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Évolutionnisme et fixisme en France

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Cédric Grimoult

Deuxième partie. La grande polémique 1825-1832

Chapitre 4. L’empirisme de Cuvier

Texte intégral

1Les historiens N. et J. Dhombres ont montré que la lutte entre empirisme et rationalisme reprend au début du xixe siècle. En France, le premier courant domine à cette époque, en réaction contre l’esprit philosophique des Lumières. Cet avatar de l’opposition entre l’idéalisme platonicien et un certain empirisme aristotélicien reste donc très vif, alors que se mettent en place les critères de scientificité des sciences naturelles et, tout particulièrement, de la biologie.

La bataille du positivisme

2Le mot biologie est utilisé pour la première fois par Lamarck en 1802 pour désigner l’étude des êtres vivants. Toutefois, c’est l’expression « histoire naturelle » qui est, pendant cette période, la plus fréquemment utilisée. Et il existe entre ces dénominations une différence essentielle. L’histoire, dans cette acception, est par définition la « partie des connaissances humaines reposant sur l’observation et la description des faits et dont l’acquisition met en jeu la mémoire » (Petit Robert, 1984). Elle se différencie en cela à la fois de la philosophie et de la science, objets de raison, et de la poésie et des beaux-arts, qui sont des objets d’imagination.

3Ainsi, au début du xixe siècle, il existe une différence très nette, n’ayant plus cours aujourd’hui, entre l’histoire naturelle qui s’occupe de l’observation des objets naturels, de leur description et de leur classification et la philosophie naturelle qui explique les causes et les circonstances des phénomènes constatés. Pour les naturalistes de cette époque, la biologie est d’autant plus scientifique qu’elle englobe un grand nombre de faits bruts. Il ne s’agit pas encore d’une science explicative. Cette définition peut surprendre, parce qu’elle ne correspond plus à la vision actuelle des sciences biologiques, mais elle permet de comprendre en partie l’opposition entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire.

4Cette inébranlable foi en la valeur supérieure des « faits positifs », pour reprendre la terminologie qu’emploient aussi bien Georges Cuvier qu’Auguste Comte à partir de 1840, rencontre une faible opposition issue des Lumières. Celle-ci disparaît d’ailleurs avec la domination du positivisme, assimilé plus tard à un empirisme nouvelle manière.

5Auguste Comte entreprend la rédaction des Cours de philosophie positive, publiés de 1830 à 1842, en 1826. Son œuvre est donc parfaitement contemporaine du débat anatomique et paléontologique entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire. De plus, Comte cite Cuvier dès la « Première Leçon » : « Mais on peut affirmer que tout ce qui, dans leurs [ceux des métaphysiciens] écrits, ne consiste pas, suivant la judicieuse expression d’un illustre philosophe positif (M. Cuvier), en métaphores prises pour des raisonnements, et présente quelque notion véritable, au lieu de provenir de leur prétendue méthode, a été obtenu par des observations effectives sur la marche de l’esprit humain, auxquelles a dû donner naissance, de temps à autre, le développement des sciences » (Comte, 1990, p. 84).

6Comte abonde parfaitement dans le sens de Cuvier lorsqu’il explique que les métaphysiciens ne peuvent se passer d’invoquer, afin d’expliquer les mystères de la nature, des puissances irrationnelles, dont l’essence est inconnaissable, sans fondement réel. Au contraire, les plus scientifiques, ceux qui sont dans le vrai, ne raisonnent que sur des faits, quitte à refuser d’expliquer. Le scientifique, au contraire du métaphysicien, refuse « de recourir à une force mystérieuse pour justifier l’origine, les propriétés, le comportement des êtres vivants » (Jacob, 1970, p. 265).

7Dans sa théorie épistémologique des états successifs de la connaissance humaine, Auguste Comte place la science objective au sommet de l’évolution des idées. Les chercheurs tenteraient d’abord de résoudre leurs problèmes avec des réponses théologiques. Puis viendrait l’état métaphysique. Il est caractérisé par la même recherche des causes premières, mais au lieu d’imaginer, ou plutôt de croire en un dogme révélé, on argumente. Cet état est plus positif que le précédent car il révèle une certaine quête de rationalité. Mais l’état métaphysique ressemble au stade théologique par le peu d’attention porté aux faits. L’esprit positif révèle une intelligence adulte, qui renonce à des recherches dont l’homme a fini par mesurer l’inanité, celles des causes premières ou finales. On s’attache désormais aux lois de la nature. Celles-ci sont alors perçues comme des causes au sens de relations qui rattachent chaque phénomène à ce qui lui est extérieur et déjà connu.

8Les idées théoriques de Cuvier s’intègrent tout à fait dans l’empirisme teinté de positivisme qui anime la recherche pour la majorité des scientifiques de l’époque. Geoffroy fait, à cet égard, figure d’un marginal et est critiqué sur ce plan par Cuvier.

9Néanmoins, et c’est le plus important, Auguste Comte se range du côté de Geoffroy Saint-Hilaire lors du débat de 1830. En effet, si Cuvier estime que la question de l’origine des espèces n’appartient pas au champ d’investigation scientifique, il recourt explicitement au dogme religieux pour légitimer ses études paléontologiques et anatomiques, parfaits exemples d’idées issues de la pensée typologique (Mayr, 1989). Comte fait d’ailleurs remonter les origines du débat à Lamarck, ce qui montre que, pour lui, la question de l’origine des espèces y a été abordée. Comte classe Lamarck dans la catégorie des bienfaiteurs de l’humanité.

10Ainsi, à l’exemple d’Auguste Comte et de Georges Cuvier, la plupart des savants du début du xixe siècle restent prudents quant au maniement des concepts et des outils théoriques. Il faut dire que les dangers de l’intrusion de la réflexion métaphysique en science sont grands, dus à la relative satisfaction intellectuelle que cette discipline suscite. Le risque essentiel qui entoure le naturaliste attiré par la métaphysique est de mettre un frein au progrès scientifique. Le métaphysicien croit en effet apporter des réponses définitives, répond trop vite aux questions abordées ou baptise « inconnaissable » le simple inconnu. Mais le positivisme restreint aussi la portée de la science. Il limite son champ d’investigation, et tend à considérer le simple inconnu comme étant à jamais inconnaissable. Si les scientifiques retardent leurs explications des phénomènes naturels, la marche de la science s’en trouve ralentie, ce que refusent d’accepter les rationalistes.

11Certains scientifiques du début du xixe siècle refusent de donner une base pragmatique à leurs travaux. Leurs théories, fondées sur des systèmes a priori, n’étaient pas plus vérifiables par l’expérience que par les principes directeurs qui les organisaient : « Quelques penseurs n’offraient pas ce front serein de refus (comme Cuvier dont les principes sont très limités quant à la généralisation) ni n’avaient la modestie de Geoffroy Saint-Hilaire : il leur fallait hic et nunc des lois générales [les auteurs pensent que c’est le cas de Lamarck] » (Dhombres, 1989).

12Cuvier rejette donc violemment les méthodes des philosophes de la Nature qui développent des idées générales et prêtent à la nature des « tendances » et des « devoirs », qui sont des assertions finalistes. Pour Schelling, par exemple : « Les transformations générales et constantes, que la nature opère dans la production des diverses espèces, proviennent d’un seul et même type fondamental qui se répète sans usure avec des rapports qui changent toujours. »

13Georges Cuvier lie d’ailleurs Étienne Geoffroy Saint-Hilaire à ces théoriciens. Il part du principe que ses idées, déjà proposées dans l’histoire des sciences, n’ont pu jusqu’à présent être prouvées. Cuvier les écarte donc d’avance parce que ses prédécesseurs l’avaient fait avant lui, et ceci sans étudier les nouvelles preuves apportées par Saint-Hilaire.

14La métaphysique était réapparue avec le spectre de la loi universelle, qui semblait réintroduire l’idée de cause finale sous un autre nom. Laplace, le grand astronome, mathématicien et physicien français, approuve pourtant Geoffroy Saint-Hilaire lorsque ce dernier, prenant exemple sur la physique et la chimie de son temps, tente de trouver des lois invariables et simples en anatomie. Le célèbre mathématicien écrit au précédent : « Vous pensez comme Newton : universitas illa quae est in corporibus animalium » (in I. Geoffroy Saint-Hilaire, 1847, p. 142). Toutefois, toujours selon Laplace, il ne fallait pas rechercher de généralité plus grande, car c’est là que réside le danger métaphysique.

Cuvier ne dépasse-t-il pas également les faits ?

15Cuvier reconnaît comme avérés, dans le cadre de son épistémologie étriquée, les seuls faits particuliers. S’est-il pour autant borné à formuler des lois toujours moins spéculatives ? Cuvier élabora peu de principes, alors qu’il mit en évidence une grande quantité de phénomènes nouveaux, tant en anatomie qu’en paléontologie. Il est certain que les risques de la taxinomie étaient suffisants pour Cuvier, dont les vues ne pouvaient que restreindre la portée de la science. La science considérée comme utile au xixe siècle délaisse les événements extraordinaires, ou non répétitifs. Or, en introduisant le concept de révolutions, ces bouleversements catastrophiques qui auraient frappé périodiquement la Terre, Cuvier crée la paléontologie des vertébrés en tant que science. Les phénomènes qu’il y intègre entrent désormais dans un cadre de causes et d’effets. Il devait donc aussi formuler des assertions généralisées et peu contrôlables.

