L’école d’apprentissage Renault
|Conclusion
Texte intégral
1En réalisant cette recherche sur l’école d’apprentissage Renault selon une analyse socio-historique, nous souhaitions étudier un aspect méconnu de l’histoire de l’enseignement professionnel et technique en France : la participation sur le long terme à partir des années 1920, puis le désengagement à la fin des années 1980, du patronat de l’industrie automobile à l’organisation et au financement de la formation professionnelle des personnels qualifiés sous la forme d’une mise en école de l’apprentissage. Nous voulions aussi montrer que l’enseignement professionnel sous la forme des écoles d’entreprises formait non seulement des ouvriers qualifiés, mais également des personnels techniques intermédiaires et, ce qui est plus surprenant, des cadres et des ingénieurs. Les carrières réalisées par les anciens apprentis de l’école Renault en témoignent. Au terme de cet ouvrage, il convient de détailler les principaux résultats produits en réponse aux questions posées dans l’introduction.
Une grande variété des acteurs engagés dans la formation professionnelle
- 1 J.-M. Chapoulie, « Deux expériences de création d’établissements techniques au xixe siècle », Forma (...)
2À la suite d’autres1, le premier point qui se dégage concerne la mise en cause de la vision constituée sur l’enseignement professionnel en France essentiellement placé sous l’autorité de l’État en matière d’organisation des institutions, d’acteurs impliqués, de conception des contenus de formation et de financement, excluant de fait les organisations patronales et les entreprises. Cette recherche montre qu’une telle perspective tend à simplifier la réalité en ne prenant pas en compte les interactions et médiations se tissant entre représentants de l’administration centrale, élites politiques locales, représentants patronaux, organisations syndicales, entrepreneurs industriels et groupes professionnels qui se trouvent bien souvent à l’origine d’institutions de formation qui se sont développées à la faveur de contextes déterminés et de raisons historiques. Ainsi, il apparaît que l’État, en l’occurrence la Direction de l’enseignement technique placée sous la responsabilité d’Edmond Labbé et d’Hippolyte Luc, a longtemps encouragé les initiatives des organisations professionnelles et des industriels conduites à l’échelle nationale ou régionale. Ils partageaient avec ces professionnels une certaine vision de la formation : condition favorisant l’implication d’une partie des ouvriers et des personnels qualifiés dans la rationalisation de la production et facteur de paix sociale dans les entreprises. Les évolutions touchant Boulogne-Billancourt au début de l’entre-deux-guerres en matière de prolongation de la scolarité au-delà de l’âge obligatoire sont à cet égard significatives. Plusieurs institutions et projets de création d’établissements menés à l’instigation d’acteurs (municipalité, organisations patronales, entreprises) défendant des points de vue et des intérêts très différents sur la formation professionnelle voient le jour dans cette ville après l’adoption de la loi Astier. Sur ce point, plusieurs enjeux se concentrent autour de la formation professionnelle : enjeu de participation à la mobilité sociale pour les enfants des classes les plus modestes du côté de la municipalité de gauche ; enjeu de constitution de couches professionnelles acquises à la rationalisation et devant relayer dans les ateliers les orientations des directions d’usines du côté de l’administration centrale et des employeurs. La réussite de ces initiatives a largement dépendu des convictions manifestées par les divers acteurs et des appuis qu’ils ont pu trouver pour mener à bien leurs projets. Les affinités entre la Direction de l’enseignement technique et les industriels établis dans la ville, dont les usines Renault, ont largement contribué à entraver les projets de la municipalité socialiste qui cherchait à créer une école professionnelle. La municipalité ne pourra jamais réunir les conditions matérielles pour créer et financer une telle opération, d’autant que dans le même temps elle doit se résoudre à constater l’attrait des institutions patronales sur les familles. Les tensions se développant dans cette ville attestent donc que le rôle de l’État dans le champ de l’enseignement professionnel et technique a longtemps consisté à encourager les initiatives du patronat, au point qu’on peut considérer que l’école Renault a rempli la fonction d’école professionnelle et technique formant une grande partie des jeunes de la ville et de ses environs.
Une séparation progressive de la production
- 2 Les principaux aspects caractérisant ces deux périodes sont résumés dans le tableau intitulé « Méth (...)
