4. Quel avenir pour la production de la recherche urbaine ?
p. 91-103
Texte intégral
1Une réflexion prospective sur la recherche urbaine se doit de questionner les conditions de production des connaissances dans ce champ. Ce constat a été à l’origine d’une table ronde organisée dans le cadre de la préparation de cet ouvrage et consacrée à la fabrique de la recherche urbaine en France, objet du présent chapitre. Afin de croiser les points de vue disciplinaires, statutaires et politiques, la table ronde a rassemblé sept chercheurs et enseignants-chercheurs dont les rattachements institutionnels, les approches disciplinaires, les pratiques de recherche, ou encore les trajectoires professionnelles étaient volontairement divers1. Il ne s’agissait pas de constituer un échantillon représentatif de chercheurs ou des façons de faire de la recherche urbaine, mais de disposer d’une pluralité de points de vue sur cette production. Le tableau ci-dessous rend compte de la diversité des intervenant.e.s et permet d’éclairer les prises de position restituées dans ce chapitre.
2L’objectif de la table ronde était de comprendre les évolutions passées de ces recherches et de s’interroger sur celles à venir à partir de questions soumises préalablement par les organisateurs aux participants. Ce texte est un compte rendu des échanges et laisse par conséquent une large place aux citations. Il vise à restituer les points de vue des intervenants – points de vue pouvant être rapportés à leurs positions respectives présentées dans le tableau ci-après. Le texte est structuré en trois sections. La première concerne les moyens alloués à la recherche urbaine et à ses modes de financement. Les participants soulignent la baisse des financements pérennes et l’apparition de nouveaux guichets conduisant à des montages complexes. Cela conditionne en retour la production de la recherche. La deuxième section porte sur les objets, les méthodes et les terrains de la recherche urbaine. Selon les intervenants, ceux-ci sont foisonnants et conduisent à une spécialisation accrue des chercheurs. Ils apparaissent conditionnés, sinon contraints par les modes de financement évoqués précédemment, ce qui laisse orphelins certains questionnements et terrains de recherche. Plus problématique encore, le débat montre que les évolutions des attentes de la commande de recherche, elles-mêmes liées à des changements sociétaux et environnementaux, questionnent la légitimité des sciences sociales à enquêter sur l’urbain. Enfin, la troisième section interroge l’organisation et le périmètre de la recherche urbaine. Les participants constatent la multiplication des séminaires et conférences, qui ne compense pas la perte d’espaces de controverse. Cependant, les échelles infra- ou supranationales auxquelles ces espaces devraient être construits ne font pas consensus. Enfin, ils nous alertent sur le risque d’autoréférentialité posé par la structuration de ce champ de recherche. Au fond, ce compte rendu confirme que la recherche urbaine, loin de constituer un champ unifié en France, fait débat quant à ses fondements épistémologiques, son périmètre, voire la pertinence de son existence. Une condition somme toute similaire à celle d’autres domaines de recherche émergents et dominés ?
Présentation des intervenant.e.s à la table ronde du 30 mars 2018
Fonctions | Institution de rattachement | Discipline | |
François Bonnet |
Chargé de recherche, CNRS | Laboratoire Pacte (UMR 5194), Grenoble |
Sociologie |
Caroline Gallez |
Directrice de recherche, directrice de l’école doctorale Ville, Transports et Territoires, Université Paris-Est |
IFSTTAR, Laboratoire ville, mobilité, transport (UMR 9403), Marne-la-Vallée | Aménagement de l’espace et urbanisme |
Frédéric Gilli |
Enseignant, Science Po, directeur associé de l’agence de conseil Grand Public |
Chercheur associé au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po (UMR 8239), Paris |
Économie, géographie |
Sylvy Jaglin |
Professeure, École d’urbanisme de Paris, Université Paris-Est Marne-la-Vallée, ancienne directrice de l’école doctorale Ville, Transports et Territoires, Université Paris-Est |
Laboratoire techniques, territoires et sociétés (UMR 8134), Marne-la-Vallée | Géographie, aménagement de l’espace et urbanisme |
Marie-Christine Jaillet |
Directrice de recherche, CNRS, vice-présidente de la commission recherche de l’Université Toulouse Jean Jaurès, présidente du Conseil de développement (Codev) de Toulouse Métropole |
Laboratoire interdisciplinaire solidarités, sociétés, territoires (UMR 5193), Centre interdisciplinaire d’études urbaines, Toulouse |
Sociologie, géographie |
François Ménard |
