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Le cinéma à l’épreuve du système télévisuel

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Laurent Creton

Conclusion

Texte intégral

1Les derniers chapitres de cet ouvrage ont souligné l’importance croissante du marketing et de la promotion dans l’économie contemporaine du cinéma et le rôle crucial qu’y occupe le système télévisuel. La télévision est non seulement essentielle pour financer et diffuser les films, mais encore décisive pour les faire exister lors de leur sortie en salles, son absence étant souvent synonyme d’impossibilité de monter un projet de film, ou de marginalité. Le niveau et la qualité de la promotion télévisuelle participent en outre de la visibilité et de l’attractivité de films qui n’ont que quelques jours pour convaincre le public.

2En fait, la télévision contemporaine fonctionne avant tout comme système marketing, non seulement en raison d’une dépendance financière vis-à-vis des annonceurs publicitaires dont elle partage les intérêts en matière d’audience, mais aussi parce que leurs modes de fonctionnement convergent et se conjuguent. Son cœur de métier, c’est la promotion : promouvoir des produits, des services, des concepts, sans oublier l’auto-promotion qui traverse l’ensemble de la programmation. Le cinéma occupe dans ce panorama une position singulière : à la fois programme de choix, objet de promotion et support de valorisation de la télévision qui se nourrit de son aura et affecte son autonomie comme champ culturel. Le cinéma est en effet convoité par de nombreux opérateurs relevant des industries liées de l’entertainment et de la communication qui l’utilisent comme faire-valoir et tendent à l’assujettir à des intérêts qui le dépassent largement.

3Les films de cinéma se voient pour l’essentiel en dehors de la salle et c’est sur les autres supports que la majeure partie des recettes s’effectue. Si l’on met à part le nombre relativement restreint de films qui réalisent en salles une carrière éclatante, ou du moins honorable, les films de cinéma font plus des trois quarts de leurs recettes avec la télévision et la vidéo. Dans ce système industriel recomposé, l’essentiel du pouvoir se concentre du côté d’une logique de diffusion multicanaux, l’autre pôle étant constitué par les catalogues de droits. Le cinéma y a gagné de nouveaux débouchés, mais au prix d’une quasi-intégration et d’une dilution de son identité.

4Dès lors, que reste-t-il du cinéma et de sa singularité au tournant du xxie siècle ? Il serait commode de clore un chapitre en recourant à un de ces découpages chronologiques dont la simplicité garantit la fortune. Il deviendrait alors possible d’énoncer avec aplomb que l’aube et le crépuscule du cinéma coïncident avec ceux du xxe siècle. Un siècle qui aurait débuté un peu avant 1900 et se serait achevé aux alentours de l’année 2001 par hommage à Stanley Kubrick. Le cinéma, art du xxe siècle, selon la formule devenue rituelle. Une façon de laisser entendre au gré des litanies sur la mort du cinéma que tout ce qui pourrait venir ultérieurement n’en serait plus, que le « vrai cinéma » c’était avant. Ouverte l’ère du frelaté, du falsifié, de l’ersatz, du faux devenu objet de dévotion grâce aux tours de passe-passe de la rhétorique post-moderniste. Il n’y a pourtant pas fatalité à se satisfaire de sentences qui confinent à l’aphorisme, et si l’on consent à prendre en compte le cinéma dans ses différentes dimensions qui ne sont pas impliquées de façon identique dans les mutations contemporaines, il devient possible de parvenir à des conclusions plus nuancées.

