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Lamarck

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Pietro Corsi

Chapitre 4. La synthèse transformiste : les Recherches sur l’organisation des corps vivans

Texte intégral

1Dans la vie de Lamarck, les années 1798-1802 ont marqué une grande ferveur éditoriale. Dans un grand enthousiasme théorique, il produisit toute une série de mémoires, ouvrages, projets. Dans le manuscrit « Biologie », rédigé probablement entre 1800 et 1801, et certainement avant la parution de la première synthèse transformiste de juillet 1802, Lamarck esquissa pour la première fois le plan de son ouvrage systématique sur les êtres vivants, proposant une audacieuse comparaison entre son projet et les découvertes de Newton :

2« Rechercher quelle est l’origine des Corps vivans et quelles sont les Causes principales de la diversité de ces corps, des développemens de leur organisation et de leurs facultés : c’est sans doute l’objet le plus vaste et le plus important que l’on puisse embrasser dans l’étude de la nature : mais aussi ce problème est de tous ceux que l’homme puisse se proposer, celui qui est sans contredit le plus difficile à résoudre.

3Il étoit beaucoup plus aisé pour l’homme de déterminer le Cours des astres observés dans l’espace, et de reconnoitre la distance, la grosseur, les masses et les mouvemens des planetes qui appartiennent au système de notre soleil, que de résoudre le problème relatif aux corps vivans. Pour obtenir la solution du problème qui concerne les astres, il falloit découvrir cette loi universelle ou plutot ce fait general et constant qu’on nomme attraction ou pesanteur universelle, qui a fourni toutes les lumières dont on avait besoin, et l’on sçait que le genie sublime de Newton sçut saisir ce grand fait et en faire une démonstration évidente. Aussi maintenant nos connoissances en Astronomie sont elles très avancées : tandis que celles qui Concernent le développement de l’organisation et des facultés des Corps vivans le sont encore très peu, quelque grand que soit l’interêt qui doit exciter nos recherches à cet égard.

  • 1 Lamarck, 1944, p. 270.

4« Peut-être la solution de ce dernier et important problème tient-elle à la connoissance d’une seule loi générale qu’à force d’observations et d’attention l’homme parviendra quelque jour à découvrir, qui est-ce qui peut assurer que jamais on ne pénétrera ce mystère ?1 »

5Lamarck s’interrogeait aussi sur la meilleure façon de présenter ses découvertes. Le besoin de surmonter les préjugés l’incitait à procéder avec prudence, en déployant une stratégie pédagogique. Son choix personnel aurait été tout autre, comme il l’écrivait dans son manuscrit :

  • 2 Ibidem, p. 271.

6« J’aurois débuté dans cet ouvrage par l’exposition des principes les plus généraux ; je serais ensuite descendu de ceux-ci aux loix particulieres qui en dérivent, et j’aurais terminé l’ouvrage par la citation des faits et des observations qui font la preuve de la théorie. J’avoue que ce plan m’eût infiniment plus dans son execution2. »

7C’est exactement le plan qu’il choisit pour les Recherches sur l’organisation des corps vivons.

Les principes de la dynamique organique et leur application

  • 3 Lamarck, an X (1802) a. Dans ce chapitre, nous analyserons le texte des Recherches de 1802, général (...)

8La première exposition complète de la théorie lamarckienne a été publiée en juillet 1802, dans un livre intitulé Recherches sur l’organisation des corps vivons. Il s’agit d’un ouvrage mal connu, dont il ne restait qu’un petit nombre d’exemplaires avant la publication d’une nouvelle édition en 1986 et qui, malgré l’intérêt qu’il présente, a été quelque peu négligé par les chercheurs qui se sont penchés sur Lamarck. Tout d’abord, l’organisation du texte donne de précieuses indications sur le développement de la pensée de l’auteur. La première partie de l’œuvre contient en effet le texte du Discours de l’an X, lu aux étudiants du Muséum en mai 1802. Il s’agit probablement d’une version de la leçon inaugurale de l’année précédente, comme l’avait indirectement indiqué l’auteur à la fin de l’Hydrogéologie, lorsqu’il avait affirmé que sa Biologie comprendrait des thèmes qu’il avait déjà traités au cours de l’an IX (1801)3. Les Recherches aident donc à suivre la progression de sa pensée. L’analyse de ce texte permet d’affirmer que l’élaboration de l’hypothèse de la génération spontanée a longtemps occupé le naturaliste et que ce fut le dernier élément de sa théorie à voir le jour. Dans le Discours de 1800, l’auteur avait évoqué la possibilité d’une production directe des formes de vie les plus simples ; dans le discours de l’an IX (1801), repris en l’an X (1802), Lamarck a utilisé pour la première fois l’expression « génération spontanée », mais en affirmant qu’il s’agissait d’une « induction » sur laquelle il était impossible de se prononcer avec certitude. Ce n’est qu’en 1802, dans la deuxième partie des Recherches, que l’auteur a formulé sa propre théorie de la génération spontanée, et même alors en des termes qui traduisaient la plus grande prudence.

  • 4 Lamarck, 1809, vol. I, « Introduction ».

9Une autre raison de s’intéresser aux Recherches est que cette étude représente une sorte de longue ébauche de la Philosophie zoologique4. Toutes les thèses fondamentales de la plus célèbre des œuvres de Lamarck se trouvent déjà dans les Recherches, comme nous aurons l’occasion de l’indiquer en notes. À l’exception de certaines mises au point importantes mais indirectes des théories physiques et chimiques, la Philosophie zoologique comprend de légères variantes terminologiques, une plus grande attention portée aux exemples et illustrations de la théorie, ainsi qu’un enrichissement considérable de la discussion sur le développement du système nerveux et sur la formation progressive des facultés intellectuelles dans la série animale. Ce dernier aspect constitue indubitablement une nouveauté par rapport aux Recherches de 1802 et entraînera une classification des êtres vivants fondée sur le système nerveux, considéré comme l’élément clé de la taxinomie.

10Enfin, un dernier point présente un intérêt particulier pour cette étude. Nous avons observé à plusieurs reprises que Lamarck élaborait ses théories dans le cadre d’un vaste débat sur l’anatomie, la zoologie, la botanique, la minéralogie, la géologie, la nouvelle chimie et l’histoire naturelle. Par ailleurs, on a souvent répété que le débat sur les idées de Lamarck fut pratiquement inexistant. Cela est probablement vrai pour ce qui est des réactions qui ont immédiatement suivi la publication de la Philosophie zoologique, mais plus discutable si l’on tient compte de l’accueil qui a été réservé aux Recherches. Pour de nombreux contemporains de Lamarck, la Philosophie zoologique n’a représenté qu’une réédition des Recherches en ce qui concerne la théorie de la transformation constante des formes de vie ; quant à la partie qui traite des facultés intellectuelles – dans le deuxième volume –, elle est apparue simplement comme un commentaire critique des œuvres de Cabanis, Balthasar-Anthelme Richerand (1779-1840), Franz Joseph Gall (1758-1828) et Johann Cristoph Spurzheim (1776-1832). Ceux qui pensèrent qu’il valait mieux condamner au silence les réflexions de Lamarck sur la biologie, comme ils l’avaient déjà fait avec la chimie sur laquelle elles se fondaient, prirent cette décision en 1802. On peut même affirmer que, dans certains cas, l’opposition à l’hypothèse de la transformation des formes de vie s’est dessinée avant la publication des thèses de Lamarck.

  • 5 Voir chap. V, section 3.

11C’est sans doute le cas de Cuvier : entre 1797 et 1800, en plein dans le débat sur l’extinction des espèces, il s’était déjà exprimé sur les hypothèses de la transformation graduelle des formes de vie avancées par Delamétherie et Bertrand, puis reprises quelques années plus tard par Patrin ou Bory de Saint-Vincent. Pour Cuvier, les doctrines de Lamarck ne représentaient qu’un défi supplémentaire lancé contre ses propres idées. Comme il s’agissait de la théorie d’un de ses collègues du Muséum, Cuvier évita d’intervenir sur les thèses des Recherches et s’exprima uniquement dans des leçons publiques tenues en 1805. En revanche, les Recherches suscitèrent l’intérêt et l’estime de Sonnini de Manoncourt et de Pierre Denys de Montfort, ainsi qu’une critique ponctuelle de Virey, qui accepta par ailleurs un bon nombre de thèses de Lamarck5.

12Ainsi, si l’on veut examiner la controverse, ou les raisons du manque de discussions initial sur les doctrines de Lamarck, c’est aux thèses des Recherches qu’il faut se reporter et au climat intellectuel de ces années-là. En outre, on ne peut se contenter d’analyser les parties de l’œuvre qui paraissent les plus intéressantes aujourd’hui. Pour beaucoup de ses contemporains, ce que Lamarck disait sur les espèces minéralogiques, sur les affinités chimiques, les fluides nerveux ou électriques, sur la pensée et la volonté était aussi intéressant – ou irritant – que ses thèses sur les transformations successives de la vie. Le sort des Recherches a été scellé par la défaite des forces divisées de ceux qui s’opposaient à la vision de l’histoire naturelle de Cuvier, Bichat ou Haüy, et par l’obstination aussi compréhensible que nuisible avec laquelle Lamarck liait indissolublement sa doctrine sur la vie à ses thèses chimiques, physiques, minéralogiques et géologiques. Il fallut attendre un changement de climat culturel dans la communauté scientifique française et européenne, vers les années vingt du xixe siècle, pour que fût perçu l’aspect « philosophique » de l’étude lamarckienne sur le sens de la taxinomie zoologique et sur la façon d’interpréter la genèse de l’arbre de vie. Cet aspect de l’œuvre fut alors considéré comme une hypothèse ou un axe de recherche qui méritait davantage d’attention que le silence obstiné de nombreux naturalistes ou l’ironie dévastatrice de Cuvier.

  • 6 Lamarck, an X (1802)b, pp. 2-3.

13Le discours d’ouverture de l’an X (1802) commençait par une nette prise de position sur le débat de la réforme de l’histoire naturelle. Dans Y Hydrogéologie, Lamarck avait déjà condamné les tentatives inutiles de donner un nom à toutes les formes évanescentes ou casuelles des minéraux et des combinaisons chimiques, et d’en faire des substances, des « essences » naturelles. Dans les Recherches, il s’en prenait vivement au perfectionnement à outrance des méthodes taxinomiques et des descriptions des espèces ou des variétés. Reprenant les points de vue exprimés par Daubenton dans des derniers textes et par Lacepède lors de ses récentes leçons inaugurales, Lamarck ne niait pas l’utilité ni l’opportunité d’examiner attentivement les formes des corps organiques et inorganiques. Mais pour lui, le but de l’histoire naturelle n’était pas de « consumer son temps, ses forces et sa vie entière à fixer dans sa mémoire les caractères, les noms et les synonymes multipliés de cette innombrable multitude d’espèces6 ». La vraie science, digne occupation du philosophe-naturaliste, allait dans le sens opposé :

  • 7 Ibidem, p. 5 ; cf. Lamarck, 1809, vol. I, p. 10.

14« On doit d’abord considérer dans son entier ou dans son ensemble l’objet que l’on cherche à connoître ; on doit ensuite s’efforcer d’y découvrir les différens genres d’intérêt qu’il présente, et avant tout s’attacher à ceux qui sont les plus généraux et les plus importans. L’on s’abaisse ensuite graduellement jusques dans les moindres détails de cet objet, si son goût et le temps que l’on peut donner à cette étude, permettent de descendre jusque-là7. »

15Dans l’étude des corps vivants, l’objet principal de la recherche était l’appréhension des principes généraux de l’organisation animale et des mutations auxquelles celle-ci était sujette. En suivant de près le modèle d’exposition qu’il avait annoncé dans le manuscrit « Biologie » et déjà appliqué dans l’Hydrogéologie, Lamarck commençait son Discours et les Recherches en énonçant les principes de dynamique organique qui constituaient l’essence de la vie dans les corps organisés et qui étaient responsables de toutes leurs transformations, aussi bien au cours de l’existence de chaque être – de la naissance jusqu’à la mort – que dans le développement et la différenciation des diverses formes de vie. Lamarck voulait convaincre :

  1. « 1°. Que le propre du mouvement organique est non seulement de développer l’organisation, mais encore de multiplier les organes et les fonctions à remplir ; et qu’en outre ce mouvement organique tend continuellement à réduire en fonctions particulières à certaines parties, les fonctions qui furent d’abord générales, c’est-à-dire, communes à tous les points du corps8 ;
  2. Que le résultat de la nutrition est non seulement de fournir aux développements d’organisation que le mouvement organique tend à former ; mais en outre que par une inégalité forcée entre les matières que fixe l’assimilation et celles qui se dissipent par les pertes, cette fonction à un certain terme de la durée de la vie, parvient à détériorer progressivement les organes ; en sorte que par une suite nécessaire elle amène inévitablement la mort9 ;
  3. Que le propre du mouvement des fluides dans les parties souples des corps vivans qui les contiennent, est de s’y frayer des routes, des lieux de dépôt et des issues ; d’y créer des canaux et par suite des organes divers ; d’y varier ces canaux et ces organes, à raison de la diversité soit des mouvemens, soit de la nature des fluides qui y donnent lieu ; enfin d’agrandir, d’alonger, de diviser et de solidifier graduellement ces canaux et ces organes par les matières qui se forment et se séparent sans cesse des fluides qui y sont en mouvement, et dont une partie s’assimile et s’unit aux organes, tandis que l’autre est rejetée au-dehors10 ;
  4. Que l’état d’organisation dans chaque corps vivant a été obtenu petit à petit par les progrès de l’influence du mouvement des fluides, et par ceux des changements que ces fluides y ont continuellement subis dans leur nature et leur état par la succession habituelle de leurs déperditions et de leurs renouvellemens ;
  5. Que chaque organisation et chaque forme acquise par cet ordre de choses et par les circonstances qui y ont concouru, furent conservées et transmises successivement par la génération, jusqu’à ce que de nouvelles modifications de ces organisations et de ces formes eussent été acquises par la même voie et par de nouvelles circonstances ;
  6. Enfin que de concours non interrompu de ces causes ou de ces lois de la nature, de beaucoup de temps et d’une diversité presqu’inconcevable de circonstances influentes, les corps vivans de tous les ordres ont été successivement formés11. »
  • 12 Cf. Lamarck, 1809, vol. Ii, pp. 97-112, 118-121, 166-167 ; Lamarck, 1815-1822, vol. I, pp. 60 et 18 (...)

