L’école d’apprentissage Renault
|Deuxième partie. Une formation professionnelle inspirée par le pragmatisme industriel (1920-1940)
Chapitre 7. L’enseignement des normes professionnelles des cadres intermédiaires
Texte intégral
- 1 L. Tanguy, « Les savoirs enseignés aux futurs ouvriers », Sociologie du travail, n° 3, 1983, p. 336 (...)
- 2 B. Bernstein, « Social class and linguistic development : a theory of social leaming », Education, (...)
- 3 M.F. D. Young, Knowledge and Control. New Directions for the Sociology of Education, Londres, Colli (...)
- 4 L. Tanguy, « Savoirs et rapports sociaux dans l’enseignement secondaire en France », Revue français (...)
- 5 É. Durkheim. L’Évolution pédagogique en France, Paris, Presses universitaires de France, 1938.
- 6 M.F. D. Young, Knowledge and Contral..., op. cit., 1971.
1L’analyse menée ici s’inscrit dans un courant de recherches qui se propose d’interroger les institutions d’enseignement professionnel dans les termes sous lesquels elles énoncent leur fonction première : la transmission des connaissances. À ce titre, elle reprend la perspective adoptée par les recherches de Lucie Tanguy consacrées à la formation des ouvriers dans les centres d’apprentissage, puis les lycées d’enseignement professionnel1. Celles-ci s’inspirent des travaux de Basil Bernstein2 repris par Michael F.D. Young3 qui considèrent que les curricula (programmes, méthodes d’enseignement, examens) constituent un objet destiné à être interrogé en termes sociologiques afin de caractériser un aspect de la socialisation opérée dans ces établissements. Les travaux de Basil Bernstein portant sur la transmission culturelle, l’organisation et la transmission des connaissances dans l’école ont joué un rôle fondateur dans cette sociologie centrée sur les contenus d’enseignement. Par leur souci d’intégrer une analyse des structures et du processus de reproduction des classes, ils ont montré les relations entre codes linguistiques et classes sociales4. Ces travaux ont ainsi renoué avec l’analyse des structures et celle du procès de transmission de l’éducation par une recherche de leurs liens d’interdépendance, une approche défendue auparavant par Émile Durkheim5. Les recherches sociologiques de Michael F.D. Young ont repris ce postulat en s’attachant à conduire une investigation empirique du contenu éducatif par l’étude des curricula permettant de montrer que « [...] l’éducation n’est pas un produit comme les voitures et le pain, mais une sélection et une organisation des connaissances légitimes à un moment donné, qui repose sur des choix conscients et inconscients6 ».
- 7 M. Pillet, « La création du baccalauréat professionnel. Les processus de décision », Formation empl (...)
2En transposant ces orientations de recherche à l’étude de l’école Renault durant l’entre-deux-guerres, nous avons cherché à éclairer les contenus et les méthodes de formation en les comparant à ceux d’autres institutions de formation professionnelle publiques ou privées. Nous analyserons plus particulièrement les catégories de savoirs sélectionnées par ce type d’institution, l’organisation de ces savoirs en programmes d’enseignement, les relations entre les programmes et les méthodes d’enseignement qui sont autant de représentations des compétences demandées aux ouvriers et personnels qualifiés des usines en cours de rationalisation. À partir de la distribution des catégories de savoirs et de leur orientation, nous chercherons à déduire les projets et points de vue sur la formation professionnelle des responsables de cette institution. Nous montrerons en quels termes et à partir de quels cadres de référence ils justifient leurs actions. Les phénomènes mis à jour par cette démarche ne constituent cependant qu’un niveau de la réalité parmi d’autres, notamment en raison de l’impossibilité de saisir la formation professionnelle en acte (et les adaptations des programmes qui ont pu être effectuées) et de rendre compte dans le détail des accords ou des affrontements et tensions qui ont pu naître chez telle ou telle catégorie d’acteurs dans le choix des disciplines et des programmes d’enseignement. L’analyse de la création du baccalauréat professionnel, faite sur le vif, a par exemple permis de montrer l’existence de tels consensus et divergences entre les points de vue des différents acteurs sociaux sur la définition des programmes, les finalités attribuées à la formation et l’objectif des règlements d’examens7.
3Faute de disposer d’une série de documents couvrant toute la période étudiée, nous avons constitué notre corpus à partir de sources et matériaux fort divers : les instructions pédagogiques et les énoncés émanant de la direction de l’école, les comptes rendus d’activité, les photographies représentant des situations d’apprentissage, les cahiers de préparation des professeurs et les cahiers des apprentis rencontrés. La réalité sociale ne pouvant être saisie par une seule approche en raison de son caractère multiforme, nous avons confronté les faits pédagogiques ainsi saisis aux discours des acteurs (directeurs, professeurs, maîtres d’apprentissage, apprentis). Enfin, la mise en regard des sources mortes (instructions pédagogiques, cours) avec les pratiques des professeurs et les représentations des apprentis recueillies à partir de leurs récits nous a permis de restituer les faits en révélant le sens conféré par les acteurs.
4Dans un premier temps, nous caractériserons la répartition des enseignements programmés selon le domaine auquel ils se rapportent : enseignements pratiques, enseignements théoriques et généraux. Puis, nous analyserons l’enseignement en atelier avec toutes les limites que cet exercice comporte, compte tenu des difficultés inhérentes à une reconstitution a posteriori des conditions d’application d’un enseignement pratique. Enfin, nous examinerons les contenus des programmes d’enseignement dans les disciplines dites générales et techniques afin de montrer quels sont les savoirs privilégiés par les responsables de l’entreprise pour former une catégorie de personnels techniques intermédiaires.
Un apprentissage « méthodique et complet »
- 8 B. Bonnet, La Formation professionnelle des adultes. Une institution et ses agents (1934-1994), thè (...)
- 9 Archives privées Guy Brucy, ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, « L’apprentissag (...)
5Les fondateurs de l’école Renault souscrivent à la notion d’apprentissage « méthodique et complet », un principe d’enseignement du métier qui apparaît à l’issue de la promulgation de la loi Astier afin de distinguer les ouvriers qualifiés des ouvriers non qualifiés par la formation professionnelle reçue. La notion d’apprentissage « méthodique et complet » se définit généralement par une division des enseignements entre la pratique (l’apprentissage méthodique) et les enseignements techniques et généraux (l’apprentissage complet). Elle est utilisée dans certains cercles de réflexion réunissant des représentants des grandes entreprises adoptant la rationalisation (par exemple au sein du Comité national de l’organisation française8) et lors de manifestations comme « La semaine du travail manuel » organisée en 1926 par le ministère de l’Instruction publique réunissant des directeurs d’écoles d’apprentissage et des responsables de formation professionnelle9.
- 10 G. Brucy, Histoire des diplômes de l’enseignement technique et professionnel (1880-1965), Paris, Be (...)
