5. La mort de l’urbain et le règne de la (grande) ville ?
p. 107-123
Texte intégral
1Le fameux article de Françoise Choay de 1994, intitulé « Le règne de l’urbain et la mort de la ville », reste une référence majeure de la recherche urbaine. Pourtant, les villes, du moins les plus grandes, sont tout sauf mortes. Alors que les médias mettent en avant l’urbanisation croissante du monde (le franchissement du seuil de 50 % de l’humanité vivant « en ville » a particulièrement marqué les esprits) et alors que les chercheurs débattent sur la généralisation de l’urbain (Brenner 2014), celui-ci semble de moins en moins homogène. Des géographes et des spécialistes de l’économie géographique, tels qu’en Grande-Bretagne Peter Taylor (2004) ou en France Laurent Davezies (2008), mettent en avant un monde divisé entre des grandes villes, les métropoles, bien intégrées dans les circuits de l’économie globale, et d’autres espaces, qui comptent eux aussi des villes, parfois importantes, mais qui seraient dépendants des métropoles. Plus encore, les lieux où la densité et la diversité sont les plus élevées, au centre des grandes villes, sont toujours un peu plus associés aux acteurs politiques, symboliques et économiques majeurs. Dans le monde nord-américain, le retour en grâce des centres des métropoles est présenté comme un renversement inattendu de l’histoire, voire comme une véritable révolution (Ehrenhalt 2012 ; Katz et Bradley 2013 ; Gallagher 2013). Ces villes concentrent les catégories supérieures, les patrimoines immobiliers, les sièges sociaux des entreprises, les lieux de pouvoirs politiques et symboliques, etc. Elles sont plus que jamais des lieux privilégiés d’accumulation et de réinvestissement du capital notamment depuis que la désindustrialisation les a débarrassées d’un certain nombre de nuisances liées aux activités manufacturières (cf. chap. 15). Ainsi, dans les imaginaires, les discours et les pratiques, les grandes villes et les métropoles sont perçues comme les « espaces qui gagnent », voire comme les « espaces des gagnants ». Elles font l’objet d’une forte valorisation dans les discours politiques et publicitaires et sont aussi au cœur des stratégies d’investissement et de localisation d’activités économiques.
2Ce récit du triomphe des grandes villes, qui donne à voir une opposition trop nette entre un archipel urbain peuplé de nantis et des espaces périphériques (banlieues, rural, petites villes) voués à la relégation, doit certes être nuancé. Des travaux récents en Inde, par exemple, ont décrypté les mécanismes d’une urbanisation « subalterne », où des petites villes se développent indépendamment des processus de métropolisation (Denis et Zérah 2017). En outre, les grandes villes, des Nords comme des Suds, sont les espaces où l’on constate aussi les situations les plus criantes de pauvreté, d’inégalités et de ségrégation. Ces aspects sont bien mis en évidence dans d’autres chapitres du livre et ne sont donc pas rappelés ici (cf. chap. 11). Il convient aussi de préciser, au regard de certains débats sur l’urbanité et ses gradients, que l’enjeu n’est pas ici de prendre une position morale sur la grande ville. Il s’agit plutôt de mettre en évidence des mécanismes de domination liés aux grandes concentrations humaines, des phénomènes d’hégémonie métropolitaine, que les théories sur l’urbain généralisé peuvent parfois masquer. Enfin, on ne saurait se contenter du récit d’une domination urbaine et métropolitaine unilatérale. Il convient aussi de renverser la perspective et de s’interroger sur les situations dans lesquelles c’est la grande ville qui est dominée par des espaces qui s’en distinguent et se construisent contre elle.
3Autre nuance par rapport aux discours qui réduisent les métropoles aux tours des centres d’affaires, les grandes villes dont il est question dans ce chapitre ne constituent pas une classe statistique bien délimitée. Elles ne se bornent pas non plus à une forme urbaine donnée ni ne recouvrent un périmètre préétabli. Les squats qui s’intercalent dans les interstices urbains ou les nappes pavillonnaires qui s’étalent à perte de vue autour de Los Angeles ou de Mexico font partie de la dynamique de ces grandes métropoles. Ce chapitre distingue au demeurant deux échelles, l’une interne aux métropoles en se concentrant sur la relation entre les cœurs métropolitains et leurs abords immédiats (y compris les couronnes périurbaines), l’autre plus large en se penchant sur la relation entre les métropoles (banlieues et couronnes périurbaines incluses) et les territoires qu’il est devenu courant, en France, de qualifier de périphériques. D’autres échelles et d’autres rapports territoriaux auraient bien sûr pu être considérés, notamment pour certaines villes des Suds, où les centres historiques n’ont pas toujours l’importance qu’ils ont en Europe.
4Les questions soulevées par la domination des grandes villes sont traitées selon quatre registres, en dialogue principalement avec les travaux portant sur les villes des Nords. Ces registres s’entremêlent évidemment, mais il semble possible et pertinent pour la clarté de l’exposé de les distinguer. Ce chapitre aborde ainsi successivement les contenus symboliques et moraux des identités territoriales, les pratiques des ménages (notamment en termes de choix résidentiels et de mobilité), les rapports politiques entre territoires et enfin les dimensions économiques des rapports entre les grands centres urbains et leurs banlieues ou couronnes périurbaines plus ou moins éloignées.
