Introduction générale
p. 9-23
Texte intégral
Les attendus de la prospective nationale de recherche urbaine
1Les dynamiques d’urbanisation, la qualité et les transformations des environnements urbains, le fonctionnement des (éco) systèmes urbains, les évolutions des sociétés et des institutions urbaines, la connaissance des cultures et des pratiques urbaines constituent depuis longtemps des préoccupations majeures pour la communauté scientifique. De fait, une échelle, une focale ou une perspective urbaines apparaissent aujourd’hui comme incontournables pour la connaissance et la compréhension des sociétés comme pour la construction et le traitement concret de nombre de problèmes collectifs.
2Si cette situation n’est pas nouvelle, les problèmes – et les savoirs mobilisés – ont, en revanche, changé. La pertinence actuelle de la focale urbaine tient notamment à la conjonction de trois éléments : les processus de métropolisation dans le contexte de la mondialisation actuelle, les inégalités croissantes particulièrement marquées au sein des sociétés urbaines et la concentration urbaine des enjeux environnementaux et sanitaires à l’ère de l’Anthropocène1.
3L’urbanisation apparaît ainsi comme un fait social majeur et « la ville » comme un objet privilégié d’action publique. Les thèses, les projets ou les programmes de recherche qui s’y réfèrent abondent. La recherche urbaine contribue de fait à la compréhension du fonctionnement et des transformations – d’ailleurs interdépendants – des sociétés contemporaines et des milieux de vie des populations humaines.
4Cependant, la recherche urbaine mérite d’être interrogée dans ses fondements épistémologiques et théoriques, ainsi que dans ses enjeux et implications politiques, pour trois raisons au moins :
- l’affirmation du caractère généralisé de la condition urbaine (tout serait urbain et l’urbain serait partout) ;
- une diversité sans cesse plus grande des cadres de pensée, des paradigmes, des conceptualisations de l’urbain ;
- une propension trop répandue à considérer que la mobilisation des notions de « ville » et d’« urbain » va de soi, qu’elle ne requiert pas d’effort de justification théorique, et que tout ce qui s’observe « en ville »
- au sein des espaces urbanisés ou des sociétés urbaines – serait intrinsèquement urbain.
5Le pluralisme des paradigmes est à l’évidence fructueux et les controverses qui traversent le champ de la recherche urbaine sont une ressource précieuse pour la connaissance et la compréhension du fait urbain. Cela ne dispense pas, pour autant, de porter une attention réflexive et critique aux risques éventuels d’une trop grande fragmentation théorique (et parfois de l’absence de visée théorique), aux tenants et aboutissants des appels récurrents à l’interdisciplinarité, aux voies d’un inévitable renouvellement des sources et des méthodes de la production de connaissances sur le fait urbain, ou encore aux rapports entre recherche urbaine et action (et entre chercheurs et praticiens).
6Pour éclairer ces questions, une mise en perspective historique est précieuse. De fait, en France, le champ des études urbaines et de la recherche en urbanisme a au moins un siècle d’existence (l’École des hautes études urbaines et la revue La Vie urbaine ont été créées dès 1919). Traditionnellement dominé par les sciences humaines et sociales, parfois revendiqué comme le domaine exclusif de l’urbanisme, ce champ se rouvre aujourd’hui à de nouvelles disciplines ancrées dans l’ingénierie, l’écologie ou les sciences de la santé : il s’agit bien là d’un renouveau, compte tenu du rôle joué par les médecins, les chimistes, les ingénieurs dans la pensée sur et de la ville en Europe aux xviiie et xixe siècles. Cette réouverture s’accompagne d’un morcellement croissant passant par la multiplication de niches de plus en plus spécialisées. Une perspective historique permet d’apporter des éclairages sur le devenir des objets et des questions transversales, sur les rapports entre disciplines et les apports respectifs de chacune d’entre elles, sur les permanences et les ruptures en termes de production de connaissances sur l’urbain et sur ce qu’enseigne cette production sur le fait urbain lui-même et plus généralement sur les mondes sociaux.
7La mesure des phénomènes urbains mérite également une attention particulière. Certaines difficultés rencontrées dans les travaux sur l’urbain résident en particulier dans l’inaccessibilité des données à des échelles spatiales fines, d’autres dans la structuration de l’information et la consolidation des données existantes. En outre, les données massives, multi-sources, collaboratives... générées par le fonctionnement et les pratiques urbaines, qui recèlent un potentiel considérable de connaissances nouvelles, soulèvent en même temps des questions éthiques et pratiques inédites quant à la manière d’en faire un « bon usage » scientifique au regard de leurs spécificités (hétérogénéité, biais, traçabilité inégale...).
