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Lamarck

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Pietro Corsi

Chapitre 8. Étienne Geoffroy Saint-Hilaire : de l’anatomie à la paléontologie évolutive

Texte intégral

1Dans le Système analytique, Lamarck avait encore une fois reconnu la distance qui séparait ses conceptions physiques, chimiques et biologiques de celles de la plupart de ses contemporains. Il invitait pourtant ses lecteurs à considérer son système comme un tout, et à l’accepter dans son ensemble, ou à le refuser en bloc. La dernière décennie de sa vie, jusqu’à sa mort en décembre 1829, vit croître l’intérêt porté à l’œuvre de Lamarck. Toutefois, personne ne répondit à l’invitation du vieux naturaliste, et chacun, ami et adversaire, se crut naturellement libre d’accepter ou de refuser l’un ou l’autre aspect de la pensée lamarckienne, en l’adaptant à ses propres préoccupations théoriques, à sa propre stratégie politique institutionnelle ou personnelle. Le seul naturaliste à souligner le caractère systématique de l’œuvre de Lamarck fut Cuvier, dans son éloge funèbre : cette démarche était clairement inspirée par le souci de rappeler à ceux qui exprimaient de la sympathie pour certaines idées de Lamarck, que l’opération de partage n’était pas fondée au niveau épistémologique et théorique.

2Nous avons déjà décrit les positions des naturalistes inspirés par l’œuvre de Lamarck, et souligné les points de désaccord qui séparaient les positions du maître de celles défendues par Brard, Denys de Montfort, Bory de Saint-Vincent, Chiaverini ou de Barbançois. Ce dernier chapitre examinera les lignes principales du débat sur l’anatomie comparée animé par les différences sur le plan théorique et la rancune personnelle qui opposaient Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire. La reprise de thèmes lamarckiens par Geoffroy Saint-Hilaire, on va le voir, ne signifiait pas une adhésion à la théorie de la transformation des espèces, mais indiquait plutôt une volonté stratégique de souligner le conservatisme scientifique et politique de Cuvier. Ce dernier épisode illustre bien le sort des théories de Lamarck après sa mort. Dans les décennies qui suivirent, comme jusqu’au xxe siècle, une série de lectures partielles, de citations de passages isolés de leur contexte, souvent de seconde main, ont conduit aux interprétations et aux manipulations les plus diverses de sa pensée.

Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire deux carrières divergentes

3Lamarck a été le principal interprète de l’hypothèse de la transformation graduelle des formes de vie, et le premier à l’avoir systématisée lors des premières décennies du xixe siècle. Dans son sillage, le transformisme s’enrichit de nouveaux thèmes et apparut à de nombreux naturalistes comme une théorie pouvant donner une explication générale des phénomènes embryologiques, morphologiques, paléontologiques, que les derniers développements des disciplines naturalistes avaient mis en lumière. Bory de Saint-Vincent, admirateur inconditionnel de l’œuvre de Lamarck, s’employa à élargir le noyau central de la pensée transformiste, en y associant les données de la biogéographie, la doctrine du plan unitaire de composition organique proposé par Geoffroy Saint-Hilaire, ainsi que le principe de récapitualtion embryologique élaboré par Serres, Meckel et Tiedemann. De son côté, d’Omalius d’Halloy développa les thèses paléontologiques et géologiques de son confrère Constant Prévost pour proposer un modèle général d’explication transformiste de la succession des formes de vie au cours de l’histoire de la Terre. Dans ce cas également, des éléments pris dans les œuvres de Lamarck étaient associés à des thèses plus ou moins consciemment inspirées des doctrines de Geoffroy Saint-Hilaire.

  • 1 Pour des informations bibliographiques relatives aux thèmes traités dans ce chapitre et pour une di (...)
  • 2 Geoffroy Saint-Hilaire E., an IV (1796) a, p. 20, et 1796 b, p. 471 ; Appel, 1975, pp. 167-168 ; Ap (...)
  • 3 Au sujet des spéculations de Geoffroy Saint-Hilaire sur l’origine de la vie et sur le pouvoir « viv (...)

4À partir du milieu des années 1820, Geoffroy Saint-Hilaire lui-même se mit à citer de plus en plus souvent certaines thèses énoncées par Lamarck, jusqu’à ce qu’il en vînt à exposer sa propre théorie de la transformation graduelle de la vie au cours des ères géologiques. Dans son conflit avec Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire présenta Lamarck comme un modèle de dévouement à la science et à la vérité, à opposer à ceux qui, trop pris par les jeux de pouvoir et d’argent, avaient depuis longtemps renoncé à la recherche scientifique. En 1830, les divergences doctrinales et professionnelles de Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire s’aggravèrent, aboutissant à une grave rupture. La polémique éclata lors d’une série de confrontations directes, qui eurent le mérite de faire connaître dans toute l’Europe l’anatomie philosophique de Geoffroy Saint-Hilaire, et par la même occasion les thèses transformistes que celui-ci introduisit dans le débat afin de faire pression contre Cuvier, accusé d’arriération scientifique et philosophique1. Entre 1795 et 1828- 1830, l’amitié et la collaboration entre les deux naturalistes s’étaient peu à peu transformées en une âpre querelle personnelle et scientifique. Dans ses premiers mémoires sur la zoologie, Geoffroy Saint-Hilaire avait repris l’idée très générale et pas très originale que la nature « n’a formé tous les êtres vivans que sur un plan unique, essentiellement le même dans son principe, mais qu’elle a varié de mille manières dans toutes ses parties accessoires2 ». En 1800, dans ses leçons d’anatomie comparée, Cuvier avait exprimé pour la première fois, de façon explicite, ses propres idées sur les limites et les critères de légitimité de la recherche scientifique. Il avait surtout critiqué l’idée d’une série graduée des êtres. C’était sans aucun doute la première évolution importante des idées de Cuvier qui, quelques années auparavant, soutenait encore le principe de l’échelle des êtres. En 1800 Cuvier affirma, en s’appuyant sur une argumentation anatomique serrée, qu’il existait, dans la nature, différents plans structurels correspondant aux grands regroupements des êtres vivants, mais que ces plans ne pouvaient être disposés sur une échelle graduée. On ne pouvait pas non plus les comparer les uns aux autres pour déterminer la présence de points communs ou affirmer la réalité et l’unicité d’une structure de base commune à tout le règne animal. Cuvier rejetait donc l’idée d’une série graduée des êtres, et proposait la thèse d’un nombre limité de structures de base, bien distinctes les unes des autres, qui se différenciaient ensuite pour donner vie à toutes les formes animales connues. En outre, alors que Cuvier affirmait l’inutilité des recherches sur l’origine physique et chimique de la vie, qu’il invitait ses collègues à faire preuve de rigueur et de sobriété dans leurs élaborations théoriques, Geoffroy Saint-Hilaire se risquait à spéculer sur les principes physiques qui devaient permettre d’expliquer tous les phénomènes de la vie organique3.

  • 4 Sur l’activité de Geoffroy Saint-Hilaire au Portugal, voir Geoffroy Saint-Hilaire I., 1847 ; Cahn, (...)

5Après l’expédition d’Égypte en novembre 1801, Geoffroy Saint-Hilaire rentra en France, reprit ses études d’anatomie comparée et utilisa à fond les collections du Muséum, qu’il avait lui-même contribué à enrichir en rapportant des pièces d’Égypte et en en réquisitionnant d’autres un peu plus tard, lors d’une mission au Portugal. Contrairement à Cuvier, qui élaborait les derniers volumes de ses Leçons d’anatomie comparée et préparait le Règne animal (œuvre dans laquelle il se proposait de décrire tous les êtres vivants), Geoffroy se consacrait à une série de travaux monographiques centrés sur l’analyse de quelques groupes d’animaux ; il étudiait certaines parties anatomiques des vertébrés et leurs variations dans les différentes classes de ce regroupement4.

6En 1807 et en 1808, Geoffroy Saint-Hilaire publia une série de mémoires dans lesquels il examinait les rapports morphologiques et fonctionnels entre les os des nageoires pectorales des poissons et les os des extrémités antérieures des autres vertébrés ; il déterminait également la composition anatomique du crâne des oiseaux et des poissons, étudiant les lignes de suture cranienne. Ces longues recherches méticuleuses le conduisirent à approfondir et à préciser le thème général de l’unité de plan qu’il avait déjà énoncé dans son essai de 1796 :

  • 5 Geoffroy Saint-Hilaire E., 1807 d, p. 343 ; voir aussi Geoffroy Saint-Hilaire E., 1807a-c ; Russel, (...)

7« On sait que la nature travaille constamment avec les mêmes matériaux : elle n’est ingénieuse qu’à en varier les formes. Comme si en effet elle étoit soumise à de premières données, on la voit tendre toujours à faire reparoître les mêmes élémens, en même nombre, dans les mêmes circonstances, et avec les mêmes connexions. S’il arrive qu’un organe prenne un accroissement extraordinaire, l’influence en devient sensible sur les parties voisines, qui dès-lors ne parviennent plus à leur développement habituel ; mais toutes n’en sont pas moins conservées, quoique dans un degré de petitesse qui les laisse souvent sans utilité : elles deviennent comme autant de rudimens qui témoignent en quelque sorte de la permanence du plan général5. »

8L’unité de plan ne pouvait toujours pas être démontrée directement ni de façon probante. Il fallait faire des analyses minutieuses, guidées par le principe général que l’auteur avait énoncé, pour donner leur sens exact aux observations et aux rapprochements de parties analogues d’animaux différents. Les recherches anatomiques de Geoffroy Saint-Hilaire se limitaient à souligner l’unité de plan chez les vertébrés. En outre, l’auteur voyait dans la théorie de la récapitulation embryologique l’outil qui allait lui permettre de relier des parties dissemblables chez des animaux adultes, mais semblables au niveau embryonnaire. Geoffroy affirmait que les animaux les moins complexes parmi les vertébrés pouvaient être considérés comme des étapes du développement embryonnaire des animaux supérieurs – le processus de développement s’étant arrêté avant que l’embryon ne parvienne à complète maturation. Ainsi, par exemple, les poissons adultes ressemblaient à un certain stade de développement fœtal des mammifères. Certaines parties du crâne des poissons, des oiseaux et des reptiles pouvaient donc être opportunément comparées à des parties analogues de fœtus de mammifères.

  • 6 Geoffroy Saint-Hilaire E., 1807d, p. 342.
  • 7 Geoffroy Saint-Hilaire E., 1817a, pp. 125-127 ; voir aussi 1817b ; Appel, 1975, pp. 182-183, et App (...)

9Les mémoires de 1807-1808 laissaient en suspens un problème fondamental pour la cohérence de la doctrine avancée par Geoffroy. Cuvier avait en effet identifié dans les os de l’opercule branchial des poissons une particularité de leur plan d’organisation, dont on ne trouvait pas d’exemple analogue dans les autres classes de vertébrés. Cette exception constituait indéniablement une grave lacune pour une théorie qui affirmait l’unité absolue du plan structurel des vertébrés, et Geoffroy reconnut honnêtement ses difficultés6. Entre 1807 et 1817, le naturaliste travailla sans relâche à ce problème, et, en 1817, il annonça avoir trouvé la solution. Les os de l’opercule branchial des poissons correspondaient aux osselets du conduit auditif des mammifères7. En 1818, Geoffroy Saint-Hilaire publia un recueil d’études, sous le titre ambitieux de Philosophie anatomique, dans lequel il annonçait triomphalement sa découverte et les conséquences théoriques que l’on pouvait finalement tirer du principe de l’unité de plan :

  • 8 Geoffroy Saint-Hilaire E., 1818-1822, vol. I, pp. XXXI-XXXII.

10« Une nouvelle époque, dont la publication de ce livre fixe la date, commence sous d’autres auspices. Si ce n’est pas une route nouvelle qui est ouverte, du moins le champ de l’organisation est-il éclairé par un nouveau principe, celui des connexions ; principe d’un haut intérêt philosophique, puisqu’il nous admet enfin à la jouissance pleine et entière, sans la moindre exception dans la pratique, de cet autre principe fondamental de la philosophie naturelle, que tous les animaux ayant la moelle épinière logée dans un étui osseux, sont faits sur le même modèle8. »

  • 9 Pour une reconstitution de la terminologie en question, voir Russell, 1916, pp. 53, 61, 107-109, 26 (...)

11Le principe de la connexion des organes établissait que les différents organes et appareils du plan structurel des vertébrés se retrouvaient dans toutes les classes et les familles de la grande division du règne animal, même si l’agrandissement ou la diminution d’une partie pouvait altérer considérablement les parties qui y étaient reliées. Le deuxième principe qui était issu de la théorie de l’unité de plan était appelé par l’auteur « Théorie des analogues ». Pour Geoffroy Saint-Hilaire, l’étude des analogies structurelles se fondait sur l’analyse des mêmes organes chez des animaux différents, afin de cerner toutes les variations de formes et de fonctions qu’ils subissaient dans les plans structurels spécifiques à chaque classe. Il faut se rappeler que sa terminologie différait de celle d’aujourd’hui, qui s’inspire des définitions classiques du grand anatomiste anglais Richard Owen (1804-1892), disciple de Cuvier et également de Geoffroy Saint-Hilaire, interprète original des théories de la Naturphilosophie de l’école allemande. Dans la terminologie d’Owen, les parties que Geoffroy Saint-Hilaire qualifiait d’analogues sont dites homologues. Le terme d’« analogue » s’applique en revanche aux parties et aux organes d’un animal ayant la même fonction qu’une partie ou un organe différent, dans un autre animal9.

12En résumant le sens de la découverte de l’analogie (homologie aujourd’hui) entre les os de l’opercule branchial et des osselets du conduit auditif des mammifères, Geoffroy de Saint-Hilaire affirmait :

  • 10 Geoffroy Saint-Hilaire E., 1818-1822, vol. I, p. 55.

13« De tout ce qui précède, je crois devoir conclure que les quatre osselets de l’ouïe ne sont toujours chez les mammifères, les oiseaux et les reptiles, que les quatre os operculaires des poissons ; que, vus de plus haut, ce sont quatre matériaux donnés de l’organisation, susceptibles d’un maximum et d’un minimum de développement ; qu’ils sont portés au plus haut degré de développement et de fonctions dans les seuls poissons ; que dans les autres animaux vertébrés, ils descendent de ce rang élevé, pour tomber dans ce que je nomme les conditions rudimentaires ; que comme tels ils sont susceptibles de se rapetisser de plus en plus, quelquefois jusqu’à disparaître entièrement ; enfin, qu’incapables, dans les animaux à respiration aérienne, des hautes fonctions de leur primitive destination, ils s’y trouvent comme des îlots au service et à la disposition des organes qui les entourent10. »

  • 11 Cuvier, 1817, p. 57. Sur les réactions de Cuvier aux travaux de Geoffroy Saint-Hilaire de cette pér (...)