16Le principe n° 2 reprenait les thèses des causes de la mort organique élaborées dans les Recherches sur les causes des principaux faits physiques (1794) et reproduites dans les Mémoires de physique et d’histoire naturelle de 1797. La même explication fut discutée ultérieurement dans la deuxième partie de l’œuvre, et intégrée, avec de légères variantes terminologiques, à la Philosophie zoologique et à l’Histoire naturelle des animaux sans vertèbres12. Le principe n° 5 établissait la transmission héréditaire des caractères acquis, tandis que, dans le principe n° 6, l’auteur tirait les conclusions des différents points énoncés et affirmait la production graduelle et successive de toutes les formes de vie. La nouveauté importante par rapport à ses thèses de 1800 était contenue dans les principes 1, 3 et 4. Le principe n° 1, notamment, introduisait l’axiome selon lequel le mouvement organique était intrinsèquement capable de développer peu à peu l’organisation en spécialisant les fonctions et les organes, en vertu de la seule action mécanique. Presque en commentaire au principe n° 1, le principe n° 3 décrivait comment le mouvement des fluides façonnait les parties molles de l’organisme qui les contenait. En d’autres mots, la « capacité » de produire des structures compliquées résultait simplement de ce que chaque mouvement organique se produisait à l’intérieur d’une masse plus ou moins molle, où les fluides, avec leurs oscillations, dilatations et condensations, créaient inévitablement des subdivisions, se « frayaient des routes », isolaient des autres certaines parties de la masse.

17Le principe n° 4 se référait à la formation progressive de l’organisation propre à chaque individu au cours de son existence ; ce n’était pas, en soi, un élément nouveau dans les théories lamarckiennes sur la vie. En revanche, ce qui était nouveau, c’était le rôle de la doctrine dans le contexte des principes généraux de la dynamique organique : l’observation de l’action des fluides sur le développement de l’individu représentait un renforcement analogique des thèses principales sur les caractéristiques et les effets du mouvement organique en général. Encore une fois, ce qui se produisait d’une façon observable dans un organisme pouvait être ramené à des principes d’action généraux, valables pour toute la classe des phénomènes examinés et permettant d’expliquer la complication progressive de l’arbre de la vie. Les phases de la croissance embryonnaire et individuelle donnaient donc des indications sur les processus de la croissance en général, ainsi que sur les propriétés plastiques du mouvement des fluides. Le modèle d’uniformisme et d’actualisme méthodologique élaboré par Lamarck dans ses études sur la transformation de la surface terrestre trouvait une application dans ses recherches sur les corps organisés et guidait l’exposition même de sa doctrine de la transformation progressive des êtres vivants.

18Lamarck ne se donnait pas la peine d’expliquer ni d’illustrer en détail les principes qu’il énonçait d’une façon si péremptoire. Appliquant ses observations initiales sur la façon dont il fallait procéder pour faire de la « bonne » science, il soutenait que les principes devaient fournir à son auditoire une série d’axiomes permettant d’aborder l’analyse des corps vivants, sujet de son cours. En outre, il estimait que, pour qu’une méthode de recherche et d’enseignement soit correcte, il fallait que les questions taxinomiques découlent elles aussi de principes généraux, c’est-à-dire de l’étude de l’ensemble des corps organisés existant dans la nature. Ainsi, si l’examen du développement des organes permettait de mieux connaître le mouvement organique en général, l’examen du règne animal permettait de saisir les caractéristiques fondamentales de la distribution naturelle des êtres vivants, que le mouvement lui-même avait successivement produits.

  • 13 Lamarck, an X (1802)b, pp. 12-14.

19La discussion sur la série des corps organisés révélait une autre différence et une progression par rapport au Discours de 1800, même si des passages entiers de la vieille leçon inaugurale étaient intégralement repris dans les Recherches. Lamarck avait retravaillé les passages dans lesquels il avait indifféremment souligné la dégradation croissante et la croissante complexité des structures organiques de la série animale ; à présent, il distinguait nettement les deux façons de considérer la signification et la direction réelle de la série. L’étude de la dégradation des systèmes d’organes devint simplement un artifice pédagogique qui répondait à des exigences d’ordre méthodologique. Les étudiants comprendraient le véritable ordre naturel quand ils auraient complètement assimilé les preuves de la dégradation successive des structures organiques. Il était en effet préférable de procéder du « connu à l’inconnu », c’est-à-dire à partir des structures les plus complexes et les mieux étudiées, car on savait encore peu de choses sur les formes de vie les plus simples et encore moins sur les formes élémentaires de vie végétale et animale avec lesquelles la nature avait commencé à produire les organismes vivants13.

20Le problème de l’extrémité inférieure des séries animales et végétales semblait toujours préoccuper Lamarck. Après avoir prudemment admis la possibilité d’une production directe des premières « ébauches » d’organisation, dans son Discours de 1800, il devenait plus affirmatif dans sa leçon inaugurale de 1801, mais se limitait toujours à ne considérer que la possibilité du phénomène de la génération spontanée. Lamarck n’avait pas encore de théorie complète de la génération spontanée et il déclarait ouvertement qu’il était impossible d’indiquer quel être, parmi ceux qui occupaient les échelons inférieurs de l’échelle animale, pouvait fournir l’exemple d’un tel phénomène. Ce n’est qu’à la fin de la première partie des Recherches que Lamarck se déclara prêt à traiter à fond la question de la génération spontanée. Dans le contexte de la leçon inaugurale de 1801-1802, l’auteur se bornait à affirmer que :

  • 14 Ibidem, pp. 36-37.

21« C’est parmi eux [les polypes] sans doute que se trouvent les premières ébauches de l’animalité opérées directement par la nature, en un mot, les générations spontanées. Sans doute elles échapperont toujours à nos sens à cause de leur extrême petitesse et de leur état particulier ; et conséquemment elles ne nous seront jamais connues que par des voies d’induction. Mais cette condition à laquelle les bornes de nos sens nous réduisent n’anéantit nullement les inductions auxquelles nous arrivons par un examen suivi des faits bien observés14. »

22Dans la première partie des Recherches, aucune indication n’était donnée sur les « inductions » à partir de « faits bien observés » qui auraient renforcé ou justifié l’adhésion de l’auteur à la théorie de la génération spontanée. Le passage cité n’était suivi que d’une énième formulation de la thèse de la dégradation progressive, qui permettait de saisir l’ordre de formation de tous les organismes vivants.

  • 15 Ibidem, pp. 41-42, citation p. 42. Voir Cuvier (1800-1805), vol. I, p. 59.

23Lamarck abordait ensuite en détail le concept de dégradation progressive des « masses », c’est-à-dire des systèmes d’organes principaux qui caractérisaient les différents ordres de la série animale. Par rapport au Discours de 1800, Lamarck s’attardait sur la distinction entre les organes primaires et secondaires selon la formulation introduite par Cuvier dans ses œuvres d’anatomie et de zoologie. Les passages dans lesquels Lamarck traitait de la question étaient souvent de véritables paraphrases du texte des Leçons d’anatomie de Cuvier. Il était impossible de disposer les êtres vivants de façon sérielle au niveau des regroupements taxinomiques inférieurs (espèce, genre, famille). La raison en était que les individus qui composaient ces catégories présentaient des variations considérables dans leurs organes périphériques, « moins essentiels à la vie » : « Ces variations irrégulières dans le perfectionnement et dans la dégradation des organes non essentiels, tiennent à ce que ces organes sont plus soumis que les autres aux influences des circonstances extérieures15. »

24Les systèmes d’organes principaux internes étaient moins soumis à ces influences et présentaient une gradation linéaire dans la variation de leur niveau de complexité structurelle. Cela n’empêchait pas, cependant, que les organes internes soient également sujets au même type d’influences et de changements :

25« Il faut, pour changer chaque système intérieur d’organisation, un concours de circonstances plus influentes et de bien plus longue durée, que pour altérer et modifier les organes extérieurs.

26« J’observe néanmoins que lorsque les circonstances l’exigent, la nature passe d’un système à l’autre, sans faire le saut, pourvu que [les deux systèmes] soient voisins. C’est en effet par cette faculté qu’elle est parvenue à les former tous successivement, en procédant du plus simple au plus composé.

  • 16 Lamarck, an X (1802)b, pp. 42-43 ; cf. Lamarck, 1809, vol. I, pp. 108-109.

27« Il est si vrai qu’elle a cette faculté, qu’elle passe d’un système à l’autre, non seulement dans deux familles différentes lorsqu’elles sont voisines par leurs rapports, mais encore elle passe d’un système à l’autre dans un même individu16. »

28Lamarck, cependant, ne citait pas d’exemples détaillés pour étayer ses affirmations, même si sa classification zoologique pouvait donner quelques indications. Il privilégiait un modèle d’exposition dans lequel il lui suffisait de désigner un seul exemple observable de transition d’un système d’organe donné à un système supérieur, et citait donc le passage de la respiration branchiale du têtard à la respiration pulmonaire de la grenouille. Si le mouvement des fluides organiques d’un seul individu pouvait opérer la transition, on pouvait en conclure que, là où les circonstances l’avaient exigé, la même dynamique organique avait été en mesure de produire le passage d’un système d’organes donné à un système plus complexe. Pour Lamarck, que ces transitions aient effectivement eu lieu, était un fait largement démontré par la gradualité de la disposition en série des systèmes d’organes principaux. L’artifice pédagogique qui consistait à partir du plus complexe pour arriver au plus simple lui servait à convaincre ses étudiants et ses lecteurs qu’il était possible de concevoir la transition d’un système d’organes à un autre.

  • 17 Lamarck, an X (1802)b, p. 45.

29La discussion détaillée de la dégradation des différents systèmes d’organes était exprimée dans des termes qui rappelaient les thèses de dynamique organique qu’il avait énoncées au début de son discours inaugural : « À mesure que l’organisation se simplifie, les organes essentiels cessent d’être isolés, perdent leur centre ou foyer particulier, deviennent peu à peu communs à toutes les parties, sont modifiés dans leur nature, et à la fin disparaissent tout-à-fait17. »

  • 18 Ibidem, p. 44.

30Il n’était pas difficile, pour l’étudiant et le naturaliste qui examinaient ce « fait » à la lumière du premier et du troisième principe, d’entrevoir que le mouvement organique avait graduellement produit les structures organiques. L’observation de la dégradation des systèmes d’organes devait donc préparer le lecteur à l’affirmation que le mouvement avait la capacité de produire toutes les complications structurelles montrées par l’échelle animale : l’échelle graduée des masses était le « fait » qui démontrait les résultats du mouvement organique au cours de temps indéfiniment longs : « Tel paroit être le véritable ordre de la nature, et tel est effectivement celui que l’observation la plus attentive, et qu’une étude suivie de tous les traits qui caractérisent sa marche, nous offrent évidemment18. »

31Si l’on compare encore une fois la façon dont les idées sont exposées dans les Recherches et dans l’Hydrogéologie, on ne peut éviter de constater des analogies évidentes. Dans l’Hydrogéologie, l’énoncé des lois de dynamique géologique était suivi d’une longue partie dans laquelle Lamarck examinait les « monuments » qui prouvaient la capacité qu’avaient les agents de produire les importantes transformations de la croûte terrestre prévues par sa théorie. Ainsi, la présence de coquillages au sommet des montagnes, fait observable et indubitable, constituait la preuve que les mouvements de la mer et de ses bassins étaient effectivement capables d’atteindre tous les points de la surface terrestre, comme on pouvait le déduire des considérations purement dynamiques exposées dans la première partie de l’ouvrage. Dans les Recherches, après avoir énoncé les principes de dynamique organique, il constatait les transformations que ces principes avaient opérées, et qui étaient démontrées par la progressive dégradation des structures organiques. Ce n’est pas un hasard si Lamarck a repris son argumentation détaillée sur la dégradation de la série animale dans ses œuvres postérieures : la dégradation des masses était pour lui le « monument » tangible, aujourd’hui, de ce qui s’était accompli au cours des millénaires à travers le processus naturel de la complication progressive des structures :

  • 19 Ibidem, p. 48.