8En outre, la relation entre recherche et action a été, en France, une préoccupation constante de la communauté scientifique concernée. La question de la production de connaissances mobilisables dans et/ou pour l’action met en jeu aussi bien les registres et les modes de production des savoirs que la mise en forme de ces savoirs pour leur mobilisation et les médiations souvent nécessaires entre recherche et action. Posture critique et démarche de recherche-action ne sont pas incompatibles par nature, mais l’activité de recherche doit, pour pouvoir être conduite de manière satisfaisante, bénéficier d’une réelle autonomie par rapport à la commande publique. Sont en jeu la façon de définir les problèmes de recherche, les rapports entre savoirs savants et savoirs pratiques, ou encore la reconnaissance mutuelle des règles et des temporalités respectives de la démarche scientifique et de l’action. Ces dimensions ne sauraient être ignorées, car elles contribuent à orienter la production de connaissances nouvelles et les modalités de financement de la recherche urbaine.
9Enfin, sous l’effet d’une programmation incitative souvent étroitement finalisée, la recherche urbaine française tend à s’organiser principalement autour de défis sociétaux pré-identifiés dans une perspective de recherche de solutions pratiques. Ce mode de programmation s’opère au détriment d’explorations plus ouvertes, qui semblent pourtant particulièrement souhaitables dans une période de mutations généralisées (géopolitiques, économiques, écologiques, démographiques) annonciatrice de grandes incertitudes et tensions potentielles. Une telle ouverture passe par la recherche systématique d’un décloisonnement thématique, disciplinaire et géographique (entre Nords et Suds notamment) permettant de tirer le meilleur parti de la diversité des questionnements et des terrains. Cette pluralisation appelle des évolutions dans l’organisation, le financement et l’évaluation de la recherche.
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10Pour débattre de l’ensemble de ces questions et enjeux, une démarche de prospective nationale de la recherche urbaine (PNRU, acronyme qui sera repris dans la suite du texte) est apparue comme un dispositif prometteur. Prospective, parce qu’il s’agit notamment de faire émerger les voies d’un renouvellement de la recherche urbaine en France ; et de contribuer ensuite à le faire advenir. Nationale, car, si elle s’inscrit dans le mouvement de mondialisation de la recherche scientifique, et que l’on souhaite ou non cette dynamique, force est de constater que la recherche urbaine française continue d’être largement structurée, en termes de trajectoires professionnelles, de débats et controverses, de financements, d’institutions de référence ou encore de publications, par l’espace national. De recherche urbaine, donc, prise dans un sens large et ouvert, et sans esquiver la confrontation avec la question « existentielle » de savoir si la notion de recherche urbaine – au sens d’espace intellectuel et de communauté scientifique qu’il faudrait soutenir dans la longue durée – a (encore) un sens.
Comment prospecter ?
11Quelques mots à présent sur la méthode employée. Trois principes ont orienté cette démarche prospective : conduire une prospective scientifique entre chercheurs ; favoriser la réflexion collective et l’expression d’une pluralité de points de vue ; impliquer de jeunes chercheurs.
12La démarche a été initiée sous l’égide du CNRS à l’initiative de Sabine Barles (Université Paris 1, UMR Géographie-Cités), Nathalie Blanc (CNRS, UMR LADYSS) et Olivier Coutard (CNRS, UMR LATTS). Jean-Yves Toussaint (Université de Lyon, UMR EVS) a contribué aux premières réflexions et à la constitution du comité de pilotage d’une vingtaine de membres (cf. encadré 1) mis en place pour programmer l’ensemble de la démarche et orienter la réflexion collective dont rend compte le présent ouvrage. Pour ce comité, le choix a été fait de privilégier la réunion de compétences, approches et aires d’étude diverses et complémentaires, ainsi qu’une ouverture à l’ensemble des disciplines scientifiques au sein et au-delà des sciences humaines et sociales prépondérantes dans la recherche urbaine en France. Si une certaine diversité institutionnelle a été recherchée, le comité de pilotage n’avait pas vocation à représenter les institutions scientifiques parties prenantes de la recherche urbaine, mais des orientations et sensibilités de recherche aussi diverses que possible. La coordination éditoriale de l’ouvrage a été assurée conjointement par les trois initiateurs de la démarche et trois jeunes chercheur.e.s : Félix Adisson (Université Paris-Est Marne-la-Vallée, UMR LATTS), Leïla Frouillou (Université Paris Nanterre, UMR CRESSPA) et Fanny Rassat (doctorante, UMR LADYSS).