14Les réactions de Cuvier aux théories et aux découvertes de son vieil ami et collaborateur furent, pendant un premier temps, assez mesurées et parfois même favorables sur certains points. Cuvier faisait l’éloge des recherches précises de Geoffroy Saint-Hilaire en anatomie, mais exprimait des réserves et des doutes sur la validité des principes généraux déduits de ces recherches et qui, selon leur auteur, en constituaient le fondement théorique. En outre, dans ses premières formulations, la théorie de l’unité de plan énoncée par Geoffroy Saint-Hilaire pouvait assez bien coexister avec la théorie des quatre embranchements exposée par Cuvier dans un mémoire de 1812, et qui était à la base de la classification zoologique élaborée dans le Règne animal. Précisant quelques idées qu’il avait déjà ébauchées dans les Leçons d’anatomie comparée, Cuvier reprenait la polémique contre les partisans de la théorie de l’échelle des êtres, et contre la formulation originale qu’en donnait Lamarck lorsqu’il affirmait l’existence d’une série graduée des formes de vie. L’anatomiste affirmait avoir établi qu’il existe quatre formes principales, quatre plans généraux, si l’on peut s’exprimer ainsi, d’après lesquels tous les animaux semblent avoir été modelés, et dont les divisions ultérieures, de quelque titre que les naturalistes les aient décorées, ne sont que des modifications assez légères, fondées sur le développement ou l’addition de quelques parties, qui ne changent rien à l’essence du plan11 ».

  • 12 Cuvier, 1817, p. 19 ; voir p. XXI : « M. Virey, dans un article du nouveau Dictionnaire d’Histoire (...)

15Pour la première fois, Cuvier désignait le système nerveux comme la principale clé taxinomique ; chaque forme particulière d’embranchement se caractérisait par une forme particulière de regroupements de cellules nerveuses. Il reconnaissait dans une note que Virey avait eu, le premier, le mérite d’énoncer des idées qui constituaient le noyau théorique de son essai. Ainsi, Cuvier distinguait les animaux en vertébrés, mollusques, articulés et radiaires ; les quatre embranchements n’avaient aucun rapport entre eux et, selon Cuvier, il était absurde de les disposer sur une ligne de croissante complexité organique. En revanche, il était possible d’identifier à l’intérieur de chaque regroupement « une série de dégradations d’un plan commun » qui ne suivaient cependant pas un ordre progressif unique, mais empruntaient des voies différentes selon les organes et les systèmes d’organes examinés. En tout cas, « on n’a aucune preuve que toutes les différences, qui distinguent aujourd’hui les êtres, soient de nature à être ainsi produites par les circonstances. Tout ce que l’on a pu dire sur ce sujet est hypothétique12 ».

  • 13 Audouin, 1824, p. 116 ; Russel, 1916, pp. 85-88 ; Audouin, 1859 ; Appel, 1975, pp. 222-229, et Appe (...)

16Cuvier n’avait donc pas d’objections préalables à opposer aux tentatives de Geoffroy Saint-Hilaire visant à définir exhaustivement les caractéristiques prédominantes du plan d’organisation des vertébrés. Certains disciples de Cuvier adoptèrent les méthodes et certaines thèses de Geoffroy Saint-Hilaire pour définir les plans anatomiques propres à d’autres embranchements. Ainsi, Jean-Victor Audouin (1797-1841), qui devint en 1827 le gendre d’Alexandre Brongniart, et fut l’un des fondateurs des Annales des sciences naturelles (1824), étudia à fond les analogies (dans l’acception du terme donnée par Geoffroy) de tous les éléments osseux du thorax des articulés, y compris les insectes. Audouin affirmait que « ce n’est en effet que de l’accroissement semblable ou dissemblable des segmens, de la réunion ou de la division des pièces qui les composent, du maximum de développement des uns, de l’état rudimentaire des autres, que dépendent toutes les différences qui se remarquent dans la série des animaux articulés13 ».

  • 14 Sur la Naturphilosophie, voir Culotta, 1975 ; Lepenies, 1976. Lenoir 1978 et 1980 fournit une bibli (...)

17L’objection de fond de Cuvier aux thèses de Geoffroy Saint-Hilaire concernait les aspects théoriques, ouvertement philosophiques, qui se dégageaient de plus en plus franchement des écrits de son vieil ami. Cuvier était particulièrement préoccupé par la diffusion des idées anatomiques, physiologiques, embryologiques et paléontologiques de plusieurs membres de l’école d’histoire naturelle allemande, ainsi que par la persistance d’une tendance minoritaire mais influente de la théorie transformiste dans les sciences naturelles françaises. Adoptant la stratégie polémique qu’il avait déjà employée contre Lamarck, Cuvier mettait dans le même sac des théories différentes, aussi bien françaises qu’allemandes, les traitant de tendances métaphysiques, panthéistes, et, en dernier lieu, de travaux non scientifiques. Selon lui, ces tendances menaçaient de ruiner l’effort de nombreux chercheurs contemporains, et les siens en particulier, pour soustraire les sciences naturelles à l’hégémonie d’hypothèses fumeuses et à de vagues élucubrations théoriques. Cuvier était probablement conscient que les doctrines anatomiques et naturalistes, au sens large, professées par divers défenseurs de la Naturphilosophie étaient profondément et parfois diamétralement différentes les unes des autres ou des prises de position de certains de ses collègues. Cependant, le souci de défendre sa propre conception de la science le rendait particulièrement critique et acrimonieux dans sa manière d’aborder les questions théoriques traitées par Geoffroy Saint-Hilaire14.

France et Allemagne, 1800-1830

18Le problème des rapports existant entre les sciences naturelles françaises et allemandes de l’époque est complexe, notamment en ce qui concerne les conclusions philosophiques à tirer des études d’anatomie comparée. C’est une question qui mériterait une analyse plus approfondie que celle que l’on en fait généralement et plus d’espace que celui que nous pouvons lui consacrer ici. Cuvier avait tendance à présenter l’anatomie philosophique de Geoffroy Saint-Hilaire, ou la théorie de la récapitulation organique de Serres, comme des imitations des théories métaphysiques d’outre-Rhin. Geoffroy Saint-Hilaire protestait vigoureusement contre cette accusation, affirmant que les rapports entre les théories anatomiques de certains confrères allemands et ses propres descriptions, extrêmement rigoureuses, ressemblaient à ceux qui existent entre l’intuition et la démonstration. Il ne faut pas oublier, en effet, que de nombreux théoriciens de la Naturphilosophie, indubitablement mieux armés que leurs confrères français sur le plan métaphysique, reconnaissaient implicitement la supériorité de Paris, considéré comme le centre de l’anatomie comparée moderne. Au tout début du xixe siècle, Lorenz Oken, Meckel, Johann Baptist von Spix (1781-1826) et d’autres naturalistes allemands se rendirent à Paris pour étudier les collections du Muséum et pour suivre les cours de Cuvier, de Lamarck et de Geoffroy.

  • 15 E. Geoffroy Saint-Hilaire, 1825b, p. 16 : autrement dit, Geoffroy n’avait aucun doute sur le fait q (...)

19Dans sa Cephalogenesis (1815), Spix avait certainement précédé Geoffroy, avec une certaine imprécision toutefois, en reconnaissant l’homologie entre les os de l’opercule branchial des poissons et les osselets du canal auditif des mammifères. Il faut cependant rappeler qu’en 1809, Spix avait suivi les cours du savant français et qu’il avait même tenu à signer le premier la liste annuelle des inscrits à ses cours. Il savait donc que son maître avait attiré l’attention des anatomistes notamment sur le problème de l’identification des homologies entre les différentes parties du crâne des poissons, des reptiles, des oiseaux et des mammifères. En outre, ce sujet avait fait l’objet des dix premières leçons tenues par Geoffroy précisément en 1809 : « M. Spix, envoyé par la Bavière à Paris en 1809, y suivit le cours que je donnais cette année au Muséum d’histoire naturelle : il désira et il lui fut possible de s’inscrire le premier sur le registre ouvert chaque année pour l’inscription des élèves. L’empressement qu’il mit alors étoit une démonstration d’estime et de grâce obligeante pour le professeur. Les déterminations et les rapports philosophiques des pièces crâniennes avoient fait la matière des dix premières leçons : ce que j’avois écrit sur cela deux ans auparavant n’étoit véritablement que le prélude de recherches que je poursuivois alors avec la plus vive ardeur. Ce fut comme un spectacle neuf et qui surprit beaucoup M. Spix : il dessina la plupart des pièces qui avoient servi à mes démonstrations ; mais il paroît à l’emploi qu’il en fit, six ans plus tard, de ces matériaux, qu’il ne retira cependant de nos cours du Jardin du Roi que justement assez de combinaisons, pour ne placer sur ses dessins, hasardeusement quelquefois, que des lettres se référant à une légende ; aucune explication de ses décisions ne fut donnée15. »

  • 16 Meckel, 1809-1810 ; voir Geoffroy Saint-Hilaire, 1828d, pp. 18-22 ; pour les biographies des princi (...)

20Meckel, l’un des principaux interprètes de la théorie de la récapitulation embryologique, était un grand admirateur de Cuvier, dont il avait traduit tout le cours d’anatomie comparée en allemand (1809- 1810). Le naturaliste allemand avait passé une partie des années 1803- 1804 au Muséum, où il avait rencontré Geoffroy Saint-Hilaire et Lamarck. Meckel était ensuite resté en contact permanent avec la communauté scientifique parisienne, et sa théorie de la récapitulation embryologique utilisait largement des données fournies par ses collègues du Muséum. Ainsi, le point de vue de Geoffroy Saint-Hilaire, selon lequel l’école allemande, au tout début du siècle, avait produit de grandes intuitions, mais avait utilisé les démonstrations anatomiques élaborées par l’école ou les écoles françaises, ne semble pas totalement dénuée de fondement, et mériterait une étude approfondie16.

  • 17 Duméril, 1808a, pp. 111 et 112-113 ; Russell, 1916, p. 96 ; Appel, 1975, pp. 114-116, et Appel, 198 (...)

21L’idée de l’unité de plan, ainsi que celle d’un programme de recherche visant à examiner les variations d’organes et de groupes d’organes chez tous les animaux d’une seule ou de plusieurs familles, trouvèrent de nombreux partisans en France dès les premières années du XIXesiècle. Cuvier s’inquiéta du très grand intérêt que semblaient susciter ces nouvelles idées, même chez ses collaborateurs les plus proches. Le 15, puis le 22 février 1808, Constant Duméril, brillant éditeur des premiers volumes des Leçons d’anatomie de Cuvier, lut à l’Institut un mémoire intitulé Considérations générales sur l’analogie qui existe entre tous les os et les muscles du tronc dans les animaux. Le mémoire de Duméril se fondait sur deux concepts fondamentaux. Tout d’abord, l’auteur affirmait que « l’échine des animaux semble construite d’après un plan unique, et qu’elle est comme formée sur un type primitif dont les modifications légères correspondent à la manière de vivre des espèces ». Ensuite, il affirmait que les différentes parties d’un même organisme pouvaient être considérées comme des modifications induites par le développement ou la fusion de certains éléments ou segments de base : « Je discuterai ensuite si, sous le même point de vue du mouvement de l’ensemble, la tête ne pourroit pas être considérée comme une vertèbre très-développée, et conséquemment si les muscles qui la meuvent en totalité ne peuvent pas être aussi étudiés comme les analogues de ceux de l’épine17. »

22Étienne Geoffroy Saint-Hilaire lui-même a laissé un témoignage direct sur la façon dont la principale assemblée scientifique française accueillit l’étude de Duméril. Dans un mémoire de 1824 sur la « Composition de la tête osseuse de l’homme et des animaux », il résumait la thèse de Duméril selon laquelle le crâne n’était qu’une vertèbre de taille gigantesque, et il ajoutait :

  • 18 Geoffroy Saint-Hilaire, 1824, p. 177. Geoffroy, p. 176, faisait référence aux études d’Oken, publié (...)

23« Mais cette opinion, qui établit incontestablement que l’auteur avait, à quelques égards, pressenti les fameuses doctrines des homologues allemands, n’eût pas été plutôt énoncée au sein de la première classe de l’Institut, qu’elle y excita une rumeur, dont, je ne me puis dispenser de le faire remarquer, il est fâcheux que notre savant confrère se soit trop préoccupé. L’expression de vertèbre pensante, proférée tout-à-coup comme offrant un équivalent du mot crâne, et qui circula durant la lecture du Mémoire, fut considérée par M. Duméril comme une condamnation indirecte d’une hardiesse trop grande. Cet incident engagea l’auteur à ne publier son écrit, lors de l’impression, qu’avec les plus grands correctifs, et même bientôt après à quitter une direction dont il venait cependant, avec tant de bonheur, de saisir un premier chaînon18. »

  • 19 Ulrich, 1816 ; Cuvier, 1825b ; geoffroy Saint-Hilaire, 1828d, p. 19 : « Kielmeyer n’a rien publié s (...)

24Une tradition historiographique, qui remonte à l’introduction du Règne animal de Cuvier et à de précédents traités d’anatomie allemands (August Léopold Ulrich, 1791-1859), veut que l’idée de considérer le crâne des vertébrés comme une modification d’une ou de plusieurs vertèbres a été conçue la première fois en 1790 par le poète et naturaliste Johann Wolfgang Goethe (1749-1832). Elle aurait ensuite été communiquée oralement à l’anatomiste Cari Friedrich Kielmeyer – premier maître de Cuvier – puis publiée pour la première fois en 1807 dans une brochure qui contenait la leçon inaugurale d’Oken à l’université d’Iéna. Goethe, qui assistait à la leçon, protesta vivement lorsque Oken affirma être l’auteur de la découverte et engagea une violente polémique contre le célèbre défenseur de la Naturphilosophie19.

  • 20 Burdin, an XI (1803) ; Le G.D.U., 1866-1890, confond Jean B. Burdin, auteur du Cours, avec son frèr (...)

25Duméril, Oken et Geoffroy Saint-Hilaire n’avaient peut-être pas tort de penser que des auteurs allemands et français des premières années du XIXe siècle avaient exprimé cette idée indépendamment les uns des autres, ou de Goethe et de Kielmeyer. De nombreux indices vont dans ce sens. En 1803, un élève de Duméril, Jean B. Burdin (?-1835), publia un Cours d’études médicales qui s’ouvrait sur la description de la structure anatomique de l’homme, comparée à celle d’autres animaux. Burdin proclamait sa conviction que le crâne de l’homme et des vertébrés était un prolongement de la colonne vertébrale – en fait, une vertèbre de grande taille. Geoffroy Saint-Hilaire et d’autres naturalistes du début du XIXesiècle citaient l’ouvrage de Burdin comme un exemple d’intuition juste, annonçant – tout au moins au niveau livresque – l’idée publiée par Oken en 1807 et par Duméril en 1808. Ils évitaient cependant de dire que le Cours de Burdin avait été immédiatement traduit en allemand et en anglais et qu’il avait eu son heure de gloire. L’état actuel des recherches ne permet pas de se prononcer avec certitude sur la question, et il serait de toute façon absurde de ramener les choses à un problème de priorité. On peut cependant affirmer que les rapports personnels et culturels entre les naturalistes des écoles française et allemande, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, présentent un cadre complexe d’influences réciproques, différent de l’idée qu’en donne Cuvier, et des historiens qui ont tour à tour exalté l’originalité et la supériorité de la tradition de l’une ou l’autre de ces deux écoles20.

Débats sur l’anatomie philosophique

  • 21 Serres, 1824-1826, vol. I, « Préface », pp. X-XI. Pour les détails biographiques, pp. VII-VIII. Cf. (...)