16Globalement, la méthode de Cuvier souffre de failles profondes. Aussi faut-il rester prudent lorsque Georges Becker écrit à ce sujet : « L’absence de toute rêverie, ce que nous appellerons une objectivité absolue, une précision quasi mathématique en fait quelque chose d’inédit et qui a dû frapper toute l’opinion savante de l’époque. Il est impossible d’expliquer autrement l’influence énorme et l’audience que Cuvier a connues autrement que par la force de conviction qu’entraînait un mode d’exposition si prudent et si fourni de preuves qu’il apparaissait inattaquable » (Becker, 1970).

17Le baron Cuvier précise en effet rarement sa véritable méthode scientifique. Il faut garder à l’esprit la critique que Blainville, élève de Cuvier, apporte dans l’Histoire des sciences de l’organisation : « Esprit pénétrant, il [Cuvier] parut capable de tout ; mais n’aborda jamais aucune difficulté sérieuse pour la résoudre ; il savait choisir tout ce qui se prêtait à une exposition rapide et facile ; éloignant avec soin toutes les difficultés, et ne les laissant même pas soupçonner à ses lecteurs. Il écrivait le plus souvent pour ceux qui lisent, mais pas pour ceux qui étudient » (in Pelseneer, 1919).

18Même si cette critique est injuste à l’égard du grand anatomiste, elle a le mérite de relativiser la portée des propos que Cuvier souhaitait absolus. Blainville s’est complu, à l’inverse, à démystifier l’œuvre de son aîné en relevant toutes ses fautes de détermination (Ducrotay de Blainville, 1890), en retraçant les étapes des progrès de Cuvier dans l’établissement d’une classification « naturelle ». Ce dernier essaie d’abord les critères les plus traditionnels (tarse, mâchoire, artère). Georges Cuvier tente ensuite de fonder la classification sur le système de la génération tout d’abord, puis sur celui de la circulation, et enfin de la nutrition. Mais ceux-ci sont tous arbitraires. En fait, ce sont toujours des systèmes a priori qu’il confronte aux faits. Blainville nous signale aussi beaucoup d’hypothèses sans consistance (Ducrotay de Blainville, 1890, pp. 113-114).

19Dans le Discours préliminaire de ses Principes de philosophie zoologique discutés en mars 1830 au sein de l’Académie royale des sciences, Geoffroy montre que la méthode établie en anatomie comparée par Cuvier « n’est ni logique ni philosophique », si elle considère comme analogues les membres antérieurs des mammifères supérieurs jusqu’aux fissipèdes, mais non au-delà : « [...] on s’était proposé d’obtenir [...] un tableau de la diversité devant servir à la distinction des êtres. [...] on l’a fait au moyen [...] d’une semi-ressemblance, [...] vague idée d’analogie. Il faut d’abord expliquer ce que l’on nomme “la ressemblance” » (E. Geoffroy Saint-Hilaire, 1847, p. 6).

20Blainville explique également les changements pragmatiques de méthode auxquels recourt Cuvier, qui s’effraie parfois d’aller très loin dans ses remarques. Lorsque la méthode est devenue silencieuse (c’est exactement le cas avec les « crocodiles » de Caen), alors Cuvier change de système : pourquoi la nature agirait-elle uniformément ? On ne recherche plus de rapports, mais des faits différents. Tout son système se révèle alors incohérent.

21En anatomie, Cuvier amalgame les faits et les éléments de doctrines, ce qui ne correspond pas à sa position de principe épistémologique. Cuvier éclaire (mal) les ruptures à l’intérieur des embranchements par rapport aux ruptures entre les unités taxinomiques supérieures. Ainsi, Cuvier justifie-t-il la catégorie des poissons d’abord de façon vraisemblable, bien qu’insuffisante : « Elle est destinée en totalité par sa conformation à vivre, à se mouvoir, à exercer les actes essentiels à sa nature dans l’élément aqueux. » Puis de manière peu scientifique : « C’est là leur place dans la Création. Ils y ont été dès l’origine, ils y resteront jusqu’à la destruction de l’ordre actuel des choses » (d’après Laurent, 1987, p. 92). Il s’agit d’une de ses « vaines spéculations métaphysiques » (Cuvier et Valenciennes, 1828, 1, p. 401) qu’il dénonce lui-même, d’une affirmation de son a priori créationniste et fixiste qu’il défend comme un dogme.

22Selon G. Laurent, pour Cuvier, une loi rationnelle satisfait l’esprit mais n’est pas utile dans la recherche zoologique et paléontologique. Il justifie ainsi ses ambiguïtés. Cuvier se laisse donc entraîner dans la métaphysique lorsqu’il prétend reconstituer l’organisme à partir d’un seul os. Le paléontologue sait qu’il utilise ses grandes connaissances empiriques pour y parvenir. Cuvier se vante pourtant d’avoir établi une loi anatomique, sans doute pour bénéficier du prestige accordé à celui qui a percé un mystère de la nature. En réalité, il ne s’agit pas d’une loi, mais d’une induction. Cuvier sait d’ailleurs pertinemment qu’il existe une infinité de combinaisons possibles entre les organes des animaux. Il entre donc en contradiction avec ses proclamations, puisqu’il se révèle extrêmement pragmatique.

23La méthode empiriste de Cuvier n’a donc qu’une valeur partielle. D’ailleurs, le célèbre anatomiste avoue lui-même se référer presque autant à une déduction tirée de principes a priori que de faits observés lorsqu’il estime que les lois de la nature sont « tellement établies par la nature des choses, que nous les déduisons presque autant du raisonnement que de l’observation. » (Cuvier, 1812b).

24Cuvier laisse alors parfois la théorie prendre le pas sur les faits. Quand il étudie des animaux qui semblent déroger aux lois qu’il a créées, Cuvier les juge mal organisés. C’est le cas des tardigrades, dont il écrit : « On leur trouve si peu de rapports avec les différentes parties de leurs corps [et ils] semblent tellement en contradiction avec les règles de coexistence que nous trouvons établies dans tout le règne animal, que l’on pourrait croire qu’ils sont les restes d’un autre ordre des choses » (Cuvier, 1817, 1, p. 223).

25Cuvier ne semble pas pour autant vouloir rendre sa loi conforme aux faits : c’est la réalité qui est coupable ! Les espèces fossiles seraient ainsi assez souvent mal bâties. Cuvier refuse même parfois de remettre en cause ses lois anatomiques alors qu’elles sont contredites dans la réalité, au nom d’une vision globale extérieure aux faits : « Cuvier n’a que rarement appliqué ses audacieux principes [...], il a construit des cadres tout à fait artificiels et un tableau d’ensemble par trop arbitraire » (Dagognet et Foucault, 1970).

26Parce qu’il est attiré par la généralisation, cet aboutissement des recherches qui procure à la fois la plus vive satisfaction intellectuelle et le plus grand prestige, Cuvier élabore aussi des théories. Le catastrophisme en est un exemple. Il est présenté de façon caricaturale et théâtrale, c’est-à-dire très « romantique », dans son Discours. Cuvier possède donc « l’art de mettre en scène cette capacité synthétique » (Dhombres, 1989).

27Cuvier créerait ainsi une biologie imaginaire en commettant de graves erreurs dans ses prétendues descriptions. Il signale parfois l’existence d’organes invisibles lors de la dissection ou passe sous silence la présence de connexions évidentes. Trop systématique, le brillant naturaliste nie, par exemple, le système du cœur et des globules chez les insectes. Ses divisions sont arbitraires et il aurait, pour F. Dagognet, poussé jusqu’au fourvoiement les idées extrémistes de ses prédécesseurs, surtout Daubenton, qui lie anatomiquement le système digestif aux organes de la locomotion. Cet administrateur zélé a cherché à répartir les animaux. Mais Cuvier n’a que rarement appliqué ses audacieux principes ; il a construit des cadres arbitraires et artificiels pour ses classifications.

28P. Pellegrin s’étonne de ses envolées théoriques : « [...] comment un esprit aussi prudent, un chercheur aussi attaché à la religion du “fait brut”, un expérimentateur aussi tatillon a-t-il pu se laisser aller à de telles spéculations ? Et comment a-t-il pu montrer tant d’insolente certitude à l’égard de telles erreurs ? [...] ce refus du transformisme procédait avant tout d’une prudence qu’on a souvent tenue pour excessive mais qui finalement ne l’était pas tant que cela, puisque les thèses en questions sont fausses [il est bien évident que l’on ne peut souscrire à ce dernier membre de phrase, hors de tout propos scientifique et historique] » (Pellegrin, 1992, p. 7). En fait, « Cuvier a donc procédé comme tous les savants saisis par le démon de la philosophie : il a mis la science [...] au service de thèses qui relèvent d’un tout autre domaine que scientifique » (Pellegrin, 1992, p. 37).

29Cuvier ignore les découvertes géologiques de son siècle et reste donc neptuniste (c’est-à-dire partisan d’une origine sédimentaire de toutes les roches) et anti-actualiste. Selon certains historiens, son Discours est plus poétique et romantique que véritablement scientifique. Le paléontologue Marcellin Boule, par exemple, estimait dans ses recherches historiques que Cuvier est, en géologie, aussi philosophe que les autres auteurs.