13La définition même de l’approche prospective à retenir a constitué un enjeu. La position retenue en commun a été d’appréhender la prospective comme une réflexion sur l’avenir alimentée par les problèmes et prises de position les plus pressants exprimés au sein de la communauté scientifique. La prospective en effet n’est pas un exercice de style. S’adressant aux institutions et aux chercheuses et chercheurs en charge des sciences dont les visées théoriques, les objets et/ou les terrains sont urbains, elle vise à comprendre et à éclairer la recherche française à venir dans ce domaine. Elle n’est donc pas une prospective urbaine – en ce sens qu’elle ne vise pas à réfléchir sur la ville à venir –, mais bien une prospective de recherche. La lecture des chapitres révèle cependant combien cette dernière est liée aux représentations des chercheurs concernés quant aux changements urbains à venir.
1. Le comité de pilotage de la PNRU
Luc Abbadie (UPMC, UMR Bioemco)
Nadia Arab (Université Paris-Est Créteil, Lab’Urba)
Denis Bard (École des hautes études en santé publique)
Sabine Barles (Université Paris 1, UMR Géographies-Cités)
Emmanuel Bellanger (CNRS, UMR Centre d’histoire sociale des mondes contemporains)
Nathalie Blanc (CNRS, UMR LADYSS)
Éric Charmes (ENTPE, RIVES, UMR EVS)
Pierre-Olivier Cheptou (CNRS, UMR CEFE)
Olivier Coutard (CNRS, UMR LATTS)
Laurent Devisme (ENSA Nantes, UMR AAU)
Véronique Dupont (IRD, UMR CESSMA)
Vincent Gouëset (Université de Rennes 2, UMR ESO)
Catherine Grout (ENSAP Lille, LACTH)
France Guérin-Pace (INED, UR Identités et territoires des populations)
Sylvy Jaglin (Université Paris-Est Marne-la-Vallée, UMR LATTS)
Loraine Kennedy (CNRS, UMR CEIAS)
Gilles Pinson (Sciences Po Bordeaux, UMR Centre Émile Durkheim)
Jean-Yves Toussaint (INSA de Lyon, UMR EVS)
Stéphanie Vermeersch (CNRS, UMR LAVUE)
Christine Voiron-Canicio (Université de Nice-Sophia-Antipolis, UMR ESPACE)
14Cette démarche en appelle aux savoirs issus de différentes disciplines, afin de rendre compte des questions vives ou émergentes de recherche dans un spectre assez large de thématiques et de confronter ces questions vives aux contraintes existantes, contraintes d’ordre institutionnel et épistémologique notamment. La démarche prospective est attentive en particulier aux conditions et aux opportunités à même de faire émerger de nouveaux champs de recherche, voire de nouvelles manières de faire de la recherche.
15Enfin, la prospective est également conçue comme une démarche d’animation des acteurs d’un système de connaissances, ici les « chercheurs urbains ». Cette démarche, qui a inspiré la PNRU, est à la fois modeste et ambitieuse, et elle n’a sans doute atteint que partiellement ses objectifs. Il s’agissait en effet d’inciter des scientifiques de toutes disciplines à se décentrer de leurs objets et pratiques de recherche habituels pour tenter de contribuer à une réflexion de ce que pourrait ou devrait être la production de connaissances sur l’urbain dans la prochaine décennie. L’exercice devait donc mobiliser non seulement les connaissances de ces acteurs, mais aussi leurs savoirs ordinaires, leurs intuitions et leur imagination. La dimension collective, politique et, nous l’espérons, auto-réalisatrice de la démarche prospective proposée dans la PNRU, impliquait le partage de ces idées sur le futur avec l’ensemble de la communauté scientifique concernée. En commun, il s’agissait de favoriser la création de marges de manœuvre pour les acteurs d’un système complexe autour d’enjeux complexes. Les lecteurs et lectrices jugeront dans quelle mesure nous sommes parvenus à ce décentrement. La démarche a en tout cas suscité une réelle dynamique collective.