Une identité urbaine dominée par les centres des grandes villes ?
5Déjà émise par Henri Lefebvre il y a plusieurs décennies, l’idée d’un urbain généralisé s’est imposée dans les débats (Brenner 2014). Mais généralisation ne signifie pas égalisation des conditions, loin de là. Peut-on aujourd’hui envisager sur le même plan des espaces urbanisés aussi différents qu’un centre-ville historique, des quartiers péricentraux gentrifiés, des banlieues de grandes villes paupérisées, des banlieues résidentielles aisées, du périurbain lointain, un centre de petite ville, un bourg ou même un village ?
6Dans les discours des urbanistes et des aménageurs, il n’y a clairement pas d’équivalence : les hautes densités, les lieux de grande intensité associés aux cœurs des grandes métropoles sont placés en haut des échelles normatives et évaluatives. Cette hiérarchie est naturalisée par la mise en avant de diverses vertus économiques et environnementales. Il convient d’en explorer les parts symboliques et morales. En effet, au xxe siècle, les centres des grandes métropoles n’ont longtemps pas eu bonne presse parmi les urbanistes (Genestier 2007). Encore aujourd’hui, la critique des grands monstres urbains reste répandue dans les médias. La densité est toujours réputée effrayer nos contemporains dont l’idéal résidentiel resterait très majoritairement la maison individuelle. Cela étant, les discours dominants ont beaucoup évolué. Il faudrait plusieurs pages pour présenter et expliquer cette évolution et on se contentera ici de quelques éléments. Ainsi, alors que les écologistes rejetaient la ville et son béton dans les années 1970, beaucoup promeuvent aujourd’hui la densité, parfois même jusqu’à l’extrême. Dans les travaux qui lient densité et consommation d’énergie dans les transports, Hong Kong apparaît comme une ville idéale (Munafo 2016). De même, l’appréciation de l’intérêt économique des grandes concentrations urbaines a changé. Au cours des années 1980, de problème, la grande ville est devenue un atout pour l’insertion dans des économies qui commençaient à se globaliser (voir quatrième section de ce chapitre). Et les cœurs de grande ville, dont la densité était autrefois considérée comme source de congestion, voient aujourd’hui cette même densité mise en avant comme favorable à la marche et aux transports en commun. Les centres de grande ville sont aussi devenus des hauts lieux de tourisme et de loisirs, associés aux grands événements qui rythment la vie culturelle de la planète. Bref, le modèle incarné par les cœurs des grandes métropoles, fait de fortes densités et d’un haut degré de diversité, loin d’être considéré comme pathologique, est devenu un idéal pour les urbanistes et les aménageurs.
7Dans ce contexte, les questions qui peuvent se poser pour la recherche sont de plusieurs ordres. Il conviendrait tout d’abord de porter un regard historique sur ces changements afin de les situer, de les contextualiser et de déterminer leur part symbolique. Des travaux existent sur l’évolution internationale du regard porté sur la densité (Touati 2010), mais le sujet reste encore à approfondir. Une autre voie importante pour la recherche, complémentaire de la précédente, réside dans la critique, et donc la dénaturalisation, de certaines des vertus prêtées à la densité. Dans la recherche francophone, les thèses récentes d’Hélène Nessi (2013) et de Sébastien Munafo (2016) apportent des contributions importantes mais les débats sont loin d’être clos. Une dernière piste consisterait à travailler sur des modèles d’urbanisme qui s’écartent de celui de la grande ville dense et animée. Par exemple, pourquoi et comment l’idée que les petites villes pourraient être des clés du développement durable (idée défendue entre autres par Knox et Meyer 2009) peine-t-elle à s’imposer dans le milieu des urbanistes ?
8Dans la domination symbolique des grands centres urbains, une place clé est occupée par le débat sur l’urbanité et sur la valeur expérientielle de la vie dans les grands centres urbains. Pour Choay, l’urbanité, comme « ajustement réciproque d’une forme de tissu urbain et d’une forme de convivialité » (1994, p. 28), varie selon les morphologies urbaines. Pour la philosophe, les formes typiques des périphéries des métropoles manquent d’urbanité, par contraste entre autres avec l’urbanisme haussmannien et avec celui des centres historiques. Cette idée a été largement reprise et domine aujourd’hui les débats intellectuels autour de la ville, du moins au Nord. Même aux États-Unis, pays emblématique de la suburb, la valorisation de l’urbanité, de marginale, est devenue dominante.