32« Qui est-ce qui ne voit pas dans les faits que je viens de citer les résultats très-marqués de la tendance du mouvement organique, à développer et composer l’organisation, et en même temps celle qu’il a à réduire en fonctions particulières à certaines parties, les fonctions qui furent originairement, c’est-à-dire dans les corps vivans les plus simples, des facultés générales et communes à tous les points du corps de l’individu19 ? »

  • 20 Ibidem, p. 49.

33Pour la première fois, Lamarck se réfère à la « tendance » du mouvement organique à produire des niveaux de complexité organique toujours plus élevés. Nous aurons l’occasion de voir comment les diverses tentatives de Lamarck visant à présenter sa doctrine d’une façon de plus en plus évidente ou systématique ont donné lieu à des interprétations fausses de sa pensée, souvent justifiées par une certaine ambiguïté objective du texte. En ce qui concerne les Recherches, et la première formulation pédagogique de sa théorie, la tendance n’était autre que celle-ci : premièrement, la constatation du fait que les fluides bougeaient à l’intérieur de la masse et que ce mouvement influençait et subdivisait les parties encore molles ; et deuxièmement, l’observation détaillée, dans le domaine concret de la série graduée des êtres vivants, du type de subdivisions opérées par le mouvement même sur des périodes de temps infiniment longues. Fidèle aux principes méthodologiques énoncés au début de son Discours, Lamarck centrait l’exposition de sa doctrine sur des questions particulières. Il utilisait les principes dynamiques généraux et l’observation des caractéristiques générales de la série des êtres vivants pour aborder la question de l’action du mouvement organique aux différents niveaux de l’échelle animale20.

34À ce point seulement de son raisonnement, Lamarck introduisait ses considérations sur l’usage et le défaut d’usage des organes et sur le rôle de l’habitude qui détermine l’adaptation de l’individu aux variations des circonstances environnementales. On mesure l’importance de cet élément dans la synthèse lamarckienne et surtout dans le développement même de sa théorie, par le fait que l’auteur reproduisait, dans cette partie de son livre, des passages entiers du Discours de 1800, en étoffant considérablement les exemples qu’il donnait. Le commentaire de 1800 sur la nécessité d’inverser l’interprétation du rapport mode de vie-forme des organes, qui avait été proposée, entre autres, par Levaillant, Daudin et Virey, devenait, dans les Recherches un principe général qui devait guider l’observation des corps vivants :

  • 21 Ibidem, p. 50. On remarquera la polémique contre Cabanis. Cf. Cabanis [1823],

35« Ce ne sont pas les organes, c’est-à-dire la nature et la forme des parties du corps d’un animal, qui ont donné lieu à ses habitudes et à ses facultés particulières ; mais ce sont au contraire ses habitudes, sa manière de vivre, et les circonstances dans lesquelles se sont rencontrés les individus dont il provient, qui avec le temps ont constitué la forme de son corps, le nombre et l’état de ses organes, enfin les facultés dont il jouit21. »

  • 22 Lamarck, an X (1802)b, p. 53.
  • 23 Ibidem, p. 61.

36Lamarck reprenait intégralement ses observations de 1800 sur la « diversité inexprimable » des situations dans lesquelles vivent les corps organisés : situations climatiques et géologiques, rapports avec la faune et la flore de chaque région. La discussion sur l’habitude introduisait une mise au point importante dans la doctrine lamarckienne. L’habitude d’exercer un organe modifiait celui-ci à condition que l’acte fût répété dans la première phase de la vie de l’individu, quand celui-ci « n’a point atteint le terme de la diminution de ses facultés ». Dans la dynamique des fluides élaborée par Lamarck, le mouvement organique était plus fort dans les premières phases de la vie, quand les parties étaient encore dotées d’une bonne élasticité, et donc étaient plus malléables22. Lorsque les tissus durcissaient progressivement, le mouvement se heurtait à des obstacles croissants, à des difficultés insurmontables, qui l’empêchaient de se « frayer » de nouvelles routes et d’élargir les canaux déjà existants. La deuxième condition importante, exprimée en 1802, pour garantir la permanence des mutations induites par l’habitude, était le changement simultané de plusieurs individus. Les variations acquises avaient tendance à se perpétuer chez les descendants, mais il était nécessaire, afin d’éviter que le caractère ne fût éliminé par des accouplements avec des individus qui n’en étaient pas porteurs, que les unions se produisent entre des individus qui avaient réagi de la même façon aux sollicitations de l’environnement : « Or, chaque changement […] se conserve ensuite par la génération, s’il est commun aux individus qui dans la fécondation concourent ensemble à la reproduction de leur espèce23. »

  • 24 Ibidem, pp. 53-54.

37En 1802, Lamarck avait précisé que ce principe était également valable pour les caractéristiques qui dérivaient du défaut d’usage d’un organe, lequel s’affaiblissait progressivement jusqu’à disparaître. Il avait alors proposé une expérience destinée à confirmer ce qu’il affirmait : « Si à deux enfants nouveaux nés et de sexe différens, l’on masquoit l’œil gauche pendant le cours de leur vie : si ensuite on les unissoit ensemble, et l’on faisoit constamment la même chose à l’égard de leurs enfans, ne les unissant jamais qu’entre eux, je ne doute pas qu’au bout d’un grand nombre de générations, l’œil gauche chez eux ne vint à s’oblitérer naturellement, et insensiblement à s’effacer. Par la suite même d’un temps énorme, les circonstances nécessaires restant les mêmes, l’œil droit parviendroit petit à petit à se déplacer24. »

  • 25 Ibidem, p. 54.

38Il n’était cependant pas nécessaire de procéder à de telles cruautés pour vérifier la légitimité de sa théorie. Les différentes classes du règne animal fournissaient de nombreux exemples d’individus dont certains organes ou parties de leur structure anatomique s’étaient progressivement affaiblis, jusqu’à disparaître entièrement, en raison du mode de vie de l’animal, qui n’avait plus l’usage de la partie disparue25. Lamarck citait le cas du fourmilier, édenté car il avalait la nourriture sans mâcher, ou celui des oiseaux dont les mâchoires ne contenaient plus de dents.

  • 26 Ibidem, p. 208.

39Ce qui intéressait surtout Lamarck, c’était de démontrer l’aspect « propulsif » du principe de l’usage des parties et d’expliquer comment un système d’organes pouvait s’enrichir progressivement de nouvelles fonctions, et donc de nouvelles parties. Aux exemples déjà connus des modifications successives des pattes ou du cou des oiseaux contraints de se procurer de la nourriture dans des zones marécageuses, au bord des fleuves, ou obligés de devenir prédateurs, Lamarck ajoutait l’explication du mécanisme qui dotait les félins de griffes rétractiles. Celles-ci permettaient en effet à l’animal de lacérer ses proies, mais également de courir rapidement et silencieusement sans être gêné par des « sols pierreux », qui risquaient aussi d’émousser leurs parties coupantes. Dans la « Table des matières » Lamarck ajoutait un dernier exemple de transformation graduelle due au mode de vie de l’animal. Cet exemple était destiné à devenir un emblème de sa théorie : « Aux exemples que j’ai cités j’aurois pu joindre celui de la forme de la giraffe [sic] (camelopardalis), animal herbivore qui, vivant dans des lieux où la terre est aride et sans herbages, se trouve obligé de brouter le feuillage des arbres, et de s’efforcer continuellement d’y atteindre26. »

  • 27 Ibidem, pp. 60-61.

40Les exemples de Lamarck sur les structures anatomiques ayant permis à de nombreux groupes d’animaux de s’adapter à leurs conditions de vie étaient destinés à renforcer la conclusion selon laquelle le mouvement organique était réellement en mesure d’opérer de telles adaptations. « Il en résulte que les répétitions multipliées de ces actes d’organisation fortifient, étendent, développent et même créent les organes qui y sont necessaires27. »

41Dans les derniers paragraphes de la leçon inaugurale de 1802 et de la première partie des Recherches, Lamarck résumait synthétiquement sa théorie en y introduisant quelques précisions importantes au sujet de la génération spontanée et de la tendance du mouvement organique à compliquer les systèmes d’organes. Lamarck se montrait réticent à indiquer des époques précises à propos de la production directe des premières formes de vie et de la chronologie du développement successif des corps vivants connus. Quand Lamarck se référait au temps que demandait le processus décrit, il restait toujours assez vague ; sa seule certitude était l’énorme quantité de temps nécessaire au développement de formes de vie plus complexes. Il est difficile de croire que le naturaliste ne se rendait pas compte des problèmes de cohérence qui se posaient entre sa théorie géologique-minéralogique – qui exigeait la présence constante de formes de vie complexes en mesure de produire et de reproduire des minéraux ou des composés – et l’indication d’un début de vie donnée par son échelle des êtres et son développement progressif. Quoi qu’il en soit, il est révélateur de voir que Lamarck, tout au long des Recherches, a évité d’aborder la question du rapport entre la théorie de la Terre élaborée dans l’Hydrogéologie et le développement des formes de vie dans le temps. Ses seules références en la matière renvoyaient à la transformation constante de la surface terrestre, qui induisait des changements d’habitudes chez les animaux : le rapport entre géologie et biologie ne créait évidemment pas de problème, tant qu’il ne s’agissait que des principes dynamiques.

42Vers la fin de la première partie, Lamarck semblait esquisser une solution, en affirmant que les générations spontanées étaient des phénomènes récurrents dans la nature :

  • 28 Ibidem, pp. 64-65.

43« Qui est-ce qui ne sent pas que c’est par cette extrémité de l’échelle, soit animale, soit végétale, que la nature a commencé et recommence sans cesse les premières ébauches de ses productions vivantes ? Qui est-ce en un mot qui ne voit pas que le perfectionnement de celles de ces premières ébauches que les circonstances auront favorisé, aura de proche en proche et par suite des temps, donné lieu à tous les degrés de perfectionnement et de la composition de l’organisation28 ? »

44La nature produisait constamment et directement des formes très simples de vie animale et végétale, mais seules quelques-unes d’entre elles pouvaient se développer. Il convient de rappeler à ce propos que, déjà, dans ses cours précédents, Lamarck avait souligné l’énorme capacité de multiplication des « molécules animées », capacité qui pouvait cependant être bloquée par un simple changement de température et par une extrême vulnérabilité aux insectes ou à d’autres animaux. Ce n’est que dans certaines situations particulièrement favorables que la génération spontanée avait le temps de développer graduellement le mouvement organique. Dans ce cas, l’être totalement dépendant des fluides externes devenait un organisme doté d’un système rudimentaire de circulation interne, qui, de par sa nature même, grâce au mouvement des fluides intériorisés, tendait à opérer de constantes subdivisions de la matière ductile.

45L’étude des premières formes de vie créées par la nature imposait à Lamarck d’affronter encore une fois, et dans les termes explicites exigés par une conclusion, la question de la croissance de la complexité organique, à partir des « ébauches » jusqu’aux animaux les plus parfaits. L’auteur semblait introduire une précision importante par rapport à ses textes précédents en évoquant une distinction entre « l’usage de la vie » et l’influence des circonstances :

  • 29 Ibidem, pp. 65-66.

46« En effet, si l’usage de la vie tend à développer l’organisation, et même à composer et à multiplier les organes, comme le prouve l’état d’un animal qui vient de naître, comparé à celui où il se trouve lorsqu’il a atteint le terme où ses organes (commençant à se détériorer) cessent d’exécuter de nouveaux développements ; si ensuite chaque organe particulier reçoit des changements remarquables, selon qu’il est plus exercé et selon la manière dont il l’est, comme je vous en ai montré des exemples ; vous concevez qu’en vous reportant à l’extrémité de la chaîne animale où se trouvent les organisations les plus simples, et qu’en considérant parmi ces organisations celles dont la simplicité a pu être si grande, qu’elle s’est trouvée à la portée de la puissance créatrice de la nature ; alors cette même nature, c’est-à-dire, l’état des choses qui existent a pu former directement les premières ébauches de l’organisation ; elle a pu ensuite par l’emploi de la vie et à l’aide de circonstances qui favorisent sa durée, perfectionner progressivement son ouvrage, et l’amener au point où nous le voyons maintenant29. »

  • 30 Ibidem, p. 184.

47Une analyse attentive montre clairement que la dernière formulation du mécanisme de transformation contenu dans la première partie des Recherches n’est qu’un prolongement des réflexions précédentes de l’auteur. L’usage de la vie peut être facilement interprété comme une paraphrase du principe qui décrivait la propriété intrinsèque du mouvement organique à se frayer de nouvelles routes et à opérer des différenciations de plus en plus marquées à l’intérieur de l’organisme30. L’exemple du développement embryonnaire et de la croissance individuelle qui illustrait l’expression « usage de la vie » constituait donc une application supplémentaire de la stratégie méthodologique et explicative de Lamarck. Au niveau général de la série des êtres vivants, la « tendance à la complication » trouvait son illustration et son fondement dans l’existence même de la gradualité progressive des systèmes d’organes, fait que personne ne pouvait nier.