Chargé de projet, PUCA, responsable des programmes de recherche dans les domaines de l’habitat, de l’énergie et de la ville durable | Plan urbanisme construction architecture, ministère de la Transition écologique et solidaire, ministère de la Cohésion des territoires | Sociologie |
IngridNappi-Choulet | Professeure-chercheuse, ESSEC, titulaire de la chaire « Immobilier et développement durable » |
Département droit et environnement de l’entreprise, ESSEC Business School, Cergy-Pontoise |
Gestion, géographie |
Diversification et complexification des financements
3La production de connaissance dépend des moyens humains et matériels qui lui sont alloués. Comme l’ensemble de la recherche française, celle qui porte sur la ville et les espaces urbains est confrontée à une fragilisation des budgets pérennes qui sont en partie remplacés par des financements sur projet. D’un côté, certaines sources de financement de ce champ de recherche s’amenuisent. Ainsi, le Plan urbanisme construction architecture (PUCA) a connu une baisse drastique de ses moyens – de 6 à 1 million d’euros par an. Celle-ci s’explique, selon François Ménard, par le fait que l’État considère que le ministère du Logement ou celui du Développement durable, en tant que ministères techniques, n’ont plus vocation à assurer une mission de financement de la recherche comme ils le faisaient, de fait, depuis les années 1970.
4D’un autre côté, on observe la montée de la recherche par projet et une multiplication des guichets. Sylvy Jaglin note « des évolutions des dispositifs de pilotage et de financement au profit des logiques de projet et des dispositifs partenariaux et contractuels ». Ces partenariats peuvent d’ailleurs concerner les institutions de financement elles-mêmes. Ainsi, Ménard annonce que le PUCA, organisme de référence du financement de la recherche urbaine depuis les années 1990, participe au réseau scientifique sur les finances locales (FIL), lequel a récemment lancé « un double appel d’offres : un appel à propositions en direction des chercheurs et un appel à manifestation d’intérêt en direction des collectivités ». Autrement dit, il s’agit « de crowdfunding de collectivités pour de la recherche ». Cette multiplication est donc aussi celle des niveaux institutionnels, depuis les collectivités territoriales, jusqu’à l’Union européenne.
5Il en résulte des montages de plus en plus complexes pour obtenir des financements, voire pour construire une carrière. François Bonnet en témoigne : « En ce qui me concerne, c’est la même logique. Il y a deux raisons pour lesquelles j’ai fait ma thèse en Italie, mon postdoc aux États-Unis, et maître de conf’ à Amsterdam, c’est manger, rester propre. C’étaient les opportunités que j’avais pour gagner de l’argent en faisant mon travail. » Il y aurait ainsi « un destin hégémonique à l’internationalisation, [...] dû à la logique des financements. Au fur et à mesure que les financements se réduisent au niveau national, [...] on voit qu’il y a une extension importante des financements européens ».
6On retrouve cette logique de fractionnement et de complexification des montages dans les thèses. Caroline Gallez et Sylvy Jaglin rendent compte d’« une tendance assez marquée à la diversification des sources de financement du doctorat ». Elles appuient cette affirmation sur l’analyse des thèses inscrites à l’école doctorale Ville, Transports et Territoires, qui est l’une des plus importantes en France pour la recherche urbaine. Certes, près de 40 % des financements sont des contrats doctoraux financés par des établissements de recherche et ce chiffre est en augmentation ces dernières années. Mais cela s’explique par l’obtention de financements alloués via deux dispositifs spécifiques, dont les allocations ne sont pas pérennes dans le temps et sont associées à des thématiques ou des projets : le LabEx2 et l’I-SITE3 qui portent tous deux sur des enjeux urbains. Autrement dit, la part relativement importante de contrats doctoraux est ici le résultat de fonds obtenus à l’issue d’une compétition nationale entre établissements, ce qui pose la question du financement des doctorats de la recherche urbaine hors des établissements les mieux dotés dans ce domaine. Environ 15 % des thèses de cette école doctorale se font en convention CIFRE, c’est-à-dire avec des moyens privés faisant l’objet d’incitations fiscales substantielles4. Ensuite, 12 % des financements correspondent à des contrats de recherche, ou à des congés formation recherche et du temps aménagé pour des doctorants fonctionnaires ou salariés. Enfin, parmi les 30 % restants, 20 % sont des thèses sans financement dédié, c’est-à-dire que ce sont des personnes qui travaillent parallèlement à la conduite de leur doctorat et 10 % ont un financement dédié mais partiel (par exemple une bourse ponctuelle d’un an ou une aide à la mobilité internationale).