3Le second point conclusif de cette recherche vient compléter le précédent. Le mode d’analyse adopté a permis de caractériser l’évolution de cette institution de formation professionnelle selon une séparation progressive de la production. Ce processus s’est effectué en plusieurs mouvements distincts tenant les uns aux transformations du travail et de ses modes d’organisation, aux changements des technologies de production, les autres aux profils et aux représentations des responsables de l’entreprise et des agents de formation, ainsi qu’à l’évolution de l’offre de formation locale. Nous avons tenté d’en rendre compte en construisant pour les besoins de l’analyse deux périodes distinctes : celles correspondant aux années 1920- 1940, d’une part, et 1950-1980, d’autre part2. Chacune de ces périodes succède à un conflit mondial, source de profonds bouleversements économiques et sociaux en France dans l’entre-deux-guerres et à la Libération, ainsi que de questionnements sur la formation professionnelle dont les débats perdurent sur plusieurs années. L’hétérogénéité des différents domaines qui se trouvent convoqués dans l’évolution de l’enseignement technique (l’histoire des techniques et du travail, l’histoire politique et sociale, l’histoire des pratiques culturelles) et leurs temporalités distinctes expliquent certainement pourquoi le passage entre ces deux configurations ne s’effectue pas brusquement. Ainsi au cours des années 1950, certaines caractéristiques de la première période (par exemple la participation des apprentis à la production de l’usine ou encore le recrutement des maîtres d’apprentissage parmi les anciens contremaîtres des ateliers) subsistent encore et se combinent à d’autres plus relatives à la seconde période (apprentissage se déroulant à l’écart de l’usine, élévation du niveau de recrutement de l’école par l’introduction d’anciens élèves des lycées techniques).
4Dans une première configuration, l’identité de l’école est le produit des conditions structurelles (développement de l’industrie automobile, adoption des méthodes rationnelles de production) et d’un compromis passé entre la direction et les ingénieurs. De son côté, la direction pense que la rationalisation ne pourra aller à son terme sans un effort visant à pacifier les relations sociales. De leur côté, les ingénieurs sont à la recherche d’une légitimité plus forte dans les usines qui, de leur point de vue, ne pourra être acquise que s’ils contribuent à atténuer les antagonismes entre le patronat et les ouvriers. Que ce soit la direction ou les ingénieurs, chacun trouvant donc un intérêt à travailler ensemble à la création de nouveaux services destinés à encadrer les ouvriers. Ainsi, la direction confie la gestion et les orientations de l’école aux ingénieurs. Mais ceux-ci traduisent selon une logique propre les demandes patronales qui leur sont adressées et organisent l’école en conséquence. Tous issus des ateliers après avoir effectué un parcours en production, ils orientent la formation vers une finalité industrielle et pragmatique. De fait, l’apprentissage du métier trouve toute sa justification dans l’usage qui en est fait dans les usines. Bien qu’externalisée par rapport à la production, la formation se trouve pourtant proche du modèle professionnel fondé sur un corpus de savoirs délimités relevant de technologies particulières et mises en œuvre dans une activité déterminée, celle de la construction d’automobiles. Les modalités d’acquisition des savoirs professionnels ne peuvent être détachées des conditions de production, de diffusion, d’utilisation, c’est-à-dire des lieux et des groupes professionnels qui se donnent pour rôle de les conserver et de les développer. Les pièces étudiées par les apprentis sont directement issues de l’usine. Une fois produites, elles sont réintroduites dans le flux de production. Les savoirs transmis sont donc systématiquement renvoyés à l’activité principale de l’entreprise. Nombre d’entre eux sont des savoirs indigènes issus du travail et transposés dans la formation par l’intermédiaire des agents de formation. Dans cet esprit, la préparation au métier nécessite l’apprentissage d’un ensemble de représentations, de valeurs, d’attitudes et de comportements permettant d’acquérir les qualités sociales requises pour exercer le travail tel qu’il est organisé dans les usines de l’entre-deux-guerres en cours de rationalisation. La formation professionnelle apparaît donc comme un élément constitutif de la qualification dans la mesure où elle ne peut s’exercer pleinement qu’en intégrant la connaissance des conditions de mise en œuvre des techniques de production, une connaissance qui s’accompagne inévitablement d’un apprentissage des rapports sociaux dans l’entreprise, soit des rapports d’autorité et de hiérarchie, mais aussi de coopération et de solidarité entre groupes professionnels intermédiaires et supérieurs. Néanmoins, dans les dernières années de cette première période, le rapport avec le métier tend à se diluer corrélativement au développement des services de personnel qui sont à la recherche de moyens accrus pour maîtriser les qualités des salariés. Dès lors, l’enseignement professionnel emprunte plusieurs techniques fondées en dehors de la production. Ces influences, puisées pour l’essentiel dans la psychologie appliquée, annoncent des transformations plus profondes qui vont se dérouler dans la seconde configuration de l’école d’apprentissage débutant au début des années 1950.