26Antoine-Étienne-Reynaud-Augustin Serres (1786-1868) est également un auteur dont les travaux anatomiques détaillés ont fait l’admiration de Cuvier tandis que ses théories éveillaient chez lui les mêmes préoccupations que les doctrines de Geoffroy Saint-Hilaire. L’œuvre de Serres illustre une dimension supplémentaire des rapports complexes qui existaient entre les naturalistes français et leurs confrères allemands lors des premières décennies du XIXe siècle. Son Anatomie comparée du cerveau, publiée en 1824, s’inspirait ouvertement des études d’anatomie comparée de Cuvier et de Geoffroy Saint-Hilaire. Serres avait étudié avec Cuvier et Duméril au Muséum, puis s’était lié d’amitié avec Geoffroy Saint-Hilaire. En 1817, il avait été nommé professeur d’anatomie et de physiologie ainsi qu’à la direction des services anatomiques de l’hôpital de la Pitié. Serres avait été impressionné par les études de Cuvier et de Geoffroy Saint-Hilaire sur la composition du crâne des vertébrés, et notamment par la tentative du second pour expliquer certaines particularités du crâne des oiseaux et des poissons à partir de l’examen du développement embryonnaire du crâne des mammifères : « Frappé de cette idée et de ses résultats, je crus apercevoir dans l’encéphale des classes inférieures l’état permanent des formes fugitives du même organe chez les embryons des mammifères21. » Examinant la formation progressive du cerveau au cours des différentes phases du développement embryonnaire, Serres en arrivait à cette conclusion générale :

  • 22 Serres, 1824-1826, vol. I, « Discours préliminaire », pp. XV-XVI.

27« Avant d’arrêter leurs formes permanentes, leurs organes traversent une multitude de formes fugitives, et de plus en plus simples, à mesure qu’on se rapproche davantage de leur point de départ. Ce que ces formes embryonnaires ont de très-remarquable dans les classes supérieures, c’est qu’elles répètent souvent les formes permanentes des classes inférieures. Les classes inférieures sont expliquées de cette manière par l’embryogénie des classes supérieures, et les embryons des classes supérieures répètent successivement les formes permanentes des classes inférieures22. »

  • 23 Meckel, 1825 et 1828-1838 ; sur les recherches tératologiques de Geoffroy Saint-Hilaire, 1822 et 18 (...)

28À ceux qui auraient pu l’accuser de s’être inspiré, pour ne pas dire plus, des travaux de Meckel et de Tiedmann, Serres répondait qu’il n’avait eu connaissance des ouvrages des deux auteurs allemands qu’après avoir élaboré sa propre théorie, et surtout après avoir passé sept ans à examiner plus de deux mille cerveaux de patients décédés à l’Hôtel-Dieu, où étaient hospitalisés les soldats atteints de maladies du système nerveux. En revanche, Serres reconnaissait sans aucune réticence ses dettes envers les études tératologiques de Geoffroy Saint-Hilaire et de Meckel, lesquelles prouvaient, selon lui, que toutes les opérations et les phénomènes de la nature, même les plus anormaux apparemment, comme les monstres animaux, étaient en réalité le produit de lois constantes et uniformes23.

29Serres resta toute sa vie un ardent partisan du principe de la récapitulation organique et de l’unité de la composition. Ses derniers mémoires sur le sujet furent publiés en 1860-1863, alors que les théories qu’il défendait, telles qu’elles avaient été formulées dans les années 1820-1830, étaient désormais complètement abandonnées. Serres ne se résolut jamais à suivre la voie transformiste sur laquelle Geoffroy Saint-Hilaire s’était engagé dès 1825. Déjà dans son texte de 1824, conscient du succès que rencontraient les hypothèses transformistes parmi ses contemporains, ainsi que de l’importance des théories d’Oken sur le sujet, Serres essayait d’empêcher une utilisation, à son avis, impropre, de la théorie de la récapitulation organique associée aux principes de tératologie énoncés par Geoffroy Saint-Hilaire, Meckel et lui-même. L’auteur affirmait :

30« Si vous pouviez développer les diverses parties de l’encéphale des classes inférieures, vous feriez successivement d’un poisson un reptile, d’un reptile un oiseau, d’un oiseau un mammifère. Si vous atrophiez au contraire cet organe chez les mammifères, vous le réduirez successivement aux conditions du cerveau des trois classes inférieures. La nature nous présente fréquemment, dans les monstres, cette dernière anomalie. Jamais elle ne produit la première. Circonstance très-intéressante pour la philosophie de la nature. Dans les déformations variées que peuvent éprouver les êtres organisées, jamais ils ne dépassent les limites de leur classe pour revêtir les formes de la classe supérieure. Jamais un poisson ne s’élèvera aux formes encéphaliques d’un reptile ; celui-ci n’atteindra jamais les oiseaux, un oiseau les mammifères. […] Cet étonnant phénomène est sans doute lié à l’harmonie générale de la création. »

  • 24 Serres, 1824-1826, vol. I, pp. LXIII-LXIV ; Russel, 1916 ; Appel, 1987, pp. 122-124.

31Les précautions de Serres ne parvinrent pas, cependant, à empêcher Bory de Saint-Vincent de greffer la théorie de la récapitulation organique sur la doctrine transformiste de Lamarck, ni à son maître et ami Geoffroy Saint-Hilaire de proposer, comme nous le verrons, une théorie de la transformation graduelle de certaines formes de vie à travers un processus de mutation embryonnaire analogue aux processus décrits par les tératologues24.

32Cuvier avait fait l’éloge – bien que modérément et parfois même d’une façon très critique – de l’œuvre anatomique de Geoffroy Saint-Hilaire, de Serres, d’Audouin, et d’autres auteurs tels que Jules César Savigny (1777-1851) ou de Blainville, qui avaient suivi les indications de Geoffroy et avaient entrepris des recherches minutieuses sur les homologies dans différentes classes d’animaux. L’intérêt croissant pour l’appareil théorique de la philosophie anatomique de Geoffroy-Saint-Hilaire, le succès de son enseignement à l’Université de Paris, la diffusion des thèmes de la Naturphilosophie en France, menaçaient de reléguer au deuxième plan – si ce n’était déjà fait – les idées et les travaux de Cuvier. En outre, les spéculations sur l’unité de composition parurent miner à la base le principe des conditions d’existence, qui constituait la clé de voûte de l’anatomie comparée, de la paléontologie et de l’ anti-transformisme de Cuvier. Pour résumer cette question complexe, on peut citer ces mots d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire sur la position de Cuvier :

  • 25 Geoffroy Saint-Hilaire I., 1847, p. 341.

33« On voit que Geoffroy Saint-Hilaire ne se borne pas à réfuter les systèmes de Cuvier et des finalistes. Il y substitue une autre doctrine, précisément inverse. Les premiers disaient : La disposition et la structure d’un organe sont en raison de la fonction qu’il a à remplir, et, en général, l’organisation d’un animal en raison de ses mœurs et du rôle qu’il doit jouer dans la nature. Système que l’on peut résumer dans cette formule souvent reproduite : Telle est la fonction, tel sera l’organe ; ou dans cette autre, plus claire, et non moins concise : La fonction est la cause finale de l’organe. Geoffroy Saint-Hilaire renverse les termes : pour lui la fonction de chaque organe est en raison de sa disposition et de sa structure, et les mœurs de l’animal en raison de son organisation ; d’où cette formule : Tel est l’organe, telle sera la fonction ; ou bien : La fonction est l’effet de l’organe. Doctrine qui n’exclut en rien la réaction de la fonction sur l’organe, si évidemment apte à se développer, à s’atrophier, à se modifier, selon qu’il sera plus ou moins et diversement exercé25. »

  • 26 Cuvier, 1825b, p. 268 ; Russell, 1916, pp. 64-65, 129-130.

34Dans l’article « Nature » publié en 1825, un an après le livre de Serres, Cuvier s’en prit pour la première fois à la théorie de l’unité de composition, qu’il associa à d’autres théories qu’il avait déjà ridiculisées et condamnées dans ses œuvres précédentes : « Nous n’apercevons aucune nécessité d’une échelle des êtres, ni d’une unité de composition, et nous ne croyons pas même à la possibilité d’une apparition successive des formes diverses26. » Il est intéressant de voir que, pour Cuvier, la théorie de la récapitulation organique et de l’unité de composition n’était qu’une version actualisée et élaborée des théories transformistes de Jean-Baptiste Robinet (1735-1820) et de De Maillet. Au moment où il écrivait son article, Cuvier connaissait probablement les idées de Bory (1824), et il sentait peut-être le danger imminent d’une fusion entre les doctrines transformistes françaises et la thèse d’Oken, qui avait déjà proposé sa théorie philosophique et scientifique d’une évolution générale de l’univers et des formes de vie. De toute façon, Cuvier connaissait certainement les thèses analogues exprimées par Virey en 1803 et dans ses ouvrages suivants. Il en avertit donc ses propres lecteurs :

  • 27 Cuvier, 1825b, p. 266 : « Cependant, à l’hypothèse de l’échelle continue des formes des êtres, d’au (...)

35« Cette hypothèse a pris sans doute dans quelques naturalistes modernes une forme moins grossière que dans Robinet ou dans de Maillet ; mais sous ce nouvel habit elle n’a point changé de caractère ; saisissant quelques ressemblances partielles, n’ayant aucun égard aux différences, elle voit dans le ver l’embryon de l’animal vertébré ; dans le vertébré à sang-froid, l’embryon de l’animal à sang chaud ; elle fait naître ainsi chaque classe l’une de l’autre ; ce ne sont que des âges différens d’un seule, et l’animalité tout entière a dans sa vie les mêmes phases que l’individu de la plus parfaite des espèces. De là découle naturellement la conséquence, qu’en prenant les classes supérieures à l’état d’embryon, on doit y retrouver les parties des inférieures, et que la composition doit être la même dans toutes, sauf le plus ou moins de développement de certaines parties27. »

Le déclin de Cuvier

  • 28 Geoffroy Saint-Hilaire E., 1825C, pp. 150-154.

36Cuvier n’avait pas tous les torts, jusqu’à un certain point évidemment, de s’inquiéter de la possibilité d’une nouvelle synthèse transformiste qui assimilât les découvertes et les théories très populaires de la philosophie anatomique de Geoffroy Saint-Hilaire, ou de certains théoriciens de la Naturphilosophie. En outre, l’année même où fut publié l’article « Nature », Geoffroy publiait ses Recherches sur l’organisation des gavials, essai qui confirma pleinement les soupçons et les craintes de Cuvier28. Geoffroy Saint-Hilaire y abordait directement une question chère à Cuvier, la prétendue impossibilité de la part des transformistes d’indiquer une transition entre les formes fossiles et les formes vivantes dans le monde contemporain. Il choisissait comme exemple typique le rapport entre les formes de crocodiles fossiles et les espèces de crocodiles vivantes, famille d’animaux sur laquelle il avait acquis des connaissances anatomiques approfondies, supérieures sous beaucoup d’aspects à celles de son ami et adversaire. Geoffroy Saint-Hilaire soutenait que le téléosaure et le sténéosaure, deux crocodiles fossiles, étaient les ancêtres directs des formes actuelles. Partant du présupposé non lamarckien d’un changement profond de la composition minérale et gazeuse de la surface et de l’atmosphère de la Terre au cours des ères géologiques, l’auteur établissait la nécessité de grandes mutations induites dans l’organisation animale :

  • 29 Ibidem, pp. 150-151. Lamarck, 1809, vol. I, p. 235.

37« Or, si nous venons à réfléchir sur l’objet et les usages des pièces modifiées, comme sur ceux des parties qu’elles recouvrent et dont elles sont à leur tour recouvertes, nous reconnoîtrons que bien que cet ensemble appartienne à des systèmes organiques élevés, les matériaux qui les composent n’en sont pas moins susceptibles d’être atteints par d’assez fortes variations. […] Les physiciens et les géologues ne doutent aucunement que des grands changemens n’aient été successivement introduits dans les conditions physiques et matérielles du globe, que ces changemens n’en aient fortement modifié la constitution primitive ; principalement autrefois, aux époques signalées comme diluviennes. Or, ces changemens sont de nature à avoir agi sur les origines dont je viens de parler [de la respiration], et de l’avoir fait précisément dans la mesure des deux lois posées par M. de Lamarck dans sa Philosophie zoologique. Nier l’influence de pareilles circonstances sur l’organisation, c’est se placer sous la charge bien difficile de démontrer que de telles variations sont impossibles. Il n’y a rien de fixe dans la nature ; axiome général, qui est plus particulièrement applicable aux productions organisées vivantes, dont l’essence repose effectivement sur la transmutation et la métamorphose des parties29. »

38Les deux lois de Lamarck auxquelles Geoffroy faisait allusion étaient l’usage et le défaut d’usage des parties, ainsi que l’hérédité des caractères acquis. Dans une note qui reproduisait le texte de la Philosophie zoologique, l’auteur ajoutait un commentaire très intéressant :

  • 30 Geoffroy Saint-Hilaire E., 1825c, p. 151.

39« On ne peut trop recommander à la méditation des jeunes gens, la lecture de l’exposé philosophique (17 pages) qui précède ces conclusions. L’auteur a pris ses vues dans un ordre de faits et des conséquences nécessaires, mais non dans les applications qui suivent immédiatement. Toutes les variations décrites après la page 235 et suivies d’explications, me paroissent bien plutôt dépendre de faits primitifs très-différens, savoir : de changemens survenus dans la distribution des artères ; changemens qui à leur tour dépendent d’autres causes, dont je crois avoir assigné quelques-unes dans mon ouvrage sur les Monstruosités humaines30. »

40Les dix-sept pages de la Philosophie zoologique qui précédaient l’énonciation des deux lois constituaient la première partie du chapitre VII, dans lequel Lamarck traitait « De l’influence des circonstances sur les actions et les habitudes des animaux ». L’auteur affirmait le principe selon lequel les circonstances extérieures n’influençaient pas directement l’organisme, mais provoquaient une réaction qui permettait à l’animal de s’adapter au changement des conditions environnementales. Geoffroy Saint-Hilaire était également frappé par l’affirmation de Lamarck selon laquelle l’organisation des vivants est « d’un côté le produit de la composition croissante de l’organisation qui tend à former une gradation régulière » et, de l’autre, celui de l’influence des circonstances qui tendent à « détruire la régularité dans la gradation de la composition croissante de l’organisation ». Parmi les différentes interprétations possibles de ce passage, Geoffroy Saint-Hilaire en proposait une qui ne manquait pas d’originalité, comme nous allons le voir. Le thème lamarckien de la croissance de la complexité organique, sorti du contexte problématique dans lequel il était formulé, était appliqué au rapport dialectique du développement embryonnaire et du milieu, ce qui explique la référence aux mutations par monstruosité dans le passage cité plus haut.

41Même si le noyau central de l’explication transformiste de Geoffroy était déjà clairement formulé dans le mémoire de 1825, l’auteur ne s’attardait pas sur ses thèses, qu’il détailla dans des ouvrages postérieurs. On peut remarquer que, dans les derniers paragraphes de son mémoire, Geoffroy revenait sur la question des momies égyptiennes. Il observait que, pris par ses tâches didactiques et ses recherches, il n’avait pu examiner avec assez de soin les restes d’animaux qu’il avait rapportés de son expédition au bord du Nil. L’examen des momies avait été fait trop vite, et on avait conclu avec « trop de légèreté » que les quelques milliers d’années qui s’étaient écoulées depuis la mort des espèces momifiées n’avaient pas suffi à produire des variations. Geoffroy annonçait qu’il avait remarqué dans un crâne de crocodile égyptien des caractéristiques intermédiaires entre les formes actuelles et le téléosaure. L’incidence limitée de la mutation, qui rendait la différence difficile à constater, s’expliquait par une légère modification des conditions environnementales. Sur ce thème aussi, cependant, l’auteur se contentait de faire des allusions et renvoyait le lecteur aux études qu’il s’apprêtait à publier.