48Selon le même raisonnement, personne ne pouvait mettre en doute l’existence de mouvements organiques responsables de la croissance individuelle, ce qui consituait une illustration supplémentaire de la capacité observable du mouvement des fluides à former des structures de plus en plus complexes. Le deuxième paragraphe semblait introduire une distinction – sans doute pour des raisons tenant à l’articulation du texte – entre « l’usage de la vie » qui compliquait les systèmes d’organes et les « changements notables » que subissaient les divers organes en s’adaptant aux circonstances, c’est-à-dire aux modes de vie que celles-ci leur imposaient. Mais en réalité, Lamarck n’établissait aucune différence réelle entre ces deux aspects du mécanisme : les « mouvements organiques », ceux qui étaient liés à l’usage de la vie comme à celui des parties, se produisaient toujours à l’intérieur d’un rapport dialectique entre organisme et milieu. Les circonstances favorisaient la production et la survie de certaines « générations spontanées » que l’usage de la vie, c’est-à-dire le mouvement des fluides, modelait et subdivisait selon différentes façons qui reflétaient les contraintes imposées par le milieu. Chez les animaux les plus simples, ces contraintes étaient l’effet direct de l’action des causes physiques agissant dans le milieu et sur l’organisme ; chez les animaux les plus complexes, elles étaient indirectes, c’est-à-dire que les causes physiques agissaient toujours sur l’organisme, qui avait pourtant la possibilité de répondre par un changement d’habitudes, c’est-à-dire, par un changement de la dynamique interne de ses propres fluides.

  • 31 Ibidem, pp. 42-43.

49De nombreuses expressions de Lamarck présentaient des fluctuations terminologiques que l’on ne peut ignorer, même si l’on peut toujours éclairer les passages ambigus des Recherches en se reportant aux thèmes principaux de sa doctrine. Ainsi, par exemple, quelques lignes après la conclusion de la première partie, dans un paragraphe où il annonçait le thème du deuxième essai des Recherches, Lamarck affirmait vouloir étudier « comment ce mouvement organique, par l’influence de sa durée et par celle de la multitude de circonstances qui modifient ses effets, développe, compose et complique graduellement les organes des corps vivans qui en jouissent31 ».

  • 32 Ibidem, loc.cit.
  • 33 Ibidem, p. 202.

50Il semble cependant que, dans ce passage, Lamarck n’ait pas eu l’intention de distinguer radicalement l’effet de la « durée » du mouvement organique des « circonstances », mais qu’il ait voulu indiquer deux moments successifs du même processus. Les exemples ornithologiques, ou ceux qu’il tirait de l’observation de la structure de nombreux mammifères, avaient montré comment à un certain point de développement des systèmes d’organes, l’être vivant pouvait subir d’ultérieures modifications. Celles-ci affectaient les organes les moins essentiels, mais elles étaient également en mesure de provoquer des transformations fondamentales des organes internes ; même si, comme nous l’avons vu, ces transformations des organes internes exigeaient un concours de circonstances particulièrement influentes32. Quoi qu’il en fût, la table des matières, qui, par ses définitions détaillées des différents concepts contenus dans l’œuvre, représentait le dernier stade des réflexions de l’auteur, ne modifiait en rien la description du mécanisme de transformation des formes de vie élaboré dans le reste du livre. Lamarck répétait que « l’exercice prolongé des mouvements de la vie » isolait et créait des « organes spéciaux » de plus en plus complexes33. Concrètement, le processus par lequel s’opéraient les subdivisions en organes de formes et de dimensions données était soumis aux conditions particulières et changeantes dans lesquelles se produisait le mouvement organique de l’individu. Lamarck précisera ce point fondamental de sa théorie dans la deuxième partie des Recherches, qui résume ses études et ses réflexions sur la vie, ses origines et ses propriétés.

Dynamique des fluides, génération spontanée et dynamique organique

  • 34 Cuvier, an VIII-XIV (1800-1805), vol. I, pp. IV-VI, et 1-12.

51La deuxième partie des Recherches commençait également par une prise de position polémique contre ceux qui prétendaient imposer des limites aux recherches naturalistes. Les « nomenclateurs », esclaves du détail, proclamaient l’inutilité des théories qui s’efforçaient de considérer les phénomènes dans leur ensemble et de rechercher leur origine. Dans ses Leçons d’anatomie comparée, Cuvier avait fortement conseillé à ses confrères de ne pas se laisser aller à des spéculations oiseuses sur l’origine de la vie, ni à élaborer de nouvelles interprétations physiques ou chimiques des phénomènes organiques. Préoccupé par la résurgence des hypothèses sur la génération spontanée et par les tentatives qui allaient consister à utiliser les recherches sur le galvanisme pour échafauder de nouvelles théories sur l’origine de la vie, Cuvier affirmait que le seul moyen de promouvoir les sciences naturelles était de recueillir patiemment les faits : la multiplication des théories et des systèmes risquait de freiner sérieusement les progrès de la science34.

  • 35 Lamarck, an X (1802)b, pp. 69-70. Sur le thème de la « religion » de Lamarck, voir Omodeo, 1969, «  (...)

52S’opposant ouvertement aux thèses de Cuvier, Lamarck exaltait la portée « philosophique » des recherches sur l’origine de la vie, qui conféraient une dignité et un intérêt particulier à l’histoire naturelle. Dans les Recherches, il prenait soin de se défendre de promouvoir des théories de type matérialiste et athée, accusation qui devenait de plus en plus grave dans le climat de restauration et de retour à la tradition instauré par Napoléon et par le Concordat entre l’État français et le Saint-Siège. L’importance des recherches naturalistes sur l’origine de la vie ne pouvait représenter une « témérité condamnable » qu’aux yeux du vulgaire et de l’ignorant et non à ceux du « philosophe » et de celui qui était assez sage « pour ne pas assigner à la puissance suprême, créatrice de toute la nature, le mode qu’elle a dû suivre pour faire exister tout ce qui est »35.

  • 36 Lamarck, an X (1802)b, pp. 70-71.
  • 37 Ibidem, p. 70.

53Lamarck était convaincu que le véritable obstacle au progrès des connaissances humaines était la thèse, de plus en plus populaire dans certains secteurs de la communauté scientifique de l’époque, qui considérait la vie comme un « principe » ou un « être particulier », dont on ne pouvait connaître la nature36. Renonçant complètement à la position qu’il avait lui-même défendue en 1794, et abandonnant toutes les réticences qui rendaient encore prudentes les définitions de la vie qu’il avait données dans ses Mémoires de 1797, Lamarck acceptait entièrement les suggestions de Delamétherie et affirmait que « la vie est un phénomène très-naturel, un fait physique, à la vérité un peu compliqué dans ses principes », qui pouvait être examiné sous tous ses aspects. L’auteur donnait une définition précise de la vie qui s’opposait aux « principes inconcevables » de nombre de ses confrères : « La vie est un ordre et un état de choses dans les parties de tout corps qui la possède, qui permettent ou rendent possible en lui l’exécution du mouvement organique, et qui, tant qu’ils subsistent, s’opposent efficacement à la mort37. »

  • 38 Ibidem, p. 79.
  • 39 Ibidem, p. 80.
  • 40 Ibidem, p. 82.
  • 41 Voirchap. II.

54À la définition de la vie comme « état de choses », il fallait cependant ajouter l’idée de l’orgasme vital, propriété des parties organiques sans laquelle aucun mouvement ne pouvait se produire. Lamarck définissait l’orgasme vital comme « une tension particulière dans tous les points des parties molles des corps vivans, qui tient leurs molécules dans un certain écartement entr’elles, et qu’elles sont susceptibles de perdre, par le simple effet de l’attraction, lorsque la cause qui l’entretient cesse d’agir38 ». L’orgasme vital pouvait atteindre un niveau maximal (éréthisme) et minimal (atonie) sans détruire la tension entre les molécules. Les oscillations de l’intensité de l’orgasme vital rendaient possible les contractions et les distensions des parties et constituaient la cause première de l’irritabilité de la fibre animale39. L’orgasme vital s’expliquait en termes purement physiques ; il était causé, selon la chimie lamarckienne, par l’action d’un fluide subtil, un « calorique déjà très raréfié », qui émanait continuellement du sang artériel, ou qui, pour les animaux les plus simples, était présent dans le milieu40. Pour expliquer le mécanisme de contraction et d’expansion de la distance entre les molécules, c’est-à-dire l’altération de la tension provoquée par le fluide calorique, Lamarck reprenait exactement le modèle qu’il avait déjà décrit pour expliquer les réactions des plantes sensitives41. Un contact avec un corps extérieur accélérait la dispersion du calorique au point de contact en y provoquant une diminution de la tension. L’émanation continuelle de fluide par le sang artériel ramenait l’orgasme vital à son état initial.

  • 42 Lamarck, an X (1802)b, pp. 72-73.
  • 43 Ibidem, pp. 74-78.

55Contrairement à Bichat et à Cuvier, Lamarck niait que la vie fût un ensemble de propriétés qui permettaient à l’organisme de résister aux forces de désagrégation du milieu : « Il n’est pas vrai, comme on l’a dit, que tout ce qui entoure les corps vivans tende à les détruire : en sorte que si ces corps ne possédoient en eux un principe de réaction, ils succomberaient bientôt par les suites de l’action qu’exercent sur eux les corps inorganiques qui les environnent42. » Pour Lamarck, cette opinion était fondée sur la supposition erronée qu’il existait dans la nature des « affinités électives » entre divers éléments et composés qui avaient tendance à décomposer, et à assimiler aux corps externes, les éléments qui faisaient temporairement partie de l’organisme. Il affirmait, en reprenant les thèses bien connues de ses ouvrages de chimie, que la cause de la mort de l’organisme était intrinsèquement liée aux fonctions mêmes du mouvement vital. La nutrition et l’assimilation de composés par le milieu provoquaient une « indurescence progressive des organes », un affaiblissement graduel du mouvement organique et une altération inexorable de l’équilibre entre les parties solides et les fluides. Une fois « l’état de choses » que constituait la vie altéré, celle-ci était inévitablement destinée à être anéantie43.

56Lamarck modifiait profondément sa thèse qui identifiait dans la nature l’action incessante d’un principe de dégénerescence et de désagrégation, et qui voyait dans la vie le seul élément en mesure de produire des composés et de faire exister toutes les formes minérales. Tout en maintenant le principe que seul le mouvement organique pouvait produire des composés, il atténuait considérablement le « hiatus immense » qu’il avait cru voir entre la vie et la nature. Dans les Recherches, c’est l’action des fluides, présentés en état de raréfaction plus ou moins grande dans la nature, qui rendait la vie possible et en était une condition indispensable :

  • 44 Ibidem, p. 78.

57« Tout ce que l’on peut dire à l’égard des influences des corps environnans, c’est que dans beaucoup d’animaux (les moins parfaits sur-tout), l’orgasme vital n’existe que par une influence extérieure ou qui est hors d’eux. Mais cette influence, loin de tendre à les détruire, est au contraire la seule cause de leur conservation. En effet, au lieu de pouvoir dire que tout ce qui entoure les corps vivans tend à les détruire, je vais dans l’instant faire voir qu’indépendamment de l’état et de l’ordre des choses dans les parties des corps vivans, qui permettent l’exécution du mouvement organique, ce mouvement néanmoins ne peut avoir lieu qu’autant que l’état des milieux environnans le favorise44. »

  • 45 Ibidem, pp. 88-89.
  • 46 Ibidem, p. 92.

58Après avoir énoncé les principes généraux qui devaient guider sa recherche sur les phénomènes biologiques, Lamarck reprenait la méthode d’exposition qu’il avait déjà employée dans son Hydrogéologie et dans la première partie des Recherches. Le philosophe-naturaliste ne construisait pas de systèmes, bien qu’il refusât de concevoir la science comme une simple accumulation d’observations ou de connaissances exactes. D’après lui, c’étaient l’orgasme vital et la fécondation sexuelle qui mettaient en lumière les rapports entre l’organisme et le milieu, ainsi que l’origine même des corps organisés. Ces phénomènes pouvaient s’expliquer dans le cadre de ses théories chimiques et biologiques. Au sujet de la génération spontanée, Lamarck admettait que l’on ne pouvait indiquer précisément le dernier terme des séries animale ou végétale45. La petitesse des êtres en question rendait extrêmement difficile l’observation de l’acte de la génération spontanée. Cependant, l’étude du processus de la génération et de la croissance de l’embryon permettait d’affirmer que « la nature crée elle-même les premiers traits de l’organisation dans les masses où il n’en existoit pas ; et ensuite l’usage de la vie développe et compose les organes46 ».

  • 47 Ibidem, p. 94-95.
  • 48 Ibidem, p. 97.
  • 49 Ibidem, p. 95.