6Si cette notion sert de référence à nombre de protagonistes de l’époque agissant dans le domaine de la formation professionnelle, ils ne s’accordent pas pour autant sur une définition commune de son contenu. Pour la Direction de l’enseignement technique, l’apprentissage « méthodique et complet » doit insister sur la maîtrise de techniques fondées sur des connaissances circonscrites à certains domaines, tout en prenant en compte une dimension humaniste afin de protéger les apprentis de la spécialisation et de la mécanisation du travail10. De leur côté, les grandes entreprises défendent une vision de l’apprentissage « méthodique et complet » prenant davantage en compte la pratique du métier. L’apprentissage « méthodique » doit se décomposer en plusieurs séries d’exercices gradués distinctes selon les métiers. L’apprentissage « complet » doit, quant à lui, faire référence aux machines et autres équipements, tout en intégrant rapidement les nouveautés techniques, afin de tirer le meilleur rendement des installations. Enfin, cette organisation de l’apprentissage comprend aussi une dimension morale et culturelle, mais elle doit toujours se référer à la pratique du métier dans l’espace productif. Le point de vue d’André Conquet, directeur de l’école Renault de 1942 à 1946, puis responsable de l’enseignement de la chambre de commerce et d’industrie de Paris dans les années 1950, est, à cet égard, révélateur des orientations souhaitées par les professionnels :
- 11 A. Conquet, « La formation professionnelle dans la perspective de l’expansion économique », Élites (...)
« Évitons de nous confiner dans des schémas extrapolés, des conceptions philosophiques, sans voir les réalités de la vie des métiers. Tenons compte de l’importance fondamentale de la communauté familiale et sociale pour éviter que la technicité amenuise la personnalité des individus que nous avons la charge de former. [...] Il est possible, en effet, de faire de ces gestes, que les intellectuels considèrent comme sans importance : limer, dessiner, combiner un assemblage ou un montage, de véritables instruments de culture. La formation professionnelle doit, comme toute éducation traditionnelle, viser à donner une culture et un équipement. D’où l’importance, sans doute, de tout son côté “connaissances” théoriques et pratiques, mais plus encore, des attitudes psychologiques et morales qu’elle doit s’efforcer d’inculquer11. »
7Bien qu’il y ait une certaine communauté de vues entre la Direction de l’enseignement technique et les industriels, comme nous l’avons vu précédemment dans la ville de Boulogne-Billancourt, les programmes de formation diffèrent quelque peu entre les écoles d’État et les écoles d’apprentissage des entreprises. C’est ce que montre clairement le tableau suivant en traitant de la répartition horaire entre les domaines d’enseignement dans les écoles pratiques de commerce et d’industrie (EPCI) et dans l’école Renault.
Tableau n° 6 Horaires d’enseignement général, technique et d’atelier dans les EPCI et l’école Renault (1908-1937)
1. Les premiers nombres indiquent les heures hebdomadaires consacrées à chaque domaine d’enseignement et les nombres entre parenthèses le poids respectif de ceux-ci.
pour les EPCI : P. Astier, I. Cuminal, L’Enseignement technique industriel et commercial en France et à l’étranger, Paris, Éditions Georges Roustan, 1909, p. 492, et pour l’école Renault : F. Gourdou, « L’apprentissage aux usines Renault », op. cit., p. 5-7.
8Dans les écoles pratique de commerce et d’industrie, il importe de consacrer un volume d’heures sensiblement plus important à l’enseignement général (français, histoire, géographie, arithmétique, géométrie) et technique (dessin, technologie, mécanique, électricité) qu’à l’atelier. À l’inverse, dans les écoles d’apprentissage des entreprises, comme celle de Renault, les responsables défendent une tout autre priorité en affectant la majorité du temps d’enseignement à la pratique du métier en atelier, et en consacrant le reste de la formation à la transmission de savoirs directement utiles dans les ateliers (mécanique, technologie, physique, chimie, électricité industrielle, dessin). La prévalence accordée à l’atelier dans la formation résulte du souci de garantir l’aptitude à exercer un métier le plus rapidement possible par une connaissance des outils et des procédés de production en usage dans les ateliers.
9On ne saurait pourtant s’arrêter à constater des faits et à les mesurer sans risquer de s’enfermer dans les catégories construites par les institutions de formation pour désigner leur activité auprès de leur public et des autorités. Révéler le sens des faits examinés exige une investigation précise des contenus d’enseignement afin de connaître quels enseignements l’école Renault délivre à ses futurs personnels qualifiés et quelles sont les représentations du monde et des rapports sociaux qu’ils véhiculent.
L’apprentissage du métier
- 12 L. Tanguy, C. Agulhon, A. Poloni, « Les institutions d’enseignement technique court en France : gen (...)
- 13 AN, 91 AQ 19 (2), Instructions générales sur la formation professionnelle accélérée des jeunes ouvr (...)
10Si dans les premières années de l’école Renault, les apprentis effectuent des travaux de petites séries pour l’usine, les responsables de l’apprentissage cherchent rapidement à corriger cette organisation, arguant du fait que la répétition et la spécialisation du travail nuisent à leur adaptation aux changements. C’est dans le contexte du début de la Deuxième Guerre marqué par des besoins importants en main-d’œuvre que la direction de Renault va adapter une nouvelle méthode de formation – la méthode Carrard – réputée préparer les apprentis à plusieurs métiers dans un délai assez court par une analyse sommaire de leurs capacités à partir du comportement. Dans l’absolu, la méthode Carrard est basée sur la décomposition analytique des gestes de chaque métier en fractions de mouvements plus simples à travers une progression12. Chaque phase étudiée fait l’objet d’un apprentissage séparé jusqu’à atteindre l’automatisme des gestes. Les exercices sont courts et variés afin de ne pas rebuter les apprentis et de conférer une certaine habileté. Cette méthode ne présentant pas de difficultés incontournables, les apprentis ne sont pas découragés, ce qui facilite une orientation rapide dans un métier. Elle avait été précédemment utilisée chez Renault pour préparer en quelques semaines des ouvriers spécialisés à occuper des postes d’ouvriers qualifiés sur machines13. Sa facilité de mise en œuvre et son efficacité en termes de résultats obtenus avaient alors convaincu les dirigeants de l’entreprise.
- 14 V. Troger, Naissance et développement des centres de formation professionnelle de 1940 à 1944, mémo (...)
- 15 Archives départementales de l’Isère, Archives Merlin Gérin, cote n° 47 J 26, Formation professionne (...)