16Pour mettre en œuvre cette démarche collective, six journées d’étude ont été organisées entre l’été 2015 et l’été 2016 autour d’enjeux théoriques, méthodologiques, thématiques et institutionnels (cf. encadré 2). En septembre 2016, des « journées de prospective », organisées sous la forme d’une école thématique du CNRS afin de favoriser spécifiquement l’implication de jeunes collègues, ont permis de croiser et de mettre en débat et en perspective les éclairages, les controverses et les propositions issus des journées d’étude (cf. encadré 3). Ces différents rendez-vous ont été ouverts à l’ensemble des collègues ayant un intérêt pour les questions scientifiques urbaines ou pour la dimension urbaine de leurs objets de recherche, quels que soient leur statut et leur discipline de référence.
2. Les journées d’étude organisées dans le cadre de la PNRU
Enjeux épistémologiques et théoriques de la recherche urbaine (8 septembre 2015)
Ville et environnement (8 octobre 2015)
Économie politique et villes (1er février 2016)
Techniques, urbanisation, villes (30 mars 2016)
Fabrique urbaine (18 mai 2016)
Sociétés urbaines (20 juin 2016)
3. L’école thématique de la PNRU : exposé des motifs et organisation
L’école thématique organisée en septembre 2016 à Aussois visait à préfigurer le présent ouvrage collectif. Elle a rassemblé une cinquantaine de participants qui ont construit leur réflexion à partir des éléments de réflexion accumulés lors des six journées d’étude organisées au cours de l’année 2015-2016, notamment à partir des comptes rendus détaillés des journées.
Le programme de l’école a alterné travaux en ateliers et séances plénières de mise en commun :
˙ Une première phase de réflexion collective ouverte a permis de recenser l’ensemble des sujets abordés comme les angles morts éventuels. Ce bilan initial a ensuite nourri les échanges en ateliers.
˙ Cinq ateliers ont ensuite été organisés sur les thèmes suivants : 1. Qu’est-ce que l’urbain ? 2. Perspectives critiques plurielles. 3. (Re) productions, coopérations et conflits. 4. Circulations : modèles, concepts, acteurs, objets, politiques, capitaux. 5. La fabrique de la recherche : épistémologie, méthodologie et réflexivité.
Les participantes et participants à chacun de ces cinq ateliers avaient à proposer trois ou quatre entrées susceptibles de donner lieu à des chapitres de l’ouvrage. Ces propositions devaient porter majoritairement sur des enjeux de recherche que la réflexion collective aurait identifiés comme prioritaires pour les prochaines années. Des préconisations concernant plus spécifiquement la programmation de la recherche urbaine pouvaient être formulées.
˙ Un débat en séance plénière a alors permis, à partir des propositions des ateliers, d’arrêter la liste définitive des chapitres de l’ouvrage.
˙ Puis une seconde séquence de travail en ateliers, en petits groupes de trois à quatre personnes, a permis d’élaborer un premier synopsis de chacun des chapitres de l’ouvrage. Dans ce court texte (deux à quatre pages), l’entrée du chapitre devait être resituée par rapport à un état de l’art problématisé (mais nécessairement condensé). Une perspective historique devait être esquissée, pour mieux mettre en valeur le caractère prospectif de l’entrée retenue. Les participants devaient également mener une réflexion comparative (entre périodes historiques, entre régions du monde, entre systèmes de recherche, etc.) sur leur sujet. Les débats entre les participants suscités par l’entrée retenue devaient également se refléter dans le synopsis.
˙ Un dernier échange en session plénière, enfin, a permis de discuter ces synopsis et de préciser l’articulation d’ensemble de l’ouvrage. À l’issue de l’école thématique, les petits groupes ont été chargés de la rédaction d’une première version rédigée des chapitres. Chaque chapitre a ensuite été relu par plusieurs collègues, principalement choisis parmi les membres du comité de pilotage et a fait l’objet d’une ou plusieurs révisions par ses auteurs.