  • 31 Ibidem, pp. 154-155.

42« Je reviens aujourd’hui, en ce qui concerne le Crocodile, discuter l’idée trop légèrement accueillie, je crois, que plusieurs milliers d’années, qui se sont écoulées depuis que notre globe a pris sa forme actuelle, ne comprenne pas un laps de temps suffisamment considérable, pour avoir introduit des variations importantes et permanentes dans l’organisation des êtres. J’ai rapporté un crâne parfaitement entier de Crocodile, que j’ai retiré d’une momie sur le terrain même de Thèbes. Ce qui a principalement attiré mon attention sur cet objet, c’est que les points de variation que je crois y avoir saisis se rapportent au système organique, sur lequel portent les différences du Teleosaurus à l’égard des Crocodiles, se rapportent en effet à l’entrée plus exiguë des arrière-narines. Une plus grande intensité dans les causes de ces variations les aurait sans doute rendues plus considérables ; mais toutefois ces différences sont si nettement prononcées, que je regarde l’examen de ce crâne de l’antique Égypte comme pouvant fournir une considération d’un grand intérêt pour la philosophie31. »

43L’article de Geoffroy Saint-Hilaire ne critiquait pas directement Cuvier, mais il était clair que les thèmes traités dans son étude sur les gavials, et les conclusions auxquelles il était parvenu, contredisaient nettement ce que Cuvier avait affirmé tout au long de sa carrière. En 1828, Cuvier publia, en collaboration avec Achille Valenciennes (1794-1865), le premier volume de son Histoire naturelle des poissons. Dans sa conclusion, l’anatomiste attaquait directement les théories de l’unité de composition organique, comme s’il voulait discréditer la thèse centrale autour de laquelle semblaient converger et se renforcer différentes interprétations transformistes de l’histoire de la vie sur la Terre.

  • 32 Cuvier, 1828-1849, vol. I, pp. 551, 544 ; p. 543 : « Ce n’est que par de vaines spéculations métaph (...)

44Cuvier ne mâchait pas ses mots, affirmant que la thèse de l’unité de composition, et de l’unité de plan dans l’échelle animale, était une doctrine « qui n’a de réalité que dans l’imagination de quelques naturalistes, plus poètes qu’observateurs ». Il ne niait pas qu’il y eût des ressemblances – même si, à son avis, elles étaient vagues – entre les organes présents chez différents animaux, mais il observait : « Comme l’animalité n’a reçu qu’un nombre borné d’organes, il fallait bien que quelques-uns de ces organes au moins fussent communs à plusieurs classes. Mais où est d’ailleurs la ressemblance32 ? » Autrement dit, l’analogie des fonctions, qui engendrait une certaine analogie entre les organes, ne pouvait évidemment pas constituer la base de la théorie de l’ unité-identité de la structure anatomique.

  • 33 Ibidem, vol. I, p. 543 ; Coleman, 1964, pp. 98-102 ; Appel, 1975, pp. 258-260, pp. 258-260.

45Utilisant pour la énième fois une tactique bien connue contre ses adversaires, Cuvier réduisait les idées de Geoffroy, de Blainville, Meckel, Oken, Spix, Ludwig Heinrich Bojanus (1776-1827) et Karl Gustav Carus (1789-1869) à une série indifférenciée de déclarations théoriques, plus métaphysiques que scientifiques, et évitait de discuter en détail les thèses de ses adversaires. Il se gardait bien d’apporter quelque soutien que ce fût aux thèses de Geoffroy Saint-Hilaire et modifiait significativement son propre point de vue sur l’unité de plan qui caractérisait chacun des quatre embranchements décrits dans son Règne animal. Les poissons – qui, dans son livre de 1817, faisaient partie des vertébrés et se distinguaient des oiseaux, des reptiles et des mammifères uniquement par certaines caractéristiques spécifiques et qui, de toute façon, ne remettaient pas en question l’essence du plan commun à tout l’embranchement – étaient désormais définis comme « une classe d’animaux distincte de toutes les autres, et destinée en totalité par sa conformation à vivre, à se mouvoir, à exercer les actes essentiels à sa nature dans l’élément aqueux ». Les poissons étaient évidemment des vertébrés, mais leur structure ne pouvait être ramenée à un plan structurel général caractérisant tout l’embranchement. Ainsi, les analogies que Geoffroy essayait d’identifier étaient sans fondement. Les os de l’opercule branchial, affirmait Cuvier, n’étaient absolument pas analogues aux osselets du conduit auditif33.

  • 34 Bory de Saint-Vincent, 1822-1831, « Matière », p. 256.

46La prise de position de Cuvier dans l’article « Nature » de 1825, les conclusions du premier volume de l’histoire des poissons, mais surtout le ton tantôt sarcastique, tantôt impatient de son argumentation, suscitèrent les réactions et les protestations véhémentes de nombreux naturalistes. Certains en arrivèrent au point de l’accuser plus ou moins ouvertement d’arriération culturelle, de despotisme intellectuel ; ils lui reprochèrent de freiner les progrès de la science en ridiculisant les autres et en exerçant son pouvoir personnel. Dans l’article « Matière », publié en 1826, Bory de Saint-Vincent protesta contre les expressions péjoratives employées par Cuvier contre la théorie de l’unité de plan et contre la doctrine de la transformation des formes de vie. Accusé d’avoir repris la version de Robinet sur la théorie de la chaîne des êtres, Bory répondait qu’« il eût été permis de s’y égayer sur la théorie de Robinet ou des autres défenseurs de la Chaîne des êtres. Ce qui était bon alors, ce qui pouvait l’être encore, il y a vingt-cinq ans, dans l’examen de telles questions, ne l’est plus maintenant ; la plaisanterie sur de telles choses prouverait que l’écrivain, tenté de l’employer, aurait fait halte dans la science34. »

47Il pourrait subsister des incertitudes sur le fait que ce passage se référât vraiment à l’article « Nature » de Cuvier. L’éditeur du Dictionnaire classique admirait l’œuvre anatomique de Cuvier au point de lui avoir dédié certaines de ses propres œuvres. Pourtant, malgré son admiration pour la valeur scientifique de l’anatomiste, Bory ne lui pardonna pas ses invectives de 1825. Il ne pouvait échapper aux lecteurs du Dictionaire classique que le passage suivant, toujours tiré de l’article « Matière », était une paraphrase et un jugement sévère du texte de Cuvier que nous avons déjà cité :

  • 35 Ibidem, pp. 255-256.

48« Les naturalistes profondément investigateurs, qui croient à l’unité d’organisation, n’ont point donné un nouvel habit aux idées de quelques rêveurs pour en déguiser les formes grossières ; consacrant la totalité de leur existence à la recherche de la vérité, ils ne se sont pas forgé un système sur des choses qu’ils n’avaient pas vues, et n’ont pas imaginé des chimères pour les combattre ; l’autorité ne les a point emprisonnés dans des vues étroites ; ils ne se sont point arrêtés à des différences partielles entre les êtres ; mais ils ont tenu compte de tous les caractères de ceux-ci35. »

49Isidore Geoffroy Saint-Hilaire exprima des concepts analogues dans l’article « Mammifères » du même dictionnaire. Le naturaliste revendiquait le fait que son père avait été le premier à découvrir et à démontrer, non seulement le principe de l’unité de plan, mais également la théorie de la récapitulation organique qui, selon lui, n’avait été que perfectionnée par Serres en France (ce que Serres lui-même admettait) et par Meckel et Tiedmann en Allemagne.

  • 36 Geoffroy Saint-Hilaire I., 1826, p. 122.

50« Ces idées sont aujourd’hui généralement adoptées en France et en Allemagne. Émises en 1807 par Geoffroy Saint-Hilaire, qui fonda sur elles sa détermination du crâne des Poissons, elles ont en effet été depuis développées avec succès en France par ce même anatomiste, et en Allemagne par Meckel et par Tiedemann, qui en ont, on peut le dire, donné la démonstration pour tous les principaux systèmes organiques. Toutefois, quelques naturalistes français les repoussent encore aujourd’hui même comme hypothétiques, et comme fondées sur une apparence qui n’a rien de réel ; mais ils semblent véritablement les avoir confondues avec celles de De Maillet, qui, cherchant à prouver l’origine aquatique de l’espèce humaine, a voulu établir l’identité primitive de l’Homme avec le Poisson. Ces théories, aussi bizarres que ridicules, ne sont nullement celles des anatomistes que nous venons de citer : ils ont établi qu’il y a analogie et ressemblance primitives des élémens des organes ; mais non, comme on l’a dit, que l’échelle animale représente un seul être depuis son premier degré de développement jusqu’au dernier, et encore bien moins, que l’Homme a été, à une époque de son développement, un véritable Poisson ou un véritable Reptile. On peut dire même que toutes ces singulières hypothèses, si elles ne sont pas tout-à-fait incompatibles avec les théories générales de ces anatomistes, et particulièrement avec la doctrine de composition de Geoffroy Saint-Hilaire, ne peuvent du moins se concilier avec elles que fort difficilement36. »

51La dernière phrase ne correspondait pas du tout à ce que pensait l’éditeur du Dictionnaire, ainsi que le démontre clairement l’addendum ajouté par Bory à la fin de l’article d’Isidore : « Voir l’article Matière ». Comme nous l’avons dit, l’article de Bory contenait en effet une tentative de synthèse entre le transformisme lamarckien et la philosophie anatomique de Geoffroy.

  • 37 Desmoulins, 1826.

52Le nombre de naturalistes qui s’opposaient aux tentatives de censure de Cuvier augmentait de jour en jour. D’après ses contemporains, les leçons de Geoffroy au Muséum et à l’Université de Paris attiraient beaucoup d’étudiants et de savants, aussi bien français qu’étrangers. Certains jeunes naturalistes, dans leur impatience face aux hiérarchies scientifiques, ne se limitaient pas à l’invective, mais, tout en restant dans un cadre légal, passaient à des actions plus agressives. À la suite de ses accusations contre Cuvier, Antoine Desmoulins s’était vu refuser l’accès aux collections du Muséum. L’acte de Cuvier se justifiait sur le plan formel, car il était du ressort des professeurs de donner ou de refuser ces autorisations. Cependant, les collections appartenaient aussi à la nation, et Desmoulins n’hésita pas à présenter une pétition à la Chambre des Pairs, dans laquelle il accusait Cuvier de défendre des positions scientifiques dépassées, en interdisant l’accès des collections aux jeunes naturalistes qui ne se pliaient pas à son pouvoir37. Malheureusement, le courage et le dévouement à la science ne sont pas toujours accompagnés de discernement. Desmoulins se mit également à attaquer des naturalistes comme Geoffroy, et même Bory qui lui avait pourtant témoigné de la sympathie et de la compréhension. Isolé, le jeune homme se retira avec sa famille à Rouen où il mourut dans la misère en 1828.

  • 38 Raspail, 1837, p. XVI et vol. Il, pp. 612 et 616. Voir aussi la féroce satire de Gosse, 1847, qui n (...)

53De toute autre envergure politique, et sans doute humaine, était François-Vincent Raspail (1794-1878), l’un des plus célèbres, sinon le plus célèbre, des savants révolutionnaires français du xixe siècle. Chercheur de grande valeur, Raspail ne se plia jamais aux règles peu édifiantes du pouvoir académique parisien, dont il dénonça vigoureusement les carences et le gaspillage. Raspail voyait à juste titre dans le système du cumul et dans le pouvoir qu’avaient les enseignants de nommer leurs successeurs l’une des causes d’une certaine décadence scientifique française, surtout dans le domaine des sciences naturelles. Les principaux centres de recherche étaient désormais entre les mains de quelques savants politiciens, qui distribuaient les postes et les responsabilités à leurs enfants, neveux ou beaux-frères : « Après avoir intrigué pour soi, on intrigue d’abord pour ses enfants, qui sortent du collège, puis pour les gendres, puis pour leurs enfans au berceau ; le système des familles naturelles envahit le sanctuaire ; et conduit par un bras tout-puissant, il faut qu’un gendre soit bien lourd, pour se laisser devancer à la course par un parvenu non indigène. » Il était devenu de plus en plus difficile de publier un article ou un essai : les revues scientifiques servaient d’instruments pour construire la carrière des protégés des professeurs ; ces cercles académiques restreints ne toléraient pas que des concurrents extérieurs à leur petite confrérie risquent d’attirer l’attention du public ou d’autres savants. À l’Académie des sciences, le rapport du secrétaire perpétuel sur les progrès des connaissances était souvent « l’histoire du bon plaisir des rapporteurs, mais non l’histoire de la science ; c’est le compte rendu le plus forcément incomplet et infidèle que l’on publie à Paris ; et si l’on voulait prendre la peine de feuilleter aujourd’hui, tous ceux qu’a publiés Cuvier, depuis dix ans, on aurait souvent besoin de bien remarquer la date, afin de se convaincre que ce qu’on lit n’appartient pas à une époque oubliée38 ».

54Raspail, ainsi que Bory, le jeune Desmarest, Audouin et d’autres naturalistes, menèrent une action déstabilisatrice contre Cuvier dans les colonnes du Bulletin des sciences naturelles et de géologie. En fait, l’éditeur de la revue, Férussac, était en désaccord avec les thèses de Geoffroy Saint-Hilaire ; il s’opposait au transformisme et ne tolérait pas les attaques ouvertes contre Cuvier. Cependant, il permettait à ses collaborateurs de parler avec insistance de thèmes – y compris de la théorie de l’unité de composition – notoirement peu appréciés du puissant baron. La lecture systématique du Bulletin des années 1824-1830 donne la mesure de l’irritation qui avait gagné de nombreux savants face aux tentatives de censure culturelle perpétrées par Cuvier.

  • 39 Raspail, 1837, p. Xix.
  • 40 Ibidem, vol. II. pp. 625-628.

55En 1829, Raspail et Jacques Frédéric Saigey (l’un des rédacteurs du Bulletin de Férussac, puis secrétaire du philosophe Victor Cousin à partir de 1825) fondèrent les Annales des sciences d’observation (1829-1830) dans le but explicite d’entamer le monopole éditorial des puissants professeurs du Muséum et des autres institutions scientifiques officielles. L’entreprise fut un échec, causé en grande partie par des manœuvres peu scrupuleuses contre les bailleurs de fonds de la revue : « Cuvier et plus d’un de ses illustres collègues prirent part aux secrètes machinations, dans lesquelles l’éditeur fut forcé de tomber, afin de récupérer sa liberté menacée par une condamnation politique39. » Raspail participa activement à la révolution de 1830 qui instaura la monarchie constitutionnelle de Louis-Philippe. Cuvier et ses protégés passèrent sans doute des moments difficiles quand le nouveau gouvernement nomma Raspail chevalier de la Légion d’honneur et Conservateur général des collections du Muséum. Raspail, comme Desmoulins, avait plusieurs fois déploré le fait que les professeurs du Muséum et leurs collaborateurs empêchent les chercheurs de travailler sur les collections de l’institution. Il se demandait en outre comment il se faisait qu’un professeur du Muséum eût vendu sa propre collection privée pour 60 000 francs, alors que la collection publique correspondante n’en valait pas plus de 10 000 ; il dénonçait l’absence de catalogues et de registres, ce qui permettait à n’importe quelle personne travaillant pour le Muséum de s’emparer d’une pièce40. Trop idéaliste pour être tenté par les honneurs, ou peut-être trop ambitieux pour considérer un poste au Muséum comme un emploi pouvant répondre aux aspirations d’un homme qui voulait changer beaucoup de choses dans la science et dans la société française, Raspail refusa publiquement offres et honneurs et poursuivit toute sa vie une intense activité de recherche et de contestation politique.