11Au même moment, plusieurs institutions de formation, notamment les écoles professionnelles des arsenaux et des manufactures d’armement d’État, et les centres de formation professionnelle, recourent à cette méthode pour l’apprentissage, la formation professionnelle accélérée des chômeurs et le reclassement d’ouvriers adultes14. À partir de 1937, l’entreprise Merlin Gérin adopte elle aussi un programme de formation conçu spécialement par A. Carrard pour augmenter rapidement les effectifs ouvriers15. Pendant la guerre, ce même programme est réutilisé pour former le personnel féminin et les ouvriers remplaçant le personnel mobilisé. Dans ses conditions d’application à l’industrie, la méthode Carrard consiste à placer les apprentis le plus tôt possible devant des situations d’apprentissage industriel afin de déceler leurs qualités dans une perspective d’orientation professionnelle. Mais pour une meilleure observation, les apprentis travaillent dans un atelier situé en dehors de la production. L’essentiel des tâches consiste à réaliser matériellement des pièces suivant le principe de la progressivité des difficultés et du chronométrage des tâches. Dès les premiers jours, les apprentis doivent scrupuleusement suivre un programme préétabli qui débute invariablement par des exercices de lime : « J’étais un apprenti de petite taille. Pour vous dire, j’avais les coudes à la hauteur des mâchoires de l’étau ! Alors les premiers mois, pour le maniement de la lime, c’était difficile. Il fallait réussir en plaçant la lime sur la paume de la main pour faire des traits croisés sur le métal. Au début, je n’y arrivais pas, surtout que le maître d’apprentissage voulait qu’on respecte sa méthode. Il fallait que les bras bougent et pas l’ensemble du corps. Alors, il me montrait comment faire. J’ai mis plusieurs mois à y arriver » (Philippe B., apprenti de 1933 à 1937, CAP d’ajusteur, agent technique au contrôle à Billancourt, retraité depuis 1978).
12Dans un but de progressivité du travail et de la précision, les apprentis entament le métal de 100 mm, puis de 50 mm et de 20 mm. Cet exercice est répété graduellement jusqu’à ce qu’ils liment creux, puis plat, et livrent au final un cube : « À l’atelier, les maîtres d’apprentissage nous apprenaient dès les premiers jours l’importance de la précision. Il s’agissait d’outillage pur, de fignoler à la lime au dixième de millimètre » (Claude C., apprenti de 1949 à 1952, CAP d’ajusteur, agent technique au département machines-outils, puis employé au service des prix de revient, retraité depuis 1988).
- 16 Archives de la Société d’histoire du groupe Renault, Dossier formation professionnelle, F. Gourdou, (...)
13Afin de susciter dès le début l’intérêt et la motivation des apprentis, les maîtres d’apprentissage font alterner des exercices de limage, de traçage, de mortaisage et de dessin, et organisent un examen afin de vérifier que les jeunes ont atteint le niveau requis en termes de précision des gestes et de goût du travail parfait, soit une certaine conscience professionnelle. L’enseignement de la lime développe aussi le goût de l’effort, de l’endurance et de la persévérance, des qualités importantes chez les ouvriers qualifiés. Ainsi, le travail sur métal transmet très tôt aux apprentis le sens de la réalité industrielle en leur faisant prendre conscience de leurs capacités en matière de réalisation de pièces mécaniques. Au fil des mois, les exercices se font peu à peu plus complexes puisque les apprentis réalisent des pièces utilisées dans l’usine telles que des canons de perçage, des broches de perceuse, des pignons, des galettes d’acier16. L’entraînement sur des pièces de fabrication placent les apprentis dans des conditions proches de celles qu’ils connaîtront une fois affectés sur les lieux de production. Il s’avère important de trouver rapidement les modes opératoires adéquats autant du point de vue de la qualité des pièces que du temps nécessaire à leur production : « [...] on démarrait toujours par des choses élémentaires. Les tourneurs commençaient à faire un cylindre. Ensuite, ils faisaient des cônes avec un filetage, des alésages et du surfaçage. Les fraiseurs faisaient un prisme qui soit bien d’équerre. Après il s’agissait de réaliser des ajustages de plusieurs pièces dans un temps de plus en plus réduit » (François R., apprenti de 1941 à 1944, CAP de tourneur, agent de méthodes aux fonderies de Cléon, retraité depuis 1984).
14L’atelier d’apprentissage se présente donc comme l’antichambre de l’usine où les maîtres d’apprentissage, eux-mêmes souvent d’anciens apprentis devenus ouvriers qualifiés ou contremaîtres, transmettent aux jeunes les méthodes de fabrication, l’économie des matières premières et les relations avec la hiérarchie : « Au début, je me suis rappelé les différents exercices que j’avais faits quand j’étais apprenti. J’ai aussi récupéré quelques cartons à l’atelier d’où je venais. Avec cet ensemble, j’ai réfléchi à la mise en place de plusieurs suites d’exercices que je me sentais pouvoir mettre en application à l’école. Alors sur la base d’une progression sur laquelle je suis plusieurs fois revenu au cours des années, j’ai lancé un tas d’exercices de surfaçage puisque c’était de là que je venais » (Pierre P., apprenti de 1934 à 1937, CAP de tourneur, maître d’apprentissage en section tournage de 1948 à 1953, chef de service méthodes à Billancourt, retraité depuis 1978).
15« Il y a deux ou trois choses que je leur demandais au bout d’un an de formation : être capable de travailler vite, réaliser des économies et faire du boulot de qualité. Mais je leur rappelais que là où ils allaient entrer, on serait certainement moins à cheval sur la qualité que tout ce qu’on leur demandait à l’école. Je les mettais aussi en alerte sur l’aspect des relations avec les responsables » (Michel L., maître d’apprentissage à l’école Renault en section tournage de 1945 à 1960, puis dans un lycée professionnel jusqu’en 1985).
16La proximité de l’apprentissage avec l’usine est également sensible à travers l’importance attachée à l’ordre et à la propreté. L’enseignement de l’ordre passe par le rangement systématique des outils à leur place après chaque utilisation. L’apprentissage de la propreté s’effectue lors du nettoyage des machines-outils et du coup de balai passé dans les ateliers à la fin de chaque semaine : « À la fin de la semaine, ils avaient deux ou trois heures pour nettoyer les machines. Le problème c’est qu’il y avait beaucoup de machines et peu de gars pour le faire et s’ils avaient utilisé toutes les machines pendant la semaine, il fallait quand même toutes les nettoyer. Il fallait aussi faire attention à ce que ce ne soit pas toujours les mêmes qui nettoient la plus difficile, alors il y avait des tours » (Michel L., maître d’apprentissage à l’école Renault en section tournage de 1945 à 1960, puis dans un lycée professionnel jusqu’en 1985).