17Cette école thématique a initié une entreprise collective mobilisant une cinquantaine d’auteurs dont le présent ouvrage est l’aboutissement. À partir d’une restitution des problématiques actuelles de la recherche urbaine, mais sans cependant prétendre réaliser un état de l’art exhaustif, les auteurs des seize chapitres s’attachent notamment à mettre en évidence les questions vives et les controverses qui pourraient structurer ce champ de recherche dans les dix années à venir. Ils mentionnent également les éventuels angles morts et les difficultés d’ordre méthodologique ou épistémologique susceptibles d’être rencontrées. Ils suggèrent enfin des objets d’enquête et des croisements féconds avec d’autres perspectives de recherche. Mais les auteurs de l’ouvrage n’ont pas pour objectif principal de se situer de manière critique face aux recherches présentes. Ils s’attachent plutôt à cerner les enjeux de connaissance et les leviers d’action pouvant constituer les bases de la recherche urbaine future. Ils le font en prenant acte des nombreux facteurs d’incertitude quant à l’avenir des sociétés (mondialisation, accroissement des inégalités, regain de tensions géopolitiques, montée de formes de populisme nationaliste, changements environnementaux multiscalaires, « transition numérique », etc.) et de la manière dont les travaux de recherche en France y répondent aujourd’hui et pourraient y répondre demain. Notons que les collectifs d’écriture mis en place pour les différents chapitres étaient pluridisciplinaires, rassemblaient des auteurs de statuts divers et présentaient chacun une configuration inédite.
Bilan de la démarche
Une pluralité réelle mais limitée pour l’essentiel aux sciences humaines et sociales
18La pluralité des contributeurs a été réelle. Elle concerne tout d’abord les statuts et les positions. La PNRU a mobilisé de manière active des chercheurs seniors, pour la plupart exerçant ou ayant exercé des responsabilités institutionnelles ; c’est notamment le cas des membres du comité de pilotage. Mais elle a aussi impliqué de jeunes chercheurs statutaires, des post-doctorants et un certain nombre de doctorants. Le dispositif de l’école thématique a été décisif à cet égard. Cette pluralité est aussi celle des approches, thématiques et des aires géographiques d’étude, sans parvenir toutefois sur ce plan à éviter complètement un certain tropisme franco-européen. Enfin, la pluralité de la démarche et de l’ouvrage est également avérée en termes de disciplines présentes... jusqu’à un certain point. En effet, force est de constater que, si les sciences humaines et sociales dans leur diversité ont pu être mobilisées, nous ne sommes pas parvenus à pleinement intégrer les perspectives des autres grands champs.
19Un élément d’explication de cette faible interdisciplinarité, non exclusif sans doute, tient à l’objet même de la prospective. Les formes les plus dynamiques et les plus productives d’interdisciplinarité radicale ne s’observent pas à l’échelle de la « recherche urbaine » dans son ensemble, mais sur des thématiques spécifiques : l’environnement, le numérique, la santé... La focale volontairement englobante adoptée dans la PNRU a sans doute constitué, de ce fait, une difficulté particulière du point de vue de l’appropriation de la démarche par les sciences de l’environnement, de la Terre, de l’ingénierie ou du vivant.
20Quelles que soient les causes de ce constat, ses implications prospectives doivent être examinées. Comme l’a montré, par exemple, l’expérience du PIRVE2, l’adoption d’une focale urbaine par les chercheurs en sciences de l’environnement et de la santé et, réciproquement, la familiarisation des chercheurs urbains issus des sciences humaines et sociales avec les approches et les objets de recherche des autres disciplines sont un facteur, certes non exclusif mais puissant, d’innovation scientifique. Ce constat doit même nous amener dès à présent à nous interroger sur les angles morts de la PNRU. Quelles sont les questions vives, les controverses, les approches innovantes ou émergentes que l’insuffisante représentation de certains domaines disciplinaires pourrait dissimuler ? Les modèles de développement urbain ou de caractérisation des environnements construits issus de la physique, qui semblent en plein essor, les recherches sur les dimensions pathogènes ou bénéfiques des environnements urbains, l’étude des applications de l’intelligence artificielle à la gestion des villes – autant de thèmes qui, de fait, sont seulement effleurés dans les pages de cet ouvrage.
Des éclairages thématiques sélectifs, une attention aux conditions de production de la recherche
21La démarche n’a pas visé l’exhaustivité thématique. Elle a plutôt privilégié l’approfondissement d’un certain nombre de sujets prospectifs, en s’efforçant de replacer la discussion dans une perspective temporelle. Signaux faibles et questions vives ont été recherchés. En revanche, la place accordée aux controverses se révèle en définitive relativement limitée : point de départ des interrogations développées dans certains chapitres, elles ne ressortent que rarement comme moteurs de la dynamique de recherche dans un domaine particulier. La production de connaissances sur des phénomènes émergents ou des notions nouvelles domine les démarches à la base des chapitres ici rassemblés. Nous y voyons un indicateur d’un champ de recherche qui reste finalement peu structuré par des débats et des courants comme peuvent l’être les disciplines. La conséquence est une cumulativité certaine sur le plan empirique, mais moindre sur le plan théorique.
