des services essentiels sans l’État. Mais la perspective des communs présente deux vertus heuristiques supplémentaires. D’une part, elle permet d’appréhender les formes émergentes de pratiques collectives et d’organisation a-étatique, c’est-à-dire de formes d’action collective visant la production d’un service d’intérêt commun sans présupposer l’existence d’institutions étatiques en charge d’établir les règles de cette action collective. D’autre part, elle attire l’attention sur les formes concrètes de la fourniture des services, de l’accès à ces services et de leur usage. Quelles sont (seront) les formes les plus efficaces, durables, légitimes d’organisation en termes de production, mobilisation, répartition et préservation de ces biens communs ? Comment maîtriser les inégalités dans l’accès aux biens communs et garantir qu’ils ne deviendront pas des biens de club réservés à l’usage exclusif de quelques-uns ? Des formes de gouvernance adaptées à des biens communs peuvent-elles permettre de dépasser à la fois les limites de la marchandisation généralisée des services essentiels et celles d’un service public désincarné, celles-ci nourrissant celle-là ? L’exemple de l’éducation (cf. encadré ci-dessous) ouvre des perspectives dans ce sens.

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43En définitive, la question de la prise en charge collective et pérenne des services essentiels renvoie au problème de la (re)constitution d’un monde commun – ou de mondes communs à toutes les échelles –, c’est-à-dire d’un monde, entendu à la fois comme espace politique et comme milieu de vie, dont les protagonistes s’accordent pour partager une communauté de destin. La période actuelle ne s’y prête guère si l’on considère les éléments mis en exergue dans ce chapitre. Pourtant, sans monde commun et, donc, consentement collectif à ce monde commun, point de solidarités et de paix sociales et point de services essentiels. Mais l’inverse est également vrai – ce que les diverses parties prenantes (pouvoir publics, entreprises, citoyens...) ignorent ou oublient parfois. Pour la recherche, il ne s’agit ni plus ni moins que d’éclairer les liens dynamiques, complexes et puissants, entre monde commun idéel et monde commun matériel.