Le débat de 1830

56Les historiens qui se sont penchés sur le fameux débat de 1830 entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire – affrontement que l’on présente habituellement comme l’apothéose de Cuvier, de son pouvoir, et comme l’épisode qui marqua la défaite définitive de son rival – oublient souvent qu’à partir de 1825, c’est Cuvier qui fut en butte aux attaques les plus fréquentes et les plus directes. L’étude d’un livre de Geoffroy Saint-Hilaire, publié en 1829, montre que la polémique contre Cuvier avait atteint, à la veille de l’affrontement, un niveau tel que même le puissant baron ne pouvait se permettre de l’ignorer. Les critiques de Geoffroy et de ses alliés, auparavant voilées, indirectes ou isolées, étaient devenues explicites, précises, récurrentes. On peut donc affirmer et souligner que ce fut Geoffroy Saint-Hilaire qui ouvrit les hostilités et non pas Cuvier. Fort de l’appui de jeunes disciples, conforté par un climat politique et culturel qui tournait mal pour le baron Cuvier, Geoffroy décida d’affronter directement son ancien ami, en utilisant la préface de son Cours de l’histoire naturelle des mammifères (1829) pour déconcer les carences scientifiques et humaines de son adversaire. La lecture de ce texte montre que Geoffroy n’avait pas oublié les mots de l’article « Nature » ni les conclusions de l’Histoire des poissons. Se sentant, pour la première fois peut-être, en position de force, l’auteur reprenait intégralement les passages les plus venimeux et les plus sarcastiques de Cuvier, afin de montrer l’arrogance autoritaire de son rival : la dérision et l’insulte étaient les seuls arguments que Cuvier était capable d’opposer aux idées nouvelles.

57Geoffroy Saint-Hilaire retraçait en détail l’histoire du principe d’unité de composition, de la contribution de l’école allemande et des naturalistes français à son élaboration et à sa démonstration anatomique. Il n’omettait pas de discuter brièvement des différentes formes que la théorie avait prises, dénonçant fermement les excès des naturalistes allemands, mais approuvant les lignes de recherches générales de l’école anatomique allemande. Le débat sur la théorie était toujours ouvert ; on découvrait et annonçait sans cesse de nouveaux faits, de nouvelles hypothèses. Voilà pourquoi il était intolérable que Cuvier prétendît discréditer par quelques formules ironiques tout un secteur de la recherche, parmi les plus prometteurs de la science naturelle de l’époque. En outre, la façon dont Cuvier présentait les théories de ses adversaires faisait preuve d’absence d’esprit critique et montrait une connaissance insuffisante et pas toujours de première main des thèses qu’il prétendait réfuter :

  • 41 Geoffroy Saint-Hilaire E., 1829a, p. 24, 26.

58« Aucun de nous ne parle de ressemblance, mais bien d’analogie, de rapports, de répétition d’organes quant à leur essence : il y a bouche, œil, oreille, etc., chez tous les animaux, mais non similitude entière de ces mêmes parties ; et de même aussi aucun de nous, que je sache, n’a dit que les poissons fussent des mollusques anoblis, des fœtus de reptiles, des reptiles commençons. De telles paroles seraient justement répréhensibles. »« C’est en forçant le sens de nos paroles, mais surtout en rendant notre doctrine responsable de quelques premières tentatives infructueuses, de quelques fautes alors commises, que l’attaque se poursuit avec habilité41. »

59Geoffroy citait de longs passages du Règne animal et de l’Histoire des poissons de Cuvier, montrant à ses lecteurs comment son confrère en était arrivé à nier des thèses qu’il avait lui-même élaborées autrefois, pour empêcher la diffusion des idées philosophiques de la nouvelle anatomie. Pourtant, se demandait Geoffroy Saint-Hilaire, était-il possible que Cuvier ignorât à ce point les progrès des sciences naturelles ? Et, si tel était le cas, qu’est-ce qui le poussait à prendre des positions aussi arrogantes et impopulaires ?

  • 42 Ibidem, pp. 35-36 et 34-35. La référence à l’école allemande, et à Spix en particulier, est évident (...)

60« M. Cuvier a sa nomenclature faite, tout arrêtée : la réformer, la modifier pour l’accommoder aux nouvelles considérations répandues dans la science, apporterait trop de retard dans l’exécution de son plan. Cependant, il n’oublie pas que ces considérations ont été mises en avant, mais il prend à leur égard son parti ; il ne les examinera point l’une après l’autre pour les discuter et pour en démontrer l’inopportunité et l’erreur ; il les rejette en masse ; il se fie à la toute-puissance de son nom, il croit que nul, en France tout du moins, n’appellera de son jugement ; et ces idées qu’il n’eût été que prudent d’abandonner à la sanction du temps, il les déclare chimériques, poétiques, etc. »« Occupé d’autres soins, il n’a pu les suivre et les discuter au moment de leur publication, ni même plus tard, quand ils [les nouveaux principes] ont été repris à la seconde main et remaniés par d’autres esprits42. »

  • 43 Ibidem, p. 8.

61Puissant, influent, autoritaire, Cuvier était en fin de carrière et il répondait par la censure ou la dérision aux idées et aux recherches qui marquaient le début d’une nouvelle ère de l’histoire naturelle. À ce jugement sévère, Geoffroy Saint-Hilaire ajoutait des considérations d’ordre philosophique et méthodologique. Autrement dit, à la base des erreurs et des sarcasmes de Cuvier, il n’y avait pas seulement la soif de pouvoir et la peur d’être dépassé par les progrès des connaissances, mais également une vision inadaptée et obsolète des sciences naturelles. Sa première erreur consistait à défendre inlassablement le concept de cause finale. Pour Cuvier, comme pour Virey, chaque organe et chaque petite partie d’organe avaient été créés pour remplir une fonction donnée. Toute l’organisation de l’oiseau était finalisée à la vie dans les airs, celle du poisson au milieu aquatique, et ainsi de suite. Geoffroy Saint-Hilaire affirmait qu’en définitive, on était amené presque inconsciemment à découvrir partout des causes finales, et que l’on transformait la recherche naturaliste en une exaltation stérile de l’harmonie et de la providence de la nature : « À raisonner de la sorte, vous diriez d’un homme qui fait usage de béquilles, qu’il était originairement destiné au malheur d’avoir l’une de ses jambes paralysée ou amputée. Restons les historiens de ce qui est ; n’arrivons sur les fonctions qu’après avoir vu ou cherché à voir quels intrumens les produisent43. »

62Les anatomistes les plus avancés, expliquait Geoffroy, s’étaient interrogés sur la façon de rendre compte des différentes phases du développement embryonnaire, de l’existence d’organes rudimentaires qui n’avaient plus aucune fonction ; ils pensaient avoir trouvé une solution en concevant l’idée d’un plan structurel commun, qui se modifiait et se transformait dans les différents animaux, en fonction du milieu dans lequel ils étaient amenés à vivre. Il était donc difficile de trouver la cause finale du petit fémur enfoui dans le corps de la baleine, alors qu’il était facile d’expliquer sa présence à la lumière de la théorie de l’unité de composition organique. Une autre erreur de fond, dans la conception de la science naturelle de Cuvier, était sa croyance en la préexistence de « germes » :

  • 44 Ibidem, p. 31.

63« A, B, C, créés de toute éternité, sont ce qu’ils sont ; sans qu’il soit alors nécessaire de s’inquiéter de la rencontre fortuite (dans ce cas, bien extraordinaire, incompréhensible, oserai-je ajouter) […] des mêmes organes chez plusieurs animaux, il suffirait de les décrire pour ce qu’ils sont : ce serait avoir assez fait pour indiquer leur place dans la création. Mais alors il faut se résigner à reconnoître qu’il n’est plus de philosophie possible et de science pour l’histoire naturelle : il sera toujours utile de se tenir au courant de toutes les découvertes faites, et de continuer le grand inventaire des productions du globe, parce qu’il nous importe de ne rien ignorer de ce qui concerne tant de précieuses richesses dont nous pouvons disposer ; mais il suffira de les inscrire avec discernement dans le grand catalogue des êtres44. »

64La dernière erreur de Cuvier était sa conviction que l’idée de l’unité de composition comportait nécessairement la négation de l’action divine dans la création et constituait donc l’énième exemple d’une théorie dérivant de prémisses de type panthéiste, pour ne pas dire athée. Geoffroy Saint-Hilaire se défendait également de cette accusation avec force et habileté. Il ripostait en citant un article publié en août 1828 par Jean-Pierre Abel Rémusat (1788-1832), dans l’influent Journal des savants. Même Rémusat, intellectuel connu pour ses opinions conservatrices, ami et admirateur du puissant Jules-Auguste-Armand-Marie de Polignac (1780-1847), chef de la faction ultra-absolutiste des monarchistes, ne voyait rien de dangereux ni d’athée dans la théorie de l’unité de composition, ni même dans celle de la production successive des différentes formes de vie grâce à un mécanisme naturel :

  • 45 Cité par Geoffroy Saint-Hilaire E., 1829a, p. 33.

65« Au fond, il ne s’agit pourtant, de la part de ces philosophes, que d’une extension plus grande accordée aux causes secondes ; et le principe d’organisation successive pourrait avoir été donné aux êtres vivans, sans qu’il y eût rien de préjugé sur la spontanéité de ce principe : c’est là un point de fait à discuter entre les naturalistes. La notion de la Providence ne saurait être obscurcie, quel que soit le résultat de la discussion45. »

La nouvelle synthèse : anatomie philosophique et paléontologie

  • 46 Roulin, 1829, pp. 28-29.

66Entre 1825 et 1830, Geoffroy Saint-Hilaire était revenu plusieurs fois sur le rapport existant entre les espèces vivantes et les espèces fossiles, avançant des idées sur le mécanisme responsable de la transformation graduelle des formes de vie. En 1828, le naturaliste avait saisi l’occasion de la parution d’un mémoire de François Désiré Roulin (1793-1874) sur l’acclimatation des espèces européennes du Nouveau Monde et sur le retour à l’état naturel de certaines espèces ayant échappé aux colonisateurs. Roulin avait présenté un mémoire considérable sur le sujet, et avait conclu que les espèces animales étaient capables de s’adapter à de nouvelles conditions environnementales, en donnant lieu à des variétés plus ou moins marquées, habitant différentes zones d’une ou de plusieurs régions. L’auteur faisait des remarques intéressantes sur l’hérédité des habitudes acquises. Au cours de son voyage en Amérique latine, il avait observé la tactique mise au point par des chiens pour chasser les pécaris, sorte de sanglier sauvage. L’habileté du chien consistait à éviter d’agresser un animal en particulier, s’exposant ainsi à une mort certaine, mais à tenir tout le groupe en échec par une série d’attaques feintes et par de brusques changements de direction. Roulin notait que « parmi ces chiens on en voit maintenant qui, la première fois qu’on les amène au bois, savent déjà comment attaquer ». « Le nouvel instinct semble devenu héréditaire »46.

  • 47 Geoffroy Saint-Hilaire E., 1828b, pp. 207-208.

67Geoffroy Saint-Hilaire et Serres furent chargés de rédiger un rapport sur l’étude de leur collègue, qui fut lu à l’Académie des sciences le 8 décembre 1828 et qui portait nettement la marque des idées et du style de Geoffroy. Le naturaliste commentait en termes lamarckiens les observations de Roulin sur le caractère héréditaire des habitudes acquises, et il affrontait le problème des divisions taxinomiques en espèces et en variétés. L’examen des espèces domestiques, des variétés géographiques d’une même espèce et de la succession d’organismes analogues mais spécifiquement différents au cours des ères géologiques, mené à l’aide d’outils conceptuels élaborés par la philosophie anatomique, mettait en lumière le haut potentiel de transformation graduelle inhérent à chaque organisme animal. La mutation des organismes était liée aux changements de conditions géo-climatiques : « Or, que la terre, avant qu’elle ait revêtu ses formes actuelles, ait été placée sous le régime de milieux atmosphériques et thermométriques différens, et qu’elle ait alors nourri d’autres habitans que les espèces aujourd’hui vivantes, la géologie et la zoologie sont d’accord sur ces faits. » On pouvait donc supposer que la surface et l’atmosphère terrestres ayant subi des variations, les êtres vivants se fussent également transformés. Les recherches de M. Roulin « portent à comprendre de quelle manière les animaux perdus sont, par voie non interrompue de générations et de modifications successives, les ancêtres des animaux du monde actuel47 ».

  • 48 geoffroy saint-hilaire E., 1828c.
  • 49 Ibidem, pp. 214-215.

68Geoffroy Saint-Hilaire et Serres approuvaient les conclusions de Roulin et affirmaient que les espèces domestiques redevenues libres ne représentaient pas exactement le type originaire de l’espèce, mais étaient en réalité une nouvelle forme intermédiaire entre l’animal à l’état sauvage et l’animal à l’état domestique. À la suite de ce rapport, Geoffroy fit imprimer le Mémoire où l’on se propose de rechercher dans quels rapports de structure organique et de parenté sont entre eux et les animaux des âges historiques, et vivants actuellement, et les espèces antédiluviennes et perdues. Ce texte constituait une sorte de base théorique et de discussion systématique des observations faites à propos de l’étude de Roulin48. Geoffroy Saint-Hilaire pensait avec Roulin que les variations observées ne pouvaient être qu’étroitement limitées : en effet, les seules variations possibles concernaient de petites différences dans les parties périphériques, dans la couleur, le poids, etc. Il était clair, cependant, que les conditions climatiques ou géologiques avaient profondément changé ; les agents physiques, dotés d’une plus grande énergie, avaient opéré des changements plus importants sur la Terre primordiale. Geoffroy Saint-Hilaire était également disposé à admettre que le développement de l’embryon reproduisait un individu identique à l’être qui lui avait donné la vie. Cette observation, cependant, n’était valable « qu’autant que les milieux, où des développemens organiques auroient à s’opérer, restassent les mêmes : dans ce cas seulement, le pouvoir inhérent à l’organisation se maintient ; alors point de faits d’habitudes qu’ils ne dérivent des faits de structure : autrement il tombe sous le sens que les organes ne sont point invariables, étant placés sous l’influence de milieux modifiés, et par conséquent modifians ; car c’est là qu’ils s’alimentent49 ».

  • 50 Ibidem, p. 219.

69La discussion sur le rapport dialectique entre nisus formativus et milieu était suivie encore une fois d’un éloge de Lamarck, accompagné cependant des réserves que Geoffroy avait déjà exprimées dans son mémoire sur les gavials : « Le génie de Lamarck traite, pour toute structure organique, avec la même sûreté d’esprit et de jugement, toutes les questions relatives aux influences du monde extérieur comme cause de réaction ; mais il se serait aussi très-souvent mépris, quand il passe des déductions ou des remarques générales à la considération des faits particuliers. » Geoffroy Saint-Hilaire proposait de corriger la doctrine de Lamarck à l’aide de ses propres expériences sur l’incubation artificielle d’œufs de poule, et des tentatives de production également artificielle des monstres : « J’avois déjà pensé que quelques expériences de physiologie pourraient être entreprises au profit des questions de la géologie antédiluvienne ; j’y consacrais tout le printemps de l’année 1826. Le joli village d’Auteuil près Paris possédoit alors un établissement où l’on fasoit éclore des poulets sans mère, en y employant la chaleur de fours construits à cet effet. Là, je cherchois à entraîner l’organisation dans des voies insolites50. »

70Le 28 mars 1829, Geoffroy déclara qu’il voulait lire à l’Académie des sciences une série de mémoires consacrés notamment à la question du « rapport de parenté » entre les espèces fossiles et leurs analogues vivants. Le premier mémoire qu’il lut, dont nous possédons un résumé détaillé, n’était qu’une nouvelle édition, probablement plus courte, du mémoire qu’il avait publié en 1828. Le rédacteur du Bulletin des sciences naturelles et de géologie approuvait sans réserves les thèses de Geoffroy Saint-Hilaire.