17Certains aspects de la discipline sont aussi directement à replacer dans le contexte d’un apprentissage et d’une socialisation à un ordre industriel et hiérarchisé. Ils tendent à cristalliser des règles en matière de tenue vestimentaire et de déplacement au sein d’un espace habité par des machines et équipements. Ainsi la tenue des apprentis répond à un code vestimentaire précis qui ne relève explicitement plus de la sphère privée. Elle est l’attribut de l’identité des apprentis dans l’entreprise puisqu’ils portent une combinaison sur laquelle est cousu un insigne représentant le losange de Renault. De là vient certainement l’expression maintes fois entendue lors de l’enquête auprès des anciens apprentis : « Nous avions le cœur en losange. » Tout comme dans l’usine où les déplacements des ouvriers nécessitent une autorisation écrite de leur supérieur, ceux des apprentis ne sont possibles qu’après l’obtention d’un bon signé par un professeur ou un maître d’apprentissage. Ainsi, les déplacements des apprentis sont encadrés par divers dispositifs de vérification destinés à les habituer aux normes en usage dans l’usine, et singulièrement au contrôle des allées et venues des ouvriers, un aspect important de leur future fonction.
18Une fois l’orientation dans les métiers effectuée et les premières pièces complexes réalisées dans des conditions techniques et sociales s’approchant de celles de la production, la formation des apprentis s’oriente, selon le principe de la progression des travaux choisis, vers un apprentissage sur des machines-outils issues des ateliers de l’usine. Soucieux d’initier les apprentis aux différentes activités, les responsables de l’école pensent qu’il est aussi nécessaire de les mettre en situation le plus rapidement possible, notamment sur ce type de machines, compte tenu de leur caractère flexible. Ne répétant pas un même cycle de fonctionnement, celles-ci impliquent, de la part de l’apprenti qui les conduit, de choisir la forme des pièces à réaliser, l’outil adéquat, le montage de la pièce, les conditions et les vitesses d’exécution. De multiples agencements sont possibles en termes d’organes matériels disponibles, d’énergie motrice de la machine, d’effets physiques de l’apprenti, de types de pièces à effectuer, ce qui induit une grande variabilité du travail. Le travail sur machines-outils nécessite aussi une grande habileté en raison des tolérances étroites des pièces qui doivent s’adapter les unes aux autres en vue d’être assemblées. Cette habilité est rendue possible par la réalisation d’exercices manuels dans la formation insistant sur la précision. Ainsi, en troisième année, le montage et le démontage de machines-outils figurent au programme.
19Un des principes premiers de l’apprentissage consiste également dans la réalisation de pièces utiles à la fabrication. La pédagogie de l’atelier associant de façon très proche le travail des apprentis aux demandes de l’usine est celle des maîtres d’apprentissage qui cherchent à habituer progressivement les apprentis aux rythmes de production, à la qualité des pièces et au coût des malfaçons :
« Pour la troisième année, j’allais chercher du boulot dans l’usine puisqu’à partir des mois de mars-avril je commençais à leur donner du travail aux délais et du travail d’usine où ils étaient très pressés. Je leur disais : “Vous voyez là dans l’usine c’est 5 minutes et vous mettez une demi-heure, vous peaufinez trop.” Mais à mes anciens patrons de l’usine je leur disais de ne pas me demander de délais. En échange, je les assurais qu’ils auraient de la qualité. Quand un gars loupait une pièce, ça arrive toujours, il me la refaisait au tour, on l’envoyait au traitement thermique et après on la refaisait en rectification. L’intérêt, c’est que le gars il savait comment faire quand on rate une pièce. Mais l’idée n’était pas qu’il loupe les pièces, je vous le dis tout de suite. C’était pour qu’il apprenne le circuit. C’était aussi pour lui apprendre qu’il fallait travailler vite et bien. Parce que je lui expliquais que tout ça ne serait pas payé dans l’usine, il travaillerait donc à l’œil » (Marcel G., apprenti de 1942 à 1945, CAP de tourneur, maître d’apprentissage en section tournage de 1947 à 1960, puis chef d’atelier à Billancourt, en retraite depuis 1980).
- 17 Archives départementales de l’Isère, Archives Merlin Gérin, cote n° 47 J 26, Formation professionne (...)
20D’après des évaluations effectuées par la direction de l’école concernant l’apprentissage en mécanique, le temps consacré à l’exécution d’outillages et de pièces utiles augmente plus la fin de la formation approche (d’environ 65 % du temps d’atelier en deuxième année à 85 % en troisième année). Au tour, les apprentis réalisent des pièces détachées de machines-outils (manettes, manivelles, porte-fraises, contre-pointes, vis d’étau) et des pièces d’outillage (tampons lisses ou filetés). L’école s’est même un temps spécialisée dans la réalisation de petits outillages (compas, équerres, tourne à gauche, marteaux...) qui étaient ensuite livrés directement aux ateliers de l’usine. Un principe identique est appliqué chez Merlin Gérin puisque les apprentis effectuent des ébauches de pièces et des petites productions pour les ateliers d’outillage17.
- 18 En Allemagne et en Grande-Bretagne, la rémunération occupe aussi un rôle important dans l’apprentis (...)
21En dehors de la participation directe à la production, les apprentis réalisent aussi une partie de l’outillage nécessaire à leur travail. Ils fabriquent des trusquins, des cubes et modifient les machines-outils. Si la pratique de l’auto-équipement concerne d’autres institutions publiques de formation professionnelle, telles que les écoles pratique de commerce et d’industrie et les centres d’apprentissage, elle s’inscrit chez Renault dans une perspective d’intégration du travail des apprentis dans le procès de production de l’usine. Néanmoins, cette intégration va au-delà puisque les apprentis perçoivent une rémunération pour leur contribution au travail. Cette pratique est commune aux pays qui organisent traditionnellement la formation de leur personnel ouvrier18. En outre, l’idée qu’un jeune doive travailler très tôt et recevoir en échange une rémunération est profondément inscrite dans les mentalités populaires, si bien que les familles se trouvent associées de près à l’apprentissage et à son contrôle : « On redoublait d’efforts pour réussir dans cette école. La sélection y était importante. Et puis on était payé, ça aidait franchement mes parents qui attendaient chaque semaine mon bulletin de salaire » (Philippe B., apprenti de 1933 à 1937, CAP d’ajusteur et d’ajusteur en outils à découper, agent technique de contrôle, en retraite depuis 1978).
- 19 Archives de la Société d’histoire du groupe Renault, Dossier formation professionnelle, F. Gourdou, (...)
- 20 Archives de la Société d’histoire du groupe Renault, Dossier formation professionnelle, L. Peyron, (...)
- 21 Son montant varie de 6 % du total des salaires perçus pour les apprentis admis aux examens à 2 % po (...)
- 22 Archives départementales de l’Isère, Archives Merlin Gérin, cote n° 47 J 26, Formation professionne (...)