9Chez Choay, l’éloge du mélange et de la densité au nom de l’urbanité restait modéré (avec une valorisation de « l’échelle humaine »). Cette modération n’est plus de mise, comme l’illustre aux États-Unis une série d’ouvrages récents qui font l’éloge des centres les plus denses (Glaeser 2011). En France, Jacques Lévy et Michel Lussault (Lussault 2003 ; Lévy 2007 et 2013) conceptualisent l’urbanité comme une combinaison de densité et de diversité selon un gradient qui irait des centres des grandes métropoles aux territoires ruraux (qualifiés d’infra-urbains) en passant par les couronnes périurbaines. Si pour Lévy et Lussault, l’urbain s’est bel et bien généralisé, la dilution de l’urbanité serait très relative et celle-ci serait toujours autant l’apanage des grandes villes et plus particulièrement de leurs centres. Dans cette perspective, les espaces où la densité et la diversité sont moins fortes se trouvent dépréciés. Même si la hiérarchisation normative et évaluative des espaces n’est pas au cœur de l’idée de gradient telle que pensée par Lévy, il n’en reste pas moins qu’elle est utilisée dans une logique allant du plus vers le moins. Ces gradients, et la lecture politique qui en est faite, contribuent à établir une forme de domination morale des grandes villes sur le reste du territoire, tout comme une sorte d’échelle de modernité installe les villes globales en position dominante par rapport aux autres métropoles de la planète (Robinson 2005).
10Ceci indique au moins deux directions pour les recherches à venir. En premier lieu, il s’agit de prolonger la critique des fondements empiriques de la hiérarchisation symbolique et morale des espaces à partir de leurs caractéristiques morphologiques. Le débat est ancien, avec notamment l’opposition entre William Whyte et Herbert Gans (dont l’étude sur les Levittowners a fait date), mais il est toujours vif, en France (Ripoll et Rivière 2007 ; Charmes et al. 2013) comme ailleurs (Lassiter 2013 ; Sellers et al. 2013). Et il reste encore des questions à creuser, notamment au sujet de l’urbanité des territoires ruraux ou des banlieues paupérisées. En second lieu, il conviendrait d’interroger les sources de la domination morale et symbolique actuelle des grands centres métropolitains sur les identités urbaines. Aux États-Unis, cette domination s’affirme de façon d’autant plus spectaculaire aujourd’hui qu’elle vient après une longue période de domination des territoires suburbains. Peut-on analyser le mouvement actuel en termes de revanche ? La victoire symbolique et morale des grands centres urbains n’est-elle pas aujourd’hui menacée par de nouvelles critiques (Faburel 2018) ?
11La domination symbolique et morale des grands centres urbains s’exprime également dans l’analyse des scrutins électoraux, entre votes qualifiés d’extrêmes, renvoyés à la protestation, la colère, le ressentiment et votes dits raisonnables, soucieux du consensus et de l’équilibre entre les intérêts. Lors des grandes élections qui ont dernièrement mobilisé l’attention internationale, de nombreux commentateurs ont fait le constat que les grandes villes résistent mieux aux votes définis comme extrêmes. Aux États-Unis, de nombreux articles ont souligné que le vote en faveur de Donald Trump était particulièrement fort hors des métropoles. De la même manière, le Brexit a été largement rejeté au cœur des grandes métropoles britanniques. En France, c’est le vote en faveur du Rassemblement national qui semble distinguer les cœurs des métropoles de leurs périphéries périurbaines et des territoires situés au-delà. Cette division paraît également pertinente dans un bon nombre des pays des Suds où l’affirmation des grandes villes comme moteur économique et le creusement des inégalités sociales vont de pair et produisent des différenciations territoriales des comportements électoraux.
12Face à ces évolutions, une question continue d’être posée à la recherche : comment expliquer la corrélation qui semble se dessiner entre d’un côté des valeurs et attitudes politiques ainsi que des alignements partisans, et d’un autre côté le rapport au territoire, et plus particulièrement la place de la métropole dans les pratiques de l’espace (de mobilité, de choix résidentiel, de sociabilité) ? De nombreuses recherches ont été conduites sur le vote en faveur du Front national (Huc 2017) ou de Trump (Guest 2016). La question est cependant loin d’être épuisée. À l’instar des effets de quartier, les effets de la localité sur le vote sont particulièrement difficiles à déterminer, entre effets de contexte et effets de composition notamment (Sellers et al. 2013). Beaucoup reste à faire pour savoir s’il existe une variable spécifique, celle du rapport au fait métropolitain et à tout ce qui lui est associé, qui déterminerait les attitudes politiques et les choix de vie et dont le poids pourrait être distingué de celui d’autres variables (de classe notamment).
13Si l’on prend au sérieux (et tout pousse à le faire) l’hypothèse du poids propre d’une condition métropolitaine, on peut alors examiner la manière dont la montée en puissance de ce déterminant des attitudes politiques conduit à une recomposition du paysage politique et partisan. Y a-t-il des forces politiques qui incarnent les valeurs et l’imaginaire métropolitains ? D’autres se construisent-elles, à l’inverse, essentiellement à partir du rejet que le couple globalisation-métropolisation suscite dans la population ? Comment les partis, en leur sein, sont-ils travaillés par cette question du métropolitain ? La question vaut d’être posée pour explorer l’effet de ciseau qui semble caractériser les attitudes politiques des populations des métropoles et celles des territoires périphériques ou non métropolisés. Est-ce que ces logiques s’articulent à des formes de domination morale et symbolique ? Comment les métropoles profitentelles des dynamiques économiques et politiques contemporaines pour asseoir leur domination sur le reste de l’espace ? Jusqu’où cela peut-il susciter une conscience anti-métropolitaine ?