  • 51 Geoffroy Saint-Hilaire E., 1828C, compte rendu dans le Bulletin des sciences naturelles et de géolo (...)

71« M. Geoffroy Saint-Hilaire croit à une succession non interrompue du règne animal, opérée par voie de génération depuis les premiers âges du monde jusqu’à nos jours. À la vérité, les antiques animaux dont les débris nous ont été conservés à l’état fossile diffèrent tous, ou du moins presque tous, de ceux qui existent à la surface de la terre. Mais ce n’est pas une raison pour croire qu’ils ne puissent avoir été les ancêtres de ceux-ci51. »

  • 52 Ibidem, p. 145.
  • 53 Ibidem, p. 146.

72Tous les animaux vertébrés connus, comme tous les fossiles de vertébrés connus, montraient une unité de plan et de composition : « Tous, comme étant formés d’organes analogues, ne semblent que des modifications d’un même être, de ce qu’on appelle maintenant animal vertébré52. » Le résumé du rédacteur du Bulletin ne correspondait pas toujours au texte du mémoire de 1828 ; il est toutefois impossible de savoir s’il s’agissait d’opinions du rédacteur, ou de paragraphes que Geoffroy avait ajoutés dans la lecture qu’il avait donnée à l’Académie des sciences, pour répondre aux critiques de certains de ses collègues après la publication de la première rédaction de son étude. Ainsi, à propos de la signification transformiste des recherches tératologiques de Geoffroy, l’auteur du compte rendu écrivait : « Et qu’on n’objecte pas que les espèces monstrueuses produites ainsi d’une manière artificielle n’étaient pas susceptibles de se reproduire et de se perpétuer. La nature, aidée du temps, qui ne lui manque pas, agissant par des modifications plus nombreuses et plus lentes, a bien pu faire ce qui sera toujours impossible à l’expérimentateur le plus habile53. »

  • 54 Russel, 1916, Cahn, 1962, et Appel, 1975, n’ont pas suffisamment pris en considération les éléments (...)

73En mars 1828, Geoffroy annonça donc à l’Académie son intention de procéder à une nouvelle et ambitieuse synthèse naturaliste, fondée sur le principe de l’unité de composition et de plan, sur l’étude des variations produites au niveau embryonnaire, et sur l’examen de l’apparition successive des formes de vie à la surface de la Terre. Certains historiens ont affirmé que le débat de 1830 sur l’unité de plan et de composition, que nous aborderons bientôt, n’avait rien à voir avec les hypothèses transformistes de Geoffroy Saint-Hilaire. On sait pourtant que dès 1828 et 1829 celui-ci avait exprimé publiquement son intention de procéder à une profonde révision des priorités de recherche de l’histoire naturelle et de réfuter point par point les conceptions fixistes de Cuvier. En outre, plusieurs historiens ont négligé le fait qu’en 1829, Cuvier lui-même était intervenu plusieurs fois contre les idées de Geoffroy ; il se rendait donc parfaitement compte que les idées anatomiques, géologiques, paléontologiques et tératologiques de son confrère constituaient désormais les prémisses d’une théorie générale de la vie et de ses transformations, et qu’elles représentaient un défi dangereux, qu’il lui fallait relever avec détermination54 .

  • 55 Roulin, 1829b.

74En 1829, Cuvier lut à l’Académie des sciences un rapport sur un mémoire de Roulin qui annonçait la découverte d’une nouvelle espèce de tapir en Amérique latine, dans la Cordillère des Andes. Roulin faisait remarquer que le tapir qu’il avait observé présentait des caractéristiques intermédiaires entre l’espèce déjà connue et le paléothérium, forme fossile de tapir55. Le naturaliste, en bon disciple de Cuvier, s’abstenait de formuler des hypothèses sur une découverte qui semblait conforter ce que Geoffroy avait observé à propos des crocodiles. De son côté, Cuvier interpréta le silence de Roulin comme un avertissement contre les vaines spéculations de certains naturalistes, et il se chargea lui-même d’expliciter la pensée de son jeune confrère :

  • 56 Cuvier, 1829a, pp. 109-110.

75« Que l’on ne pense point toutefois qu’il y ait le moindre sujet de soupçonner une métamorphose de ce genre antédiluvien des Paléothériums dans les Tapirs de notre monde actuel. Les mâchelières des uns et des autres ne se ressemblent point, et les différences en sont même très-fortes ; beaucoup d’autres détails de leur ostéologie en offrent de moins grandes, et les Tapirs ont au pied un doigt de plus que les Paléothériums : or il n’y a dans toute l’histoire des animaux, aucun fait reconnu d’où l’on puisse induire que des changemens quelconques de régions d’air et de température ayent produit des variations sensibles dans les formes des dents, le type le plus profond, peut-être, que la nature ait imprimé à ses ouvrages. Sans doute, en se transportant en imagination dans des temps et des espaces dont personne n’aura jamais d’idées positives, on peut tirer de prémisses vagues et arbitraires, des conclusions qui ne le seront pas moins : mais sortis de ces généralités sur lesquelles le raisonnement n’a point de prise, dire nettement et indiquant les espèces, tel animal du monde actuel descend en ligne directe de tel animal antédiluvien et le prouver par des faits ou par des inductions légitimes, voilà ce qu’il foudrait pouvoir faire et ce que, dans l’état actuel de nos connaissances, personne n’oserait seulement essayer56. »

76Cuvier, qui avait probablement lu le mémoire de 1828, et qui était certainement présent à la lecture de la version proposée par Geoffroy à l’Académie des sciences, en fit une paraphrase ironique dans son rapport annuel sur les travaux de l’Académie. Le texte complet de ce rapport ne parut qu’en 1838, et c’est peut-être la raison pour laquelle les historiens ne l’ont pas suffisamment : pris en considération dans leur reconstitution des phases préliminaires du débat de 1830. Cependant, un long extrait du rapport, publié dans les Annales des sciences naturelles de 1830 témoigne de l’attention avec laquelle Cuvier suivait le développement des thèses de son adversaire, et de l’ironie avec laquelle il les commentait :

  • 57 Cuvier, 1830a, p. 219.

77« M. Geoffroy aperçoit une réelle parenté entre les espèces perdues et les animaux actuels, puisque ces derniers sont entrés sans difficultés dans les cadres des nouvelles classifications, et qu’ils ne semblent que des modifications d’un même être, de cet être abstrait qu’il est toujours possible de désigner par un même nom, et que présentement on appelle animal vertébré. Du reste, à considérer les différences d’un point de vue élevé, on n’a point à en être surpris, puisqu’il n’est toujours question que d’organes analogues et susceptibles d’un même ordre de modifications, et que ces modifications ne sont pas aussi considérables que celles que nous fait voir la monstruosité57. »

  • 58 Ibidem, p. 220. Encore une fois, Cuvier liait la théorie de l’unité de plan à la défense du transfo (...)

78Cuvier informait ensuite ses confrères que « M. Geoffroy » essayait de vérifier les idées de Lamarck sur les changements graduels des espèces en faisant des expériences sur la production artificielle de monstres. « Certainement les géologistes et les physiologistes doivent également désirer de connaître les résultats qu’il obtiendra de ses recherches : la théorie de la génération, la théorie de la terre, y ont également intérêt : la géologie en particulier, s’il parvient seulement à modifier une espèce, sera elle-même fortement modifiée dans une de ses bases principales58. »

  • 59 Appel, 1975, pp. 213-220, et chap. V.

79La diffusion des idées de Geoffroy, ses ambitions théoriques grandissantes, ses attaques répétées contre Cuvier et sa conception scientifique, préoccupèrent sans doute fortement ce dernier. Cependant, entre 1828 et 1829, quelques interprétations malheureuses des thèses de Geoffroy, ou des tentatives originales pour proposer de nouvelles homologies entre vertébrés et invertébrés, donnèrent l’occasion à Cuvier de lancer une contre-offensive efficace, qui fit comprendre à tout le monde que le naturaliste ne s’était pas du tout – ou pas complètement – endormi sur ses lauriers59.

  • 60 Robineau-Desvoidy, 1828, et le compte rendu de G.G. Luroth dans le Bulletin des sciences naturelles (...)

80Dès 1820, après avoir limité ses propres recherches aux homologies entre les vertébrés, Geoffroy Saint-Hilaire avait essayé d’instaurer des rapports entre certaines parties du squelette des vertébrés et les carapaces ou enveloppes rigides qui entourent les organismes de nombreux invertébrés. Geoffroy Saint-Hilaire avait été stimulé par les mémoires d’Audouin et de Latreille, qui avaient fait des analyses minutieuses sur les articulés. Geoffroy ne parvint pas à convaincre ses confrères, même ceux qui disaient s’inspirer de ses principes, que les invertébrés et les vertébrés étaient construits sur le même plan. En outre, les difficultés auxquelles il se heurta lui-même en voulant poursuivre son programme de documentation des homologies entre les différents regroupements d’êtres vivants l’incitèrent à abandonner son projet60.

81Quelques anatomistes essayèrent de porter à terme les recherches annoncées par Geoffroy, mais qu’il n’avait pas réellement effectuées. En 1828, Jean-Baptiste Robineau-Desvoidy (1799-1862) publia un livre intitulé Recherches sur l’organisation vertébrale des crustacés, des arachnides et des insectes, dans lequel il affirmait que les articulés étaient constitués selon les mêmes lois d’« organisation solide », que celles qui caractérisaient les animaux supérieurs. L’ouvrage présentait bien quelques extravagances théoriques et terminologiques, mais il faut rappeler que Robineau-Desvoidy était l’auteur d’études respectées sur l’appareil olfactif des crustacés. Cependant, ce ne fut pas le livre de ce naturaliste, qui s’inspirait pourtant clairement et explicitement des thèses de Geoffroy, qui provoqua le conflit entre ce dernier et Cuvier, mais un mémoire présenté par Laurencet (?) et Pierre Stanislas Meyranx (1790-1832), deux naturalistes dont on sait peu de choses aujourd’hui encore. Ce mémoire était intitulé Quelques observations sur les mollusques.

  • 61 Piveteau, 1950 ; Appel, 1975, pp. 279-280, et Appel, 1987, pp. 145-147.

82Les deux auteurs soutenaient que les céphalopodes étaient en réalité des vertébrés repliés sur eux-mêmes à l’arrière ; il y avait donc des points de ressemblance entre des regroupements jusqu’alors considérés comme profondément différents. En octobre 1829, Laurencet et Meyranx écrivirent une lettre pour protester contre le retard avec lequel leur mémoire était examiné, et ils obtinrent que Geoffroy et Latreille fussent chargés de résumer les résultats et le sens de leurs recherches devant leurs collègues de l’Académie. Le 15 février 1830, Geoffroy lut son rapport en affirmant que les deux chercheurs avaient réalisé sa propre intention de prouver dans les moindres détails anatomiques le principe de l’unité de composition, lequel pouvait ainsi être étendu à tout le règne animal. Dans son rapport, Geoffroy Saint-Hilaire avait certainement forcé les conclusions du mémoire ; c’est du moins ce que laisse penser une lettre de Meyranx, qui protestait auprès de Cuvier contre le rapporteur qui avait dénaturé le résultat de leurs recherches. En outre, il a été démontré que Latreille n’avait eu connaissance du rapport de Geoffroy qu’après que celui-ci en eût fait la lecture à l’Académie, le présentant également en son nom, comme le fruit d’un travail commun61.

  • 62 Cuvier, 1830b, p. 243.

83Le 22 février 1830, Cuvier descendit dans l’arène pour lutter contre la diffusion de théories qui semblaient reléguer dans le passé de la science toutes ses découvertes et ses théories. « Un de nos savans confrères, M. Geoffroy Saint-Hilaire, saisissant avidement cette nouvelle, a annoncé qu’elle réfute complètement tout ce que j’avois dit sur la distance qui sépare les Mollusques des Vertébrés ; allant même beaucoup plus loin que les auteurs du Mémoire, il en a conclu que la zoologie n’a eu jusqu’à présent aucune base solide, qu’elle n’a été qu’un édifice construit sur le sable, et que sa seule base désormais indestructible est un certain principe qu’il appelle d’unité de composition, et dont il assure pouvoir faire une application universelle62. »

84Cuvier lançait son offensive contre les idées de Geoffroy en dissertant sur les expressions « unité de plan » et « unité de composition ». Si le terme d’« unité » était pris au sens littéral, la théorie s’effondrait sans qu’il fût même besoin d’en réfuter les détails. Qu’il n’y ait pas d’unité comme « identité » de plan et de composition organique dans le règne animal était une observation qui tombait sous le sens. Si l’on interprétait le terme comme une « ressemblance », une « analogie », alors on ne voyait pas la raison de tant d’emphase de la part des défenseurs des idées de Geoffroy Saint-Hilaire.

  • 63 Ibidem, pp. 246-247.

85« Or, ces termes extraordinaires une fois définis, une fois dépouillés de ce nuage mystérieux dont les enveloppe le vague de leurs acceptions, ou le sens détourné dans lequel on en use, l’on arrive à un résultat bien inattendu sans doute, car il est directement contraire à ce qui a été mis en avant ; c’est que, loin de fournir des bases nouvelles à la zoologie, des bases inconnues à tous les hommes peu ou moins habiles qui l’ont cultivée jusqu’à présent, restreints dans des limites convenables, ils forment au contraire une des bases les plus essentielles sur lesquelles la zoologie repose depuis son origine63. »

86Cuvier examinait ensuite tous les détails de l’origine des mollusques et démontrait que ses compétences anatomiques sur ces animaux étaient supérieures à celles de Geoffroy Saint-Hilaire qui s’était rarement occupé, et jamais à fond, des invertébrés.

  • 64 Ibidem, pp. 257-258 et 257. Pour les détails du débat et les réactions publiques, voir Appel, 1987. (...)