22Plusieurs systèmes, plus ou moins élaborés, se sont succédé pour définir le montant de la rémunération des apprentis qui est légèrement supérieure à celle versée aux manœuvres. Ils s’inspirent directement des modalités en vigueur pour les ouvriers : paiement à l’heure, rémunération corrélée à l’ancienneté, attribution de primes en fonction du comportement et du rendement19. Les apprentis étant des salariés de l’entreprise, la rémunération tient aussi compte, comme pour les ouvriers, des absences et des retards. En 1947 par exemple, la rémunération se compose d’une part fixe variant suivant l’ancienneté entre 6 francs de l’heure en 1re année et 13 francs en 3e année, cette part représentant environ 70 % du total perçu20. Une prime déterminée par le classement trimestriel aux examens, variant de 1,40 à 3 francs, s’y ajoute. De plus, une surprime d’environ 1,40 franc vient récompenser le travail effectué en atelier pendant chaque quinzaine. Calculée par les maîtres d’apprentissage, celle-ci change en fonction de la qualité, la quantité, la rapidité, l’ordre et le soin du travail, mais aussi suivant le comportement et la conduite. Enfin un pécule versé à la fin de l’apprentissage, dont le montant et le pourcentage varient en fonction des résultats obtenus, vient compléter la rémunération21. En outre, une rémunération plus symbolique consiste à ouvrir aux meilleurs apprentis des livrets de Caisse d’épargne à l’occasion de la cérémonie de remise des prix qui clôt traditionnellement chaque année en présence des familles. Ces dernières dispositions cherchent à encourager la stabilité des apprentis le temps de leurs études. Une forme de rémunération des apprentis proche est aussi adoptée dans l’école Merlin Gérin. Elle se compose d’une prime d’assiduité, d’une gratification en fonction des résultats et d’une prime d’activité22. Ces dispositions cherchent à faire prendre conscience de la responsabilité des apprentis dans la bonne marche de l’entreprise et à apporter un soutien financier aux familles, un des objectifs de l’apprentissage étant de former un salarié attaché à la réussite et au développement de l’entreprise.
Un enseignement général et technique préparant les futurs collaborateurs des ingénieurs
23Ce qui est nommé enseignement général et technique dans l’école Renault ne revêt pas la même acception que dans les institutions de formation professionnelle d’État dans le sens où il désigne la transmission des connaissances concernant les techniques, les productions et l’organisation sociale des usines. Cette orientation est grandement renforcée par le profil des professeurs. Tous issus de l’usine, ils transmettent essentiellement aux apprentis des connaissances et des valeurs issues du travail. De ce fait, ces dernières sont constamment renouvelées en fonction de l’évolution des usines :
« Les professeurs ne raisonnaient vraiment pas comme ceux du public, parce qu’on est trop marqué par la vie en entreprise. Il y a des liens très puissants qui se tissent entre les gens dans le travail. Les professeurs avaient une vision des problèmes très proche de la production. Quand on arrivait dans les ateliers après l’apprentissage, on n’était pas déboussolé puisqu’on avait déjà raisonné avec eux pendant les cours. Ils nous rapportaient le climat, l’ambiance de l’usine, les changements, ils avaient beaucoup de contacts, ce qui est peu et beaucoup à la fois. Par exemple, un de nos professeurs était ingénieur à la fonderie. Il nous rapportait des anecdotes, des problèmes qu’il avait rencontrés. Grâce à lui, on était déjà un petit peu dans la maison » (Roger G., apprenti de 1937 à 1940, CAP d’ajustage, adjoint technique, retraité depuis 1984).
24Certains professeurs, eux-mêmes anciens apprentis, reprennent en partie les cours qu’ils ont reçus à l’école en les réactualisant à l’aide de leurs propres expériences. Enseignant plusieurs années de suite, ils perfectionnent et approfondissent leurs cours qui représentent une véritable source de savoirs indigènes sur l’évolution des techniques et des rapports sociaux dans l’entreprise. Plusieurs anciens professeurs nous ont fait part de leur expérience en matière de conception de cours :
- 23 L’usage du terme « Monsieur » représente une marque de déférence d’un professeur envers le directeu (...)
« Au début, je suis arrivé sans rien dans le bureau de Monsieur Peyron23. [...] Il m’a donné les différents exercices qui devaient être présentés au cours de dessin. Il y avait un nombre d’exercices graduels tirés sur ronéo et des planches numérotées. Moi, je devais donc faire un canevas de cours en fonction de la pièce que les apprentis avaient à représenter. [...] J’avais mes trois années d’apprenti derrière moi. Je savais de quelle manière on m’avait inculqué le dessin industriel. Je connaissais les cours par cœur. [...] J’ai appliqué ce que mes professeurs m’avaient enseigné. Je reconnais que cela ne marchait pas trop mal » (André R., apprenti de 1940 à 1944, CAP de tourneur et de fraiseur, professeur de dessin et de technologie de 1948 à 1960, chef adjoint du département boîtes de vitesses de l’usine de Cléon, puis cadre dans un service qualité, retraité depuis 1985).
« Pour la technologie, c’est moi qui ai rédigé le cours. Monsieur Peyron m’a demandé de faire surtout un cours autour de la métallurgie. Je l’ai conçu à partir de mes souvenirs et de mes cours quand j’étais apprenti et puis j’ai rajouté des choses au fur et à mesure. Mais globalement, je ne l’ai pas beaucoup changé pendant toutes ces années, sauf quand je remarquais des choses dans mon travail, que les techniques évoluaient, par exemple avec la 4 CV et l’arrivée des machines-transferts. [...] C’est sûr, il y avait l’enrichissement pratique de l’atelier. Quand je voyais un problème dans la journée, ça me donnait souvent des idées pour des sujets à développer le soir avec les apprentis parce que je pensais que ça pourrait aussi leur arriver un jour quand ils travailleraient dans l’usine » (Michel D., apprenti de 1947 à 1951, CAP de tourneur, fraiseur et dessinateur, professeur de technologie de 1952 à 1960, cadre à la direction de la formation, retraité depuis 1993).
- 24 N. Hatzfeld, L’École d’apprentissage Peugeot 1930-1970, mémoire de DEA d’histoire sociale, Universi (...)
- 25 Archives de la Société d’histoire du groupe Renault, Dossier n° 159, Chemise n° 3 029, « L’organisa (...)
25Chez Peugeot, les professeurs de l’école d’apprentissage élaborent aussi leur propre matériel d’enseignement : principalement des leçons de technologie industrielle et des dessins24. Ce principe découle de la volonté des responsables des écoles d’entreprise de l’automobile de développer des compétences spécifiques liées aux fabrications du secteur. De fait, la démarche d’enseignement s’inscrit toujours dans une logique d’application. En technologie, l’observation des objets techniques, des différentes parties et de leur fonctionnement, et la réalisation d’expériences sur la résistance des matériaux se trouvent à la base de l’enseignement dont une part importante se déroule en laboratoire25. Chaque fois que cela est possible, les apprentis sont amenés à toucher et à sentir ce qui est expliqué. Les instruments de mesure, les outils et les machines-outils font l’objet de descriptions précises et d’analyses techniques mises en relation avec leur utilisation dans les ateliers. Dans cet esprit, les cours techniques ont toujours à voir avec la matière, sa transformation, le monde du travail et les objets issus de l’industrie automobile. Cette pédagogie est congruente avec l’apprentissage sur machines-outils. En effet, une partie de l’efficacité du travail sur ce type de machine étant loin d’être entièrement intégrée dans la machine, il est important de posséder des connaissances en dessin, métallurgie et technologie.