7Bien qu’il continue d’occuper une part modeste par rapport aux financements publics, le financement de type CIFRE est en croissance. Il correspond à une forme de privatisation des financements doctoraux. Deux raisons sont avancées par Sylvy Jaglin et Caroline Gallez pour expliquer cette croissance. D’une part, il y a une « diversification des organismes intéressés par ce type de montage financier : des entreprises importantes, mais également des agences d’architecture, des [bureaux d’études] de petite taille, des associations ou des ONG qui viennent à ce type de financement ». D’autre part, elles évoquent « le souhait des doctorants et doctorantes de faire des thèses plus appliquées ». Ceux-ci peuvent en effet y voir un moyen de prolonger plus aisément leur carrière en dehors du monde académique, dans un contexte de raréfaction des postes dans l’enseignement supérieur et la recherche publique.
8Au fractionnement des sources et à la multiplication des échelles de financement s’ajouterait donc leur privatisation. Ici l’objet de la recherche urbaine favorise peut-être l’attrait de capitaux privés par rapport à d’autres domaines. C’est par exemple le cas de l’ethnographie du logement qui intéresse Leroy-Merlin Source5. Selon François Ménard, l’enseigne de grande distribution « s’est dit qu’elle ne pourrait pas gagner les marchés du futur en continuant à faire des études de clientèle, il fallait développer de nouveaux instruments et pourquoi pas de la recherche, en confiant à une petite équipe la mission de développer de la recherche avec une assez grande liberté ».
9La privatisation prend aussi la forme du mécénat, autre façon de commander de la recherche au moyen d’avantages fiscaux. C’est la forme privilégiée par la chaire « Immobilier et développement durable » dirigée par Ingrid Nappi-Choulet, professeure-chercheuse à l’ESSEC, une école de commerce privée. Elle s’en explique :
Aujourd’hui, le moyen privilégié pour moi de faire de la recherche est de recourir à un financement externe via des capitaux privés. Cela prend essentiellement la forme de mécénat. En effet, selon la loi Aillagon, cela permet aux entreprises mécènes de défiscaliser 60 % du montant investi. C’est une formidable opportunité, dans la mesure où nous signons des clauses de liberté totale concernant le choix des thématiques de recherche, du contenu des papiers rédigés ensuite et des revues dans lesquelles seront publiés les articles de recherche. Pour les mécènes, le second avantage est de pouvoir faire bouger les choses et favoriser l’agitation d’idées. C’est donc une nouvelle façon de penser la recherche opérationnelle.
10Le cas de cette chaire constitue un paroxysme, car le circuit de financement, l’institution qui en bénéficie et les finalités des recherches produites sont entièrement privés, en rupture donc avec le modèle de production de la recherche scientifique française qui prévaut encore aujourd’hui.
11Ces évolutions des modalités de financement (montée de la recherche par projet, fragmentation, mise en concurrence, complexification, privatisation) ont des conséquences sur les conditions d’exercice de la recherche urbaine. Elles ne convergent pas nécessairement, mais les interventions ont majoritairement mis en avant les effets négatifs de ces évolutions pour les scientifiques, et en particulier les jeunes chercheurs et chercheuses. De ce point de vue, selon Caroline Gallez et Sylvy Jaglin, le champ de l’urbain ne se distingue pas des autres domaines scientifiques. En effet, disent-elles,
ce qui nous semble marquer plus profondément les sujets de thèse et les conditions de réalisation de la thèse, ce sont plutôt les tendances structurelles d’évolution de la recherche en général, liées à la tyrannie de l’excellence, à la baisse des financements, à la précarisation et à la diminution du nombre de postes dans le champ académique qui ont, à notre avis, une influence décisive sur les conditions de réalisation et les contenus des thèses.
Vers des recherches « utiles et raisonnables » ?