30Ainsi Cuvier contredit-il le principe de l’empirisme selon lequel l’explication pourrait se réduire à une description plus détaillée. L’analyse théorique ne peut se limiter à la mise en ordre de l’observation et, quand des réalités supplémentaires sont supposées, elles doivent être de nature observable. Son œuvre est loin d’être empirique, mais il adopte une idéologie adaptée au combat contre le transformisme.

Cuvier refuse la primauté des idées sur les faits en science

31Cuvier attaque donc Geoffroy Saint-Hilaire en parallèle sur un second point de méthode. Le transformisme souffrirait selon lui d’un mal incurable : Geoffroy Saint-Hilaire serait parti d’un a priori, d’une idée préexistante aux faits. Or, la théorie épistémologique dont se réclame Cuvier s’oppose à cette possibilité méthodologique, associant la synthèse à la métaphysique. Le mot a priori désigne une idée non fondée sur des faits, que l’on prend en compte avant toute étude précise d’un sujet, ou qui se révèle complètement inaccessible aux faits positifs. Le mot a posteriori s’emploie donc pour caractériser une hypothèse qui se dégagerait de l’étude des faits, après en avoir pris connaissance, et sans lien nécessaire avec quoi que ce soit d’extérieur à la question traitée. Cuvier triomphe-t-il en l’espèce de Geoffroy parce que ce dernier part de ses théories pour en venir aux faits, alors que la bonne méthode refuse de laisser l’initiative aux a priori ? La théorie de l’évolution serait-elle seulement un « programme métaphysique de recherche » (Popper, 1981, p. 241) ?

32Dans l’article « Nature » (1825), Cuvier discute d’assertions courantes chez certains de ses contemporains. Il les considère comme relevant de la métaphysique, parce qu’elles sont des déductions basées sur des a priori dangereux. Le naturaliste refuse, entre autres, l’idée de la chaîne des êtres, émise par Aristote, et reprise par Bonnet au xviiie siècle. En effet, pour Georges Cuvier, on n’a jamais trouvé les maillons permettant de passer d’une classe du règne animal à une autre. La connaissance des espèces vivantes et fossiles devenant toujours plus parfaite, les chances pour que ces animaux n’aient pas encore été découverts sont très faibles. Cuvier peut ainsi déclarer que l’on doit ignorer la chaîne des êtres. C’est, selon lui, un bel exemple de théorie métaphysique, puisqu’elle ne possède aucune base réelle.

33Georges Cuvier emploie le terme métaphysique pour désigner les principes généraux d’une science, sens qui lui a été donné au xviiie siècle. Il ne doit pas être confondu avec l’acception du terme utilisé par Descartes dans les Méditations métaphysiques et par Leibnitz dans son Discours de la métaphysique. Pour Cuvier, il a une nuance péjorative. L’adjectif métaphysique est alors associé à « obscur », opposé à « factuel ». La métaphysique désigne donc la science de l’esprit et des idées, et représente le règne de l’abstraction, que tout scientifique doit éviter. Cuvier accuse Geoffroy, d’une manière générale, de toujours vouloir englober les faits dans une théorie.

34Le mot métaphysique désigne également l’ensemble des idées non scientifiques qui concernent les causes initiales ou finales. Ces mythes entretiennent généralement un sentiment de crainte, d’humilité et de respect, qui résulte de la connaissance des mystères ultimes de la vie et de l’univers. Ils ne correspondent en rien aux critères de la démarche scientifique.

35Cuvier amalgame ces deux définitions du terme métaphysique. Il estime que, si les théories de Geoffroy ne sont absolument pas valides, cela provient de leur origine même : les causes finales sont improuvables. Aussi Cuvier prononce-t-il d’avance l’exclusion des idées de Geoffroy hors du champ d’investigation de la science. Cette opposition se révèle extrêmement forte à l’encontre du transformisme, hypothèse que Cuvier estime gratuite : « Cette idée [est] peut-être la plus superficielle et la plus vaine que nous avons déjà eue à réfuter » (Cuvier, 1799, vol. 1, p. 101).

36Cuvier ne se reconnaît pas dans les prédécesseurs du transformisme, auxquels se rattache Geoffroy. Il qualifie les apports scientifiques de Buffon, le maître de Lamarck et le plus célèbre naturaliste français du xviiie siècle, de « brillantes chimères » et de « subtilités métaphysiques » (in Roule, 1926).

37Lors de son Éloge de Cuvier lu à l’Académie le 4 août 1833, Laurillard exprime encore la même idée, qui était d’ailleurs très partagée à cette époque : « Il faut travailler, non dans le but d’appuyer une théorie, parce qu’alors l’esprit préoccupé n’aperçoit que ce qui la favorise, mais dans le but de découvrir la vérité, parce que de la vérité se déduiront les vraies théories, les vrais principes philosophiques, la vérité étant à elle seule toute la philosophie. »

38Georges Cuvier partage avec la plupart des naturalistes et des physiciens français de son temps la foi en la supériorité de l’esprit d’analyse sur l’esprit de synthèse. L’analyse part de la chose à prouver tandis que la synthèse démontre directement à partir du déjà connu. Il résulte du choix entre ces deux méthodes, que certains ont pris pour impératif, une tension, un dilemme qui est à l’origine des remarques du baron Cuvier à l’égard d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire. Si Cuvier considère qu’une métaphysique (au sens de recherche rationnelle des causes de l’univers) peut venir couronner l’achèvement d’une science, celle-ci se conçoit comme étant une construction déductive à partir des faits, soit une conception a posteriori.

39Le courant doctrinaire (au sens scientifique, et non politique du terme) auquel appartient Georges Cuvier, est en effet hostile à toute construction intellectuelle a priori, c’est-à-dire synthétique (Dhombres, 1989). Ce courant épistémologique, pour lequel la raison occupe une place très secondaire dans la démarche scientifique, n’a plus aucune portée aujourd’hui. Il ne propose pas de véritable définition de l’abstraction, définie comme un cas particulier de l’attention. Cuvier reste pourtant fidèle à Condillac (1715-1780), philosophe français, qui s’était proposé d’analyser les connaissances à partir de ses composants élémentaires. À la suite des philosophes anglais, ce dernier n’admet que les sensations comme source d’où dérivent toutes les idées et opérations mentales. Il considère ainsi le « moi » non plus comme une substance pensante en soi, mais comme la succession et la transformation des sensations. C’est ce qu’il exprime dans le Traité des systèmes en 1754 : « Je n’ai adopté aucun système, je les crois souvent propres à arrêter le progrès de la physique : ils sont en général très nuisibles aux sciences. Pour les former, on fait des hypothèses et des suppositions gratuites et souvent inconcevables ; après les avoir répétées dix ou douze fois, on croit les avoir approuvées, et on part de là pour dire : nous avons démontré. »

40Cet empirisme extrême est ainsi formulé par le baron Cuvier : « Cependant, puisque ces rapports sont constants, il faut bien qu’ils aient une cause suffisante ; mais comme nous ne la connaissons pas, nous devons suppléer au défaut de la théorie par le moyen de l’observation ; elle nous sert à établir des lois empiriques qui deviennent presque aussi certaines que les lois rationnelles, quand elles reposent sur des observations assez répétées [...] [les lois de la vie sont] tellement établies par la nature des choses, que nous les déduisons presque autant du raisonnement que de l’observation » (Cuvier, 1812b, p. 3). Ici apparaît l’illusion empiriste. Pour ceux qui y adhèrent, la théorie prend parfois le pas sur les faits, alors que le chercheur croit avoir évacué toute idée préconçue. Les phénomènes ne se laissent pas percevoir sans « vision du monde » préalable.

41Ainsi Cuvier, comme tous les doctrinaires, cherche-t-il à établir les lois générales auxquelles la science aboutit. Tout aussi fondées que les faits, ces lois devraient être perçues comme évidentes et, en ce sens, a posteriori. Cuvier fait preuve quelquefois d’un véritable empirisme dans ses pratiques anatomiques. C’est le cas lorsqu’il découvre le principe des corrélations, selon lequel les parties d’un animal lui sont spécifiques, ce qui permet d’identifier un être vivant à l’aide de quelques-uns de ses fragments seulement : « Tout être organisé forme un ensemble, un système unique et clos, dont les parties se correspondent mutuellement, et concourent à la même action pour une réaction réciproque. Aucune de ces parties ne peut changer sans que les autres changent aussi ; [...] chacune d’elles, prise séparément, indique et donne toutes les autres » (1992, p. 97).

42Lorsque Cuvier identifie les os de la Roussette de Montmartre, épisode qui marqua fortement les esprits, il applique réellement le principe des corrélations. Il s’agit d’un savoir empirique au même titre que celui de la fermière qui sait ce qu’a mangé son fils en découvrant un pilon de poulet dans son assiette : elle ne croira pas qu’il a mangé du mouton ou du porc. C’est donc parce qu’il avait déjà vu des os de roussette qu’il put identifier ceux de Montmartre et dévoiler ainsi sa grande culture anatomique, plus que sa pensée déductive. La structure du raisonnement de Cuvier dans cet exemple précis est une inférence immédiate :

  • Si toutes les espèces ont entre elles des os différents, alors chaque os identifie une espèce.
  • D’autre part, chaque animal est adapté à son régime alimentaire.
  • Donc, sa structure globale est adaptée à son régime alimentaire.

43Le principe des corrélations ne fonctionne de toute façon qu’a posteriori, comme le prouvent les tentatives de reconstitutions des animaux disparus à partir de quelques fragments, à l’époque de Cuvier, comme aujourd’hui.