- 26 Ce qui rend difficile la lecture et l’écriture du dessin technique, c’est qu’elles requièrent la ma (...)
- 27 AN, 91 AQ 190, comité social, commission de formation professionnelle, documentation technique, Cou (...)
26Ainsi, l’enseignement du dessin vise à faire le lien dans l’esprit des apprentis entre les technologies et la réalisation des objets techniques26. De fait, cet enseignement fait l’objet d’une programmation précise fondée sur la connaissance du code, de la technologie et de la géométrie27. Le cours de dessin de première année définit les principales conventions et usages en matière de représentations des pièces et outils mécaniques. De nombreux cours sont consacrés à l’acquisition des principales notions de géométrie (point, droite, plan, surfaces planes, solides), aux conventions usuelles du dessin (traits, hachures, écritures, cotes, choix des vues) et au code, c’est-à-dire l’ensemble des signes et leur signification et les règles qui spécifient leurs rapports, afin que les apprentis soient en mesure de réaliser rapidement des croquis cotés sur la base d’outils et de pièces techniques provenant de l’usine : règle, vis de traçage, boîtes à craie, marteaux, pédale, soupape, rabot... Dans le cours de dessin de deuxième année, les pièces à représenter se complexifient progressivement. Les apprentis procèdent à des constructions géométriques (angles, polygones, tangentes...), des croquis cotés (trusquin, bielles, vis et filetages...) et représentent des organes d’automobiles (pistons et vilebrequin de moteur, fourchette de changement de vitesses...). Ils complètent aussi des vues de détail, puis réalisent un ensemble de pièces sous plusieurs vues, comme le font aussi les dessinateurs de l’usine. En troisième année, les exercices demandés se rapprochent de plus en plus du travail des dessinateurs et outilleurs de l’usine. Les tracés géométriques (ellipse, cône...) alternent avec des croquis cotés de l’ensemble d’une pièce complexe ou d’un détail (tête de bielle, étau de machine à percer, poupée mobile de tour...). Les apprentis exécutent le dessin complet d’une pièce de détail tirée d’un ensemble (organe de machine, cône, cylindre). Ils reconstituent l’ensemble monté d’un organe dont le professeur a précédemment présenté les vues des divers éléments (engrenages cylindriques et coniques, différentiel). De cette manière, la mémoire des apprentis est exercée afin qu’ils soient capables de reproduire une pièce après l’avoir repérée sur la machine sans que cela nécessite d’y revenir plusieurs fois, ce qui représente un gain de temps substantiel. Une grande partie du programme de technologie exige des rappels du cours de dessin pour réaliser des dessins d’engrenages, de transmissions par courroies, d’embrayages et de débrayages, de changement de vitesses, et de machines-outils et de leurs pièces. L’usage du dessin en technologie vise le plus souvent possible à donner une représentation visuelle très détaillée des phénomènes techniques étudiés et des machines-outils utilisées en production. Le souci du réalisme dans la représentation est manifeste et chaque pièce est spécifiquement désignée par son nom. Pour les responsables de l’école, apprendre un métier et comprendre les difficultés rencontrées dans l’exécution du travail nécessitent de connaître le langage et le système de signes qui lui est propre. La pédagogie consiste donc à observer l’objet, à le manipuler, puis à le dessiner en respectant les lois techniques et en prenant en compte sa fonction dans la production. Le dessin développe aussi chez les apprentis le goût du travail scrupuleux, précis, soigné et patient. En conséquence, cet enseignement incline à adopter dans le travail un comportement méticuleux et consciencieux.
- 28 Archives de la Société d’histoire du groupe Renault, Dossier formation professionnelle, F. Gourdou, (...)
- 29 L. Tanguy, C. Agulhon, F. Ropé, « L’enseignement du français au LEP, miroir d’une perte d’identité (...)
27La marque imprimée par la production est également sensible dans le contenu de l’enseignement du français. Les ingénieurs responsables de l’école étant préoccupés de faire des apprentis de « véritables éducateurs à l’atelier28 », selon l’expression de l’un des directeurs, ils cherchent à l’aide du programme de français à modifier le rôle de l’encadrement afin de désamorcer les conflits et obtenir l’adhésion des ouvriers aux objectifs de l’entreprise. Cet enseignement constitue dans l’école Renault, comme l’ont précédemment montré Lucie Tanguy, Catherine Agulhon et Françoise Ropé pour les centres d’apprentissage29, l’un des moyens de contribuer à produire des personnels qualifiés dotés de compétences et de représentations attendues pour occuper certains emplois dans les usines. La comparaison de l’enseignement de cette discipline dans l’école Renault et dans les centres d’apprentissage nous permettra de spécifier les différences et les similitudes entretenues entre ces deux institutions de formation professionnelle. Pour cela, nous emprunterons la démarche déjà utilisée par les auteurs en la rattachant au contexte des usines Renault. Cette approche comporte toutefois des limites dues aux sources utilisées (les instructions de la direction de l’école et les cours transcrits par les apprentis) qui caractérisent un niveau de la réalité et laissent de côté la pratique de formation.
- 30 A. Moutet, « Sous le gouvernement de Front populaire : problèmes humains de la rationalisation et a (...)
28Une partie de l’enseignement du français est défini dans un cadre instrumental s’appuyant sur le rappel de quelques notions d’usage courant (orthographe, grammaire, vocabulaire) qui se trouvent en continuité avec l’école primaire. Comme dans les centres d’apprentissage, les cours sont aussi l’occasion de leçons de morale qui insistent particulièrement sur le comportement de l’homme en société, ses devoirs envers la famille, les vertus du travail, de l’ordre et de la volonté individuelle. Mais la proximité avec les institutions publiques s’arrête là puisque dans l’école Renault l’entreprise et son organisation sont des objets d’enseignement à part entière. Cette orientation apparaît comme l’une des manifestations du souci des ingénieurs et des patrons de préparer de nouveaux cadres intermédiaires. Nous l’avons vu, les ingénieurs sont à la recherche de moyens pour obtenir des ouvriers qu’ils réalisent une production maximum, un objectif que les méthodes de Taylor ne garantissent pas entièrement30. Les patrons, quant à eux, défendent un changement d’état d’esprit du personnel dans le but de rétablir l’ordre et la discipline dans les ateliers, permettant la réalisation d’une production optimum. Ingénieurs et patrons s’accordent pour mettre l’accent sur le rôle essentiel de l’encadrement et sur la nécessité de former les contremaîtres à leur nouvelle fonction sociale en changeant les caractères du commandement par un rôle plus orienté vers le social afin d’obtenir l’adhésion des ouvriers aux objectifs de l’entreprise.