12Cette section fait apparaître que les thématiques de la recherche urbaine se sont diversifiées, au détriment peut-être de débats et théories transversales. Elle montre aussi que les objets, comme les méthodes et les terrains choisis pour les analyser, dépendent beaucoup des financements de recherche et des préoccupations du monde professionnel. En outre, des intervenant.e.s estiment que malgré les injonctions à l’interdisciplinarité, il y a paradoxalement un repli disciplinaire. Si bien qu’« il y a une prime aux recherches utiles et raisonnables, des choses faisables en trois ans, mais aussi utiles par rapport aux commanditaires », comme l’exprime Sylvy Jaglin. Par ailleurs, des évolutions sociétales et environnementales posent la question de la place des sciences sociales dans la recherche sur l’urbain, car les commanditaires publics sont désireux de disposer de savoirs pour l’action et d’évaluation ex ante de leurs décisions en matière d’aménagement et d’urbanisme.
13L’examen des sujets proposés ces dernières années à l’école doctorale Ville, Transports et Territoires montre d’abord, selon Sylvy Jaglin, le « spectaculaire » rétrécissement géographique des terrains de thèse « sur des exemples français, voire franciliens, et sur des comparaisons intra-européennes ». Elle constate en effet « un moindre intérêt pour l’analyse et la compréhension des villes “autres” » ; en témoigne l’absence de sujets sur l’Amérique du Nord, sur le Japon, sur la Russie et « une diminution assez sensible des sujets portant sur les “Suds” ». Cette contraction nationale se double d’une focalisation métropolitaine. Dans les Nords comme dans les Suds, il y a en effet une surreprésentation de certaines métropoles comme Londres, Rio de Janeiro ou Mumbai, au détriment des villes petites et moyennes ou de métropoles moins accessibles ou attractives pour les chercheurs et chercheuses.
14Sylvy Jaglin fait enfin le lien entre le rétrécissement constaté et les évolutions des conditions de production de la recherche. Elle pointe une « demande croissante de résultats de recherches propres à informer la conduite des politiques publiques » :
Une évolution très sensible par exemple, c’est le nombre croissant de problématiques qui privilégient les implications sociales des progrès scientifiques et technologiques ou encore les recherches appliquées pour l’innovation directement adossées à des conventions CIFRE, à des chaires de recherche industrielle, à des projets de R & D [Recherche et Développement], ou des recherches expérimentales dans le cadre de l’ANR [Agence nationale de la recherche].
15Les recherches qui nécessitent des investissements préalables importants comme l’apprentissage d’une langue, les enquêtes de longue durée, inductives et ethnographiques s’en trouvent marginalisées. Il en va de même pour celles qui nécessitent la production de données qualitatives ou quantitatives importantes.
16Partageant ce constat, Caroline Gallez insiste sur le fait que les conditions de financement de thèses et l’accès restreint à la profession d’enseignant-chercheur ont des répercussions dans l’élaboration des sujets et des méthodes. Elle note
une certaine autocensure des directeurs et directrices de thèse, et des doctorants et doctorantes sur le choix des sujets, tel ou tel sujet pouvant être jugé trop exploratoire ou trop exotique, ou trop spécialisé. Il peut être considéré comme un risque pour la carrière, pour trouver un poste dans un contexte de compétition accrue. [...] Outre l’orientation du sujet de thèse, ces contraintes peuvent avoir des effets en termes de méthode, par exemple à travers des comparaisons qui faute de temps peuvent paraître trop rapides ou superficielles, des effets de forçage des choix théoriques.
17Par conséquent, pour Sylvy Jaglin, les sujets proposés ces dernières années à l’école doctorale Ville, Transports et Territoires n’opèrent pas « de très grands déplacements des préoccupations scientifiques [... Mais] on voit des inflexions ». La recherche urbaine semble accompagner des processus ou même simplement des notions qui émergent dans le champ professionnel de l’urbanisme :
Au début des années 2010, on voit apparaître « rétrécissant » : les villes, les réseaux ; « financiarisation » [...], « architecture numérique », « desserrement logistique ». [...] Au milieu de la décennie, on voit apparaître « transition énergétique », « ville intelligente », « électro-mobilité », « pratiques collaboratives ». Et plus récemment, à la fin de la décennie, plutôt 2016- 2017 : « crowdfunding », urbanisme « alternatif » ou « transitoire ».