44Il peut être bon, à ce propos, de rappeler une seconde anecdote (d’après Hamblin, 1973, p. 74). Les restes du premier dinosaure qui devait être identifié et décrit comme tel furent exhumés en 1822 dans le Sussex en Angleterre, par Mary Anne Mantell. Femme d’un médecin passionné par les fossiles, elle trouva un caillou dans lequel une dent semblait être incrustée. On déterra sur le site une collection de fragments d’os et de dents, et ceux-ci furent envoyés à Paris, pour expertise, au plus grand spécialiste de l’époque, le baron Georges Cuvier. Celui-ci attribua les dents à une espèce disparue de rhinocéros et les os à un hippopotame également disparu. En 1825 cependant, Mantell montra la dent à un spécialiste des reptiles. Là-dessus, il publia une description de son fossile et lui donna le nom d’Iguanodon (« dent de lézard »). Ultérieurement, Cuvier reconnut volontiers son erreur.

45Pour Cuvier, les métaphysiciens sont également ceux qui donnent à la nature une sorte d’existence indépendante du Créateur. Les conceptions contre lesquelles il lutte – l’unité de composition, le transformisme et l’échelle des êtres en particulier – sont, pour lui, issues de la croyance à une Nature distincte de Dieu, et à laquelle on attribue une puissance équivalente. Ses attaques les plus vives sont dirigées vers le transformisme et l’épigenèse, théories auxquelles Geoffroy a donné un souffle nouveau : « Cependant, à l’hypothèse de l’échelle continue des formes des êtres, d’autres philosophes ont ajouté celle que tous les êtres sont des modifications d’une seule, ou qu’ils ont été produits successivement, et par le développement d’un premier germe. » Et Cuvier termine ainsi : « Il se trouve là un sophisme fondamental lequel placerait dans les mains de l’élève une œuvre dangereuse et fatale » (Cuvier, 1825b).

46Par l’effet de quelque amalgame, Cuvier rejette la chaîne des êtres, l’unité de plan, qu’il déclare liée à la spéculation évolutionniste (Appel, 1987, p. 266), et la théorie de la récapitulation des organes corporels dans le crâne. Oken (1779-1851), naturaliste allemand, fondateur de l’école des philosophes allemands de la Nature, avait émis cette hypothèse, qui s’apparente à la phrénologie. Elle s’est révélée être sans fondement. Cuvier écrit à ce propos : « Quelle nécessité aurait pu contraindre la nature à n’employer que les mêmes pièces et à les employer toujours ? Il y a derrière cette théorie des analogues une autre fort ancienne réfutée depuis longtemps que quelques Allemands ont reproduites au profit du système panthéiste [le panthéisme est la doctrine métaphysique selon laquelle Dieu est l’unité du monde. Elle tend à diviniser la nature] appelé philosophie de la nature, celle de production de toutes les espèces par le développement successif de germes primitivement identiques entre eux » (in E. Geoffroy Saint-Hilaire, 1847).

47Cuvier réalise donc un amalgame de toutes les critiques qu’il peut adresser à son adversaire. Il l’accuse ni plus ni moins de propager en France les théories des philosophes de la Nature, qui sont « aisées à imaginer pour celui qui rêve, s’évanouissent pour celui qui dissèque » (in Piveteau, 1950, p. 345). « Geoffroy sort du champ des faits réellement comparables » (Cuvier, in E. Geoffroy Saint-Hilaire, 1847).

48Tout au contraire, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire se prononce dès 1829 en faveur de son père puisqu’il se montre partisan de la recherche anatomique selon la méthode morphologique. Pourtant, il reste positiviste, notamment lorsqu’il écrit : « Les quatre voies d’exploration ouvertes à l’homme pour la recherche de la vérité, peuvent donc être employées avec succès en histoire naturelle. L’observation tient le premier rang, le raisonnement et l’expérience viennent ensuite [...].

49« Observer, raisonner, telles sont donc, en dernière analyse, les deux méthodes à employer [...]. Ainsi, de même que nous avons deux méthodes, l’observation et le raisonnement, nous avons deux ordres de faits, les faits d’observation ou faits particuliers, les faits de raisonnement ou faits généraux, tous également utiles, tous concourant de la manière la plus efficace aux progrès de la science, quoiqu’un grand nombre de naturalistes attribuent aux uns et aux autres un degré d’intérêt bien différent » (I. Geoffroy Saint-Hilaire, 1829).

50Isidore Geoffroy Saint-Hilaire commet ici l’erreur théorique des savants de l’époque, qui est de considérer que l’on peut chercher en science sans a priori. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire suit Goethe, lequel insistait sur l’aspect analytique de la méthode de Cuvier. Celui-ci baserait ses recherches sur les seuls faits naturels individuels, rappelant ainsi Daubenton. Au contraire, avec ses vues synthétiques, Geoffroy ferait figure d’un nouveau Buffon.

Geoffroy à nouveau obligé de se défendre

51Étienne Geoffroy Saint-Hilaire veut montrer toute la différence qu’il y a entre la méthode des philosophes de la Nature et la sienne en fondant sa méthode sur l’a posteriori, comme lorsqu’il écrit : « Je le déclare, ce n’est qu’après avoir employé un grand nombre d’années à méditer sur les parties des animaux qui sont entre elles dans une correspondance identique, que je me convainquis de plus en plus de l’efficacité de ces deux principes [connexions et analogues] comme moyen d’investigation » (Geoffroy Saint-Hilaire, 1820, p. 35). En fait, il était convaincu de leur pertinence dès le début, mais ne put le prouver qu’après de longues années d’études anatomiques.

52Ainsi, selon lui, sa nouvelle méthode en Philosophie anatomique permet de « reproduire comme un fait acquis a posteriori, l’idée a priori, l’idée-mère et fondamentale de la philosophie de Leibnitz ; idée que ce vaste génie renfermait dans cette expression, la variété dans l’unité ».

53Dans le cadre de ses études embryologiques, Geoffroy présente un cas typique d’idée, précédant et guidant l’expérience, qui se révèle astucieuse. Sa méthode apparaît tout à fait légitime : « Je parle de la théorie philosophique connue sous le nom de préexistence des germes [...]. C’était l’unique moyen de savoir si les organes se sont modifiés, et si, se transformant les uns dans les autres, ils n’ont, pour ce faire, subi une suite infinie de diversités. Or, j’en vins à croire que l’expérience, faite sur une grande échelle, pour faire dévier les résultats de l’organisation de la marche naturelle, me donnerait les résultats cherchés » (1828b, p. 209).

54Il est toutefois important de signaler ici que l’étude des monstres elle-même pourrait être une idée préconçue de Geoffroy. Flourens rappelle qu’une grande controverse à propos de l’épigenèse et du transformisme avait eu lieu de 1733 à 1743 entre Winslow et Limery. Ce dernier s’est entretenu plus tard avec Geoffroy (Flourens, 1852). Mais n’est-on pas obligé de s’appuyer sur certaines hypothèses pour aboutir à une loi biologique ? L’observation seule permet-elle de comprendre réellement les phénomènes de la nature ?

55L’opposition entre les journaux rapportant les conclusions du débat académique de 1830 met en lumière cet aspect de la controverse. Les journalistes, peut-être par goût pour le sensationnel, étaient persuadés que le débat portait essentiellement sur la question de l’évolution des espèces. Le Journal des débats, favorable à Georges Cuvier, rapporte que les idées de Geoffroy sont indémontrables et que l’ensemble de son édifice théorique repose sur un acte de foi. Mais Le Temps et Le National, plutôt partisans de Geoffroy Saint-Hilaire, retournent l’argument contre les théories de Georges Cuvier, jugées trop théologiques, esthétiques et subjectives.

56Geoffroy n’a pas le monopole de l’idée première. Il faut alors s’interroger afin de savoir si le transformisme de Geoffroy Saint-Hilaire et le fixisme de Cuvier proviennent des a priori des deux savants sur la question.

Geoffroy part de ses a priori pour affirmer le transformisme1

  • 1 Cf. annexe 2 : « Geoffroy part de ses a priori : son aveu dans une lettre inédite ».

57Quelles influences ont pu conduire Saint-Hilaire à devenir transformiste, en dehors des faits et arguments logiques qu’il publie dans les années 1830 ?

58De nombreuses personnalités ont pu l’influencer sur ce sujet, dès sa jeunesse. Au collège de Navarre, Geoffroy suivit les cours de physique de Brisson, et ceux de botanique de Bernard de Jussieu. Au collège du Cardinal-Lemoine, il se rendait aux cours du grammairien Lhomond, également excellent botaniste, et de René Haüy. Il va aussi écouter le chimiste Fourcroy au Jardin des Plantes et le zoologiste et géologue Daubenton au Collège de France. Proche de Lamarck, Étienne Geoffroy Saint-Hilaire a lu la Philosophie zoologique. Impressionné par l’œuvre de Buffon, il se montre également très fier de reprendre quelques-unes de ses idées. De même, sa collaboration avec Cuvier, au début de sa carrière, l’a mis en rapport avec des idées proches du transformisme prônées par les philosophes de la Nature, et que l’on retrouve chez Goethe, par exemple, dans le premier tiers du xixe siècle. Ainsi, Geoffroy eut dans sa carrière, à de nombreuses occasions, la possibilité de s’interroger sur la question de l’origine des espèces et d’y répondre favorablement.