- 31 Archives départementales de l’Isère, Archives Merlin Gérin, cote n° 47 J 26, Formation professionne (...)
29À cette fin, des « cours de personnalité » sont créés chez Merlin Gérin afin que les apprentis sachent s’exprimer par oral, par écrit et se présenter devant les salariés31. Il ne semble pas que Renault ait mis pareillement l’accent sur les qualités de représentation des futurs personnels qualifiés. Les responsables de l’école s’attachent essentiellement à donner aux apprentis les moyens d’administrer les salariés. Ainsi, des cours traitent de quelques notions de droit portant sur la législation ouvrière et sociale, la prévention contre les accidents et l’hygiène industrielle pour défendre en cas de conflit les intérêts de la direction devant les instances d’arbitrage. Les apprentis sont aussi entraînés à l’écriture de lettres adressées à la direction de l’entreprise ou à des supérieurs hiérarchiques nommément désignés. Les sujets traités varient d’une demande de mutation à la sollicitation d’une augmentation de salaire en passant par la rédaction d’un rapport technique. Ces exercices paraissent donc fortement inscrits dans le devenir professionnel des apprentis, ceux-ci devant être amenés à entretenir avec leurs supérieurs hiérarchiques une correspondance régulière sur des sujets tenant autant à la gestion sociale des personnels qu’à des questions d’ordre technique. Des dictées et des rédactions viennent compléter cet enseignement. Elles traitent de sciences appliquées, d’hygiène, de sécurité et d’économie dans les secteurs industriels de la mécanique et de l’automobile, soit des catégories de savoirs jugées nécessaires aux personnels intermédiaires.
- 32 L. Tanguy, C. Agulhon, F. Ropé, « L’enseignement du français au LEP... », op. cit.
30De la sorte, ces différents exercices vérifient l’usage de la langue dans des situations concrètes déterminées par l’organisation de l’entreprise. La personnalisation du pouvoir et des relations sociales dans l’usine va de pair avec une large adhésion aux valeurs du progrès technique. À l’inverse des centres d’apprentissage, il n’est pas demandé aux apprentis de rédiger des comptes rendus dont les sujets sont empruntés à un métier, cette pratique attestant encore que l’avenir des apprentis de Renault n’est pas exclusivement attaché à un métier, mais à une activité d’encadrement technique. De même, l’enseignement du français ne s’étend pas, comme dans les centres d’apprentissage, à l’étude de romans à caractère social, tels que les ouvrages de Zola, Steinbeck ou encore Gorki32.
31Enfin, quelques notions de géographie et d’histoire viennent compléter l’enseignement désigné sous le terme de « français ». La recherche d’une mise en perspective de l’industrie automobile oriente le contenu des leçons de géographie. La localisation dans le monde des productions de matières premières, des industries de transformation et de biens de consommation constitue l’essentiel des questions abordées qui sont rassemblées sous forme de cartes et de tableaux. De leur côté, les leçons d’histoire évoquent surtout l’évolution des découvertes techniques et médicales. Elles insistent longuement sur les grands personnages de l’histoire (les rois de France, Napoléon Bonaparte, Clemenceau...), les architectes et scientifiques des époques considérées. Comme dans les centres d’apprentissage, l’histoire du monde est rapidement expliquée selon une représentation évolutionniste, héritée du positivisme. La pédagogie consiste d’abord à présenter les faits afin de cultiver chez les apprentis la mémoire avant l’imagination. Mais les personnages mis en avant dans l’école Renault sont ceux qui ont recours à la science dans leur activité professionnelle comme le font les ingénieurs de l’usine. Le monde représenté est donc principalement celui de la production par la mise en scène de ses acteurs, mais aussi des machines et des outils. C’est un monde matériel et concret où les objets techniques et les hommes de l’entreprise sont désignés dans leurs places et leurs rôles. On peut donc penser que cet enseignement fournit un support indispensable à la transmission de valeurs morales et sociales exigées des agents intermédiaires.
32Dans l’ensemble, l’apprentissage ne se confond donc pas avec l’exercice scolaire puisqu’il s’intègre au plan de production de l’usine. Les différents domaines d’enseignement sont systématiquement subordonnés à la pratique du métier qui les détermine et les finalise. Ils sont enseignés dans la mesure où ils servent l’étude des techniques et de l’organisation sociale des usines. Ces contenus nous autorisent à comprendre ce qui est recherché par les responsables de l’école en matière de savoirs professionnels et de compétences définissant les personnels qualifiés. Ces qualités consistent d’abord en une maîtrise de l’exécution des objets techniques permise par une très bonne habileté manuelle, des savoirs étendus sur le fonctionnement des machines et une connaissance poussée du dessin technique. Mais elles reposent tout autant sur une connaissance des rapports sociaux de l’usine où le devenir des apprentis est explicitement suggéré au côté des ingénieurs.
Notes
1 L. Tanguy, « Les savoirs enseignés aux futurs ouvriers », Sociologie du travail, n° 3, 1983, p. 336-354, et « Savoirs et rapports sociaux dans l’enseignement secondaire en France », Revue française de sociologie, XXIV-2, avril-juin 1983, p. 227-254.
2 B. Bernstein, « Social class and linguistic development : a theory of social leaming », Education, Economy and society, Editions A.H. Halsey, New York, Free Press, 1961.
3 M.F. D. Young, Knowledge and Control. New Directions for the Sociology of Education, Londres, Collier-Macmilan, 1971.
4 L. Tanguy, « Savoirs et rapports sociaux dans l’enseignement secondaire en France », Revue française de sociologie, XXIV-2, avril-juin, 1983, p. 227-254.
5 É. Durkheim. L’Évolution pédagogique en France, Paris, Presses universitaires de France, 1938.
6 M.F. D. Young, Knowledge and Contral..., op. cit., 1971.
7 M. Pillet, « La création du baccalauréat professionnel. Les processus de décision », Formation emploi, n° 52, octobre-décembre, 1995, p. 87-99.
8 B. Bonnet, La Formation professionnelle des adultes. Une institution et ses agents (1934-1994), thèse de doctorat de sociologie, direction L. Tanguy, Université Paris X, 1994.
9 Archives privées Guy Brucy, ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, « L’apprentissage à l’atelier », compte rendu de la semaine du travail manuel (27- 31 octobre 1926), 1er volume, section des industries mécaniques, Paris, Librairie de l’Enseignement technique, Léon Eyrolles Éditeur, 1926.
10 G. Brucy, Histoire des diplômes de l’enseignement technique et professionnel (1880-1965), Paris, Belin, 1998, p. 101-102.