18Ceci conduit à un certain foisonnement des objets de recherche et incidemment à une spécialisation des recherches. Ainsi, Ingrid Nappi-Choulet estime se spécialiser dans plusieurs thématiques en lien avec l’immobilier :
Nous venons de publier le 6e Cahier de la chaire sur l’impact des megaevents sur le marché immobilier. Il y a deux ans nous avons travaillé sur l’impact de la nouvelle économie sur les nouveaux produits immobiliers de la ville, donc les nouveaux locaux ; l’impact de WeWork6. [...] Nous avons également abordé le thème de la végétalisation de la ville. Nous travaillons donc sur un large spectre de sujets, toujours en rapport avec l’immobilier bien sûr, et nous sommes même tenus de le faire pour ne pas être mis hors jeu du monde des professionnels.
19Pour Marie-Christine Jaillet, ce « foisonnement » thématique contraste avec les années 1960 et 1970. En effet :
La recherche urbaine était marquée par de grands discours sur la ville [...]. Aujourd’hui, [...] il y a probablement une très, très grande richesse thématique, mais il y a probablement aussi une très grande fragmentation des travaux, une très grande segmentation. On est hyperspécialiste, mais d’objets de plus en plus précis ou réduits. Mais au fond, on manque probablement de processus de capitalisation.
20Ce foisonnement d’objets, non sans lien avec un certain suivisme vis-à-vis du monde professionnel, s’accompagne paradoxalement d’une standardisation des recherches et laisse des sujets orphelins. Au total, la recherche urbaine est située plutôt du côté de l’urbanisme, au sens de « savoirs pour l’action », que des études urbaines, au sens d’une déclinaison du projet de connaissance des sciences sociales au monde urbain. En effet, pour Sylvy Jaglin,
si on regarde cette fois en termes d’enjeux et d’objectifs [...], il nous semble que dans cette école [doctorale Ville, Transports et Territoires], se dessine très clairement un champ de recherche que l’on peut dire « en urbanisme », c’est-à-dire des thèses qui centrent leur problématique autour du croisement des savoirs urbains, de l’analyse des politiques publiques et quelquefois un peu plus largement de l’action collective. [...] Il y a une priorité qui est donnée aux mondes de l’action.
21Cela se traduit par un découpage des sujets par secteur d’action publique : les politiques de logement, l’aménagement des espaces publics, la mobilité, l’énergie. Sylvy Jaglin constate ainsi « une moindre appétence ou incitation à interroger les grands défis urbains » comme la plateformisation, la transformation des marchés du travail ou les pratiques sociales informelles, « qui ne sont pas ou pas encore au cœur des politiques ou dont les centres d’impulsion sont ailleurs ».
22Toutefois, pour Marie-Christine Jaillet, la recherche partenariale n’est ni nouvelle ni nécessairement synonyme d’une limitation du chercheur dans le choix de ses sujets et de ses méthodes. Certes, « toutes les contraintes qui ont été indiquées sont vraies », mais il est possible, et même souhaitable, de travailler avec des partenaires publics ou privés pour produire des recherches scientifiques sur la ville, d’autant que les chercheurs ont « appris des stratégies de ruse [...] et tout dépend de la manière dont on construit ce partenariat ».
23Un autre paradoxe généré par ce foisonnement est que malgré la force des injonctions aux projets interdisciplinaires, plusieurs intervenant.e.s pointent un repli disciplinaire, lié à la raréfaction à la fois des moyens et du temps. Concernant les moyens, Frédéric Gilli estime que
la question du repli disciplinaire [...] ne peut pas se penser en dehors des coupes budgétaires et de la lutte... C’est struggle for life à partir du moment où l’administration de la recherche, les universités sont organisées en disciplines. [...] Quand il y a des crédits, on arrive à faire de l’interdisciplinaire, [...] quand on précarise toute une profession, eh bien, le premier objectif [...] c’est surtout d’obtenir un poste et d’avoir de quoi faire manger les enfants à la fin du mois. Cela veut dire [...] [qu’il] faut d’abord publier des articles à l’intérieur du champ, pour [...] avancer dans la carrière.
24Concernant le manque de temps, on peut prendre l’exemple des courtes auditions lors des sessions d’admission à l’inscription en thèse au sein des écoles doctorales qui laissent peu de place aux sujets qui nécessitent une maturation ou faisant appel à plusieurs corpus disciplinaires. La fermeture disciplinaire n’a pas que des ressorts financiers. Elle relève également de dynamiques propres au champ académique. Mais ces constats n’exonèrent pas d’une interrogation constante sur les fondements épistémologiques, théoriques et méthodologiques de la recherche urbaine, domaine par définition interdisciplinaire.