5L’enseignement délivré dans l’école se rapproche alors d’un enseignement technique fondé sur un ensemble de démarches intégrant plusieurs technologies et cherchant à s’adapter à leur évolution. Progressivement, il s’oriente vers un apprentissage des procédés de production au lieu d’un apprentissage des conditions de la production comme cela était précédemment le cas. En cela, la formation se rapproche tendanciellement du mode général de la formation professionnelle en France. Ce changement d’orientation repose sur un compromis construit entre les cadres du personnel et, cette fois, les syndicats qui est fondé sur le rôle central de la formation professionnelle pour accroître la productivité et modifier les rapports sociaux. Les cadres du personnel, se représentant comme des médiateurs chargés de concilier les intérêts opposés de la direction et des salariés, vont chercher à développer la formation, pensant qu’elle fera adhérer le personnel à l’entreprise. Les syndicats, quant à eux, et singulièrement la CGT, souhaitent que l’école d’apprentissage de la Régie travaille pour la reconstruction de la nation en formant des ouvriers qualifiés qui seront à même de connaître une mobilité géographique et professionnelle. Pour les nouveaux responsables de l’entreprise et les représentants ouvriers, il semble donc judicieux de procéder à l’accroissement de la part des disciplines théoriques, et notamment générales, en adoptant une formation dite « polyvalente » susceptible de permettre une meilleure adaptation aux changements dont les orientations s’avèrent difficiles à distinguer. Ce changement requiert la collaboration de nouveaux agents de formation souvent diplômés du technique supérieur et ayant reçu une formation pédagogique. Organisant davantage leur enseignement autour des fonctions et des caractéristiques des pièces étudiées que de leur utilisation dans les ateliers, les contenus de leurs cours se trouvent peu à peu détachés des conditions concrètes de la production. La référence pour enseigner dans l’école Renault étant dorénavant plus celle du technicien que celle de l’ouvrier qualifié ou du contremaître, les savoirs professionnels s’en trouvent transmis différemment. Cette évolution tend à diminuer la spécificité de l’école Renault relativement aux institutions publiques de formation professionnelle.
6L’évolution de l’école Renault montre donc qu’en France la participation du patronat à la formation professionnelle s’est effectuée, dans un premier temps, sur des bases constituées dans l’industrie et le travail productif en raison de l’implication forte d’acteurs issus des ateliers. Puis, au terme d’un processus d’appropriation par les dirigeants, les cadres et les militants syndicaux d’une hiérarchie des connaissances reléguant les savoirs professionnels derrière les savoirs scientifiques et techniques, l’école s’est orientée vers une formation ne présentant plus de différence majeure avec celle des institutions d’État. Cette évolution constitue pour le moins un paradoxe. De son côté, l’école Renault qui permettait à ses apprentis et élèves d’accéder à la promotion sociale par un enseignement professionnel a connu progressivement une dévalorisation en se rapprochant de l’organisation de la formation des établissements publics. Dans le même temps, ces derniers ont subi une forte relégation à la suite d’une politique d’intégration dans le système éducatif conduite dans une perspective de démocratisation des études.