87« Je ramène tous ces faits à leur véritable expression, en disant que les Céphalopodes ont plusieurs organes qui leur sont communs avec les vertébrés, et qui remplissent chez eux des fonctions semblables ; mais que ces organes soient autrement disposés entr’eux, souvent construits d’une autre manière, qu’ils y sont accompagnés de plusieurs organes que les Vertébrés n’ont pas, tandis que ces derniers en ont aussi de leur côté plusieurs qui manquent aux Céphalopodes. » « Je le demande maintenant : comment avec ces nombreuses différences, en moins d’un côté, en plus de l’autre, pourrait-on dire qu’il y a entre les Céphalopodes et les Vertébrés, identité de composition, unité de composition, sans détourner les mots de la langue de leur sens le plus manifeste ?64 »

88Geoffroy Saint-Hilaire répondit le : 1er mars 1830 en lisant un mémoire dans lequel il réaffirmait les principes généraux de sa philosophie anatomique. Cependant, il décida rapidement de ne pas poursuivre le débat, convaincu que Cuvier s’obstinait à dénaturer le sens de ses affirmations et que ses confrères de l’ Académie, ainsi qu’une partie du public qui assistait aux réunions, étaient du côté de son adversaire. Le naturaliste décida de garder ses arguments pour ses livres. En mai 1830, il publia les Principes de philosophie zoologique. Cet ouvrage rassemblait les mémoires qui avaient déclenché la dispute, et ses réponses aux accusations de Cuvier. La polémique reprit en automne, quand ce fut au tour de Cuvier de refuser le débat en public : son humeur paraissait avoir changé après la victoire des forces libérales de la révolution de Juillet. Le public parisien cultivé avait suivi avec attention les différentes phases d’un débat qui intéressait également le vieux Goethe, lequel soutenait évidemment Geoffroy. Les sympathies de nombreux hommes de lettres et philosophes français allaient également à ce dernier, en partie à cause de l’antipathie bien compréhensible que suscitait la capacité de Cuvier à survivre à tous les changements de régime. Après avoir appuyé tous les gouvernements de la Restauration, y compris celui de l’odieux ministre Polignac, Cuvier avait évité les chaudes journées de Juillet, en partant opportunément faire un voyage en Angleterre, puis il était revenu à Paris, sûr de s’être attiré les faveurs des nouveaux dirigeants. Pour certains, Cuvier représentait le vieux régime conservateur, alors que Geoffroy Saint-Hilaire incarnait les idéaux de larges secteurs du mouvement libéral.

89En revanche, les arguments pertinents et habilement exposés de Cuvier avaient convaincu de nombreux naturalistes qu’il n’était ni opportun ni légitime de pousser la question des analogies aussi loin que l’avait fait Geoffroy Saint-Hilaire. Geoffroy lui-même ressentit probablement la supériorité des connaissances de son adversaire sur l’anatomie des invertébrés, ainsi que la difficulté de prouver ses thèses, obstacle qui l’avait déjà convaincu en 1820 d’abandonner ses recherches sur les homologies entre les vertébrés et les invertébrés. Ainsi, en octobre 1830, Geoffroy repassa à l’offensive en déplaçant le centre du débat sur la succession des formes de vie au cours des ères géologiques, et en se réfugiant dans un domaine de recherches qui lui était plus familier : l’anatomie et la paléontologie des crocodiles.

90En 1831, Geoffroy Saint-Hilaire rassembla ses mémoires sur les cocrodiles disparus et vivants en un seul volume intitulé Recherches sur les grands sauriens. Le livre connut un certain succès en Europe, en raison de l’intérêt qui s’était répandu pour l’étude des fossiles, et peut-être aussi à cause de la curiosité suscitée par le débat de 1830. Geoffroy Saint-Hilaire y étudiait surtout le problème de la succession des espèces analogues au cours de l’histoire de la Terre. Le mécanisme proposé, comme nous l’avons déjà vu, faisait intervenir l’action de changements atmosphériques et thermiques sur l’embryon des animaux. L’élément le plus intéressant était la discussion approfondie d’une idée déjà exprimée dans son mémoire de 1825 sur les gavials ; l’examen minutieux de certaines formes fossiles de crocodiles amenait en effet Geoffroy à affirmer qu’il existait des formes de sauriens intermédiaires entre les reptiles et les mammifères :

  • 65 Geoffroy Saint-Hilaire E., 1831, p. 39.

91« Effectivement, il importe aux zoologistes d’être fixés sur cette circonstance, que le système organique des sauriens se trouve rapproché de celui des mammifères par un chaînon qui lie ce qu’on croyait toujours séparé ; et ensuite aux géologistes, que ce fait important d’un être intermédiaire occupant le milieu d’un large intervalle est acquis par la résurrection d’un animal perdu. Ce fait mis en regard de ceux fournis par d’autres sauriens également antédiluviens, tels que les mososaurus [sic], les plesiosaurus, les icthyosaurus, etc., contribuera pour sa part à montrer que l’organisation, d’où la vie résulte, principalement celle des premiers habitants de la terre, commença sous le ressort d’excitations, sous l’empire d’influences, autres que celles qui président actuellement aux arrangements de l’univers ; pouvoir de réaction qui a varié sans doute insensiblement, et dans la raison des modifications subies successivement par le globe lui-même65. »

92Comme cela apparaissait déjà clairement dans le mémoire de 1825, Geoffroy Saint-Hilaire interprétait certains passages de l’œuvre de Lamarck comme un modèle d’explication du développement de la vie, fondé sur deux principes : la tendance à la complication et l’action des circonstances. Cependant, dans son ouvrage de 1831, Geoffroy précisait le détail de sa théorie, et soulignait la distance qui la séparait de celle de Lamarck. Le nisus formativus, termes qui pour Geoffroy Saint-Hilaire indiquaient simplement l’ensemble des lois du développement embryonnaire et n’avait aucune connotation de type vitaliste, tendait à reproduire un être semblable à l’animal qui avait produit l’embryon. Une série de changements environnementaux pouvait, en revanche, entraver le développement régulier de l’être, produire une légère déformation de l’embryon, et donc de l’individu. L’animal qui en résultait pouvait être mieux adapté que son géniteur à de nouvelles conditions environnementales et survivre plus facilement.

  • 66 Ibidem, p. 79.

93Même si le modèle présenté se limitait à expliquer la formation progressive des reptiles fossiles et vivants connus, il était clair que l’ambition de Geoffroy Saint-Hilaire était d’indiquer les éléments d’un modèle général qui permît d’expliquer l’apparition graduelle de toutes les formes de vie. Il décrivait comment un appareil organique, présent dans un groupe d’animaux donné, pouvait subir de lentes modifications en raison du changement graduel des conditions environnementales. Ainsi, par exemple, les organes de la respiration avaient dû s’adapter à la lente modification de la composition gazeuse de l’atmosphère, même si l’auteur soutenait que le changement ne se produisait pas nécessairement, et pas toujours dans le bon sens. Geoffroy Saint-Hilaire admettait des mutations constantes en réponse aux variations des conditions environnementales, mais il observait que « si ces modifications amènent des effets nuisibles, les animaux qui les éprouvent cessent d’exister, pour être remplacés par d’autres, avec des formes un peu changées, et changées à la convenance des nouvelles circonstances66 ». Comme pour Lamarck, cependant, le passage d’un type d’organisation à l’autre exigeait un concours de circonstances particulières ; mais, contrairement à Lamarck, le changement s’opérait rapidement :

  • 67 Ibidem, p. 80.

94« Ce n’est évidemment point par un changement insensible que les types inférieurs d’animaux ovipares ont donné le degré supérieur d’organisation, ou le groupe des oiseaux. Il a suffi d’un accident possible et peu considérable dans sa production originelle, mais d’une importance incalculable quant à ses effets (accident survenu à l’un des reptiles, ce qu’il ne m’appartient point d’essayer même de caractériser), pour développer en toutes les parties du corps les conditions du type ornithologique67. »

  • 68 Ibidem, p. 86 : « Ainsi Lamarck aurait également attribué des explications bonnes pour un premier â (...)

95Geoffroy Saint-Hilaire louait et critiquait à nouveau Lamarck dans son livre de 1831, montrant encore une fois qu’il avait lu superficiellement l’œuvre de son ami et confrère, mort quelques mois auparavant (décembre 1829). Il reprochait ainsi à Lamarck d’avoir considéré comme possible la transformation d’un animal adulte, alors que cette condition était explicitement exclue de la théorie transformiste qui prévoyait que les changements intervenaient dans les premières phases de vie de l’organisme68. En revanche, Geoffroy Saint-Hilaire avait raison de constater que Lamarck n’avait pas été sensible aux questions des modifications possibles au niveau embryonnaire, même si, comme nous l’avons vu, il s’était servi de l’analogie entre la formation de l’embryon et le développement des premières formes d’organisation dans l’échelle des êtres vivants.

  • 69 Ibidem, p. 77.

96Les références positives aux observations de Lamarck sur le rapport entre organisme et milieu, ainsi que sur la transformation des formes de vie, ne parvenaient pas à cacher une profonde différence entre le modèle d’explication lamarckien et celui que proposait, ou plutôt esquissait, Geoffroy Saint-Hilaire69. Sur le principe de l’unité de plan et de composition, Lamarck avait déjà jugé sévèrement – et il aurait également considéré comme un sérieux handicap – le peu d’attention que Geoffroy Saint-Hilaire portait à la formation progressive du système nerveux et à son rôle dans les processus de transformation des animaux qui en étaient pourvus. Par ailleurs, il est évident que des raisons d’ordre géologique, sur lesquelles il serait inutile de revenir ici en détail, auraient induit Lamarck à refuser en bloc le modèle de Geoffroy. Non seulement ce dernier paraissait ignorer le rôle fondamental des thèses géologiques dans le système de Lamarck, mais il était contraint de présupposer un ordre des choses différent pour le monde primitif ; autrement dit, il évoquait des causes qui n’étaient plus observables pour expliquer la mutation des formes de vie et justifier ainsi la présence de ces « sauts » dont Cuvier se servait pour réfuter la doctrine de l’unité de plan et de la transformation de la vie.

97Le modèle de Geoffroy Saint-Hilaire se fondait sur une ligne de recherche qu’il développait alors que Lamarck avait déjà proposé sa solution au problème de la vie, ou plutôt de l’échelle des êtres vivants. Geoffroy était notamment en mesure de répondre au défi de Cuvier sur le rapport entre les formes fossiles et les formes vivantes, et il ouvrait la voie à la paléontologie évolutive moderne. Même s’il acceptait, du moins en partie, certains éléments de la chimie et de la physique de Lamarck, il ne partageait pas sa théorie de la formation des minéraux. Les fossiles constituaient pour lui une donnée permanente et importante pour documenter les épisodes de l’histoire de la vie. Les compétences anatomiques et paléontologiques de Geoffroy étaient décisives dans l’élaboration de sa théorie, alors que Lamarck n’avait que des connaissances paléontologiques limitées, qu’il ne s’était consacré à des études systématiques d’anatomie qu’à la fin de sa carrière et uniquement sur les invertébrés. On pourrait dire à peu près la même chose des études tératologiques et embryologiques, fondamentales pour Geoffroy, et pratiquement inexistantes chez Lamarck.

  • 70 Landrieu, 1909, pp. 421-425 ; Rehbock, 1983 ; Corsi, 1988 ; sur l’intention de Cuvier d’écrire une (...)

98Cuvier, qui avait déjà exprimé des réserves substantielles sur l’application du principe de l’unité de plan et de la tératologie à la paléontologie, s’inquiéta certainement du développement considérable des thèses transformistes de Geoffroy Saint-Hilaire et de l’accueil favorable qui fut réservé à son ouvrage de 1831. Nous savons que Cuvier préparait une réponse élaborée à la doctrine de son adversaire, mais la mort le surprit alors qu’il rédigeait son mémoire, le 13 mai 1832. Geoffroy Saint-Hilaire paraissait donc être resté seul maître à bord. Admiré de ses disciples, il jouissait de l’estime et de la sympathie des intellectuels et des hommes politiques libéraux. Raspail lui-même épargnait au seul Geoffroy ses accusations et ses invectives. Les idées du naturaliste circulaient grâce au Dictionnaire classique, diffusé dans toute l’Europe, et grâce à plusieurs revues médicales ou biologiques. Dans les années 1830, Geoffroy Saint-Hilaire comptait des disciples en France, en Angleterre et en Allemagne. Cependant, le naturaliste ne sut exploiter son avantage, et de nombreux élèves, y compris son fils Isidore, se montrèrent peu disposés à le suivre sur la voie du transformisme, de l’exaltation de plus en plus verbeuse de ses découvertes anatomiques et de la validité universelle du principe de l’unité de composition et de plan70.

  • 71 Sur les positions d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire à propos de l’évolutionnisme, voir Corsi, 1985 ; (...)

99Des hommes comme Audouin, De Blainville, Milne Edwards et Isidore lui-même poursuivirent plusieurs recherches commencées par Geoffroy Saint-Hilaire, mais en tenant compte des avertissements de Cuvier. Ainsi, ils refusèrent de considérer l’étude des homologies, désormais partie intégrante de la recherche zoologique, comme la clé de la compréhension « philosophique » de la nature. Isidore s’employa à établir une classification rigoureuse des monstruosités, et forgea lui-même le terme de « tératologie ». Milne Edwards fit des recherches importantes en zoologie marine et accentua l’importance d’une approche physiologique, plutôt qu’anatomique et morphologique, aux problèmes de la classification et de l’étude de la vie animale. Pierre Jean Marie Flourens (1794-1867), qui avait commencé sa carrière comme disciple et admirateur de Geoffroy Saint-Hilaire, se fit le porte-parole du concept « positif » de science naturelle exalté par Cuvier, ce qui ne l’empêcha pas de continuer à exprimer son respect pour les travaux de son vieux maître sur les homologies. Désigné par Cuvier sur son lit de mort pour lui succéder comme secrétaire perpétuel de première classe à l’Académie des sciences, Flourens fut jusqu’en 1864 – année de sa démission – le défenseur le plus acharné de l’orthodoxie de la doctrine de Cuvier dans le domaine des sciences zoologiques. Au cours des années 1830, même Bory de Saint-Vincent, peut-être las de lutter, certainement fasciné par la perspective de pouvoir entrer à l’Académie, refusa de prêter main forte à Geoffroy pour défendre des thèses que lui-même avait pourtant contribué à diffuser dans les colonnes du Dictionnaire classique71.

  • 72 Moquin-Tandon, 1999, p. 53, 24 septembre 1834.

100On ne peut pas dire que le vieux Geoffroy Saint-Hilaire ait fait beaucoup d’efforts pour convaincre ses collègues et ses élèves de discuter les thèses qu’il proposait. Il s’exprimait d’une façon de plus en plus vague, presque mystique, et son insistance sur ses propres mérites était souvent irritante et embarrassante pour ses amis, et même pour son fils : « Il a le feu de la jeunesse, mais non pas la réserve de l’âge mûr. Son fils s’aperçoit des bizarreries paternelles ; il en souffre. Dernièrement à l’Institut, il sortit de la salle quand son père commença sa longue et assommante homélie sur les milieux et leur vertu modifiante ; M. Isidore fait son possible pour arrêter son père ; M. Serres aussi ; mais l’ardeur du vieux Geoffroy ne connaît pas de bornes72. »

  • 73 Geoffroy Saint-Hilaire E., 1837 b, p. 193.

101L’anatomiste défendait le droit du génie à voir au-delà des faits, à éclairer de son intuition les données disponibles et à remplacer les données manquantes par l’audace de son raisonnement. En outre, sa façon de dénoncer les injustices qu’il avait subies était fort peu appréciée de ses confrères de l’Académie. Ainsi, lors de la réunion du 14 août 1837, il fit allusion au « goût de Cuvier pour le conformisme politique », seule cause, à son avis, de son opposition aux idées nouvelles. Cette phrase suscita une vive réaction de la part de Frédéric Cuvier qui, approuvé par tous, fustigea le mauvais goût d’accuser un collègue défunt73.

  • 74 Hamy, 1907, p. 479.