25Menant une réflexion à la fois rétrospective et prospective, François Ménard invite ainsi à aller plus loin. Selon lui, c’est la place des sciences sociales elles-mêmes dans la recherche urbaine qui est questionnée. Il y aurait en effet « un changement du régime de temporalité du besoin public de connaissance » lié « à un besoin de documentation du futur ». Ce changement s’explique notamment par les enjeux du développement durable et de la lutte contre le réchauffement climatique. Pour les affronter, les institutions publiques se dotent d’objectifs à moyen terme, emploient des méthodes comme le backcasting7, font des appels à la scénarisation. Il y a par conséquent une demande forte de modélisation ces dernières années. Mais force est de constater que les sciences humaines et sociales « ne sont pas très équipées pour documenter ce futur que l’on attend, parce qu’elles se fondent sur des faits empiriquement construits, sur des séries constituées. » Or,
plus personne n’en a rien à faire de l’évaluation ex post des politiques publiques. On est dans l’évaluation ex ante : combien cela va nous coûter si l’on fait ça ? De combien va-t-on réduire les émissions de CO2, si on fait du crédit d’impôt, de l’éco-prêt, du bonus-malus ? C’est quoi les scénarios en cas de crue, de canicule, etc.? Quel va être l’impact du véhicule autonome ? [...] Or il se trouve que même ce nouveau régime de commande de connaissance est un peu mis à mal [...] : c’est l’arrivée de bases de données massives qui permettent de se passer même de modélisations informées : on s’appuie sur des inférences bayésiennes.
26François Ménard partage son « sentiment que sur le plan environnemental, les atteintes à la planète sont irréversibles » [...] et s’interroge sur la « réorganisation totale du rapport de la connaissance à notre environnement humain et technique » que ce fait majeur entraîne. Il estime toutefois le PUCA est « vraiment complètement sous-dimensionné, sous-équipé » pour affronter cette question. Ceci pose la question des futurs espaces de débat et de controverse qui structurent la recherche urbaine, abordée dans la troisième et dernière section de ce compte rendu.
Échelles et clôture du champ de la recherche urbaine
27La consolidation du champ de la recherche urbaine en France est un élément moins consensuel que les problèmes de financement de la recherche et que l’appauvrissement des objets, méthodes et terrains de recherche parmi les participant.e.s à la table ronde. Certains considèrent qu’il y a une disparition des lieux de débat, voire des débats eux-mêmes au niveau national, quand d’autres expliquent la même fragmentation par une multiplication des évènements scientifiques. Si certains veulent participer à la structuration de discussions à l’échelle internationale, d’autres considèrent comme très positive l’émergence de scènes infranationales. Enfin, alors que des intervenant.e.s souhaitent un renforcement du champ de la recherche urbaine, d’autres pointent le risque d’autoréférentialité que fait courir ce découpage du monde social en domaines d’études.
28Notons d’abord que certain.e.s se considèrent extérieur.e.s à la vie scientifique de ce champ du fait notamment de leur rattachement institutionnel. Ingrid Nappi-Choulet s’adresse à d’autres financeurs, ne participe pas aux mêmes séminaires et conférences, et n’adresse pas forcément ses productions scientifiques ou professionnelles aux mêmes publics. Frédéric Gilli a une expérience similaire lorsqu’il fait part, à partir de son activité de conseil, de son
impression de produire beaucoup de cas, et [d’être] dans une situation difficile pour arriver à les partager parce qu’[il] n’arrive pas à trouver les endroits ou les espaces dans lesquels une multitude de témoignages personnels, où une multitude de cas sont susceptibles de nourrir un travail de recherche.
29Ce que pointe Frédéric Gilli, c’est le manque d’espaces de dialogue. Il rejoint en cela Marie-Christine Jaillet qui insiste à plusieurs reprises sur la disparition des scènes qui ont structuré sa trajectoire scientifique. Ainsi, des lieux comme le PUCA
ne jouent plus le même rôle qu’ils ont pu jouer dans la formation des gens qui ont pu travailler sur la question urbaine. Et du coup on est dans un espace probablement plus fragmenté, plus segmenté. [...] Un lieu, qui était un lieu un peu transdisciplinaire, où l’ensemble des gens qui travaillaient sur la ville pouvaient se rencontrer, échanger, où il y avait des processus de socialisation, de capitalisation, a quand même relativement disparu. L’ANR ne le fait pas. Le CNRS qui l’avait fait, PIRVille8, etc., bon, l’a moins fait.