59Pour F. Bourdier, l’origine des idées transformistes de Geoffroy Saint-Hilaire ne fait aucun doute. À partir de l’unité de composition de l’anatomie des vertébrés, il chercherait à suivre les transformations de leurs différents organes d’une espèce à l’autre et entre unités supérieures de la systématique. Étienne Geoffroy Saint-Hilaire préconise en effet dès 1797 un tout autre principe anatomique que Georges Cuvier. Il s’agit d’une donnée synthétique : « La nature [...] n’a formé tous les êtres vivants que sur un plan unique, essentiellement le même dans son principe, mais qu’elle a varié de mille manières dans toutes ses parties accessoires » (in Bourdier, 1960).

60La simple comparaison des animaux fossiles disparus avec leurs analogues actuels, opération pratiquée par tous ceux qui se sont penchés sur la taxinomie des fossiles, ne suffit pas à établir la paléontologie évolutive. Encore faut-il voir dans les formes disparues des transitions, des maillons de la chaîne ramifiée des êtres établie par Lamarck. Ainsi, Geoffroy Saint-Hilaire est-il devenu transformiste au terme de ses études anatomiques, qu’il poussait toujours plus loin.

61Le principe novateur, que Geoffroy met en avant dès la fin du siècle des Lumières et qui est à l’origine de ses conceptions tardives en faveur de l’évolutionnisme, tient dans son sentiment que tous les êtres vivants se ressemblent plus qu’ils ne sont différents, tel qu’il l’écrit dans ses Principes de philosophie zoologique : « Tant d’animaux que je tenais pour différents et qu’en leur imposant un nom spécifique je traitais comme distincts, ne différenciaient [sic] cependant que par quelques légers attributs » (É. Geoffroy Saint-Hilaire, 1847, pp. 82-83).

62Pour Geoffroy, la cause finale d’un animal, c’est-à-dire le rôle qu’il doit jouer dans la nature, ne conditionne pas d’avance sa structure. Au contraire, c’est son organisation anatomique qui détermine son mode de vie. Le 7 septembre 1798, il montre que la structure des os de l’autruche l’empêche de voler. C’est la structure qui prime sur la fonction : « Il reste toujours les vestiges d’un organe, même s’il est entièrement superflu, si cet organe a joué un rôle important dans d’autres espèces de la même famille. » En 1803, devant l’impossibilité de classer toutes les espèces rassemblées au Muséum, il cherche des analogies entre les êtres vivants. Cette idée des organes vestigiaux constitue en même temps un puissant argument en faveur de l’évolution.

63G. Laurent remarque qu’avant 1825, Geoffroy est partisan d’un transformisme « idéaliste », lorsqu’il compare les transformations morphologiques d’un être vivant à ceux qui lui sont le plus ressemblants. S’appliquant à retrouver les mêmes pièces anatomiques chez tous les animaux, du moins parmi les vertébrés qu’il étudie durant les années 1810 et 1820, Geoffroy envisage une parenté « idéale », toute théorique, entre les animaux ayant un grand nombre de matériaux organiques en commun. Néanmoins, partant d’un type complet, il n’imagine pas encore, en 1820, le passage d’un animal à l’autre, sur le plan d’un développement réel et progressif dans le temps. Il se déclare ainsi contre l’idée de l’échelle des êtres, car on est tenté d’y voir une « succession progressive des êtres » (Geoffroy Saint-Hilaire, 1818, p. 42-43).

64Les transformations qu’il suggère pour rendre compte de l’analogie de certaines structures anatomiques sont des représentations imagées, géométriques, ayant seulement un but démonstratif. Elles n’expriment pas un déroulement des faits réels. Ce sont l’embryologie et la tératologie qui amènent progressivement Geoffroy à concevoir des transformations anatomiques réelles et permises par la généalogie des êtres vivants.

65Ses convictions portant sur l’unité profonde entre les êtres vivants se combinent dans les années 1820 à ses expériences de tératogénèse. En 1823, Étienne Geoffroy Saint-Hilaire réalise que les poissons adultes possèdent certaines caractéristiques des foetus des classes supérieures, reptiles et mammifères en particulier. À partir de là, il peut concevoir la transformation des êtres selon un modèle de développement progressif. Geoffroy préfigure la loi de récapitulation embryogénique, formulée par Haeckel sous la forme de la loi « biogénétique fondamentale », selon laquelle le développement embryonnaire reproduit les étapes traversées au cours de l’évolution de l’espèce. L’ontogenèse rappellerait ainsi, en raccourci, la phylogenèse. Les animaux de rang inférieur correspondent pour le degré d’organisation aux divers âges des fœtus des vertébrés. Ainsi le dit-il lui-même : « Cherchez à vous rendre compte de la succession des faits différentiels dans l’évolution d’un être qui a parcouru toutes les phases de sa vie, vous avez en raccourci sous quelques rapports le spectacle de l’évolution du globe terrestre, c’est-à-dire une succession de faits différentiels engendrés les uns des autres » (1833, p. 81).

66Toutefois, Geoffroy n’exprime pas ces conceptions avant 1825, car jusque-là, « L’idée de Geoffroy et de Serres n’est pas que l’individu soit astreint à reproduire en l’abrégeant l’histoire de ses ancêtres en raison des dispositions physiques qu’il tient de son origine, mais bien qu’une seule et même carrière, comprenant toute la hiérarchie des formes possibles, s’ouvre à la genèse des animaux et que la seule différence entre eux consistera à s’y arrêter plus ou moins tôt. Au lieu que le passé de la race, transmis par hérédité, trace à l’embryon les voies de sa différenciation, c’est la série nécessaire des stades de la progression, irrécusablement marquée dans l’ordre des développements embryonnaires, qui s’impose, au même titre, à l’ensemble des formes zoologiques, résultat de ces développements » (Daudin, 1926).

67Les étapes qui marquent le développement de l’embryon ne seraient donc pas celles du passé pour Geoffroy. Pourtant, il paraît plus prudent de dire, en conformité avec les idées de Lamarck, que les deux coexistent vraisemblablement chez Geoffroy, pour qui les espèces disparues sont bien les ancêtres linéaires des formes actuelles. Elles ne revêtaient des formes différentes qu’en raison de la différence du milieu de vie dans lequel ils étaient appelés à naître.

68Il faut attendre les premiers mémoires de paléontologie de Saint-Hilaire pour voir apparaître l’idée d’une chaîne « réelle » de relations temporelles et généalogiques, linéaire, entre les êtres vivants. La transition est facilitée en ceci que les animaux disparus, que le paléontologue examine sous la forme de fossiles, lui paraissent être des « monstres » de la classification. Il est en effet difficile de les faire entrer dans des catégories préalablement existantes. En fait, les fossiles peuvent être rangés dans des ordres et des classes existants, mais rarement dans des genres actuels et déjà connus.

69On comprend alors sans peine l’originalité du mécanisme transformiste proposé par Geoffroy : son transformisme constitue une projection des enchaînements embryologiques sur l’ensemble du règne animal, et une sorte de déroulement temporel des analogies anatomiques.

70Dans son article « Nature » de 1825, Cuvier écrit : « [...] d’autres philosophes ont ajouté celle [l’hypothèse] que tous les êtres sont des modifications d’une seule, ou qu’ils ont été produits successivement, et par le développement d’un premier germe, et c’est sur celle là que s’est entée [sic] celle d’identité de composition. »

71Cuvier infirme ici l’idée que l’unité de plan sert d’a priori au transformisme de Geoffroy Saint-Hilaire. Il croit plutôt que c’est l’inverse. Cela fournit un argument supplémentaire pour justifier l’importance que revêtait le débat de 1830 aux yeux du grand anatomiste et pour comprendre qu’une priorité de Cuvier était de ridiculiser Geoffroy sur ce plan. Cuvier voulait détruire « dans l’œuf » une théorie devenue dangereuse à la suite de la prise de position de Lamarck et de la publicité qu’en faisait son ami Saint-Hilaire. Quoi qu’il en soit, il semble toujours possible d’interpréter le mot « modification » dans les écrits de Geoffroy, comme dans ceux de Cuvier, sur le plan de transformations anatomiques ou liées à la généalogie, ce qui ajoute à la confusion.

72Geoffroy soutient cependant que ses études embryologiques visaient à prouver le transformisme. Il écrit ainsi en 1828 : « J’avais pensé que quelques expériences de physiologie pouvaient être entreprises au profit des questions de géologie antédiluviennes [...] Je cherchais à entraîner l’organisation dans des voies insolites [...]. Le but secret de mes recherches fut l’examen d’un principe qui donne la plus haute question de l’organisation animale. Je parle de la théorie philosophique connue sous le nom de préexistence des germes » (1828b, p. 209). Il soutient donc qu’il a entrepris ses études tératologiques, qui eurent lieu dès avant ses premiers contacts avec la paléontologie des crocodiles, qui est à notre connaissance son premier contact avec la paléontologie tout court, afin de prouver l’évolution (Appel, 1987, p. 6).