59Dans la biologie de Lamarck, la fécondation « n’est autre chose qu’un acte qui établit une disposition particulière dans les parties intérieures du corps gélatineux qui est fécondé ». Sans cette « disposition », un œuf n’était qu’une masse gélatineuse : « Cependant qu’est-ce que le germe d’un œuf qui n’a reçu aucune fécondation, si ce n’est un corps inorganique, un corps non préparé intérieurement à recevoir la vie ?47 » La fécondation était un processus qui, encore une fois, faisait appel à l’action des fluides. Il émanait de la matière fécondante une « flamme invisible », une « vapeur subtile », une « aura vitalis » qui pénétrait la masse de l’embryon et qui y établissait « une disposition et un ordre qui n’existoit pas auparavant »48. Lamarck admettait ignorer en quoi consistait exactement la caractéristique qui permettait aux liquides fécondants d’imprimer un ordre de choses différent d’une espèce à l’autre : « On peut seulement penser, à l’égard de ce fluide, que quoiqu’il soit généralement très-répandu dans la nature, il a subi une modification particulière dans chaque espèce, soit par des mélanges ou des combinaisons, soit d’une autre manière, car il a dû y recevoir l’influence de son organisation et du mouvement de la vie qu’elle possède49. »

  • 50 Ibidem, p. 90.

60Lamarck ne poussait pas plus loin son analyse de la fécondation sexuelle et des propriétés spécifiques des fluides. Dans un autre passage, il observait que ses recherches sur la fécondation ou sur la formation des différents systèmes de génération n’étaient pas encore achevées et qu’elles demandaient à être approfondies. Cependant, Lamarck était parvenu à donner aux lecteurs qui l’avaient suivi jusque-là deux convictions fondamentales : primo, que l’œuf, ou la masse gélatineuse à féconder, était assimilable à un corps inorganique ; secundo, que la vie était donnée par l’action d’un fluide subtil, sans doute un type particulier de fluide calorique. L’observation des molécules animales qui pullulaient dans les eaux lorsque les conditions climatiques étaient particulièrement favorables, ainsi que l’idée que le calorique agissait très efficacement pour donner la vie aux êtres les plus simples – ou en stimulant de nouveau un mouvement organique temporairement suspendu –, amenaient l’auteur à conclure que la chaleur et l’électricité pouvaient agir de façon analogue à la « vapeur subtile » de la matière fécondante50.

61Encore une fois, l’élément du feu, sous ses différentes formes, constituait la clé de voûte de la doctrine lamarckienne. Pour appuyer ses théories, l’auteur citait même une phrase de Lavoisier, dans laquelle le chimiste avait observé que Dieu, en créant la lumière, avait « répandu sur la terre le principe de l’organisation du sentiment et de la pensée » ; il concluait :

  • 51 Ibidem, p. 102. Sur cet aspect de la pensée de Lamarck, voir Burlingame, 1973a, pp. 346-348.

62« Il me sera facile de faire voir dans un instant que la chaleur, cette mère des générations, cette âme matérielle des corps vivans, parmi lesquels l’homme seul peut être hors de rang et privilégié, que la chaleur, dis-je, a pu être le principal des moyens qu’emploie directement la nature pour opérer sur des matières appropriées, un acte de disposition des parties, d’ébauche d’organisation, et par suite, de vitalisation analogue à celui de la fécondation sexuelle51. »

  • 52 Lamarck, an X (1802)b, pp. 104-105 ; cf. Lamarck, 1809, vol. II, p. 84.

63Lamarck affirmait que la nature produisait chaque jour, « sous nos yeux », des générations spontanées, que l’on ne pouvait percevoir en raison de la petitesse extrême des formes produites. En outre, ces générations avaient besoin d’un degré d’humidité élevé, et elles se produisaient probablement dans l’eau. Les animaux les plus simples que l’on connaisse, les polypes et les radiaires, étaient tous marins « en sorte que l’on peut regarder comme une vérité de fait, que c’est uniquement dans l’eau que le règne animal a pris son origine52 ».

  • 53 Lamarck, an X (1802)b, p. 108.

64La nature produisait des générations spontanées grâce à l’action des fluides subtils sur une molécule de nature gélatineuse, mais suffisamment consistante pour pouvoir contenir des fluides. La chimie lamarckienne entrait à nouveau en jeu, et l’auteur rappelait la distinction entre les fluides « contenables » (vapeurs, fluide nerveu, aura seminalis, etc.) et les fluides « incontenables » (chaleur, lumière, électricité). Les fluides incontenables étaient ceux qui traçaient les premiers traits de l’organisation, qui permettaient l’absorption ou la formation des seconds à l’intérieur des molécules. En outre, les fluides contenables étaient constamment maintenus en mouvement par les fluides subtils, de façon que « par leurs mouvemens et leurs autres influences [ils] développent [la molécule], et avec le temps et toutes les circonstances favorables la compliquent et la perfectionnent53 ».

65La « tendance à la complication » trouvait son explication, purement mécanique, dans la constitution des premiers rudiments des organes et des fonctions. La nutrition était la première fonction vitale qui se développait dans l’organisme primitif. Au niveau des êtres les plus simples, cette fonction provenait de la capacité des molécules à absorber des fluides contenables, grâce à l’attraction capillaire exercée par les parois des cavités produites par la pénétration des fluides les plus subtils. Le mouvement de dilatation et de contraction de ces cavités était lié, comme on peut le deviner, à des circonstances climatiques ou à des processus de condensation et de raréfaction. Il provoquait des dilatations dans la masse et donnait lieu à la seconde fonction vitale, « l’accroissement par développement interne ». La première faculté animale qui se constituait était Y orgasme vital. Les fluides subtils instauraient un état de tension, maintenaient un écart entre les différentes molécules de la masse gélatineuse, et créaient ainsi les conditions nécessaires à des oscillations alternées d’actions et de réactions entre la masse et le milieu, constituant l’irritabilité.

  • 54 Ibidem, pp. 113-114 ; voir Vartanian, 1950 ; Omodeo, 1959 ; Barsanti, 1979.

66Une explication de type purement mécanique, ou plutôt hydrodynamique, montrait comment l’organisation pouvait se compliquer ultérieurement par la formation du canal nutritif. Les parties de la masse, dilatées et agrandies par l’action des fluides, ainsi que par les dépôts de leurs condensations, pouvaient présenter des parties dans lesquelles les contractions, ou la consistance de la matière, étaient différentes, inférieures, par exemple, à d’autres zones de la masse. Les fluides absorbés trouvaient en ces endroits une résistance moindre et y creusaient une sorte de sac, au début presque une cavité externe, puis une sorte de canal que Lamarck définissait comme la première ébauche du canal alimentaire. La fonction de la nutrition et la formation d’un canal alimentaire étaient alors encore si rudimentaires, que n’importe quelle partie du corps pouvait accomplir cette fonction. Si un polype était « retourné comme un gant », par exemple, sa partie externe se mettait aussitôt à accomplir la fonction nutritive54.

67La formation des molécules animées, les processus de contraction et de dilatation des fluides absorbés et exhalés au cours de la nutrition, l’accroissement du corps par les dépôts laissés par la nourriture, tout cela était dû à l’action des lois physiques et chimiques agissant sur le milieu qui sont responsables de la génération spontanée. Cependant, la formation du premier organe différencié de l’animal exigeait déjà un mécanisme de répétition habituelle du mouvement organique en un point donné de la masse.

  • 55 Lamarck, an X (1802)b, p. 112.

68Après avoir décrit comment, en raison d’une moindre résistance d’un endroit de la masse, les fluides nutritifs tendaient à se concentrer en un point particulier et à y créer une « fossette », Lamarck expliquait comment s’était formé le canal alimentaire : « Insensiblement cette fossette, par l’habitude de se remplir, et par l’usage plus fréquent de ses pores, se sera augmentée graduellement en profondeur ; elle aura bientôt pris la forme d’une poche, ou d’un enfoncement tubuleux, poreux en ses parois, et aveugle ou n’ayant qu’une issue. Voilà le premier canal alimentaire créé par la nature, l’organe le plus simple de la digestion55. »

69Lors de leur première apparition dans l’explication lamarckienne du développement progressif de la vie, l’usage et l’habitude agissaient à l’unisson du mouvement organique ; en fait, ils étaient eux-mêmes un mouvement organique qui, en raison de circonstances casuelles (la moindre résistance offerte par une partie de la masse aux fluides nutritifs), avait tendance à se reproduire au même endroit. Le mouvement organique possédait donc la propriété intrinsèque de subdiviser la masse (principe n° 1), de l’accroître grâce aux dépôts laissés par les fluides organiques absorbés (principe n° 2), d’y creuser des canaux et des cavités (principe n° 3). Le mouvement organique pouvait également répéter une action particulière en un point donné, et devenir mouvement habituel, lequel « usait » de plus en plus souvent l’endroit en question, le transformant ainsi en organe spécialisé. Chez les animaux inférieurs et chez les êtres qui semblaient représenter les premières ébauches d’organisation directe de la nature, l’action répétée était en mesure de former des organes de plus en plus complexes, comme le démontrait la constitution progressive du canal alimentaire.

70Les animaux plus complexes, dotés d’une organisation plus articulée, de systèmes circulatoires compliqués, de fluides de plus en plus spécialisés, étaient plus indépendants des circonstances environnantes, dans le sens où ils naissaient et se développaient en possédant déjà un bagage de fonctions et de capacités de relations avec le monde extérieur qui garantissait leur survie. Cependant, même à ce niveau, les organes les plus exposés aux influences du milieu, et en contact plus direct avec lui – notamment les organes et les parties responsables de l’alimentation de l’organisme – réagissaient aux mutations graduelles des différents éléments de leur habitat naturel, et étaient donc en mesure de différencier ultérieurement les articulations structurelles déjà acquises. Un système d’organes, qui avait été progressivement formé par l’interaction entre le mouvement organique et le milieu, pouvait encore se transformer, aussi bien au niveau des parties externes qu’au niveau des parties internes, même si ces dernières étaient moins sujettes que les premières à l’influence des conditions extérieures.

  • 56 Ibidem, pp. 115-120, cit. p. 120.
  • 57 Ibidem, p. 123.

71L’explication de la formation progressive du canal alimentaire était suivie de la description de la spécialisation des systèmes de génération, à partir de la capacité des êtres les plus simples à se reproduire par division, jusqu’à l’apparition d’organes destinés à la fonction. Lamarck ne traitait pas le sujet en détail et il affirmait qu’« à l’égard de cette progression dans l’organisation qui indique la marche réelle qu’a suivie la nature, je suspendrai pour le moment tout développement et toute recherche ultérieure56 ». L’auteur pensait avoir fourni assez d’illustrations sur le mécanisme naturel de la formation des êtres vivants, ainsi que sur la complication progressive de leurs structures et fonctions. Pendant des époques indéfinies, mais de toute façon très longues, toutes les formes de vie s’étaient produites de cette façon : « Cela nécessairement a dû être ainsi puisque l’effet direct de la durée de la vie tend toujours à composer l’organisation, et que celui de l’exercice des facultés de chaque organe tend sans cesse à les développer, à les perfectionner et à en augmenter l’étendue57. »

72On voit réapparaître dans cette phrase, située à la fin de la deuxième partie des Recherches, la distinction entre la « durée de la vie », qui tendait à compliquer l’organisation, et l’usage des parties, qui développait et perfectionnait les différents organes. On ne peut nier que cette phrase, hors de son contexte, se prête à diverses interprétations. Elle semble presque confirmer que, pour Lamarck, il existait au niveau des Recherches aussi deux éléments distincts dans le mécanisme de transformation. Cependant, l’analyse détaillée de la formation progressive des organes principaux au cours des différentes phases du développement des formes animales produites directement par la nature démontre que la forme sous laquelle l’auteur avait récapitulé sa pensée était pour le moins ambiguë et ne reflétait que partiellement les arguments qu’il avait développés dans les pages précédentes. L’exemple de la formation du canal alimentaire que nous avons cité montrait que la complication de l’organisation était due à l’action répétée du mouvement organique. La complication venait donc d’un usage habituel, inséparable à ce niveau de la dynamique même des fluides. La « tendance à la complication », c’est-à-dire la propriété intrinsèque du mouvement organique à s’ouvrir des voies et des canaux dans les endroits mous de l’organisme, s’opérait concrètement dans la répétition du mouvement aux endroits les plus malléables. Les propriétés physiques du mouvement d’une part, et l’usage – ou répétition habituelle – de l’autre, ne préfiguraient certainement pas deux moments distincts du mécanisme de développement et de différenciation.

73Comme nous l’avons déjà fait remarquer, cette distinction pouvait avoir un sens si l’on considérait un organisme à un point donné du processus de développement de l’échelle animale. Un oiseau, pour reprendre l’exemple préféré de Lamarck, était un animal doté d’une organisation interne particulière. Le système d’organes de l’oiseau n’était évidemment pas construit en vertu d’une tendance générique à la complication organique, indépendante des conditions concrètes dans lesquelles le mouvement organique s’était exercé. L’organisation d’un oiseau était le résultat d’un processus semblable à celui qu’il avait décrit pour la formation du canal alimentaire, et qui avait agi pendant des périodes de temps extrêmement longues. Chez l’animal en question, le mouvement des fluides était régi par un système de circulation complexe, qui suffisait à garantir la survie de l’individu, et était capable de toute une série d’adaptations qui n’influaient pas sur le système des organes internes. En effet, si un oiseau qui vivait dans une région aride devait affronter une situation tout à fait nouvelle – comme un affaissement de terrain qui transformait sa région en marais –, son organisation et le mouvement des fluides lui permettaient de s’adapter à son nouveau rapport avec le milieu. À présent, ses proies étaient des poissons, des amphibies ou des crustacés : l’usage de ses doigts pour nager ou se tenir en équilibre sur l’eau pour chasser ses proies demandait un mouvement circulatoire plus vigoureux de cette partie de son corps, et progressivement cette partie elle-même changeait, se dotant de membranes élastiques qui unissaient les doigts des pattes.