30Dans le contexte de la décentralisation, cette disparition à l’échelle nationale est, selon elle, en partie compensée par des « scènes discrètes où se produit aujourd’hui une capacité d’intelligibilité sur ce qui se passe dans les métropoles ». Elles présenteraient l’intérêt de rapprocher les chercheurs de personnels politiques et administratifs et d’une société civile de mieux en mieux formés et informés sur les questions urbaines.
31François Bonnet constate de son côté l’internationalisation de la recherche urbaine. Il l’explique par deux processus, l’un sociétal et l’autre propre à l’objet de la recherche urbaine. D’un côté, « les sociétés sont de fait beaucoup moins nationales qu’elles ne l’étaient dans les années 1960 ou 1970 », époque durant laquelle les disciplines et champs d’étude étaient prioritairement découpés nationalement (par exemple la sociologie allemande développait une sociologie de l’Allemagne). D’un autre côté, « il y a une dimension intrinsèquement internationalisante dans la thématique urbaine », parce que l’étude des villes conduirait nécessairement « à regarder dans différents pays pour voir comment les choses s’organisent ». Cette internationalisation est selon lui positive, car elle « recrée l’idée de communauté savante transnationale qui existe depuis huit cents ans en Europe, où les universitaires se baladent un peu partout et parlent la même langue sur des sujets qui à ce moment de l’histoire les intéressent ». Alors que la plupart des intervenant.e.s s’interrogeaient sur la façon de structurer le champ de la recherche urbaine en France, François Bonnet insiste donc sur les vertus de son internationalisation.
32Entre développement de scènes infranationales et internationales, d’autres participant.e.s estiment que la multiplication des espaces de discussion les confronte à une situation paradoxale. Caroline Gallez critique ainsi la « course à l’offre de séminaires dans lesquels on est censé avoir du temps pour échanger mais finalement on ne peut pas y aller » ; et « d’insister sur l’importance du temps, [de] rajouter des lieux de fabrique des controverses et des lieux de socialisation » afin de maintenir une diversité des productions de connaissances sur l’urbain.
33Mais quelle que soit l’échelle de structuration de ce champ, François Bonnet nous alerte sur le risque d’autoréférentialité posé par le découpage du savoir en champs d’étude :
Finalement, la chose qui me gêne dans la recherche de cohérence dans les disciplines ou dans les champs thématiques ou perspectives thématiques, comme l’urbain, le pénal, etc., [...] c’est le risque d’autoréférentialité. [...] En études urbaines, il y a un certain nombre de travaux dont la punchline consiste à dire que tel sujet est « urbain », et cela sert à justifier l’existence du champ urbain comme discipline, etc.
34Selon lui, le risque posé par ces approches « est de rentrer dans des débats circulaires dans lesquels on ne fait que passer son temps à justifier l’existence de son champ ou de sa discipline plutôt que d’essayer de comprendre le monde social ». Ce point d’alerte trouve un écho certain dans le présent ouvrage qui a pour but explicite de structurer ce champ en France. Si les invitations à ouvrir des débats et espaces de débat critiques au sein du champ ont été formulées par des intervenant. e.s, il paraît tout aussi essentiel que la recherche urbaine ait d’autres finalités que l’autolégitimation de son existence et des positions des agents de ce champ.
***
35Ce chapitre avait pour objet les conditions de production de la recherche urbaine. Pour informer ce sujet, il restitue les contributions à une table ronde et ne peut donc prétendre dresser un état des lieux exact et exhaustif sur ce sujet. Il fait entendre des voix concordantes concernant les dynamiques de la recherche urbaine en cours et à venir : complexification du financement, montée de la recherche par projet, fragmentation du champ, spécialisation et précarisation des chercheurs et chercheuses, dénationalisation et internationalisation des recherches. Finalement, ces constats ne semblent pas propres à la recherche urbaine. Ils correspondent aux évolutions de l’enseignement supérieur et de la recherche.
36Des spécificités de la recherche urbaine affleurent néanmoins. Son objet semble propice à un intérêt des acteurs privés. Une proximité, sinon un certain suivisme apparaît lorsqu’on compare les sujets de thèse et les préoccupations du monde professionnel. Les savoirs pour l’action relevant de l’urbanisme sont aujourd’hui valorisés, voire privilégiés, dans la recherche urbaine.