5Le cinéma en tant que genre. Dans le vaste univers audiovisuel envisagé comme ensemble intégré, le cinéma peut de facto être considéré comme un genre. Que la formule soit choquante au regard de la théorie classique des genres cinématographiques ne change rien à l’affaire. Il se définit ainsi en raison même de sa quasi-intégration dans le système de diffusion télé-audiovisuel qui constitue son principal débouché et son principal financier. Dans ce cadre, il est en outre affecté par un double mouvement de convergence. Les téléfilms ayant recours à des pratiques et des artistes venus du cinéma recueillent une large audience télévisuelle et se multiplient, ce qui rend la frontière entre les deux mondes encore plus ténue. Réciproquement, bien des films dits de cinéma sont marqués par une esthétique télévisuelle qui révèle la logique propre à leur destination finale, la projection en salle ne relevant plus pour l’essentiel que de l’effet vitrine, quand il ne s’agit pas d’une « sortie technique ». En raison même de sa banalisation et de la montée en puissance de téléfilms qui empruntent plus largement ses attributs traditionnels, le genre « cinéma » court le risque d’être progressivement déclassé au sein des grilles de programmation, d’avoir une moindre valeur d’exception et de se fondre dans un métagenre « fiction audiovisuelle ».

6Le cinéma en tant que filière reste à bien des égards une réalité conforme au modèle qui résulte du mouvement d’institutionnalisation accompli au début du xxe siècle. On peut continuer à distinguer les différents stades de la filière qui gardent leur pertinence : production, distribution et exploitation, sans oublier les industries techniques. Pourtant, les mutations du système audiovisuel, singulièrement depuis les années quatre-vingt, ont profondément remis en cause leurs rôles et leurs pouvoirs respectifs tout en fragilisant la cohérence interne de la filière. La verticalité de la filière originelle qui fondait largement son intégrité est bousculée en raison de liens transversaux qui se tissent avec de nouveaux acteurs et selon d’autres logiques. Les producteurs ne peuvent ignorer la loi des débouchés ni les impératifs financiers et travaillent principalement avec et pour les chaînes de télévision. Quant aux distributeurs, en particulier ceux qui n’appartiennent pas à la galaxie des groupes de communication, ils doivent se contenter d’un pré carré dont la surface ne cesse de se réduire.

7L’exploitation demeure l’ancrage essentiel de la cinématographie originelle, mais la remontée de la fréquentation après un long déclin ne la prémunit pas des incertitudes qui pèsent sur la filière tout entière. Même si les investissements de modernisation ont contribué à lui permettre d’offrir un service amélioré propre à attirer et à fidéliser les spectateurs, l’équation financière reste souvent tendue. Sa vulnérabilité pourrait l’amener à prendre acte de l’évolution vers un modèle plus éclaté et à diversifier l’usage de ses salles à l’instar de certaines expériences américaines, mais cette perspective régulièrement évoquée semble douteuse. Les industries techniques que l’on évoque moins souvent dans les débats sont également profondément touchées par les mouvements de convergence technologique et industrielle. Les technologies numériques qui les concernent au premier chef constituent un fondement essentiel pour des stratégies de ce type, et leur expertise, en matière d’effets spéciaux notamment, peut bénéficier de débouchés élargis. L’avenir des industries techniques cinématographiques réside sans doute dans leur capacité à ne pas rester limitées au cinéma stricto sensu, toutefois cette extension de champ se traduit par un mouvement de concentration qui se révèle peu favorable aux petites structures qui sont légion dans le secteur.

8Le cinéma en tant que système technique est sur la sellette en raison d’un progrès ininterrompu des technologies électroniques de l’image et du son qui finit par produire des effets de seuil. Le dispositif Lumière, avec son support photochimique et ses bobines devenues mythiques, est resté au cœur du modèle cinématographique originel pendant tout le xxe siècle, et dans tous les pays du monde. Il garde une remarquable valeur technique, a su intégrer de nombreuses innovations de perfectionnement, mais il se trouve sérieusement concurrencé par l’arrivée de technologies numériques dont les performances et le coût évoluent de telle manière qu’une substitution à long terme ne peut être exclue. Les technologies numériques affectent la prise de vues, le montage et la postproduction, la diffusion et la projection en salles, comme les équipements domestiques. Au fond, la diffusion d’un même programme numérisé peut se faire par le biais de nombreux vecteurs, en ligne (hertzien, câble, satellite, Internet) ou sur des supports tels que la cassette et le DVD, la salle de cinéma n’étant qu’une des modalités possibles d’accès au film. La salle aura donc, davantage encore, à démontrer quels sont les avantages distinctifs qu’elle propose et à faire valoir ses spécificités. La multiplication des chaînes de télévision, le développement extraordinairement rapide du marché du DVD et les progrès techniques du matériel audiovisuel des ménages permettent en effet de présager une intensification de la concurrence que devra affronter le cinéma en salles.