Un encadrement technique issu de la production
7Le troisième point important qui ressort de cette recherche est la constitution jusqu’à une période récente de l’encadrement technique intermédiaire et supérieur de l’entreprise Renault sur la base des ouvriers qualifiés, anciens apprentis de l’école, pourvus d’une expérience dans plusieurs secteurs de la production comme dans le modèle allemand. Ces personnels ont connu des carrières ascensionnelles allant bien au-delà de la catégorie professionnelle des ouvriers qualifiés. Nombre d’entre eux, après avoir été les collaborateurs de leurs anciens professeurs par ailleurs ingénieurs des usines, se sont trouvés nommés à des fonctions d’organisation et d’études, la mobilité des ingénieurs entraînant celle des anciens apprentis, situés à un niveau inférieur. Cette pratique de gestion des carrières assimilable à un marché interne s’établit sur la nécessité de débuter dans des emplois de production et autorise une forte mobilité professionnelle pour accéder à des emplois à responsabilités. Ainsi, cette école a contribué à la mise en œuvre de la politique sociale de Renault envisagée durant l’entre-deux-guerres qui visait à faire des ouvriers qualifiés des partenaires des ingénieurs dans le cadre de la rationalisation. Cette organisation de la mobilité montre que dans la grande industrie l’expérience professionnelle acquise dans les ateliers a longtemps été plus importante que la possession d’un titre. Elle établit aussi que la constitution de l’encadrement dans les grandes entreprises s’est longtemps opérée à partir des emplois situés à un niveau inférieur. Cette situation tranche assez nettement avec la période actuelle où les entreprises favorisent le renouvellement des couches professionnelles intermédiaires et supérieures en faisant largement appel au marché externe. Ces pratiques posent notamment la question du blocage des carrières des catégories inférieures et de la rupture des connaissances et de la culture professionnelle par une transmission des savoirs d’expérience rendue plus délicate.
8Cette analyse d’une école d’entreprise éclaire donc les débats du moment en France sur la coopération école-entreprise et la décentralisation de la formation professionnelle par une mise en perspective révélant les différences de situation. Dans les écoles d’entreprise, le patronat (sous une forme singulière) était à l’initiative de la formation professionnelle initiale et permanente au point que durant les années 1950 le système de formation de Renault concerne peu à peu toutes les catégories de personnels de l’entreprise : des ouvriers de fabrication aux ingénieurs. Il organisait la totalité de la formation. Les techniques de production, l’organisation industrielle, les produits, les relations sociales dans l’entreprise étaient au centre des connaissances transmises. Le patronat mobilisait son personnel pour assurer la formation. Il attribuait à cette activité des moyens matériels importants, pour partie d’ailleurs issus des mesures publiques de financement. En conséquence, l’action des dirigeants de Renault apparaît comme une tentative de pilotage d’un dispositif de formation professionnelle destiné à résoudre les problèmes récurrents de mobilisation de la main-d’œuvre.
- 3 En revanche, les entreprises disposent de l’essentiel du pouvoir d’initiative et de réalisation en (...)
9Aujourd’hui, la situation est très différente. C’est l’État qui a l’initiative de l’organisation de la formation professionnelle initiale3. Il définit les cadres généraux (le contenu des programmes d’enseignement, les modalités de la certification). Il dispose d’un personnel spécialisé dans cette activité dont l’expérience du travail industriel tend à s’estomper avec le recrutement d’enseignants des matières professionnelles diplômés du technique supérieur. Il a construit un réseau d’institutions réparties sur le territoire censées préparer tous les élèves à des formations d’égale qualité en vue de l’acquisition de diplômes dont la valeur est équivalente selon une conception démocratique de la formation professionnelle. De fait, le patronat et les entreprises sont seulement consultés sur les orientations de la formation professionnelle, si bien qu’ils se trouvent souvent tenus à l’écart du processus de définition du contenu des formations, et interviennent en conséquence dans la formation professionnelle initiale de façon très secondaire.
Notes
1 J.-M. Chapoulie, « Deux expériences de création d’établissements techniques au xixe siècle », Formation emploi, n° 27-28, juillet-décembre 1989, p. 15-41, et J.-P. Briand, « L’apparition du “préapprentissage” dans les grandes villes au début du xxe siècle », ibid., p. 42-64.
2 Les principaux aspects caractérisant ces deux périodes sont résumés dans le tableau intitulé « Méthodes et moyens mis en œuvre (1920-1980) » (voir dans les annexes p. 318) qui opère une comparaison systématique, au niveau de la pédagogie pratiquée, des dispositions régissant le recrutement des apprentis, de la durée des cours, des modes d’insertion dans l’emploi, des activités culturelles et sportives et de l’évolution des moyens engagés.
3 En revanche, les entreprises disposent de l’essentiel du pouvoir d’initiative et de réalisation en matière de formation continue.
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.