14Ces questions doivent être mises en perspective en se penchant sur ce qui se passe à l’intérieur des espaces métropolitains. Le fait qu’une vaste majorité des grandes villes françaises ait placé Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon en tête au premier tour de l’élection présidentielle de 2017 montre que les clivages sur ce que devraient être la globalisation et la métropolisation traversent aussi les métropoles.
Les pratiques des classes supérieures au cœur de la domination des centres de grande ville
15Le retour de la grande ville converge avec des dynamiques sociospatiales favorables aux grands centres urbains. En témoigne l’inflation internationale de publications sur la gentrification, que certains chercheurs en France ont aussi appelée le retour au centre. Ces publications portent d’abord sur des grands centres métropolitains : Londres, Paris, New York, Barcelone et plus récemment Rio de Janeiro, Shanghai, Johannesburg, Mumbai (Lees et al. 2016). Depuis quelques années, le sujet a même envahi le débat public.
16Parallèlement, les expériences urbaines les plus valorisées tendent à être celles effectuées quotidiennement par les gentrifieurs des grandes métropoles. Semble émerger un modèle de vie métropolitaine, véhiculé entre autres par des revues destinées aux cadres internationaux telles que Monocle. Un réseau mondial se constitue ainsi autour de grandes métropoles qui tendent à proposer des expériences convergentes. Faire du vélo, bruncher, manger un burger en terrasse, s’approprier temporairement des espaces en friche à des fins artistiques ou créatives, autant d’expériences urbaines que les catégories supérieures attendent des centres-villes de métropole. On peut s’interroger sur le point de savoir jusqu’où les expériences urbaines diffèrent entre les quartiers gentrifiés d’Amsterdam, Malmö, Paris, Londres ou New York. On peut aussi s’interroger sur certains paradoxes de la standardisation de pratiques urbaines et expériences présentées comme alternatives (à l’instar des espaces en friche appropriés à des fins créatives, tels que Les Frigos ou Les Grands Voisins à Paris). Cette question se pose surtout pour les métropoles des Nords, mais de plus en plus, des grandes villes des Suds sont également concernées. Les friches industrielles dont on parle se trouvent aussi à Shanghai par exemple et les derniers cafés à la mode peuvent être à Bangkok.
17Tout cela pose aussi question en termes de politiques. En quoi les pratiques urbaines des catégories supérieures donnent-elles le ton ? Jusqu’où la grande ville impulse-t-elle les tendances, avec les modes de vie de ses gentrifieurs et autres représentants des classes créatives ? On connaît l’influence de Richard Florida dont les travaux sont devenus prescripteurs de politiques de développement économique fondées sur l’attraction de talents via l’offre d’un cadre de vie adapté à leurs attentes. Les modèles de politiques urbaines qui en découlent sont-ils adaptés aux centres des villes moyennes par exemple ?
18On peut également s’interroger sur les résistances et les contre-tendances. En premier lieu, le modèle du quartier bourgeois traditionnel est-il condamné au déclin ? Ensuite, quelles sont les initiatives et les pratiques opposées à la gentrification, tant du côté des populations locales, victimes de la gentrification, que du côté des politiques publiques, avec par exemple de grands centres urbains qui rencontrent des problèmes pour loger des populations essentielles à leur bon fonctionnement (Launay 2010) ? Enfin, quelle est l’actualité de la notion de gentrification rurale ? Cette notion occupe depuis longtemps une place importante dans le débat britannique et commence à s’installer en France (Richard 2017 ; Lees et Phillips 2018). Existe-t-il là des dynamiques significatives porteuses d’autres modèles résidentiels que celui du centre ou de la proche banlieue de métropole ? Des questions similaires pourraient être posées à propos des petites villes.
19On peut aussi aborder ces questions à partir des grandes villes des Suds où, nonobstant les éléments de convergence mentionnés plus haut, les problématiques dominantes sont différentes. La valorisation des localisations les plus centrales par les classes supérieures est souvent plus limitée et les acteurs privés du développement urbain multiplient les enclaves multifonctionnelles et bien équipées destinées aux classes moyennes et aisées, le plus souvent en périphérie mais également dans les cœurs des grandes villes, selon un modèle d’urbanisme, largement inspiré à la fois de l’Occident et de l’Asie orientale (Roy et Ong 2011 ; Lees et al. 2016 ; Lees et Phillips 2018). S’invente-t-il là un nouveau modèle de métropole ou bien les mouvements, pour l’instant marginaux, de valorisation des centralités historiques vont-ils devenir dominants ?