73Il est certain que, dans ses mémoires sur les téléosauriens, Geoffroy analyse surtout le côté technique de la question. En étudiant de manière comparée les voies respiratoires des crocodiles vivants et fossiles, il en vient à réfléchir aux possibilités de changements de ces structures. La question de la descendance est d’abord abordée sous l’angle de la transformation des corrélations. En 1833, dans le « Mémoire sur le degré d’influence du monde ambiant pour modifier les formes animales : question intéressant l’origine des espèces téléosauriennes et successivement celle des animaux de l’époque actuelle », Saint-Hilaire envisage des changements plus importants grâce à l’action de l’oxygène et à la théorie des arrêts de développement. Il y a donc une évolution nette de la pensée d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire que l’on suit au long de sa vie scientifique. Parti d’un transformisme très abstrait et lié à l’anatomie comparée dès son entrée au Muséum d’histoire naturelle, il aboutit à un transformisme prouvé par la paléontologie et assorti d’un mécanisme embryologique original.

74À la lumière de ce qui précède, on peut dire que Geoffroy est philosophe au sens où il suit une première méthode synthétique. La connaissance d’un objet procède selon lui du global au particulier. Mais les principes de sa philosophie zoologique sont déduits de l’observation. Philosopher, c’est transcender par le raisonnement le simple enregistrement des faits d’observation et la mise en ordre post-comparative qui s’élabore sur leur base. Mais Saint-Hilaire cherche les preuves de tout ce qu’il avance a priori, aussi sa méthode ne semble-t-elle pas posséder de vice fondamental. Par ailleurs, Georges Cuvier procède de la même manière. Le catastrophisme de ce dernier est même plus spéculatif que le transformisme de Saint-Hilaire.

Cuvier part aussi de ses a priori

75Le paradigme créationniste imprègne totalement son œuvre, bien que Cuvier s’en défende. En l’absence même de toute théorie transformiste concurrente à sa vision du monde à la fois catastrophiste sur le plan géologique et fixiste en biologie, Cuvier aurait dû refuser totalement de poser la question de l’origine des espèces. Il n’a toutefois pas respecté la seule limite épistémologique qui lui aurait permis de rester scientifique à l’heure du combat pour le transformisme : « La métaphysique même n’est-elle pas plus embarrassée encore par ces faits que la simple physique ; et cette nouvelle production d’êtres organisés n’est-elle pas plus inconcevable que toutes les autres parties du phénomène ? » (Cuvier, 1801, p. 266).

76Cuvier pose donc clairement la question de l’origine des espèces et tente de justifier son point de vue à l’aide d’arguments positifs : « Il s’agit surtout de rechercher si les espèces qui existaient alors ont été entièrement détruites, ou seulement si elles ont été modifiées dans leurs formes, ou si elles ont simplement été transportées d’un climat à un autre. » De même, dans sa préface au Discours sur les révolutions de la surface du globe (1985), G. Laurent montre que Cuvier lance une enquête pour prouver que « dans la catastrophe qui a précédé la formation de nos continents actuels, les espèces qui existaient alors ont été entièrement détruites ». Cuvier ne s’en tient pas au doute philosophique.

77Le célèbre Discours, dans lequel Cuvier expose sa théorie catastrophiste et ses critiques de la solution transformiste, offre ainsi la preuve de son refus a priori de discuter du dogme biblique : « Quand nous jetons un regard sur l’ensemble, nous concevons la nature comme une production de la toute-puissance réglée par une sagesse dont nous ne découvrons les lois que par l’observation [...] ces lois ne se rapportent qu’à la conservation et à l’harmonie de l’ensemble » (1825b, p. 268).

78Le « spectacle de la nature », que Cuvier observe avec des œillères, renforce l’idée qu’il ne s’est pas seulement laissé abuser par l’illusion empiriste de l’apparente conservation des êtres à l’échelle de la vie humaine. Ainsi, c’est tout à fait a priori qu’il refuse toute modification liée à la reproduction : « La nature a soin d’empêcher l’altération des espèces qui pourrait résulter de leur mélange par l’aversion mutuelle qu’elle leur a donnée ; il faut toutes les ruses, toute la contrainte de l’homme pour faire contracter ces unions [...] » (1992, p. 114). La « nature » semble ici douée d’un projet, alors qu’une stricte méthode positiviste aurait consisté à relater les faits de façon neutre.

79Cuvier a aussi écrit de nombreuses phrases ambiguës, telles que : « Les mammifères sont les derniers comme les plus parfaits produits de la puissance créatrice » (1824). Là encore, Cuvier semble postuler une métaphysique en accord avec la Genèse. La même impression se dégage du passage suivant : « Personne mieux que Linneaus [Linné, sic] ne fit jamais sentir la beauté de détail dont le Créateur enrichit avec profusion tout ce qu’il a fait naître » (Cuvier, 1825b).

80Dans son article « Nature », Cuvier se dresse contre les opinions selon lesquelles la biosphère aurait une existence indépendante de Dieu, qu’il considère comme le Créateur et le Gouverneur de la nature. Il est pour la liberté de Dieu de créer, et celle-ci subsume les conditions d’existence : Dieu crée chaque être avec les structures adéquates pour remplir ses besoins. S’il s’oppose à la notion d’unité de plan, c’est certainement parce qu’elle semble fixer des limites à la puissance créatrice divine.

81Dans sa doctrine fixiste et finaliste, l’action d’un Dieu n’est que supposée. Sans doute l’ordre et l’accord avec le milieu qui se rencontrent dans les espèces peuvent faire penser à une intelligence dirigeante, mais on peut les affirmer comme faits, sans en rechercher l’explication, ce qui serait, dans le cas de Cuvier, un refus de sa métaphysique théologique. Mais en faisant cela, Cuvier diminue la valeur de la science car il attribue ce qui relève du passé à l’irrationnel. Cette attitude apparaît réactionnaire quand on la confronte à celle de Kant, suivi en cela par Schelling et Hegel, pour lesquels l’histoire et la genèse des êtres sont les objets suprêmes de la recherche biologique. Ces derniers se proposent de reconstituer une véritable causalité du passé.

82F. Bourdier considère que la religion est la base de l’anti-évolutionnisme de Cuvier : « Par respect pour la chronologie courte de la Bible, il fut obligé de supposer à côté des “causes actuelles”, dont les actions sont très lentes, des catastrophes rapides, des révolutions du globe qui n’avaient aucune justification dans les faits » (1972, p. 12).

83Les « causes actuelles » sont les agents physiques, visibles sous nos yeux, qui sont responsables des phénomènes géologiques. Le volcanisme, l’érosion ou la sédimentation en sont des exemples. Cuvier estime que les cataclysmes sont dus à ce type de manifestations géologiques, mais dotées d’une activité sans commune mesure avec celles qu’ils ont aujourd’hui. Cuvier s’opposait dont à l’uniformitarisme du géologue écossais James Hutton.

84J. Piveteau estime que Cuvier s’acharne à trouver des bases positives au Déluge. Afin de préserver l’authenticité du discours religieux officiel, selon lequel le début des temps remonte entre 4000 et 6000 ans, il alla même jusqu’à supprimer la référence aux « milliers de siècles » de la fin de la première édition du Discours. Le passage censuré est le suivant : « Qu’il serait beau cependant d’avoir les produits organisés de la nature dans leur ordre chronologique, comme on a les principales substances minérales ! [...] l’homme, à qui il n’a été accordé qu’un instant sur la Terre, aurait la gloire de refaire l’histoire des milliers de siècles qui ont précédé son existence, et des milliers d’êtres qui n’ont pas été ses contemporains ! » (Cuvier, 1992, p. 150). Ce passage, dans lequel est niée la chronologie biblique, prouve que Cuvier ne croyait pas forcément en un temps géologique si court.

85P. Ardouin suppose que Cuvier reste fondamentalement un homme de science, mais qui « croyait honnêtement, loyalement et fortement que cet accord de la science et de la religion existait réellement » (Ardouin, 1970, p. 170). Cela peut expliquer en partie son aveuglement face au problème posé par les fossiles. Quoi qu’il en soit, dans l’article « Nature », Cuvier admet qu’il a refusé d’adhérer à « certaines théories » pour des motivations religieuses aussi bien que scientifiques. On s’aperçoit aisément de la correspondance qui existe, dans ses travaux, entre l’interprétation des phénomènes scientifiques et ses préconceptions religieuses et téléologiques. Il est bien concordiste.

86Cuvier est évidemment inspiré par ses croyances religieuses et son attachement aux vérités révélées. Ce facteur a indéniablement joué comme a priori dans son affirmation de la discontinuité de la vie entre les époques géologiques différentes. Cette constatation inspira également l’historien W. Coleman qui écrit : « Cuvier semble avoir été constitutionnellement incapable de supporter l’idée fondamentale d’une transformation possible des espèces animales : il s’agit certainement pour Cuvier d’un phénomène placé au niveau psychologique » (1964).