37Des paradoxes émergent aussi de cet échange. D’abord, l’internationalisation des terrains de recherche est encouragée et facilitée par l’objet même de ce champ – les processus et phénomènes urbains, fait social désormais mondial –, mais est sélective géographiquement du fait des contraintes temporelles et financières. Ensuite, il y a une forte injonction à exploiter l’interdisciplinarité que permet l’objet urbain, mais en même temps un repli, soit de la part des disciplines vis-à-vis du champ de la recherche urbaine, soit de la part des scientifiques de ce champ qui risque alors l’autoréférentialité. Enfin, et c’est le troisième paradoxe, les thématiques de la recherche urbaine sont foisonnantes et les événements scientifiques sont nombreux, mais l’hyperspécialisation conduit à un manque de débats transversaux et théoriques ainsi que d’espaces et de temps pour les structurer.
38Concluons sur un angle mort, qui concerne ce débat et l’ouvrage de manière plus générale : la question de l’enseignement et de l’articulation entre enseignement et recherche urbaine. Comment les évolutions de la production des savoirs se traduisent-elles dans les formations qui portent sur la ville ? Au-delà, comment ces connaissances sont-elles reçues et interprétées par les étudiants et les professionnels de l’urbain ?
Notes de bas de page
1 La table ronde a eu lieu le 30 mars 2018. Les auteurs du chapitre remercient vivement les participant.e.s pour leurs interventions et leurs relectures. Ces relectures ont, dans plusieurs cas, conduit à une modification des extraits cités. Les auteurs expriment aussi leur regret quant à l’absence d’une jeune chercheuse, initialement conviée pour son statut (docteure non titulaire), son parcours (doctorat dans un laboratoire multisite du Grand Ouest, élue régionale et militante écologiste) et ses approches interdisciplinaires (sciences humaines et de l’environnement).
2 Contraction de Laboratoire d’excellence, le LabEx est un instrument de la politique « investissements d’avenir » lancée en 2010 qui regroupe les membres d’équipes de recherches (souvent de différents laboratoires) sur une thématique scientifique plus ou moins large.
3 Contraction de Initiatives Science Innovation Territoires Économie, l’I-SITE est un instrument sélectif de la politique « investissements d’avenir ». Il existe neuf I-SITE en France, choisis par un jury sur la base de leur capacité à fonder des pôles d’enseignement et de recherche d’envergure internationale sur des thématiques spécifiques et liées aux territoires dans lesquels ils s’insèrent. Les collectivités locales ou des entreprises locales sont souvent associées à la candidature des pôles retenus.
4 Les conventions industrielles de formation par la recherche subventionnent toute entreprise de droit français qui emploie un doctorant toutefois inscrit au sein d’un laboratoire public.
5 Leroy-Merlin Source a été fondé en 2005 et est une filiale de l’enseigne de bricolage. Structure de financement et de diffusion de la recherche (en interne et lors de journées d’études ouvertes aux professionnels), elle s’intéresse à des thématiques liées à l’habitat (autonomie médico-sociale, santé environnementale, modes de vie).
6 Entreprise états-unienne de mise à disposition d’espaces de bureaux partagés.
7 Appelée aussi analyse rétrospective normative, cette méthode initie la planification en partant des résultats attendus d’une politique ou d’une action. Elle procède ensuite par rétrospection pour identifier les moyens de parvenir aux résultats planifiés.
8 Programme interdisciplinaire de recherche sur la ville, lancé en 1992.
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Les chemins de la décolonisation de l’empire colonial français, 1936-1956
Colloque organisé par l’IHTP les 4 et 5 octobre 1984
Charles-Robert Ageron (dir.)
1986
Premières communautés paysannes en Méditerranée occidentale
Actes du Colloque International du CNRS (Montpellier, 26-29 avril 1983)
Jean Guilaine, Jean Courtin, Jean-Louis Roudil et al. (dir.)
1987
La formation de l’Irak contemporain
Le rôle politique des ulémas chiites à la fin de la domination ottomane et au moment de la création de l’état irakien
Pierre-Jean Luizard
2002
La télévision des Trente Glorieuses
Culture et politique
Évelyne Cohen et Marie-Françoise Lévy (dir.)
2007
L’homme et sa diversité
Perspectives en enjeux de l’anthropologie biologique
Anne-Marie Guihard-Costa, Gilles Boetsch et Alain Froment (dir.)
2007