11 A. Conquet, « La formation professionnelle dans la perspective de l’expansion économique », Élites et responsabilités, n° 4, 1957, p. 111-121.
12 L. Tanguy, C. Agulhon, A. Poloni, « Les institutions d’enseignement technique court en France : genèse et évolution », Revue française de pédagogie, n° 78, janvier-février-mars 1987, p. 43-64.
13 AN, 91 AQ 19 (2), Instructions générales sur la formation professionnelle accélérée des jeunes ouvriers.
14 V. Troger, Naissance et développement des centres de formation professionnelle de 1940 à 1944, mémoire de maîtrise d’histoire, Université Paris IV, 1983, archives privées Daniel Tacaille : Secrétariat général à la Jeunesse, Jeunesse 1944. Paris, Éditions Séquana, 1944, p. 90-139, et B. Bonnet, La Formation professionnelle des adultes..., op. cit.. p. 78.
15 Archives départementales de l’Isère, Archives Merlin Gérin, cote n° 47 J 26, Formation professionnelle, R. Frappat, « La formation de la main-d’œuvre qualifiée dans l’entreprise », Revue du CNOF, n° 2, décembre 1939-janvier 1940.
16 Archives de la Société d’histoire du groupe Renault, Dossier formation professionnelle, F. Gourdou, « L’apprentissage aux usines Renault », 10 mars 1937.
17 Archives départementales de l’Isère, Archives Merlin Gérin, cote n° 47 J 26, Formation professionnelle.
18 En Allemagne et en Grande-Bretagne, la rémunération occupe aussi un rôle important dans l’apprentissage en tant qu’instrument de reconnaissance du travail effectué par l’apprenti dans la production : L. Tanguy, A. Kieffer, L’École et l’ Entreprise. L’expérience des deux Allemagne, Paris, La Documentation française, mai 1982, p. 49, et J. Gordon, M. Campinos-Dubernet, « Grande-Bretagne : la mise en cause du système des métiers ? », Formation emploi, n° 22, avril-juin 1988, p. 58-82.
19 Archives de la Société d’histoire du groupe Renault, Dossier formation professionnelle, F. Gourdou, « L’apprentissage aux usines Renault », 1937, p. 4.
20 Archives de la Société d’histoire du groupe Renault, Dossier formation professionnelle, L. Peyron, « L’apprentissage et la formation professionnelle », 1947, p. 14-15.
21 Son montant varie de 6 % du total des salaires perçus pour les apprentis admis aux examens à 2 % pour les apprentis non recrutés par l’entreprise.
22 Archives départementales de l’Isère, Archives Merlin Gérin, cote n° 47 J 26, Formation professionnelle, « La formation professionnelle aux Établissements Merlin Gérin », Merger Magazine, n° 38, 1945.
23 L’usage du terme « Monsieur » représente une marque de déférence d’un professeur envers le directeur de l’école qui n’est cependant pas généralisable à l’ensemble des enseignants. En effet, le professeur dont nous reproduisons le discours était apprenti à l’époque où Louis Peyron était encore professeur. Devenu responsable au bureau d’études, Louis Peyron lui a demandé d’assurer des cours de dessin et de technologie. Alors que les anciens apprentis se tutoient entre eux et que les anciens élèves des écoles d’arts et métiers font de même, quand les premiers deviennent professeurs, ils continuent à vouvoyer leurs anciens maîtres. L’usage du terme « Monsieur » illustre donc les marques de respect que les anciens apprentis entretiennent vis-à-vis de leurs professeurs une fois qu’ils sont en fonction. Ces usages sont aussi le produit de la hiérarchie professionnelle et sociale de l’usine qui place les ingénieurs des Arts et Métiers au-dessus des anciens apprentis.
24 N. Hatzfeld, L’École d’apprentissage Peugeot 1930-1970, mémoire de DEA d’histoire sociale, Universités Paris I-VIII, 1987, p. 24-25.
25 Archives de la Société d’histoire du groupe Renault, Dossier n° 159, Chemise n° 3 029, « L’organisation de l’apprentissage et des cours de perfectionnement professionnels aux usines Renault », Bulletin des usines Renault, février 1929, et AN, 91 AQ 19 (3), Rapport sur l’activité du laboratoire de l’école d’apprentissage, octobre 1938.
26 Ce qui rend difficile la lecture et l’écriture du dessin technique, c’est qu’elles requièrent la maîtrise de trois champs conceptuels en permanente interaction : « le code : défini comme l’ensemble des signes et leurs significations ainsi que les règles qui régissent leurs relations ; la technologie : entendue au sens de connaissances des objets techniques, des techniques et des modes de production ; la géométrie : qui comprend aussi bien les aspects permettant une caractérisation géométrique des objets, que certains aspects relatifs à leur représentation » : A. Weil-Famina, P. Rabardel, « Présentation », in L’Apprentissage de la géométrie du dessin technique. Des constats d’échec et des moyens de réussite, rapport de recherche, INRP, n° 9, 1984.
27 AN, 91 AQ 190, comité social, commission de formation professionnelle, documentation technique, Cours d’apprentissage des usines Renault, 1re partie, notions techniques, 18 septembre 1930.
28 Archives de la Société d’histoire du groupe Renault, Dossier formation professionnelle, F. Gourdou, « L’apprentissage aux usines Renault », 1937.
29 L. Tanguy, C. Agulhon, F. Ropé, « L’enseignement du français au LEP, miroir d’une perte d’identité », Études de linguistique appliquée, mai 1984, p. 39-68.
30 A. Moutet, « Sous le gouvernement de Front populaire : problèmes humains de la rationalisation et action ouvrière », in Y. Cohen, R. Baudouï (textes réunis par), Les Chantiers de la paix sociale (1900-1940), Paris, ENS, Éditions Fontenay/Saint-Cloud, 1998, p. 287-310.
31 Archives départementales de l’Isère, Archives Merlin Gérin, cote n° 47 J 26, Formation professionnelle.
32 L. Tanguy, C. Agulhon, F. Ropé, « L’enseignement du français au LEP... », op. cit.
Table des illustrations
Titre | Tableau n° 6 Horaires d’enseignement général, technique et d’atelier dans les EPCI et l’école Renault (1908-1937) |
---|---|
Légende | 1. Les premiers nombres indiquent les heures hebdomadaires consacrées à chaque domaine d’enseignement et les nombres entre parenthèses le poids respectif de ceux-ci. |
Crédits | pour les EPCI : P. Astier, I. Cuminal, L’Enseignement technique industriel et commercial en France et à l’étranger, Paris, Éditions Georges Roustan, 1909, p. 492, et pour l’école Renault : F. Gourdou, « L’apprentissage aux usines Renault », op. cit., p. 5-7. |
URL | http://books.openedition.org/editionscnrs/docannexe/image/36033/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 64k |
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.