20La domination des pratiques caractéristiques des grands centres urbains s’affirme également au travers d’évolutions dans les formes de mobilité. Deux tendances peuvent être identifiées. La première est le développement de la mobilité partagée (Huré 2017), qu’il s’agisse des dispositifs de vélo en libre-service ou des systèmes d’auto-partage. Ces systèmes fonctionnent en réseau et il ne semble pas anodin qu’ils se développent essentiellement dans les grandes villes. On observe certes aussi le développement du covoiturage hors des grandes métropoles, mais on peut faire l’hypothèse (qui reste à valider) que cette forme de mobilité ne jouit pas de l’aura de ses homologues des grands centres urbains. Si certains voient dans les vélos en libre-service ou l’auto-partage des formes nouvelles de rapport à la possession de biens matériels, la pratique du covoiturage paraît plus classiquement d’abord être un moyen de réduire les coûts de sa mobilité.
21La seconde tendance, encore balbutiante mais sensible d’après quelques travaux récents, est la relative désaffection des catégories supérieures pour la voiture, tant pour des raisons pratiques (il semble plus efficace d’utiliser les transports en commun, la marche ou le vélo) que pour des raisons symboliques. Un des signaux, faibles pour l’instant, de cette évolution est le manque d’intérêt manifesté par les jeunes générations des classes supérieures habitant les grandes villes pour les véhicules haut de gamme, voire pour le permis de conduire. Ceux-ci ne sont plus autant vus comme des attributs nécessaires de la réussite sociale (Demoli 2015). Dans une enquête menée dans les quartiers centraux de Paris et Londres, la possibilité de tout faire à pied ou à vélo est à la fois valorisée comme particulièrement pratique, permettant d’économiser une ressource rare, le temps, et érigée en signe de distinction sociale, y compris contre les usagers du métro (Vermeersch et al. 2018). Des recherches restent à mener pour confirmer l’existence de cette tendance, mais là où auparavant le centre était délaissé parce qu’on ne pouvait pas y circuler ni s’y garer, il semble devenir le lieu où tout est accessible à pied et à vélo (et évidemment plus le centre est grand plus l’éventail des ressources accessibles l’est également). Ces évolutions sont renforcées par l’affirmation de la nécessité de passer à d’autres modes de déplacement que la voiture pour limiter la consommation d’énergies fossiles et les émissions de gaz à effet de serre. Il y a là encore un sujet pour la recherche : jusqu’où la revalorisation des métropoles peut-elle être associée aux discours sur la mobilité durable ? En quoi la mise en valeur de mobilités considérées comme plus durables contribue-t-elle à la revalorisation des grands centres urbains et à leur gentrification (voir ici les travaux d’Hélène Reigner : Reigner et al. 2013) ?
22On peut aussi s’interroger sur la possibilité pour la marche et le vélo de gagner en pertinence dans d’autres environnements que ceux des grands centres urbains denses et plurifonctionnels. Après l’adaptation des centres à la voiture, l’enjeu n’est-il pas aujourd’hui l’adaptation des banlieues et des périphéries périurbaines à la marche et au vélo ? Comment les environnements peu denses des banlieues, du périurbain et des campagnes peuvent-ils devenir moins dépendants de la voiture (Ortar 2018) ? Autre grand chantier de recherche : quid des mobilités non automobiles dans les villes des Suds, où l’étalement urbain est encore la tendance dominante (Denis 2015) et où les transports publics peinent à suivre le rythme de la croissance ? Quelles sont les perspectives dans un avenir proche pour des formes d’urbanisme moins favorables à la mobilité automobile ?
Hégémonie politique des métropoles ?
23La métropolisation, quel que soit le sens que l’on donne à ce vocable, nourrit toute une série de fantasmes, d’inquiétudes, de crispations et d’enthousiasmes. Avec la concentration dans les grands centres urbains des populations, des fonctions et des pouvoirs se cristallisent aussi des recompositions identitaires et politiques. Dans ce domaine comme dans d’autres, les discours politiques, scientifiques et semi-savants se mêlent parfois, participant à hystériser les enjeux et les positions. Dans bon nombre de ces discours, la métropolisation est vue comme une source d’hégémonie, voire comme un projet hégémonique. Cette impression plus ou moins partagée d’une hégémonie politique des centres urbains prospères mérite d’être objectivée et ce travail d’objectivation pourrait faire partie des priorités de la recherche urbaine de demain.
24Une première manière de faire consiste à regarder ce que pèsent les élites politiques et administratives métropolitaines dans les rapports intergouvernementaux. On peut le faire de manière assez classique dans une perspective d’analyse des rapports centre-périphérie ou de gouvernance multi-niveaux ; dans une perspective inaugurée outre-Atlantique par les tenants de l’analyse du développement politique, qui se sont notamment intéressés au poids spécifique des intérêts urbains et de leurs représentants dans le développement du système politique états-unien (Dilworth 2009). Quel est le poids des leaders métropolitains et des intérêts qu’ils défendent dans les arbitrages politiques effectués à des niveaux supérieurs, national ou européen par exemple ? Pèsent-ils davantage que leurs homologues présidents ou gouverneurs de région ? Ce que l’on observe en France est-il valable pour d’autres pays ? Ici, un regard froid et clinique peut offrir un certain nombre de surprises. D’un côté, l’exemple de Gérard Collomb, jusqu’à récemment sénateur-maire et président de Lyon Métropole, donne à voir un leader métropolitain, porteur par ailleurs d’un agenda boosterist passablement agressif, capable d’orchestrer le vote d’une loi créant le statut de métropole puis devenu faiseur de roi en soutenant très tôt la candidature de Macron à l’élection présidentielle. De l’autre, Jean-Marc Ayrault, maire entrepreneur de Nantes dont l’action municipale et métropolitaine a été saluée, mais qui projeté à Matignon se heurte au mur d’une technocratie étatique et d’une élite politique francilienne le renvoyant bien vite à son statut de Petit Chose provincial. En Grande-Bretagne, si l’on excepte le cas à part du maire de Londres, les élites politiques métropolitaines sont largement invisibles ; en Italie, les métropoles et leurs maires vivent de plus en plus à l’ombre des régions et de leurs governatori. De même, dans beaucoup de pays des Suds, les grandes villes restent largement subordonnées aux gouvernements régionaux ou nationaux, les réformes de décentralisation des années 1990 n’ayant pas sensiblement augmenté leurs compétences ni leur accès aux ressources (Dubresson et Fauré 2005).