87Pour J. Rostand (1964), le fixisme de Cuvier trouve plutôt son origine dans l’idée qu’il se fait des mécanismes de la génération. Lorsqu’il examine le concept d’espèce, le naturaliste fixiste trouve que l’identique produit l’identique. Aussi ne peut-il y avoir aucune transformation au cours des temps. La variabilité intraspécifique n’entraînant pas, selon lui, de changement ni essentiel ni permanent dans la structure des êtres vivants, elle ne saurait limiter le fixisme. Pour L.A. Bourguin, c’est son adhésion à la théorie de la préexistence des germes, ou préformisme, qui empêche Cuvier d’être évolutionniste (1864, p. 103). Saint-Hilaire soutient d’ailleurs la même idée, lorsqu’il écrit, à propos des divergences de théories entre Cuvier et lui : « Ces nuances tiennent principalement à notre point de départ, à la divergence de nos idées dans la trop fameuse question de la préexistence des germes. »

88Cuvier définit ainsi a priori la fixité de l’espèce : « [...] que les individus d’espèces différentes ne pouvaient, par leur mélange, produire d’individus féconds [...] ne repose sur aucune preuve ; mais du moins il est constant que des individus de même espèce, quelque différents qu’ils soient, peuvent toujours reproduire [sic] ensemble » (1797, p. 12)

89En outre, Cuvier soutient que les différentes catégories taxinomiques, et notamment l’espèce et l’embranchement, existent objectivement. Le paléontologue Jean Piveteau défend l’idée que si Cuvier conçoit que le règne animal est réellement divisé en quatre plans d’organisation, ce n’est pas à cause de son fixisme, mais parce que les catégories taxonomiques existent bel et bien dans la nature. En fait, Cuvier impose les catégories de son esprit à la réalité. Le but d’un approfondissement de l’observation – quand une théorie zoologique considère a priori les espèces comme créées dans leur diversité et ne se modifiant qu’en d’étroites limites – est d’aboutir à une meilleure classification. C’est ce que confirme Isidore Geoffroy Saint-Hilaire quand il révèle que Cuvier visait à créer une classification qui serait « l’expression exacte et complète de la nature entière » (I. Geoffroy Saint-Hilaire, 1847, p. 2), conformément à sa vision typologique et statique de la nature, telle qu’il l’a exposée dans son introduction du Règne animal distribué d’après son organisation (Cuvier, 1817, 1, p. 12).

90Pour Cuvier, par exemple, il n’y a pas de passage entre les vertébrés et les mollusques, et Lamarck lui aurait donné raison. Mais ils sont tous d’accord pour reconnaître l’existence d’une unité de plan dans chaque embranchement : « Ces intervalles, ces sortes de hiatus laissés dans leur série, paraissent avoir été remplis autrefois par des genres dont nous ne connaissons plus que les débris fossiles, mais dont les dents, les pieds et les autres organes caractéristiques tiennent en partie de l’un, en partie de l’autre, et qui diffèrent de tous par l’ensemble » (Cuvier, 1812b, 2, p. 163).

91Cuvier va même plus loin, en reconnaissant le caractère intermédiaire des formes disparues qu’il fait revivre, telles que l’Elasmotherium. À son propos, Cuvier écrit : « Il est très probable qu’il avait d’assez grands rapports avec le rhinocéros et avec le cheval, et que peut-être il formait entre ces deux genres un chaînon intermédiaire » (1812b, 2, p. 97). Le passage qui suit surprend encore davantage : « [...] les nuances qui lient les genres entre eux, ces formes intermédiaires, ces passages d’un genre à l’autre si communs dans les autres familles semblaient [...] manquer [...]. Il était réservé à l’histoire des os fossiles de les retrouver dans les entrailles de la terre, parmi les races qui complétaient l’ensemble du grand système des êtres naturels, et dont la destruction y a laissé des lacunes si frappantes » (1822, t. 3, p. 265)

92Il faut en conclure que, pour Cuvier, la paléontologie permet de trouver les chaînons manquants de la classification jusqu’au palier de l’embranchement (Lamarck et Étienne Geoffroy Saint-Hilaire allaient au-delà). C’est donc à cause de ses a priori que Cuvier n’a pas ordonné les fossiles dans un cadre généalogique.

93La définition que Cuvier donne de l’espèce semble pourtant compatible avec un transformisme limité (Laurent, 1987). En effet, il fonde l’idée d’espèce sur la génération : « Les êtres organisés ont deux bases de classification évidemment données par la nature, l’individu résultant du concours de tous les organes à une action commune, et l’espèce, résultant des liens que la génération établit entre les individus. Les rapprochements ultérieurs, quelque naturels que soient les rapports sur lesquels on les fonde, tiennent toujours plus ou moins aux abstractions de l’esprit » (Cuvier, 1819, p. 315).

94Cuvier admet même des changements, ainsi que des possibilités de combinaisons différentes dans l’anatomie animale. Ainsi, il écrit : « Quoique les corps organisés ne produisent que des corps semblables à eux, il y a des circonstances qui altèrent jusqu’à un certain point leur forme primitive dans la succession de leurs générations » (1797, p. 9).

95Le plus surprenant dans son étude de la variation animale et végétale reste la constatation par Cuvier d’une stricte adaptation des espèces au milieu. Ces observations le conduisent tout près du transformisme : à travers « les changements du liquide général, il était bien difficile que les mêmes animaux continuassent à vivre. Aussi ne le firent-ils point. Leurs espèces, leurs genres mêmes, changent avec les couches » (1992, p. 52).

96Pour Cuvier, le Créateur a changé par étapes la forme des êtres vivants, en fonction des différents environnements dans lesquels ils étaient placés. Il aurait été plus simple, et surtout plus rationnel, de chercher les modalités et les processus de l’adaptation des espèces à leur milieu. Cuvier s’y refusait, sans donner de raison objective à son choix : « Il y a [...] eu dans la nature animale une succession de variations correspondantes à celles de la nature chimique du liquide » (1992, p. 53).

  • 2 Texte manuscrit des Leçons de Georges Cuvier au Collège de France, conservé à la bibliothèque du Mu (...)

97Le système « naturel » de classification de Cuvier contient aussi des principes métaphysiques importants, mais le naturaliste s’exprime à la façon d’Aristote et n’utilise pas le langage des théologiens naturalistes. Le principe des causes finales ne peut plus ainsi être confondu avec les volontés du Créateur de la Genèse. Son finalisme s’inspire directement des écrits d’Aristote pour lequel l’étude des fins des processus naturels équivaut à la recherche des causes. Ce fonctionnalisme finaliste s’associe donc explicitement chez Cuvier au créationnisme. Il est, par conséquent, à l’origine de son fixisme. C’est ainsi que Cuvier écrit : « Je vois que les animaux aquatiques ont été créés pour l’eau et les autres pour l’air.2 » La quête des causes finales est donc un trait prépondérant de sa biologie, et l’étude des fins y équivaut à une étude des fonctions. Cette attitude se révèle l’exacte opposée de celle d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, qui tente de promouvoir un système purement morphologique.

98Ne perdons pas de vue que le christianisme souscrit à la téléologie aristotélicienne en remplaçant le concept de causes finales par celui de Dieu. « L’appui et l’approbation sans précédent que ces doctrines finirent par obtenir de l’État » (Lloyd, 1993) conduit à une sorte de totalitarisme religieux dans le domaine de la science depuis le IVe siècle. Certes, au XIXe siècle, la religion est moins présente dans les différents domaines de l’activité scientifique qu’à la fin de l’Antiquité, mais le poids des doctrines d’Aristote y est encore considérable.

99Geoffroy critique le fonctionnalisme de Cuvier lorsque celui-ci abuse de l’emploi des causes finales. Pour Saint-Hilaire, il s’agit d’effets évidents ou des conditions mêmes de l’existence de ces phénomènes. Cuvier s’efforce donc, dans ses écrits scientifiques, de rendre nécessaires des rapports a priori évidents : « Il est certain qu’on n’a jamais rien prouvé par elles, sinon leur impuissance même de rien prouver. » Cuvier s’oppose de façon rhétorique à l’abus des idées en science, mais il mérite donc le même reproche (Cahn, 1971). Même les causes finales ou efficientes apparaissent parfois dans son œuvre.

100De la même façon, le principe de la corrélation des formes, qui empêche l’existence de combinaisons arbitraires d’organes, ne devrait pas avoir pour conséquence la rigidité des formes, mais la corrélation dans leurs modifications. Pourtant, Cuvier soutient que la « structure » des êtres vivants est fixe. Cela empêche toute transformation des espèces. Cuvier maintient donc toute sa vie que les animaux résistent à tout changement par la rigidité de leur organisation : « La seule forme est persistante, la seule forme se perpétue en se multipliant » (1829, p. clxvi).

101Ainsi, nous pouvons reprendre ce jugement de G. Laurent qui montre que Georges Cuvier a suivi un a priori global dans ses recherches zoologiques : « [...] à tout essai de relier les formes du passé, non plus seulement par un lien de ressemblance, mais par un lien de descendance, Cuvier oppose le refus le plus net et le plus obstiné. [...] cela relève d’un esprit systématique de refus, que l’on s’étonne de trouver chez un auteur qui répudiait les systèmes... chez les autres.

102« Quand il s’agit pour Cuvier de combattre le transformisme, il semble que non seulement il renonce à suivre les faits – démarche qu’il recommandait cependant si fortement – mais même qu’il renonce à se montrer cohérent avec ses propres principes. On ne voit pas, en effet, pourquoi il refuse la parenté des espèces à l’intérieur de l’embranchement, alors que la définition qu’il donne de ce groupe semble postuler l’existence d’une infinité de formes étroitement liées » (Laurent, 1987, p. 90). Sans explication, Cuvier nie la mutabilité des espèces parce qu’il refuse de voir en certaines espèces des formes intermédiaires, non plus dans son système classificatoire, mais dans l’ascendance des êtres vivants actuels.