22Au total, la PNRU s’est donc attachée à rendre compte des enjeux de recherche soulevés par les principales dynamiques (à l’œuvre, émergentes ou potentielles) susceptibles d’affecter en profondeur la production, les environnements et la condition urbaines. Certaines thématiques importantes (le numérique, les communs...) ne font pas l’objet d’un chapitre spécifique, mais traversent l’ensemble de l’ouvrage.
23Enfin, une attention particulière a été portée à des aspects non thématiques importants. C’est le cas notamment des enjeux relatifs aux conditions de production de la recherche urbaine, à ses relations avec les communautés disciplinaires, à ses enjeux politiques et à ses liens avec l’action urbaine. Ces préoccupations, qui affleurent dans plusieurs chapitres, sont l’objet du chapitre 4.
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24Le présent ouvrage, qui repose sur un important travail collectif, propose un panorama engagé des enjeux de la recherche urbaine pour la prochaine décennie. Qu’elle ou il s’intéresse à ces enjeux depuis son domaine de recherche, débute un travail de mémoire ou de thèse sur un objet ou un contexte urbain, ou souhaite acquérir une connaissance plus étendue et actualisée de son champ d’étude, la lectrice ou le lecteur trouvera dans ce livre des contributions riches, problématisées et référencées.
25De plus, les analyses développées ne sont pas sans conséquence sur la commande publique de recherche. Trois recommandations ressortent ainsi de cette démarche. En premier lieu, nous souhaitons redire ici l’importance de s’attacher à favoriser une plus grande pluralité des thématiques financées par les appels à projets incitatifs. Cela va sans doute de pair avec une (re)diversification des guichets nationaux de financement de la recherche et des formats des projets financés (petits ou gros, courts ou longs, partenariaux ou reposant sur une équipe constituée...). Deuxièmement, et indissociablement du point précédent, il convient de développer les financements non thématisés (appels à projets blancs ou sur des thématiques larges) pour permettre aux équipes de sortir des sentiers battus et des sujets rebattus. Troisièmement, une revalorisation importante des crédits de base des équipes et le développement de formes de financement pluriannuelles, au-delà du format typique (3-4 ans) des projets ANR, voire débarrassées de la logique compétitive des appels à projets, seraient plus cohérents avec le temps long de la recherche (surtout quand elle se veut interdisciplinaire) et des changements urbains.
26Ces considérations nous amènent à deux recommandations complémentaires. D’une part, la démarche mise en œuvre dans le cadre de la PNRU constitue une expérimentation qui gagnerait sans doute à être reproduite, déclinée, sinon rendue permanente ; d’autres dispositifs, permettant de produire des connaissances et non pas seulement de les confronter, sont à mettre en place. D’autre part, les pistes de recherche envisagées dans les chapitres qui suivent ne peuvent rentrer dans le seul format d’appels à projets compétitifs orientés vers des recherches finalisées, a fortiori si ces projets doivent répondre à la thématique du développement durable, peu présente dans cet ouvrage et de fait considérée comme surannée par la communauté scientifique, ou bien de la croissance verte lorsqu’elle est envisagée dans une perspective normative.
Un propos en quatre parties
27Les chapitres de la première partie interrogent la production de la recherche urbaine et ses conditions sous différents aspects. Le premier porte sur la place des perspectives critiques. Soulignant qu’elles reflètent une pluralité de points de vue et de référentiels, les auteurs notent cependant qu’elles partagent une propension à lire la modernité en termes de crise(s) et à explorer les conséquences de cette crise sur les plans politique, social, économique et écologique. Les courants critiques contemporains s’interrogent sur la manière d’inscrire la relationnalité dans leurs approches de recherche notamment à partir de méthodes innovantes. Selon ces courants, les objets d’étude s’inscrivent au cœur d’un ensemble de relations dont ils ne peuvent être abstraits. Parmi d’autres, le courant des nouveaux matérialismes qui propose d’inscrire les « humains » dans leurs relations avec leur monde matériel et naturel est alors identifié comme une piste prometteuse de renouvellement critique des questions urbaines. Le chapitre 2 discute les opportunités et les difficultés que présentent les données massives pour la recherche urbaine. En effet, l’emploi et l’étude de ces données reconfigurent potentiellement les manières de faire de la recherche aussi bien que les questions éthiques afférentes. Les auteurs proposent dès lors différents scénarios prospectifs portant sur les relations entre les approches quantitatives qui mobilisent ces données massives et les approches qualitatives de l’urbain. Le chapitre 3 présente la réémergence de l’expérimentation dans la production d’une recherche ancrée et réflexive sur l’urbain. Les chercheurs à l’origine de ce courant critique souhaitent renouveler les épistémologies scientifiques par l’expérimentation et la recherche-création qui associent notamment les habitants et les artistes aux démarches de recherche. Enfin, le chapitre 4 restitue les points de vue de différents protagonistes de la recherche urbaine sur les conditions passées, présentes et même futures de la recherche urbaine. Ils attestent d’un côté de la complexification de son financement, de la fragmentation de ce domaine scientifique et de la spécialisation croissante des chercheurs en son sein. Si ces évolutions ne semblent pas propres à la recherche urbaine, des spécificités affleurent néanmoins : son objet semble propice à un intérêt des acteurs privés ; une proximité, sinon un certain suivisme apparaît lorsqu’on compare les sujets de recherche et les préoccupations du monde professionnel.