25Objectiver l’hégémonie politique des métropoles peut aussi se faire en observant les rapports gouvernementaux internes, de plus en plus intenses et complexes. La métropolisation est parfois associée à la domination exercée par les structures de gouvernance métropolitaine à l’égard des échelons de base : les municipalités. Au sein de ces structures, l’hégémonie la plus courante serait celle exercée par les représentants des communes-centres sur les représentants des communes périphériques. Du fait de la composition sociale de chaque catégorie de communes, on peut donc imaginer que cette domination spatiale est le décalque d’une domination des bourgeoisies économiques et culturelles sur des groupes subalternes. Mais là aussi, l’idée spontanée d’une hégémonie des villes centres et des technostructures métropolitaines mérite d’être confrontée à la validation empirique. Il est des structures métropolitaines qui vivent sous hégémonie des intérêts périphériques ou sous un régime d’équilibres entre ville-centre et grandes communes périphériques. Une étude récente montre également que les réseaux de gouvernance et les acteurs prédominants à diverses échelles varient selon les secteurs : grandes infrastructures, planification stratégique, etc. (Nelles et al. 2018).
26L’hégémonie politique des métropoles peut également s’évaluer en analysant les évolutions des politiques publiques, des doxas qui les innervent, des objectifs qu’elles déclinent et des effets qu’elles produisent. L’hégémonie métropolitaine à tous les étages se traduirait par des options de politiques publiques systématiquement favorables aux pôles urbains les plus prospères. De fait, les options prises dans les vingt dernières années semblent valider cette hypothèse. Le slogan « On arrosera désormais là où c’est déjà mouillé » résume assez bien l’orientation prise par les politiques d’aménagement du territoire et d’investissement public qui consiste à privilégier les territoires qui sont déjà les mieux dotés pour affronter la compétition globale. Cette recette a même été préconisée par la Banque mondiale à l’égard des pays en développement dans son rapport annuel en 2009 : misez sur vos plus grandes agglomérations urbaines, les fruits ainsi engendrés pourront être partagés avec les territoires moins dotés en atouts économiques (Moriconi-Ebrard et al. 2010).
27Il s’agirait ici de répondre à la question suivante : quelle est la part des intérêts métropolitains à la fois dans les mécanismes de décision et dans la distribution spatiale des investissements ? Pour ce qui est des mécanismes de décision, la prolifération des concepts sur le marché théorique (territorialisation, retour des villes, gouvernance, gouvernement à distance, gouvernement à crédit, etc.) laisse penser que la recherche n’en a pas fini d’essayer de comprendre le poids respectif des acteurs étatiques et urbains dans la fabrique des politiques, a fortiori dans un contexte où les jeux de concurrence et d’ajustements successifs rendent les situations très instables. En ce qui concerne la distribution spatiale des investissements publics et privés, et pour ne prendre que le cas français, le doute ne semble pas permis quant à la faveur dont ont bénéficié les métropoles dans le cadre des politiques d’infrastructures (cf. le « tout TGV » dans les investissements ferroviaires), de développement économique (pôles de compétitivité) ou d’enseignement supérieur et de recherche (plan Campus, Grand Emprunt, etc.). Le débat politique, dont la dimension économique est discutée plus en détail dans la dernière section de ce chapitre, porte davantage sur ce que les métropoles redistribuent à l’extérieur de leur périmètre et de leur noyau hypercentral en direction de territoires périphériques par le truchement de ce que Davezies (2008) a appelé l’économie résidentielle. La question de la distribution spatiale peut aussi se poser à l’intérieur des métropoles (Galimberti et al. 2017). La concentration des investissements dans les espaces centraux est-elle la norme ? La construction institutionnelle des métropoles n’a-t-elle pas permis aussi leur redistribution via notamment les investissements banals dans la voirie, le mobilier urbain ou les équipements de proximité ? Une prospective de la recherche – ou une recherche plus prospective – doit aussi s’interroger sur le caractère réversible de la tendance actuelle au surinvestissement dans les métropoles et à la déprise résidentielle, industrielle et commerciale des petites villes et des milieux ruraux. D’ores et déjà, certains de ces espaces bénéficient d’une modification des pratiques résidentielles, de consommation, voire de formes de relocalisation et de réindustrialisation. On peut aussi imaginer comme le fait Philippe Estèbe (2015) qu’à terme ces territoires décrits aujourd’hui comme délaissés puissent monnayer auprès des espaces métropolitains un certain nombre d’aménités (espaces naturels, productions agricoles, puits à carbone) dans le cadre d’une monétarisation des relations interterritoriales. Sur ce plan, les recherches récentes sur le périurbain (Friedmann 2016) et la gouvernance suburbaine (Hamel et Keil 2015) offrent des pistes de réflexion intéressantes.