74Cet exemple, qui résume d’ailleurs presque mot à mot les arguments développés dans les Recherches, montre comment on pouvait faire une distinction entre « durée de vie » et « tendance à la complication », d’un côté, et action de l’usage des organes, de l’autre. Il reste cependant que Lamarck avait une façon d’exprimer les choses qui semblait séparer en deux moments distincts le mécanisme de la transformation des formes de vie. Comme nous le verrons bientôt, en examinant les développements de ce point fondamental de la théorie de Lamarck dans ses écrits suivants, l’ambiguïté des expressions par lesquelles l’auteur résumait sa propre doctrine s’accentuera jusqu’à aboutir à la formulation de deux « principes » généraux distincts, qui régiront la transformation successive des formes de vie dans l’Histoire naturelle des animaux sans vertèbres.

Homme, espèce et système nerveux

75Le Discours de 1802 et l’essai sur l’origine et le développement des corps vivants étaient suivis de quatre petits mémoires : Quelques considérations relatives à l’homme (pp. 124-140), doté d’un appendice, Des espèces parmi les corps vivons (pp. 141-148), De l’espèce parmi les minéraux (pp. 149-156) et les Recherches sur le fluide nerveux (pp. 157-199). Le contenu des mémoires de la troisième partie des Recherches, qui fut de nouveau utilisé dans les œuvres suivantes, reproduisait encore les thèses et les arguments des Recherches sur les causes des principaux faits physiques et des Mémoires de physique et d’histoire naturelle. La partie relative à l’homme représentait une nouveauté dans l’ensemble des théories publiées par Lamarck, même si dans Y Hydrogéologie il avait déjà suggéré que l’homme était actuellement le dernier terme de l’échelle animale, mais qu’il était destiné à être dépassé par des formes plus parfaites. Ce qui était également nouveau, c’était l’attention qu’il portait au système nerveux, thème qu’il traita avec les outils qu’il avait élaborés dans ses recherches chimiques et biologiques. La nature composite de l’œuvre, l’ampleur des questions traitées, témoignent de l’ambition de Lamarck, qui entendait se présenter comme le naturaliste-philosophe capable d’intervenir sur toutes les questions importantes du grand débat de l’histoire naturelle.

Quelques considérations sur l’homme

  • 58 Greene, 1959 ; Bynum, 1976 ; Rossi, 1979 ; Blanckaert, 1981 et 1997 ; Stoczowski, 1995.

76Vers 1800, la question de la classification de l’homme dans la série des êtres vivants n’était certainement pas un thème nouveau dans les traités zoologiques ou d’histoire naturelle. Dans le débat sur la classification linnéenne ou les modèles taxinomiques concurrents, les chercheurs s’étaient souvent interrogés sur la position qu’il fallait assigner à l’homme dans le règne animal. Rares étaient ceux qui remettaient en question sa nette supériorité sur les autres êtres, mais certains soulignaient les rapports évidents de l’homme avec les singes supérieurs, tandis que d’autres essayaient de montrer qu’il s’agissait d’une question de degré, et qu’il n’existait pas de distinction spécifique. Comme on peut facilement l’imaginer, des considérations d’ordre philosophique, éthique et théologique rendaient le problème « homme » très délicat dans le contexte des sciences naturelles58.

77À la fin du xviiie siècle, les études anatomiques détaillées de Johann Friedrich Blumenbach avaient apporté des éléments précis à l’appui des thèses qui soutenaient l’existence d’une différence spécifique entre l’homme et les singes supérieurs. Se fondant sur l’anatomie comparée et son étude attentive de crânes de dizaines de singes et de centaines d’hommes ayant appartenu aux races les plus différentes, Blumenbach avait introduit la distinction entre Bimane et Quadrumane. Pratiquement en même temps que paraissait la troisième édition du livre de Blumenbach – la plus documentée et la plus connue –, l’Anglais Charles White (1728-1813) soutenait la thèse opposée d’une gradation continue entre les primates supérieurs et l’homme. Selon l’auteur, de nombreuses races de Noirs constituaient les anneaux qui reliaient les singes à l’homme. Cette idée n’était pas nouvelle, car des récits de voyageurs, dans lesquels les auteurs racontaient avoir observé des singes pourvus de traits et de gestes presque humains, avaient déjà fait grand bruit.

  • 59 White, 1799 ; Virey an IX (1800)a ; à propos des débats sur l’origine de l’homme et sur l’œuvre de (...)
  • 60 Virey, an IX (1800)a, et an XI (1803), article « Nègre », dans le Nouveau Dictionnaire d’histoire n (...)

78L’ouvrage de White connut un grand succès dans toute l’Europe. Ce furent en grande partie ses idées qui déclenchèrent le grand débat sur l’homme et son origine dans l’Angleterre pré-victorienne ; les théories de White se répandirent également en France grâce à L’Histoire naturelle du genre humain de Virey59. Le fait que ce jeune naturaliste français ait été un ennemi déclaré de Condillac et des Idéologues, qu’il ait souvent parlé du « principe vital » ou de « l’âme qui donne l’existence », et qu’il ait invité les théologiens à voir bien des preuves de la providence divine dans les « causes finales » mises en évidence par les sciences naturelles, montre avec quelle prudence il convenait d’aborder les questions philosophiques ou idéologiques dans la communauté scientifique parisienne de l’époque. Virey, qui en 1803 accusera Lamarck d’athéisme et de matérialisme, trouvait que White avait entièrement raison d’affirmer que « l’homme sauvage appartient à la famille naturelle des singes, qui comprend différents genres ». Il n’entendait pas pour autant approuver la pratique non chrétienne de l’esclavagisme, mais se déclarait cependant convaincu que le Noir était destiné à servir le Blanc, et l’Européen en particulier60.

  • 61 Latreille, in Buffon, an VII (1798)-1808, vol. 36, an X (1802), p. 88.

79Latreille réagit aussitôt à la thèse de Virey, dans une série de notes qu’il ajouta aux volumes de l’histoire naturelle de Buffon consacrés aux singes. Latreille faisait largement référence au Mémoire sur les orangs-outans publié par Geoffroy Saint-Hilaire et par Cuvier en 1798, et il reconnaissait que les données anatomiques montraient que les orangs-outans constituaient « un autre chaînon qui lie presque intimement l’homme aux autres singes ». Cependant, l’auteur soulignait vigoureusement que « la forme totale de l’homme n’existe à la fois dans aucun de ces animaux particuliers61 ». De nombreux animaux, faisait-il observer à juste titre, étaient dotés de perceptions et d’idées ; parmi les primates, certains parvenaient à imiter parfaitement le comportement humain. Mais cela n’empêchait pas qu’il y ait « une distance infinie [dans] leurs facultés morales ». Ceux qui affirmaient le contraire étaient des « insensés, des soi-disant philosophes » :

  • 62 Ibidem, p. 271 ; cf. pp. 157-160.

80« La raison ! cette parole impose silence à tous ces misérables qui, oubliant la dignité de leur auguste caractère, ou feignant plutôt de la méconnoître, voudraient anéantir de tous les efforts cette royauté que nous reçûmes de l’auteur de la Nature. Qu’on cesse de nous objecter des ressemblances d’organisation, des supériorités de force ; j’admire l’architecture de ces deux édifices construits sur le même plan ; mais l’un est presque nu à l’intérieur, et l’autre est richement et magnifiquement décoré. La force de l’animal le plus puissant peut-elle lutter contre la supériorité morale des moyens que la raison fournit à l’homme ?62 »

  • 63 Lamarck, an X (1802)b, p. 124. Stoczowski, 1997.
  • 64 Ibidem, pp. 125-127.

81Lamarck entra dans le débat naturaliste sur l’homme avec la plus grande prudence. Il commença par faire une concession de taille aux partisans d’une différence substantielle entre les hommes et les primates : « Son extrême supériorité sur les autres corps vivans indique que c’est un être privilégié, qui n’a de commun avec les animaux que ce qui concerne la vie animale63. » De même qu’il existait une gradation continue de l’organisation animale, on pouvait également observer une gradation des facultés mentales qui culminait dans l’usage de la raison, prérogative exclusive de l’homme. Avec une certaine habileté, Lamarck développait deux réflexions parallèles : d’un côté, il faisait remarquer que les animaux aussi montrent « qu’ils ont des idées, de la mémoire ; qu’ils pensent, qu’ils aiment, qu’ils haïssent… » et qu’ils sont capables de communiquer entre eux. De l’autre, il s’attardait à décrire la gradation de l’intelligence humaine, en l’illustrant par divers exemples. Il était clair que les êtres humains différaient entre eux par une capacité plus ou moins grande d’utiliser leur raison. Certains hommes adoraient les animaux, d’autres, comme Newton, Bacon, Montesquieu et Voltaire, avaient développé leurs facultés intellectuelles au plus haut degré64.

  • 65 Ibidem, p. 126.
  • 66 Ibidem, p. 134.

82Lamarck ne doutait pas que « l’habitude d’exercer l’organe de sa pensée » permettait de développer à un tel point les capacités rationnelles que cela différenciait énormément les divers représentants de la race humaine65. La gradation de l’intelligence humaine et son développement progressif, déterminé par l’usage et par les habitudes, jetaient un nouvel éclairage sur cet aspect des différences entre les hommes et les animaux. La plus grande capacité intellectuelle de l’homme était indubitablement liée au perfectionnement de son système nerveux. La gradation de l’intelligence des animaux reflétait au contraire un appauvrissement des organes destinés aux fonctions supérieures. Lamarck acceptait les résultats des observations anatomiques de Blumenbach, adoptées par Cuvier, et reprenait sa distinction entre quadrumanes et bimanes. La thèse de la transformation progressive de l’organisation animale, énoncée dans les deux premières parties des Recherches, lui permettait de s’approprier la description des détails anatomiques qui séparaient nettement les primates de l’homme. Il était, en effet, possible de concevoir comment les facultés intellectuelles de l’homme et sa structure anatomique particulière s’étaient développées progressivement à partir des formes inférieures décrites par les anatomistes : « Ne pourroit-on pas penser que cet état particulier de l’organisation de l’homme a été acquis peu à peu à la suite de beaucoup de temps, à l’aide des circonstances qui s’y sont trouvées favorables ?66 » Le lecteur ne pouvait avoir de doute sur le fait qu’il s’agissait là de l’opinion de l’auteur.

  • 67 Voir Moravia, 1974a, et Barsanti, 1979 ; P. Ornodeo a attiré mon attention sur l’ouvrage de l’abbé (...)

83Cette brève discussion sur le problème de l’homme dans les Recherches annonçait des thèmes et des réflexions qui marqueront la troisième partie de la Philosophie zoologique ; elle anticipait les prises de position tranchées que prendra l’auteur dans cet ouvrage sur le rapport singe-homme. Le texte de 1802 montre cependant la prudence avec laquelle Lamarck développait ses théories. L’examen des différents facteurs qui ont poussé l’auteur à revoir ses convictions sur la vie, sur la fixité des caractères spécifiques, et à intervenir dans les disputes sur l’histoire de la Terre ou sur l’origine de l’homme, est révélateur de la façon dont Lamarck abordait les débats naturalistes de l’époque. Dès les dernières années du xviiie siècle, certaines questions telles que l’histoire naturelle du genre humain – des différentes races, selon les uns, ou espèces, selon les autres –, leur répartition géographique, l’étude des rapports entre le « physique » et le « moral » de l’homme, étaient fréquemment débattues par les médecins, les zoologistes, les voyageurs et les philosophes. Lamarck, en lecteur attentif de leurs œuvres, montrait une certaine réticence à intervenir dans le débat, même si la doctrine de la transformation des espèces élaborée entre 1800 et 1802 lui donnait un instrument théorique lui permettant de réinterpréter les données et les observations de ses confrères67. Dans son mémoire publié en 1802, il se bornait donc à tracer les lignes générales de ses réflexions sur le sujet ; il faudra attendre 1809 pour qu’il présente en détail ses propres conceptions de l’homme dans le cadre d’une théorie générale sur le développement progressif du système nerveux et des facultés intellectuelles.

Espèces animales et espèces minérales

  • 68 Lamarck, an X (1802b), pp. 141-143.