28La deuxième partie de l’ouvrage porte sur la définition même de l’urbain, question prospective en ce qu’elle met en jeu, à travers des positionnements théoriques et méthodologiques, les catégories de pensée utilisées (et discutées) par les chercheurs comme par les acteurs opérationnels. Le chapitre 5 interroge « l’urbain généralisé » en mettant en évidence les mécanismes de domination liés aux grandes concentrations urbaines. Il invite à dépasser les imaginaires urbains dominants, en articulant les échelles infra- et supra-urbaines, ce qui conduit à réfléchir à la question des espaces dits périphériques. Le propos s’appuie sur quatre registres analytiques : les identités et les symboles, les pratiques des ménages (gentrification, mobilités), les rapports politiques (hégémonie métropolitaine, gouvernance suburbaine) et les rapports économiques (comment les grandes villes participent à la structuration des inégalités dans le régime patrimonial actuel). Le chapitre 6 propose une autre façon de saisir l’urbain à la fois comme mode de vie et comme morphologie particulière, en prenant en considération un double gradient d’urbanité : part des espaces artificialisés/bio-productifs ; part des interdépendances entre humains et entre humains et non-humains. Le chapitre 7 propose de lire la ville comme un environnement matériel ou, mieux encore, comme un système socio-écologique. Il invite à reconsidérer non seulement la place des sciences de la nature pour comprendre les milieux urbains actuels (appréhendés comme des laboratoires écologiques), mais aussi, en retour, les implications de ce changement de regard pour les sciences sociales, notamment à travers l’essor de la socio-écologie et de l’écologie politique. Les auteurs posent ainsi la question de la matérialité/naturalité de l’urbain et concluent en interrogeant la place de l’anthropologie des techniques dans le renouvellement des approches matérielles de l’urbain. Le chapitre 8 met en débat l’urbain comme lieu de concentration de flux humains, matériels ou immatériels. La réticulation de ces flux donne lieu à des recherches souvent sectorielles relevant de deux champs scientifiques : le métabolisme urbain d’une part et les sciences du numérique d’autre part. Au croisement de ces deux champs se dessinent pourtant des pistes de recherche prometteuses, qui impliquent une approche systémique et interdisciplinaire. Ce chapitre ouvre ainsi sur une critique de la parcellisation des savoirs scientifiques, et plus largement sur la question de l’appropriation de ces savoirs sur la ville des flux, supposant un renouvellement des modalités de diffusion de la recherche urbaine. Le chapitre 9, enfin, propose de saisir la ville par la rupture, c’est-à-dire à travers la survenue de crises, leur déroulement, les réponses qu’elles suscitent, leurs implications à plus ou moins long terme et les représentations collectives auxquelles elles donnent lieu. La crise soulève en effet des enjeux singuliers en termes d’organisation (héritée et future) des espaces urbains, de régulations sociales, de capacités fonctionnelles des services collectifs, et même d’imaginaires urbains. Les recherches sur la crise présentent ainsi, pour l’appréhension de la complexité du fait urbain, une complémentarité féconde avec celles portant sur le changement « ordinaire ».