Les grandes villes et le capital au XXIe siècle
28On peut voir dans les politiques qui viennent d’être discutées une rupture vis-à-vis des idées fondatrices d’un aménagement à la française longtemps rompu à l’égalisation des conditions de développement entre les territoires (Laurent 2013). Face aux considérations éthiques portées par la notion de justice spatiale et face aux critiques qui interpellent les formes de distribution et d’accès aux ressources des différents champs de la vie urbaine, le rôle joué par les grandes villes et métropoles dans le développement des territoires reste une question controversée pour la recherche en économie territoriale. Nous présentons ici quelques-uns des points de discussion des assertions mobilisées pour justifier une inégalité de traitement entre les territoires.
29Depuis les années 1990, une littérature particulièrement abondante, autour de l’émergence des villes globales ou de l’école de Los Angeles, a cherché à comprendre les éléments moteurs de « régions qui gagnent » articulées autour de grandes villes et métropoles (Storper 2013). Un point de convergence a très rapidement été soulevé : celui d’une surproductivité économique liée à la taille des villes. Il apparaissait également que si cette taille était bien gérée, elle se retrouvait productrice de bon nombre d’avantages (Halbert 2010). À titre d’exemple et dans le contexte français, à dotations factorielles égales, l’actuel Grand Paris et plus généralement l’Île-de-France enregistreraient une productivité de 30 % supérieure à celle des autres territoires. La grandeur, la densité, la variété, la flexibilité et la qualité des activités économiques (au sens de la qualification d’actifs porteurs de fonctions de coordination de l’économie dans la mondialisation) constitueraient les principales explications d’une concentration de près du tiers du PIB national dans un espace qui ne rassemble qu’un cinquième de la population et des actifs nationaux. À une échelle plus réduite, il en serait de même des autres grandes villes et métropoles du système urbain français. Les richesses produites par ces dernières irrigueraient d’autres territoires via des politiques de redistribution des revenus non territorialisées et via les mobilités des actifs et des ménages aux échelles locale et nationale (les mobilités quotidiennes, touristiques et les migrations résidentielles). Cet aménagement silencieux du territoire (Estèbe 2008) compléterait des politiques d’aménagement aux résultats plus incertains.
30Dans ce contexte, hors du cœur des grandes métropoles et des grandes régions productives, la dynamisation d’une économie résidentielle voire présentielle appuyée sur la population locale est devenue une nouvelle approche du développement des territoires. L’idée est que ce dernier, pris comme l’amélioration générale du niveau de vie d’une population, se retrouverait découplé des mécanismes traditionnels de croissance économique et s’appuierait sur la capacité des territoires à capter des revenus extérieurs aux contextes locaux (Talandier et Davezies 2009). La construction de dispositifs cherchant à conforter l’attractivité résidentielle des territoires trouve là sa source. On retrouve également l’idée d’une certaine inactivité solvable de bon nombre de territoires dont des villes petites et moyennes. Ces dernières seraient ainsi dépendantes des conditions du succès des grandes villes et métropoles et donc de la bonne expansion de la métropolisation.
31Divers travaux ont cependant interpellé récemment ces différentes idées, à l’origine de la bifurcation des politiques d’aménagement en faveur des métropoles. Les critiques portent notamment sur la mesure du PIB et sa relation à l’emploi et au nombre d’habitants. Elles soulignent des effets de composition des secteurs d’activité (au sens de la présence d’activités spécifiques dans certaines agglomérations comme l’industrie de la finance à l’échelle de l’agglomération parisienne et de l’Île-de-France), de construction sociale des rémunérations (Godechot 2012 ; Piketty 2015), ou encore d’interdépendances géographiques des activités productives (notamment liées à la présence de sièges sociaux générateurs de divisions spatiales du travail). Ces éléments amènent à pondérer les discours sur la surproductivité des grandes villes (Bouba-Olga et Grossetti 2015). Le débat est ouvert et devrait continuer à animer la recherche urbaine pour plusieurs années.
32On peut également développer une réflexion sur les composantes et dimensions spatiales des revenus. Les inégalités spatiales entre les revenus (avant redistribution) sont justifiées par des analyses qui distinguent des territoires plus productifs (Davezies 2008). Mais jusqu’où les grandes villes favorisent-elles la création d’une richesse qui peut ensuite être redistribuée ? Jusqu’où ne sont-elles pas au contraire génératrices de surcroît d’inégalités ? Pour mieux exprimer cette question, on peut examiner l’évolution de la distribution des revenus fiscaux (avant redistribution et par unité de consommation) en fonction de la taille des aires urbaines. Entre 2001 et 2011 pour le cas français, des inégalités apparaissent.