103De nombreux auteurs ont remarqué que la doctrine paléontologique de Cuvier n’est pas une fin en soi, mais correspond à l’ensemble des idées de l’auteur sur le monde vivant. Ce qui aurait pu l’amener à se poser des questions, l’a en fait conduit à renouveler son credo fonctionnaliste sous une autre forme. C’est en ce sens que G. Laurent écrit : « La carrière paléontologique du grand naturaliste s’est donc [...] organisée autour de cet axe ; prouver le Catastrophisme ; et, en vue de ce but, se consacrer à l’étude des “Quadrupèdes” fossiles » (1985, p. 321). Ainsi, c’est parce qu’il savait que des doutes pouvaient exister quant à l’application de la théorie des catastrophes à la stratigraphie des invertébrés, étudiée par Lamarck, qu’il s’intéresse aux vertébrés. Cuvier pense pouvoir surmonter cette difficulté en l’ignorant.

104Cette idée est confirmée par P. Ardouin : « Cuvier avait été conduit à adopter son attitude [fixiste] par l’application rigoureuse de deux grandes lois sur lesquelles il a fixé tout le système [souligné par nous] de ses recherches, et qui finalement l’ont amené à édifier une œuvre considérable et à donner à la science anatomique d’un point de vue général ses bases les plus solides » (1970, p. 169).

105Ou encore : « Le paradoxe de cette situation intellectuelle est tel que le commentateur consciencieux de sa pensée et de ses œuvres est bien obligé de placer Cuvier dans la position extraordinaire d’un homme qui découvre et interprète suivant ses opinions personnelles des faits qui bientôt détruiront entièrement son propre système » (Ardouin, 1970, p. 169). Cuvier semble donc enfermé dans sa propre logique.

106La preuve la plus irréfutable de l’aveuglement de Cuvier apparaît dans sa description des « crocodiles » de Caen dans son tome V des Recherches sur les ossements fossiles de quadrupèdes, en 1823. Cuvier y fait l’aveu de trouver entre ce « crocodile » et les gavials modernes de nombreuses différences. Il refuse cependant de choisir leur place dans la classification. Félix Lamouroux, qui saisit leurs différences, baptise ces ossements alors que Cuvier ne l’a pas fait : « Le premier coup d’œil jeté sur ce morceau ainsi débarrassé de sa gangue, annonce qu’il a appartenu à un Gavial, également différent, et des vivants et des fossiles découverts jusqu’à présent. [...] On voit d’après l’empreinte, que le museau de ce crocodile était encore plus long en proportion de celui du Gavial [...] Elle [la tête] va en s’amincissant en avant, comme l’empreinte qu’elle avait laissée sur la pierre. Sa dépression est un peu plus forte qu’au Gavial ; les os du nez y descendent plus bas et y forment un angle plus aigu. »

107Ce passage – où Georges Cuvier, spécialiste de l’anatomie comparée des vertébrés, commet une grave erreur de détermination – est intéressant car il montre un scientifique pris au piège de ses idées préconçues. Ses a priori se révèlent inadaptés pour expliquer les phénomènes paléontologiques. Cuvier, trop pris par ses nombreux travaux, a pu négliger ces ossements. Il les aurait examinés de façon superficielle, à partir de dessins mal exécutés (Bourdier, 1972). Mais Cuvier a pu se rendre compte, en étudiant le « crocodile » de Caen, du caractère intermédiaire des organes respiratoires. Il aurait alors eu peur de découvrir une preuve en faveur du système de Lamarck. Cette explication ne convient pourtant pas car l’anatomiste avait déjà révélé, et publié dans ses Recherches, qu’il croyait en l’existence d’animaux fossiles intermédiaires entre les animaux disparus et ceux qui vivent aujourd’hui à la surface de la Terre.

108Il existe enfin une troisième explication. Aveuglé par son idéologie fixiste, il aurait tout simplement appliqué son principe de la diversité dans l’unité. Estimant sans doute incomplets les fragments qu’il avait observés, et donc en attendant de compléter ses informations, le baron Cuvier aurait seulement fait état de ce qui était le plus remarquable. Il ne pouvait alors désirer remettre en cause le dogme biblique.

109D’ailleurs, le préambule des Recherches sur les ossements de crocodiles fossiles montre que Cuvier avait presque une idée a priori sur le genre de ces crocodiles : « Les crocodiles fossiles paraissent n’être pas très rares dans les couches secondaires anciennes, et, ce qui est remarquable, c’est que bien qu’ils appartiennent à des espèces assez différentes, entre elles, ils se rapportent presque tous au sous-genre à bec-allongé, que nous avons nommé le sous-genre des gavials. Un examen superficiel avait même fait croire à feu M. Foujas [sic, Faujas de Saint-Fond est un évolutionniste de la génération de Lamarck], sur la foi de Merck, qu’ils appartenaient au vrai gavial du Gange... » Bref, il reproche à Faujas ce que Geoffroy lui a reproché par la suite. Cuvier est constamment gêné dans sa détermination par son créationnisme a priori, et tourne autour du problème sans le résoudre.

110Cuvier commet le même type d’erreur en décrivant les « crocodiles » de Honfleur et du Havre que Geoffroy baptise plus tard Steneosaurus. Bien qu’il constate des différences entre les gavials modernes et les fossiles : « Il offre [...] plus de caractères qu’il n’en faut pour déterminer une espèce et la différencier du gavial, et même il ne lui ressemble pas assez pour que sur cette mâchoire, je puisse asseoir une conjecture suffisamment probable touchant les dimensions de l’individu dont elle provient. » Ou encore, sur une espèce à museau long : « Il résulte de là que le crâne du fossile a une forme oblongue tout autre que celle du gavial, et qui se joint au museau par un rétrécissement insensible, et non par une contraction brusque. » Cuvier conclut malgré tout que l’exemplaire étudié est un gavial.

111Il apparaît donc clairement, à travers toutes ces erreurs de détermination, que celles-ci sont dues à l’inadaptation du paradigme fixiste sous-jacent avec les faits étudiés. Cuvier ne sait quel caractère prendre pour servir de guide à son étude anatomique. Cette hésitation explique que ses descriptions sont gauches et fautives. Sans doute a-t-il peur de découvrir l’évolution. Voilà pourquoi il écrit, dans la conclusion de l’article IV : « Je ne crois plus du reste avoir besoin d’insister sur la distinction à établir entre ces crocodiles et ceux que l’on connaît vivants, ni être obligé de répondre à ceux qui penseraient encore que l’on pourrait expliquer les différences extraordinaires qui distinguent ces deux sortes d’os de ceux du gavial, par l’influence de l’âge, de la nourriture, du climat ou du passage à l’état de pétrification, ainsi que l’avait voulu M. Foujas dans le passage cité au commencement de ce chapitre. »

112Cuvier refuse tout en bloc, sans preuve, car sinon il devrait accepter le transformisme abhorré. Il devait du moins reconnaître qu’il est dans l’incapacité de justifier ici l’a priori fixiste qui lui sert de guide. L’interprétation de Geoffroy, en contrepoint, se révèle plus efficace car le support théorique de sa pensée est plus riche, acceptant de s’opposer aux idées reçues sur la question de l’origine des espèces.

113L’affaire de l’homme fossile témoigne aussi de l’ « entêtement » fixiste de Cuvier (Rostand, 1964). Marcellin Boule rapporte qu’on présenta à Cuvier un squelette humain exhumé d’un limon ancien, près de Lahr, sur les bords du Rhin.

114Boule explique que Cuvier avait déjà examiné les restes de prétendus hommes antédiluviens. Or, les véritables fossiles humains ne pouvaient généralement être datés de façon convenable. Alors, dans son interprétation, Cuvier reste fidèle à la Bible, puisqu’il écrit : « Tout porte donc à croire que l’espèce humaine n’existait point dans les pays où se découvrent les os fossiles, à l’époque des révolutions qui ont enfoui ces os [...] mais je n’en veux pas conclure que l’homme n’existait pas du tout avant cette époque » (1992, p. 122).

115Cette citation est importante car elle montre que Cuvier fait, en paléontologie, deux poids deux mesures. Certes, les fossiles découverts à son époque sont très peu nombreux. Mais prêche-t-il, en conséquence, la prudence quant à l’interprétation de ce phénomène ? Au contraire, le baron Cuvier crée un système de catastrophes absolues entre chaque âge paléontologique, en spéculant que les fossiles de chaque grande classe sont circonscrits aux périodes qu’il a découvertes.

116De cette étude, on peut conclure que Cuvier reste opposé au transformisme à propos d’un certain nombre de prises de position : fixité de la forme anatomique, soutien au préformisme et catastrophisme absolu. Les flottements de sa pensée à ce propos sont dus à des modifications ultérieures. Il n’a jamais changé sa vision du monde créationniste et fixiste, mais le naturaliste a adapté la théorie ou rejeté les faits quand ils ne correspondaient pas à ce qu’il en attendait.

117Tous les naturalistes partent d’idées a priori. Cuvier et Geoffroy ne font pas exception. Influencés par leur éducation, leurs recherches passées et leurs opinions extra-scientifiques, les biologistes du xixe siècle doivent confronter leurs hypothèses avec les faits, mais sont dans l’impossibilité épistémologique de choisir d’avance la bonne théorie. L’empirisme de Cuvier ne permet pas une correcte évaluation des résultats de la science. Pourquoi le célèbre anatomiste a-t-il donc tant tenu à sa méthode erronée ?

Notes

1 Cf. annexe 2 : « Geoffroy part de ses a priori : son aveu dans une lettre inédite ».

2 Texte manuscrit des Leçons de Georges Cuvier au Collège de France, conservé à la bibliothèque du Muséum d’histoire naturelle, ms. 1601, fal 930.

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