102Jean-René-Constant Quoy (1790-1869) envoyait régulièrement à un confrère résidant à l’ile Maurice des notes et des observations sur le baron Cuvier et sur les principaux membres de la communauté scientifique parisienne. À propos de Geoffroy, pour lequel il n’avait, certes, aucune amitié, il affirmait : « M. Geoffroy (pauvre homme ! aimant le bruit pour faire parler de lui) ; qui fut complètement battu de toutes les manières et par la forme et par le fond ; avec son idéalisme extravagant, son élocution insoutenable et son style de cuisinier, pour me servir de l’expression moqueuse de son éloquent adversaire. Maintenant, sur certaines choses, on le considère à peu près comme à demi aliéné74. »

103Même si le jugement de Quoy était exagéré, et sans aucun doute partial, il reflétait d’une certaine façon l’incapacité croissante de Geoffroy Saint-Hilaire à contrôler son style, la logique de ses raisonnements, et sa difficulté à suivre les développements de recherches que lui-même avait pourtant eu le courage de promouvoir et de favoriser. L’aspect « philosophique » de ses derniers livres pouvait attirer les sympathies de lecteurs cultivés, mais il éloignait ses confrères du Muséum et de l’Académie.

Notes

1 Pour des informations bibliographiques relatives aux thèmes traités dans ce chapitre et pour une discussion des principales interprétations de la pensée d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire et du débat avec Cuvier, voir : Perrier, 1884 ; De Blainville, 1890 ; Daudin, 1926 ; Piveteau, 1950 ; Cahn, 1962 ; Coleman, 1964 ; Laissus, 1972 ; Fischer, 1972a et 1972b ; Bourdier, 1979 ; Farber, 1976 ; Guédes, 1973 ; gould, 1977 ; Balan, 1979 ; Le Guyader, 1998. Les études d’Appel 1975 et 1987 sont particulièrement importantes ; cependant, nous sommes en désaccord sur deux points fondamentaux : a) la chercheuse américaine ne prend pas en considération les naturalistes qui n’appartenaient pas aux cercles scientifiques « officiels », tels que Virey, Sonnini de Manoncourt ou Bory de Saint-Vincent ; b) Appel pense, avec d’autres chercheurs, que le débat de 1830 n’avait rien à voir avec la question du transformisme. En réalité, la résurgence de différentes formes de transformisme dans les années 1820 préoccupa fortement Cuvier, qui décida d’attaquer Geoffroy Saint-Hilaire sur les aspects de sa doctrine à son avis les plus faciles à dénaturer : la théorie de l’unité du plan. Contrairement aux affirmations d’Appel (1987, p. 245, n. 3), nous n’avons jamais soutenu que le débat de 1830 tournait autour de l’évolution, mais nous avons affirmé qu’il faisait partie d’une confrontation plus large qui incluait une discussion sur les nouvelles formes de transformisme proposées par Bory et Geoffroy.

2 Geoffroy Saint-Hilaire E., an IV (1796) a, p. 20, et 1796 b, p. 471 ; Appel, 1975, pp. 167-168 ; Appel, 1987, pp. 33-34.

3 Au sujet des spéculations de Geoffroy Saint-Hilaire sur l’origine de la vie et sur le pouvoir « vivifiant » du calorique dans la nature, voir Laissus, 1972. Appel, 1987, pp. 79-81 ; Fischer, 1998.

4 Sur l’activité de Geoffroy Saint-Hilaire au Portugal, voir Geoffroy Saint-Hilaire I., 1847 ; Cahn, 1962 ; Appel, 1975, pp. 150-159. Sur les travaux de Geoffroy Saint-Hilaire dans les années 1800-1810, voir C.S.P., 1867-1925 ; Cuvier, ans VIII-XIV (1800-1805) et 1817.

5 Geoffroy Saint-Hilaire E., 1807 d, p. 343 ; voir aussi Geoffroy Saint-Hilaire E., 1807a-c ; Russel, 1916, pp. 52-54 ; Appel, 1975, pp. 170-180 ; Appel, 1987, pp. 84-90.

6 Geoffroy Saint-Hilaire E., 1807d, p. 342.

7 Geoffroy Saint-Hilaire E., 1817a, pp. 125-127 ; voir aussi 1817b ; Appel, 1975, pp. 182-183, et Appel, 1987, pp. 69-71 et 97-100.

8 Geoffroy Saint-Hilaire E., 1818-1822, vol. I, pp. XXXI-XXXII.

9 Pour une reconstitution de la terminologie en question, voir Russell, 1916, pp. 53, 61, 107-109, 266-267.

10 Geoffroy Saint-Hilaire E., 1818-1822, vol. I, p. 55.

11 Cuvier, 1817, p. 57. Sur les réactions de Cuvier aux travaux de Geoffroy Saint-Hilaire de cette période, voir Appel, 1975, pp. 192-196, et Appel, 1987, p. 96 et 101-102. Voir Cuvier, 1817, p. XX, pour une critique du premier volume de l’Histoire naturelle des animaux sans vertèbres de Lamarck : « Je n’entends pas que les mammifères ou les oiseaux, placés les derniers, soient les plus imparfaits de leur classe ; j’entends encore moins que le dernier des mammifères soit plus parfait que le premier des annélides ou des zoophytes ; même en restreignant ce mot vague de plus parfait, au sens de plus complètement organisé. »

12 Cuvier, 1817, p. 19 ; voir p. XXI : « M. Virey, dans un article du nouveau Dictionnaire d’Histoire naturelle, avait déjà saisi une partie des bases de cette division, et principalement celle qui repose sur le système nerveux. »

13 Audouin, 1824, p. 116 ; Russel, 1916, pp. 85-88 ; Audouin, 1859 ; Appel, 1975, pp. 222-229, et Appel, 1987, pp. 114-118. En 1818-1819, Audouin avait été l’élève de Geoffroy Saint-Hilaire, mais il se rangea ensuite du côté de Cuvier.

14 Sur la Naturphilosophie, voir Culotta, 1975 ; Lepenies, 1976. Lenoir 1978 et 1980 fournit une bibliographie particulièrement riche. Pour les thèmes traités dans cette section, voir Russell, 1916 et 1930.

15 E. Geoffroy Saint-Hilaire, 1825b, p. 16 : autrement dit, Geoffroy n’avait aucun doute sur le fait que Spix avait simplement reproduit ce qu’il avait appris. Spix, 1815. Geoffroy Saint-Hilaire, 1837a, p. 79, affirmait avoir élaboré sa propre « philosophie de la nature » à partir des idées de Buffon et niait avoir été influencé par les doctrines de Goethe. La thèse du développement des idées de Geoffroy indépendamment des spéculations des auteurs allemands a été défendue par George Henry Lewes dans son étude pénétrante sur la carrière et les écrits du naturaliste français. Voir Lewes, 1854 ; Appel, 1987, pp. 87 et 90.

16 Meckel, 1809-1810 ; voir Geoffroy Saint-Hilaire, 1828d, pp. 18-22 ; pour les biographies des principaux savants se réclamant de la Naturphilosophie dans le domaine des études anatomiques, et sur leur séjour à Paris au début du siècle – notamment sur Meckel, Oken, Spix, Tiedemann et Ulrich –, voir G.D.U., 1866-1890 ; D.S.B., 1970-1980 ; Hirsch (1884-1888) 1962 ; Beneke, 1934 ; Balan, 1979 ; Rehbock, 1983 ; consulter également l’essai de Temkin, 1950.

17 Duméril, 1808a, pp. 111 et 112-113 ; Russell, 1916, p. 96 ; Appel, 1975, pp. 114-116, et Appel, 1987, p. 115.

18 Geoffroy Saint-Hilaire, 1824, p. 177. Geoffroy, p. 176, faisait référence aux études d’Oken, publiées en 1807, mais il soutenait que le savant allemand et Duméril, d’accord sur le fond, « se trouvèrent dans un grand dissentiment sur les accessoires, tant étaient différens les inspirations, le point d’où ils étaient partis ».

19 Ulrich, 1816 ; Cuvier, 1825b ; geoffroy Saint-Hilaire, 1828d, p. 19 : « Kielmeyer n’a rien publié sur cette matière » ; Coleman, 1964 ; Oken, 1807. La thèse d’une influence de l’école allemande sur l’école française, et sur Geoffroy-Saint-Hilaire en particulier, a été soutenue par Oken, puis reprise par Russell, 1916, p. 90. Appel, 1975, p. 215, affirme que Geoffroy Saint-Hilaire « a suivi l’école de la Naturphilosophie » dans son interprétation des os du crâne, mais p. 202, note 75, elle affirme que l’anatomiste français avait élaboré ses propres théories indépendamment des doctrines allemandes, car, selon elle, jusqu’en 1815 « la France avait peu de contacts culturels avec l’Allemagne ». Je pense que cette dernière affirmation doit être profondément révisée. En 1950, Temkin soutenait l’hypothèse, probablement correcte, d’une circulation des idées de Vicq d’Azyr en Allemagne au cours des deux dernières décennies du XVIIIe siècle.

20 Burdin, an XI (1803) ; Le G.D.U., 1866-1890, confond Jean B. Burdin, auteur du Cours, avec son frère Claude B., 1778-1856, également médecin ; voir Hirsch, (1884-1888), 1962.

21 Serres, 1824-1826, vol. I, « Préface », pp. X-XI. Pour les détails biographiques, pp. VII-VIII. Cf. Geoffroy Saint-Hilaire, 1807d, pp. 342-344 ; Russell, 1916, pp. 79-83 et sq. Sur les rapports entre Serres, Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, voir Moquin-Tandon, 1999, pp. 51-52.

22 Serres, 1824-1826, vol. I, « Discours préliminaire », pp. XV-XVI.

23 Meckel, 1825 et 1828-1838 ; sur les recherches tératologiques de Geoffroy Saint-Hilaire, 1822 et 1818-1824, vol. II, Des Monstruosités humaines, voir Rostand, 1964 ; Cahn, 1962 ; Fischer, 1972b.

24 Serres, 1824-1826, vol. I, pp. LXIII-LXIV ; Russel, 1916 ; Appel, 1987, pp. 122-124.

25 Geoffroy Saint-Hilaire I., 1847, p. 341.

26 Cuvier, 1825b, p. 268 ; Russell, 1916, pp. 64-65, 129-130.

27 Cuvier, 1825b, p. 266 : « Cependant, à l’hypothèse de l’échelle continue des formes des êtres, d’autres philosophes ont ajouté celle que tous les êtres sont des modifications d’un seul, ou qu’ils ont été produits successivement, et par le développement d’un premier germe, et c’est sur celle-là que s’est entée celle d’une unité de composition dans tous. Robinet a présenté la première dans toute sa crudité, en donnant pour titre à son livre : Essai de la nature qui apprend à faire l’homme ; et en composant ce livre d’une manière digne du titre. » voir Appel, 1975, pp. 255- 259, et Appel, 1987, pp. 137-138.

28 Geoffroy Saint-Hilaire E., 1825C, pp. 150-154.

29 Ibidem, pp. 150-151. Lamarck, 1809, vol. I, p. 235.

30 Geoffroy Saint-Hilaire E., 1825c, p. 151.

31 Ibidem, pp. 154-155.

32 Cuvier, 1828-1849, vol. I, pp. 551, 544 ; p. 543 : « Ce n’est que par de vaines spéculations métaphysiques, ou par des rapprochements très-superficiels, que l’on a voulu considérer leur classe comme un développement, un perfectionnement, un anoblissement de celle des mollusques, ou comme une première ébauche, comme un état de fétus des autres classes des vertébrés. »

33 Ibidem, vol. I, p. 543 ; Coleman, 1964, pp. 98-102 ; Appel, 1975, pp. 258-260, pp. 258-260.

34 Bory de Saint-Vincent, 1822-1831, « Matière », p. 256.

35 Ibidem, pp. 255-256.

36 Geoffroy Saint-Hilaire I., 1826, p. 122.

37 Desmoulins, 1826.

38 Raspail, 1837, p. XVI et vol. Il, pp. 612 et 616. Voir aussi la féroce satire de Gosse, 1847, qui n’épargnait que Lamarck et en partie Geoffroy Saint-Hilaire. Sur Raspail, voir notamment Duveau, 1948 ; Weiner, 1968 ; Velluz, 1974 ; Poirier et Langlois, 1988.

39 Raspail, 1837, p. Xix.

40 Ibidem, vol. II. pp. 625-628.

41 Geoffroy Saint-Hilaire E., 1829a, p. 24, 26.

42 Ibidem, pp. 35-36 et 34-35. La référence à l’école allemande, et à Spix en particulier, est évidente.

43 Ibidem, p. 8.

44 Ibidem, p. 31.

45 Cité par Geoffroy Saint-Hilaire E., 1829a, p. 33.

46 Roulin, 1829, pp. 28-29.

47 Geoffroy Saint-Hilaire E., 1828b, pp. 207-208.

48 geoffroy saint-hilaire E., 1828c.

49 Ibidem, pp. 214-215.

50 Ibidem, p. 219.

51 Geoffroy Saint-Hilaire E., 1828C, compte rendu dans le Bulletin des sciences naturelles et de géologie, p. 144. Le rédacteur du Bulletin discutait aussi les idées de Lamarck, qui s’était souvent trompé dans ses exemples, « et pourtant la conclusion qu’il tire de leur ensemble est vraie, tant est grande la puissance du génie pour pressentir les grandes vérités de la nature », p. 145.

52 Ibidem, p. 145.

53 Ibidem, p. 146.

54 Russel, 1916, Cahn, 1962, et Appel, 1975, n’ont pas suffisamment pris en considération les éléments de défi contenus dans les textes de Geoffroy Saint-Hilaire examinés dans les sections précédentes.

55 Roulin, 1829b.

56 Cuvier, 1829a, pp. 109-110.

57 Cuvier, 1830a, p. 219.

58 Ibidem, p. 220. Encore une fois, Cuvier liait la théorie de l’unité de plan à la défense du transformisme et de la paléontologie évolutionniste.

59 Appel, 1975, pp. 213-220, et chap. V.

60 Robineau-Desvoidy, 1828, et le compte rendu de G.G. Luroth dans le Bulletin des sciences naturelles et de géologie, pp. 276-285.

61 Piveteau, 1950 ; Appel, 1975, pp. 279-280, et Appel, 1987, pp. 145-147.

62 Cuvier, 1830b, p. 243.

63 Ibidem, pp. 246-247.

64 Ibidem, pp. 257-258 et 257. Pour les détails du débat et les réactions publiques, voir Appel, 1987. Le but de notre étude est de souligner les enjeux transformistes et anti-transformistes présents dans les stratégies polémiques des deux auteurs.

65 Geoffroy Saint-Hilaire E., 1831, p. 39.

66 Ibidem, p. 79.

67 Ibidem, p. 80.

68 Ibidem, p. 86 : « Ainsi Lamarck aurait également attribué des explications bonnes pour un premier âge aux considérations d’un âge plus avancé, quand cherchant des motifs à la variation des êtres, il lui arriva de croire les animaux adultes capables d’impressions et de modifications durables. »

69 Ibidem, p. 77.

70 Landrieu, 1909, pp. 421-425 ; Rehbock, 1983 ; Corsi, 1988 ; sur l’intention de Cuvier d’écrire une réfutation du transformisme intitulée Sur la variété de composition des animaux, voir Coleman, 1964, p. 294.

71 Sur les positions d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire à propos de l’évolutionnisme, voir Corsi, 1985 ; Blanckaert, 1981. Sur Bory de Saint-Vincent et sur son désir de reconnaissance sur ses vieux jours par ses adversaires d’autrefois, voir ses lettres à Quetelet, dont il espérait l’appui, à la bibliothèque Albertine de Bruxelles, Fonds Quetelet.

72 Moquin-Tandon, 1999, p. 53, 24 septembre 1834.

73 Geoffroy Saint-Hilaire E., 1837 b, p. 193.

74 Hamy, 1907, p. 479.

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