84Le mémoire de Lamarck sur l’homme était suivi de deux brefs essais sur la définition des espèces en zoologie et en minéralogie. Dans le premier, Lamarck reconnaissait avoir longtemps cru qu’il existait dans la nature des « espèces constantes » ; cette erreur était d’ailleurs partagée par la plupart des naturalistes et s’expliquait par le fait que les transformations des formes de vie se produisaient sur des temps très longs et s’accompagnaient de changements tout aussi lents de la croûte terrestre. « Maintenant je suis convaincu que j’étois dans l’erreur à cet égard, et qu’il n’y a réellement dans la nature que des individus », affirmait l’auteur, avant d’ajouter : « Or si, relativement aux êtres vivants, la diversité de circonstances amène pour eux une diversité d’habitude, un mode différent d’exister, et par suite des modifications dans leurs organes et dans les formes de leurs parties, on doit sentir qu’insensiblement tout corps vivant quelconque doit varier dans son organisation et dans ses formes68. » L’auteur renvoyait le lecteur à son Hydrogéologie pour une discussion détaillée sur les changements intervenus à la surface du globe, mais il ne pouvait s’empêcher de résumer encore une fois sa thèse sur le mécanisme qui déterminait l’adaptation progressive des individus aux changements de conditions, et il le faisait en insistant exclusivement sur le rôle des habitudes acquises :

  • 69 Ibidem, p. 143.

85« Toutes les modifications que chaque corps vivant aura éprouvées par suite des mutations de circonstances qui auront influé sur son être se propageront sans doute par la génération. Mais comme de nouvelles modifications continueront nécessairement de s’opérer, quelle qu’en soit la lenteur, non seulement il se formera toujours de nouvelles espèces, de nouveaux genres et même de nouveaux ordres ; mais chaque espèce variera elle-même dans quelque partie de son organisation et de ses formes69. »

  • 70 Ibidem, p. 145. Voir Lyell, Principles of Geology, vol. II, 1832, et Corsi, 1978.

86Lamarck donnait ensuite des exemples concrets d’espèces qui se modifiaient à mesure que changeaient les conditions environnementales des endroits dans lesquels elles vivaient. Contrairement aux deux premières parties de l’œuvre, tous les cas cités par l’auteur étaient empruntés à la botanique. L’exemple le plus connu de Lamarck, et qui sera repris quelques années plus tard par le géologue anglais Charles Lyell contre la théorie de la transformation des formes de vie, était celui de la variété de formes qu’offrait le ranunculus acquatilis. Lorsque la plante vivait en eaux profondes, les feuilles qui émergeaient à la surface se présentaient comme finement découpées (r.a. capillaceus). Les feuilles des variétés qui vivaient dans des eaux moins profondes parvenaient à se développer hors de l’eau et présentaient une forme arrondie (r.a. folio rotundo et capillaceo). En outre, la plante arrivait à vivre sur des sols relativement secs, en donnant lieu à la variété r. hederaceus70. On pouvait donc affirmer qu’il existait de nombreux cas d’adaptation à des circonstances environnementales différentes, aboutissant à des variétés très marquées chez des individus de la même espèce.

  • 71 Lamarck, an X (1802)b, pp. 147-148.

87Lamarck insistait sur le point suivant : dans la nature, il existait uniquement des individus capables de se modifier lentement, graduellement, et aussi de préserver les modifications acquises à travers l’accouplement avec des individus qui s’étaient transformés de la même façon, en réponse aux mêmes situations ambiantes. Pendant des périodes relativement longues, étant donné la lenteur avec laquelle se produisaient les changements aussi bien géologiques qu’organiques, certains groupes d’individus présentaient des caractères relativement constants, qui se reproduisaient à travers la génération. Ainsi, la définition traditionnelle de l’espèce, que Lamarck lui-même avait acceptée dans ses œuvres de botanique, devait être revue radicalement : « Je donne le nom d’espèce à toute collection d’individus qui, pendant une longue durée, se ressemblent tellement par toutes leurs parties comparées entr’elles, que ces individus ne présentent que de petites différences accidentelles71. »

88Après avoir examiné le concept d’espèce en zoologie, à la lumière de ses réflexions sur la vie et ses transformations, Lamarck avait reconnu l’inexactitude de ses convictions précédentes. En revanche, sa façon d’aborder le concept d’espèce dans le règne minéral induisait l’auteur à réaffirmer vigoureusement ses thèses chimiques et minéralogiques, et à refuser les positions que René-Just Haüy avait exprimées dans son Traité de minéralogie (1801). Selon Lamarck, du même avis que Daubenton sur ce sujet, on ne pouvait parler d’espèces pour les minéraux, mais uniquement de sortes, d’agglomérats minéraux qui présentaient des caractéristiques semblables sous diverses formes, combinaisons, couleurs. Par ailleurs, pour Lamarck, toute forme minérale était le résultat de la dégradation des dépouilles organiques, soumises à un processus continuel de désagrégation.

  • 72 Haüy, an X (1801) ; Dolomieu, an IX (1801) ; Delamétherie in Buffon, an VII (1798)-1808, vol. 16, a (...)

89Les nouvelles doctrines minéralogiques, développées en particulier par Haüy et Dolomieu, tendaient au contraire à reconnaître et à définir rigoureusement le concept d’espèce minérale. Haüy avait peu à peu appliqué sa théorie cristallographique, et la définition de molécule intégrante sur laquelle elle se fondait, au système de classification des minéraux. Cette tentative avait été critiquée par les géologues et les minéralogistes de l’école « historique », comme Faujas de Saint-Fond, pour lesquels on ne pouvait considérer la minéralogie sans étudier la formation et le développement des différents minéraux au cours des ères géologiques, mais elle avait reçu l’important soutien de Dolomieu, doyen de la communauté des géologues français. Delamétherie lui-même, dans le volume ajouté à la minéralogie de Buffon pour l’édition de Sonnini de Manoncourt, se disait convaincu par la nouvelle doctrine de Haüy et regrettait seulement que son collègue ne se fût pas montré plus pressé de lui transmettre les données qu’il avait recueillies pour son Traité. Delamétherie reconnaissait avec candeur qu’il avait dû se servir de notes prises par des étudiants pendant les cours de Haüy au Muséum72.

  • 73 Lamarck, an X (1802)b, p. 150.

90Lamarck n’était pas disposé à faire la moindre concession aux derniers développements des théories de Haüy. Dans ses textes de chimie – aussi bien dans les Recherches sur les causes des principaux faits physiques que dans ses Mémoires de 1797 –, l’auteur avait repris certaines idées de Haüy, en les adaptant à sa propre doctrine minéralogique. Il admettait, en effet, l’existence de molécules intégrantes, ultimes composants de tout minéral, dotées d’une structure et d’une forme spécifique, qui identifiaient la forme de base des différents composants des sortes minérales. Mais il accueillit avec une certaine hostilité les tentatives de Haüy qui consistaient à fonder une taxinomie complète du règne minéral, fondée sur le critère de la forme des molécules intégrantes : « On enseigne à Paris, dans les cours, que la molécule intégrante de chaque sorte de composé est d’une nature invariable, et conséquemment qu’elle est aussi ancienne que la nature. Il y a par conséquent des espèces constantes parmi les minéraux73. » Pour Lamarck, au contraire, les molécules intégrantes subissaient des « changements dans le nombre et dans les proportions des principes qui la constituent ». Les molécules intégrantes identifiaient les formes générales des minéraux, c’est-à-dire des différentes sortes à un point donné de leur processus de dégradation, et ne pouvaient constituer les caractéristiques essentielles de formes spécifiques données.

  • 74 Ibidem, p. 156.

91Lamarck résumait pour la énième fois ses théories sur les différentes phases de la dégradation des débris organiques. Il insistait sur le fait que la minéralogie était la science de ces transformations, des lois générales de la décomposition, et non pas la classification inutile de toutes les phases évanescentes et extrêmement différentes du processus. Quand les minéralogistes comprendront cette vérité fondamentale, concluait Lamarck dans des termes qui, comme nous le verrons, remplirent de joie Sonnini de Manoncourt : « On ne s’occupera plus minutieusement de dénommer toutes les nuances de combinaisons terreuses, pierreuses et métalliques que l’on peut rencontrer dans les matières minérales, et d’en former des listes sans bornes, présentant une nomenclature à laquelle les langues grecque et latine ne pourront suffire pour la formation des noms de tant d’objets74. »

Recherches sur le fluide nerveux

  • 75 Ibidem, pp. 158-159. Bernardi, 1992.

92La dernière partie des Recherches était consacrée à l’étude du mécanisme responsable des sensations et des facultés intellectuelles des animaux qui possédaient un système nerveux. Encore une fois, les théories biologiques et physiologiques de Lamarck étaient présentées comme des applications particulières de ses doctrines chimiques. Il commençait ce mémoire en réaffirmant sa conviction qu’il existait des fluides subtils dans la nature ; il le terminait en soutenant que le « feu fixe », le « calorique », le « fluide nerveux » et le « fluide électrique » étaient en réalité des états différents d’une même substance. Si les lecteurs d’aujourd’hui ne prêtent que peu d’attention aux idées chimiques de Lamarck, ce dernier leur attribuait la plus grande importance. Il réfutait l’accusation selon laquelle l’étude des « fluides » ne respectait pas la « sévérité des principes » qui caractérisait la bonne science ; si l’on ne pouvait connaître directement les fluides en raison des limites de nos sens, il n’était possible de déduire leur action « que par des inductions et des déterminations d’analogie75 ».

  • 76 Ibidem, p. 164. Voir Burlingame, 1973 ; Shank, 1975 ; Burkhardt, 1977.

93L’un des éléments les plus importants de la nature, dans la chimie de Lamarck, était le feu, qui se présentait sous trois états fondamentaux : feu éthéré (élément dans sa pureté), calorique et feu fixe. À leur tour, les différents états de l’élément pouvaient subir certains conditionnements selon les situations dans lesquelles ils se trouvaient. Dans certaines circonstances, en contact avec des métaux particuliers ou des composés chimiques, le « feu éthéré » prenait la forme du « fluide électrique » et du fluide magnétique. Dans le corps animal, le feu fixe contenu dans les éléments se transformait, par le processus de la digestion, en calorique ; la tendance de tout élément à revenir à son état élémentaire faisait que le calorique se raréfiait progressivement jusqu’à rejoindre l’état de « fluide nerveux, c’est-à-dire de feu éthéré, animalisé par les circonstances où il se trouve76 ».

  • 77 Delamétherie, an XII (1804)a ; Journal du galvanisme, 1802-1803 ; Pera, 1986 ; Bernardi, 1992.

94Certaines pages du traité sur le fluide nerveux semblent reproduire des informations empruntées aux rapports sur les développements des sciences rédigés par Delamétherie. Il est certain que Lamarck avait à l’esprit les essais chimiques et physiologiques de l’époque. Son mémoire lui-même était peut-être une réponse à l’éditeur du Journal de physique, qui l’avait incité à orienter ses recherches vers le rapport entre les différents fluides, notamment électrique et nerveux, et à se pencher sur leurs mouvements dans les corps organisés. Quoi qu’il en soit, c’est dans ces années-là (1800-1803), que se manifesta en France – et en Europe – un regain d’intérêt particulièrement vif pour le galvanisme, l’électricité, et leurs rapports avec l’organisation animale. Delamétherie ouvrit largement les colonnes de son journal à ces débats (1800-1804) ; au cours des premiers mois de 1803, le médecin Jacques-Louis Nauche (1776-1843) fit sortir le premier numéro de son Journal du galvanisme, dans lequel le même Delamétherie publia certains essais77. Reprenant sa façon typique d’aborder la chimie, et qui était d’ailleurs également celle de Delamétherie, Lamarck lisait les études et les rapports sur des expériences menées par d’autres savants, puis il réinterprétait les résultats obtenus à la lumière de sa théorie des quatre éléments. Le feu éthéré, élément extrêmement ductile, pouvait se raréfier sous différentes formes de fluide subtil, lequel était doté de caractéristiques particulières. Cela expliquait tous les phénomènes électriques, magnétiques et nerveux.

  • 78 Lamarck, an X (1802)b, p. 164.

95Dans les théories physiologiques et biologiques de Lamarck, l’élément du feu éthéré, à travers ses différentes modifications, jouait un rôle fondamental : « Les expériences galvaniques nous ont appris que le fluide électrique qui agit si facilement sur les nerfs, en se transmettant avec célérité dans leur masse, a nécessairement beaucoup d’analogie avec le fluide nerveux, dont il ne diffère vraisemblablement, […] que par quelque modification […]78. » Si les nerfs étaient les « meilleurs conducteurs » du fluide, le cerveau était indubitablement l’organe qui en contenait la plus grande quantité : nerfs, cerveau et action du fluide nerveux constituaient les éléments organiques et chimiques qui donnaient lieu à toutes les facultés supérieures. Le fluide nerveux, qui circulait de la périphérie de l’organisme jusqu’au cerveau, laissait dans le cerveau la trace permanente de chaque sensation transmise. Ces traces constituaient les idées. Dans ce contexte, il n’était pas difficile d’expliquer des activités aussi complexes que la pensée et la volonté :

  • 79 Ibidem, p. 166.