29La troisième partie de l’ouvrage est centrée sur les habitants des villes. Le chapitre 10 porte sur les transformations des services essentiels de la vie quotidienne (collecte et traitement des déchets, transports, services éducatifs, etc.) en lien avec les mutations de l’État. La tendance historique à l’universalisation de l’accès aux services, liée au développement des réseaux, fait aujourd’hui face à un affaiblissement des solidarités, à une accentuation des inégalités territoriales et, plus largement, à une remise en cause des institutions étatiques, traçant des perspectives de recherche autour des nouveaux risques et des communs en matière de service. Le chapitre 11 interroge la pertinence du concept de diversités urbaines pour repenser les ségrégations marquant les métropoles. Importé des recherches du monde anglophone et hollandaises, ce terme met l’accent sur la complexité des trajectoires (notamment migratoires) des habitants. Au-delà des questions théoriques (dépolitisation ?) et méthodologiques (mesure ?) liées à cette notion, ce chapitre propose d’interroger les discours et les pratiques qui valorisent ou dénoncent la « diversité » urbaine, ainsi que les pratiques ambivalentes de proximité et de distance à la diversité. Le chapitre 12 porte sur la fabrique ordinaire de la ville par les habitants, saisie à la croisée de la sociologie urbaine et de celle des mouvements sociaux, à travers leurs mobilisations plus ou moins visibles. La réflexion sur les urbanismes de fait, temporaires ou encore tactiques, comme modèles alternatifs de production de la ville, place certaines pratiques habitantes des Suds à l’avant-garde. Cela ouvre des pistes de recherche autour de la place des savoir-faire habitants dans le gouvernement des villes, autour de l’empowerment par exemple. Un encadré interroge plus spécifiquement les usages numériques dans les mobilisations citoyennes urbaines.
30Les chapitres de la quatrième partie, consacrée à la « ville en chantier », abordent chacun une entrée sur la question de la production urbaine. Le chapitre 13 propose d’entrer par les dispositifs sociotechniques, définis comme « des combinaisons d’objets techniques, juridiques et cognitifs » pris dans des relations de pouvoir et entre des intérêts localisés. Dans une démarche prospective, les auteurs s’interrogent sur le déploiement d’une « peau digitale » (Rabari et Storper 2015) sur les villes. Mais loin des discours convenus ou prophétiques sur la ville intelligente, ils mettent l’accent sur l’approche par le bas et l’attention aux hybridations entre le formel et l’informel auxquelles ce déploiement donne lieu. Le chapitre 14 privilégie, quant à lui, une entrée par les acteurs et les activités de l’aménagement de l’espace au moyen d’une sociologie de l’action collective et organisée. Il pointe la méconnaissance des activités de conception et de gestion dans le domaine de l’urbanisme et il oriente les recherches à venir sur les recompositions de la division du travail et des relations entre les sphères publique et privée que ces activités induisent. C’est au prisme de l’économie politique urbaine que le chapitre 15 considère le foncier comme un analyseur du rôle de la propriété dans les sociétés des Suds et des Nords, de la financiarisation du capitalisme urbain, mais aussi de ses alternatives, à l’image des community land trusts. Enfin, le chapitre 16 aborde la production de la ville à partir de la circulation des modèles urbains. Il propose une typologie de ces modèles (idéal-typique, opérationnel, analytique), puis de nouvelles pistes de recherche sur la mesure ou l’analyse processuelle des étapes, des cycles de vie ou des acteurs de leurs circulations. Ces différentes perspectives sur la production urbaine partagent trois interrogations. Premièrement, du fait de la digitalisation ou de la montée de l’urbanisme de gestion par exemple, elles questionnent la persistance, la remise en cause et le devenir de la planification urbaine et ce faisant la prise en compte du long terme et de l’intérêt public sur lesquels celle-ci s’est fondée. Deuxièmement, les chapitres de cette dernière partie remettent en cause de façon plus ou moins explicite la dichotomie entre les Nords et les Suds et le caractère englobant de ces deux catégories pour saisir les dynamiques qui affectent les villes contemporaines. Troisièmement, ils portent une attention commune aux situations et processus concrets qui appelle des enquêtes de terrain basées sur les questions et les méthodes des sciences sociales, ce qui pose à nouveau la question des moyens de ces enquêtes.
Notes de bas de page
1 Au-delà des controverses dont ce terme fait l’objet, il traduit une idée qui ne nous semble guère contestable, à savoir que la période contemporaine est marquée, en ce qui concerne le fonctionnement terrestre, par l’influence des activités humaines.
2 Programme interdisciplinaire de recherche sur la ville et l’environnement (CNRS et ministère de l’Écologie, 2006-2013).
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