33Les revenus déclarés dans l’espace non métropolitain sont légèrement inférieurs à ceux déclarés dans les strates supérieures du système urbain (à l’exception des petites villes, c’est-à-dire des aires urbaines de moins de 30 000 habitants) et cela malgré une croissance annuelle de ces mêmes revenus légèrement supérieure à la dynamique nationale (entre 2,5 et 2,7 % contre 2,4 % à l’échelle nationale entre 2001 et 2011). On constate donc bien une concentration de ménages imposables plus importante dans les grandes villes et métropoles (notamment régionales) que dans le reste du territoire. Dès lors, l’espace non métropolisé semble bien s’inscrire dans une trajectoire nationale tenue par une circulation invisible de richesses (avant abattement et redistribution).
34Mais si l’on s’attarde sur la composition des revenus, on constate que les revenus issus de l’inactivité prennent le pas sur ceux de l’activité. En effet, le poids croissant des pensions (qui passent par exemple de 24,4 % à plus de 28 % des revenus déclarés à l’échelle des villes moyennes) est contemporain d’une diminution significative du poids des salaires et donc de l’activité (64 % en 2001 contre 59 % en 2011). La part grandissante des revenus du patrimoine est également notable (ex : passage de 4,3 % à près de 7,1 % à l’échelle de l’aire urbaine parisienne). Les rendements du capital semblent donc croître plus vite que ceux du travail, écart d’autant plus marqué à l’échelle des grandes villes et métropoles. La part des revenus issus du capital tend en conséquence à prendre une place grandissante dans la composition actuelle de la richesse déclarée tout en s’appuyant sur un volume de ménages de plus en plus restreint.
35L’étude de la distribution des revenus à l’échelle de l’Hexagone montre une concentration de près de 35 % du revenu national à l’échelle du dernier décile (Piketty 2013). En étudiant depuis le xviiie siècle l’évolution des patrimoines et des revenus, leurs distributions sociales, leurs représentations collectives, les rapports sociaux et les politiques, notamment fiscales, qui les animent, Thomas Piketty montre un retour discret des inégalités. Il montre en outre que, dans un contexte de faible croissance, la réversibilité de ce processus semble peu probable. Ce retour des inégalités serait imputable à une croissance des revenus du capital (essentiellement patrimoniaux et financiers) structurellement supérieure à celle des revenus de l’activité et donc du travail.
36Quelle est la contribution exacte des villes à ces inégalités ? Les villes permettent-elles de maximiser la richesse collective et donc les revenus à distribuer comme le soutiennent les thèses sur la surproductivité des métropoles ? Dans ce cas, le problème des inégalités pourrait être corrigé par des mécanismes de redistribution. Mais une autre hypothèse peut être faite : les grandes concentrations urbaines ne seraient-elles pas la cause du problème ? Dans Le capital au xxie siècle, la dimension spatiale est peu présente, mais Piketty a prolongé ses analyses en soulignant une dynamique de concentration spatiale d’un capital devenu patrimonial. Il a notamment appelé dans un récent article des Annales à approfondir « [...] les dimensions géographiques et spatiales du capital et les effets d’échelle » (Piketty 2015, p. 132). Cet appel, qui esquisse de nouveaux champs de recherche, mérite d’être entendu par les études urbaines pour approfondir les connaissances sur les mécanismes de production des inégalités, notamment monétaires, au sein des villes et de leurs relations pensées à l’échelle des systèmes urbains.
37Dès lors, si les années 2000 ont au départ été favorables à une égalisation du développement entre les différentes unités du système urbain, un tarissement de ce potentiel d’égalisation se dessine. Restreindre le développement des territoires sur la stimulation de l’activité des seules grandes villes et métropoles ne semble pas pouvoir, à terme, constituer la seule et unique voie. Un nouveau et large chantier s’ouvre donc pour la recherche sur la manière dont les structures urbaines participent à la construction des inégalités au croisement des politiques publiques et de la construction sociale des revenus et du patrimoine.
***
38L’urbanisation est peut-être planétaire, ses manifestations physiques n’en sont pas moins très variées. Les lieux de grande concentration humaine continuent en particulier à se distinguer. Les métropoles et les grandes villes ne sont pas des espaces urbains comme les autres. Si les grandes villes ne sont peut-être plus marquées par une urbanité particulière, qui les distinguerait nettement des campagnes, elles restent des lieux où se concentrent les ménages les plus aisés, où la créativité et l’innovation sont fortes, où des pouvoirs politiques influents s’affirment et où les économies d’agglomération font particulièrement sentir leurs effets. Tout ceci n’est pas nouveau, mais l’extension du domaine de l’urbain invite à reconsidérer les mécanismes par lesquels les grandes villes et les métropoles se constituent et se différencient des autres territoires. Il faut aussi reconsidérer la manière dont s’organisent les rapports de pouvoir entre territoires et les circulations de flux économiques, avec les inégalités sociales et territoriales qui en résultent.
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