96« La pensée, qui ne peut s’effectuer qu’à la suite d’idées préalablement acquises à l’aide des sens, et par l’impression du fluide nerveux qui les a successivement tracées au foyer de l’organe du sentiment, est un acte physique qui s’exécute dans ce foyer, c’est-à-dire dans le cerveau, qui le contient ou le compose79. »

  • 80 Ibidem, p. 168. Voir discussion sur ce point dans Burlingame, 1973, pp. 373-377.
  • 81 Lamarck, an X (1802)b, p. 184.

97La volonté était le résultat d’actions purement physiques ; Lamarck observait que l’on pouvait considérer le cerveau comme un « registre » où étaient imprimées toutes les idées acquises par l’individu qui « provoque à son gré une effusion de fluide nerveux dans ce registre, et la dirige dans telle de ses pages80 ». La « page », à son tour, pouvait orienter le fluide vers la partie qui avait envoyé au départ l’impression au cerveau, et provoquer ainsi le mouvement volontaire. L’action du fluide nerveux pouvait aussi bien expliquer le mécanisme du mouvement des muscles, à travers l’impulsion transmise à l’organe vital par la fibre nerveuse, que le mécanisme de la sensation. La nature n’avait évidemment pas construit d’un seul coup « une machine aussi merveilleuse » : « Elle l’a fait petit à petit et avec beaucoup de temps, en produisant successivement tous les degrés de composition par lesquels l’organisation animale a dû passer avant d’arriver à l’état où nous la voyons dans les animaux les plus parfaits. » En outre, « toute la merveille ici remarquée paroit résider entièrement dans la nature et dans les facultés particulières du feu éthéré81 ».

98Lamarck concluait rapidement son essai sur le système nerveux et les fluides en précisant que son « goût pour les idées concises et essentielles » ne lui permettait pas de donner dans ce texte une description exhaustive des phénomènes traités. Il développerait ces thèmes dans sa Biologie. Lamarck ne publia jamais le livre ambitieux auquel il pensait, mais il consacra toute la troisième partie de la Philosophie zoologique à la discussion du développement graduel du système nerveux et des facultés dont celui-ci dotait progressivement l’organisation animale, de la capacité à exécuter des mouvements musculaires jusqu’à l’apparition de la pensée et des idées abstraites.

99Les Recherches sur l’organisation des corps vivans sont la réponse d’un grand penseur « systématique » aux débats et aux prises de position qui ont animé le monde scientifique parisien à la fin du xviiie siècle. La conversion de Lamarck à une approche transformiste de l’histoire de la vie sur Terre, déjà privilégiée par certains de ses amis et confrères minéralogistes, n’était pas due à une seule influence ou à un seul facteur : les discussions de l’époque sur l’extinction des espèces, l’origine de la vie sur Terre, la génération spontanée, l’interprétation historique de l’arbre taxinomique ou de l’adaptation des êtres vivants aux modifications du milieu, ont certainement joué un rôle très important, mais ne suffisent pas à expliquer l’élaboration de la doctrine exposée dans les Recherches. Ceux qui, à l’instar de Richard Burkhardt, Ernst Mayr et Goulven Laurent, ont insisté sur l’importance de l’étude des invertébrés fossiles dans la conversion de Lamarck au transformisme devraient expliquer pour quelle raison le naturaliste, conscient dès 1796 de l’importance de ses recherches pour le débat sur l’extinction des espèces, a refusé pendant quatre ans de se ranger aux côtés de Delamétherie et de Faujas de Saint-Fond. Par ailleurs, il faut rappeler que Lamarck se montra fort réticent à l’idée d’utiliser des arguments d’ordre paléontologique à l’appui de sa théorie, et qu’il ne discuta jamais à fond l’importance de l’étude des invertébrés fossiles pour la transformation graduelle des formes de vie. Il est en tout cas surprenant que, dans le Discours ainsi que dans les Recherches, Lamarck n’ait jamais fait référence à sa collection d’invertébrés fossiles – pour laquelle il était connu et respecté – afin d’étayer sa thèse de la transformation graduelle des formes de vie. Dans les Recherches, la théorie de Lamarck reposait sur des arguments de dynamique organique, sur des phénomènes physiques observables, selon lui, dans le monde actuel : l’action et les propriétés des fluides, le développement de l’embryon, le mécanisme de l’usage et du défaut d’usage des parties.

100Quant à ceux qui ont vu dans la formulation de la doctrine de la génération spontanée la clé de la conversion de Lamarck au transformisme, il leur faudrait expliquer à leur tour pourquoi cette doctrine a été la dernière que le naturaliste eût élaborée entre 1800 et 1802. Le Discours de 1800 annonçait l’adhésion de Lamarck à la théorie de la transformation des êtres vivants, mais révélait sa réticence à accepter l’hypothèse de la génération spontanée. Comme nous avons essayé de le démontrer, la conversion de Lamarck au transformisme demandait une sérieuse remise en question de l’édifice théorique élaboré dans ses œuvres de physique et de chimie, les deux disciplines dans lesquelles il semblait avoir mis tous ses espoirs professionnels. Dans les Recherches, ses doctrines biologiques et zoologiques étaient étroitement liées à ses théories physiques et chimiques : Lamarck déclarait avec orgueil vouloir démontrer que sa physique et sa chimie, opportunément modifiées, étaient en mesure de mettre de l’ordre dans les discussions agitées de l’époque sur la vie et ses propriétés.

101L’analyse de la formation de la théorie lamarckienne a mis en évidence l’exigence d’élargir l’horizon des recherches historiques, et d’y inclure, sans peur de pécher par anachronisme, l’examen d’auteurs et de groupes de naturalistes condamnés au silence par une historiographie scientifique trop souvent soucieuse de légitimer l’épistémologie ou la sociologie courantes par d’opportunes reconstitutions du passé. La lecture du Discours de 1800 et des Recherches montre que les textes de Lamarck sont parfois plus intéressants et stimulants par ce qu’ils ne disent pas, ou disent à mi-voix, que par les thèses énoncées avec vigueur et fermeté. La compréhension de ces « silences » a exigé un examen systématique de la littérature naturaliste de l’époque, et l’identification du champ des autres options dans lequel Lamarck pensait ou essayait d’intégrer ses solutions. L’élargissement de l’horizon de nos recherches a permis de proposer quelques interprétations sur la formation de la pensée transformiste de Lamarck et sur le type de problèmes qu’il a dû affronter avant de se prononcer sur la question de l’origine de la vie et de ses modifications. L’examen du contexte théorique, institutionnel et politique qui caractérisait les sciences naturelles françaises de l’époque permettra également d’apporter une contribution concrète à la reconstitution de la « fortune » et des déformations des théories lamarckiennes dans la France du début du xixe siècle.

Notes

1 Lamarck, 1944, p. 270.

2 Ibidem, p. 271.

3 Lamarck, an X (1802) a. Dans ce chapitre, nous analyserons le texte des Recherches de 1802, généralement négligé par les historiens de Lamarck. Nous avons tenu compte des indications générales de Burlingame, 1973a, de Burkhardt, 1977 et de Barsanti, 1979, même si nous n’aboutissons pas toujours aux mêmes conclusions.

4 Lamarck, 1809, vol. I, « Introduction ».

5 Voir chap. V, section 3.

6 Lamarck, an X (1802)b, pp. 2-3.

7 Ibidem, p. 5 ; cf. Lamarck, 1809, vol. I, p. 10.

8 Lamarck, an X (1802)b, pp. 7-8 ; cf. Lamarck, 1809, vol. I, p. 374 ; vol. II, p. 54.

9 Dans ce passage, Lamarck reprend le texte exact de ses mémoires de 1797, pp. 241-242 et 260-264.

10 Lamarck, an X (1802)b, pp. 8-9.

11 Ibidem, pp. 9-10.

12 Cf. Lamarck, 1809, vol. Ii, pp. 97-112, 118-121, 166-167 ; Lamarck, 1815-1822, vol. I, pp. 60 et 182.

13 Lamarck, an X (1802)b, pp. 12-14.

14 Ibidem, pp. 36-37.

15 Ibidem, pp. 41-42, citation p. 42. Voir Cuvier (1800-1805), vol. I, p. 59.

16 Lamarck, an X (1802)b, pp. 42-43 ; cf. Lamarck, 1809, vol. I, pp. 108-109.

17 Lamarck, an X (1802)b, p. 45.

18 Ibidem, p. 44.

19 Ibidem, p. 48.

20 Ibidem, p. 49.

21 Ibidem, p. 50. On remarquera la polémique contre Cabanis. Cf. Cabanis [1823],

22 Lamarck, an X (1802)b, p. 53.

23 Ibidem, p. 61.

24 Ibidem, pp. 53-54.

25 Ibidem, p. 54.

26 Ibidem, p. 208.

27 Ibidem, pp. 60-61.

28 Ibidem, pp. 64-65.

29 Ibidem, pp. 65-66.

30 Ibidem, p. 184.

31 Ibidem, pp. 42-43.

32 Ibidem, loc.cit.

33 Ibidem, p. 202.

34 Cuvier, an VIII-XIV (1800-1805), vol. I, pp. IV-VI, et 1-12.

35 Lamarck, an X (1802)b, pp. 69-70. Sur le thème de la « religion » de Lamarck, voir Omodeo, 1969, « Préface » ; Jordanova, 1976 ; Barsanti, 1979 ; Barthélemy-Madaule 1979 ; Grassé, 1981.

36 Lamarck, an X (1802)b, pp. 70-71.

37 Ibidem, p. 70.

38 Ibidem, p. 79.

39 Ibidem, p. 80.

40 Ibidem, p. 82.

41 Voirchap. II.

42 Lamarck, an X (1802)b, pp. 72-73.

43 Ibidem, pp. 74-78.

44 Ibidem, p. 78.

45 Ibidem, pp. 88-89.

46 Ibidem, p. 92.

47 Ibidem, p. 94-95.

48 Ibidem, p. 97.

49 Ibidem, p. 95.

50 Ibidem, p. 90.

51 Ibidem, p. 102. Sur cet aspect de la pensée de Lamarck, voir Burlingame, 1973a, pp. 346-348.

52 Lamarck, an X (1802)b, pp. 104-105 ; cf. Lamarck, 1809, vol. II, p. 84.

53 Lamarck, an X (1802)b, p. 108.

54 Ibidem, pp. 113-114 ; voir Vartanian, 1950 ; Omodeo, 1959 ; Barsanti, 1979.

55 Lamarck, an X (1802)b, p. 112.

56 Ibidem, pp. 115-120, cit. p. 120.

57 Ibidem, p. 123.

58 Greene, 1959 ; Bynum, 1976 ; Rossi, 1979 ; Blanckaert, 1981 et 1997 ; Stoczowski, 1995.

59 White, 1799 ; Virey an IX (1800)a ; à propos des débats sur l’origine de l’homme et sur l’œuvre de Blumenbach, voir Bynum, 1974 et les auteurs cités plus haut, note 58.

60 Virey, an IX (1800)a, et an XI (1803), article « Nègre », dans le Nouveau Dictionnaire d’histoire naturelle.

61 Latreille, in Buffon, an VII (1798)-1808, vol. 36, an X (1802), p. 88.

62 Ibidem, p. 271 ; cf. pp. 157-160.

63 Lamarck, an X (1802)b, p. 124. Stoczowski, 1997.

64 Ibidem, pp. 125-127.

65 Ibidem, p. 126.

66 Ibidem, p. 134.

67 Voir Moravia, 1974a, et Barsanti, 1979 ; P. Ornodeo a attiré mon attention sur l’ouvrage de l’abbé A. Fortis, Mémoires pour servir à l’histoire naturelle et principalement à l’oryctographie de l’Italie et des pays adjacens, Paris, J.J. Fuchs, an X (1802), dans lequel il défendait la doctrine de la transformation graduelle des formes de vie, y compris de la vie humaine. Sur Fortis et ses rapports avec Delamétherie, Faujas de Saint-Fond et Lamarck, voir Ciancio, 1995.

68 Lamarck, an X (1802b), pp. 141-143.

69 Ibidem, p. 143.

70 Ibidem, p. 145. Voir Lyell, Principles of Geology, vol. II, 1832, et Corsi, 1978.

71 Lamarck, an X (1802)b, pp. 147-148.

72 Haüy, an X (1801) ; Dolomieu, an IX (1801) ; Delamétherie in Buffon, an VII (1798)-1808, vol. 16, an Viii (1800) ; Lacroix, 1921 ; Orcel, 1944, 295-301 ; Lacroix, 1944 ; Burke, 1969 ; Mauskopf, 1976 ; Laudan, 1987.

73 Lamarck, an X (1802)b, p. 150.

74 Ibidem, p. 156.

75 Ibidem, pp. 158-159. Bernardi, 1992.

76 Ibidem, p. 164. Voir Burlingame, 1973 ; Shank, 1975 ; Burkhardt, 1977.

77 Delamétherie, an XII (1804)a ; Journal du galvanisme, 1802-1803 ; Pera, 1986 ; Bernardi, 1992.

78 Lamarck, an X (1802)b, p. 164.

79 Ibidem, p. 166.

80 Ibidem, p. 168. Voir discussion sur ce point dans Burlingame, 1973, pp. 373-377.

81 Lamarck, an X (1802)b, p. 184.

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