9Le cinéma en tant que sortie. Devenu minoritaire, financièrement comme en termes de pratiques sociales, le spectacle en salle demeure essentiel pour fonder une identité proprement cinématographique. C’est par la sortie, dans une double acception du terme, que le cinéma reste le plus enraciné dans son modèle originel d’art du spectacle. La sortie du film comme événement, d’une part, et la « sortie cinéma » d’un public désireux de partager un spectacle dans un même lieu, d’autre part, l’une pouvant contribuer à soutenir l’autre, avec une valorisation prépondérante de l’exclusivité, de l’inaccoutumé et de la socialisation.

10Mais en définitive, que reste-t-il du cinéma ? Après ce parcours analytique, on serait tenté de répondre : rien, ou si peu… Peut-être une histoire, une parole ; sans doute l’essentiel. Une tradition cinéphilique, un regard, une exigence, comme un îlot dans un océan médiatique. Face à la chevauchée technico-industrielle, peut-être la résurgence d’une sensibilité poétique et le goût nostalgique pour un Cinématographe Lumière qui renoue avec la magie des origines. Face à l’emprise accrue des surdéterminations industrielles, l’artistique pourrait n’être plus là que « pour mémoire » comme il est indiqué dans certains devis de films pour désigner la part des recettes salles. Ou comme faire-valoir, comme alibi, comme accessoire idéal d’un indispensable « devoir de mémoire » devenu syntagme banalisé pour évoquer la vague exhortation selon laquelle il ne faut pas oublier de rendre visite aux mondes anciens et de s’y incliner.

11Cependant, en dépit du poids des systèmes industriels intégrés, la situation reste plus contingente et indéterminée qu’il n’y paraît. Le parcours récent des conglomérats communicationnels n’offre-t-il pas, paradoxalement, un nouvel horizon pour les défenseurs de l’indépendance, de la création et d’une certaine idée du cinéma ? Le fiasco de tonitruantes et ambitieuses stratégies qui s’affichaient dans un cocktail de formules magiques telles que « convergence », « contenus », « contenants », « fusions », « synergies », « réseaux » ou « multimédia » est venu démontrer que la course à la concentration, même habillée de concepts séduisants, n’est pas une panacée.

12Dans un tel contexte qui fait resurgir le principe d’incertitude, un espace pour l’imagination et les formules alternatives pourrait s’ouvrir. On ne peut certes exclure que les pertes cumulées par les grands empires industriels n’induisent une intensification des réorganisations et des exigences gestionnaires, et qu’elles pourraient ne pas être propices à la diversité culturelle. On peut aussi penser au cinéma comme jeunesse d’un art qui reste marqué par ses origines et n’en finit pas de s’inventer chaque jour ; force et vitalité d’une méthode de reproduction du monde qui ne cesse de l’interpréter ou de lui en substituer un autre.

13Pourtant, même si les convictions et les prises de position ne sont pas nécessairement vaines, un angélisme nourri des discours d’espérance et fondé sur la certitude que le cinéma est immortel risque de conduire à sous-estimer les dimensions pragmatiques et l’importance que revêt le perfectionnement des systèmes de régulation. C’est dans cette direction, à l’échelle d’un pays et plus largement dans le cadre de conventions internationales, que se trouvent bien des clefs pour l’avenir de la cinématographie, orientation qui n’est pas contradictoire avec la prise en compte du marché et l’attention portée au rôle crucial de la dynamique des acteurs privés qui, quelle que soit leur envergure, pourraient retrouver dans une certaine indépendance de quoi donner sens et viabilité à leur devenir.

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