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Le cinéma à l’épreuve du système télévisuel

 | 
Laurent Creton

Troisième partie. L’audience et la promotion du cinéma à la télévision

Chapitre 12. Le cinéma documentaire à la télévision

Thomas Schmitt

Texte intégral

  • 1 B. Bocard, « Le documentaire, du grand aux petits écrans », Dossiers de l’audiovisuel, n° 72, mars (...)

« Si le cinéma est né documentaire, le jour de 1895 où fut projetée La Sortie des usines Lumière, le documentaire est aussi né cinéma1. »

1« Le cinéma documentaire à la télévision » : cette formule sonne de manière un peu étrange. Sans doute parce que si le cinéma est né documentaire, il n’en reste pas moins sérieusement rattaché, dans l’opinion commune, à la fiction. Sans doute aussi, inversement, parce que le documentaire paraît intrinsèquement lié à la télévision, être son genre par excellence, celui qui fait découvrir le monde, dans sa « réalité ». Pourtant, quand on songe que c’est André Bazin qui a évoqué « la fenêtre ouverte sur le monde », à propos du cinéma bien sûr et non de la télévision, tout se complique.

  • 2 G. Jacquinot, « Aux frontières du réel (un genre mal défini) », ibid., pp. 8-11.
  • 3 Pour l’Association des cinéastes documentaristes, l’Addoc, et notamment Patrice Chagnard, l’expres (...)
  • 4 La chronologie de l’exploitation d’un documentaire, qui contraint sa logique de réalisation, pourr (...)

2Polysémique, la belle expression de « cinéma documentaire » conduit immédiatement à une réflexion d’envergure, déjà menée ici et là, sur la définition du documentaire2. Qu’est-ce que le documentaire, en comparaison notamment de la fiction d’un côté, du reportage de l’autre ? Quels documentaires méritent d’être qualifiés de « cinématographiques » ? Sur quels critères en juger ? La présence d’un auteur, d’un cinéaste3, qui fait acte de création en interprétant le monde placé devant sa caméra ; la forme du film qui se dégagerait de l’esthétique dominante du « docucu », privilégiant notamment le verbe sur l’image ; le tournage du « film » sur support argentique ; sa durée calquée sur celle du long-métrage ; son budget qui, à partir d’un certain montant, favoriserait la maturation du projet et donc une vraie démarche esthétique ; ou plus prosaïquement sa qualification juridico-institutionnelle ? À ce dernier titre, une œuvre documentaire est qualifiée de cinématographique lorsqu’elle est produite dans la filière cinéma et destinée à une première diffusion en salle4.

  • 5 À l’hiver 2002, la notion d’œuvre a connu un regain d’intérêt auprès des institutions de régulatio (...)

3En focalisant notre intérêt sur certains de ces critères, de manière faussement naïve parfois, nous dessinerons progressivement, à travers un angle économique pour l’essentiel, le paysage des œuvres5 documentaires à la télévision, des œuvres parfois cinématographiques.

LE DOCUMENTAIRE DE CRÉATION

4En 1986, la Commission nationale de la communication et des libertés identifie un type de documentaire qui intéresse notre étude, le documentaire de création. Sa définition précise : « Le documentaire de création se réfère au réel, le transforme par le regard original de son auteur et témoigne d’un esprit d’innovation dans sa conception, sa réalisation et son écriture. Il se distingue du reportage par la maturation du sujet traité et par la réflexion approfondie, la forte empreinte de la personnalité d’un réalisateur et (ou) d’un auteur. » Film d’auteur, le documentaire de création peut légitimement revendiquer son caractère cinématographique.

5Les textes de la CNCL qui réglementent l’activité des diffuseurs se réfèrent à cette notion pour les engagements de production. Le même concept de « documentaire de création » apparaît dans les formulaires du Compte de soutien à l’industrie de programmes, nouvellement créé. Si cette appellation a disparu du cahier des charges des diffuseurs, les subventions accordées par le CNC à la production de films documentaires étaient formellement, attribuées à des documentaires de création jusqu’à la fin de l’année 2001. À l’aune de cette idée, en se référant aux chiffres du CNC concernant les œuvres documentaires aidées, la production du documentaire d’auteur par la télévision française a connu une évolution des plus favorables depuis le milieu des années 1980 (voir tableau 1).

Tableau 1 – Part relative des durées produites de 1990 à 2001 (documentaire et fiction) par les diffuseurs

Tableau 1 – Part relative des durées produites de 1990 à 2001 (documentaire et fiction) par les diffuseurs

Source : CNC.

6En volume, le documentaire passe en effet de 280 heures produites en 1990 à 2 262 heures en 2000, soit huit fois plus. Cette croissance du marché du documentaire s’explique à l’origine par un certain engagement militant, la mise en place du soutien du CNC à ce type de programmes, la naissance de La Sept, l’émergence de producteurs et, souvent de manière conjointe, de documentaristes de talent qui ont redonné ses lettres de noblesse au genre. La naissance de La Cinquième à la fin de l’année 1994 et l’inflation du nombre de chaînes diffusées sur le câble et le satellite, due notamment à la réduction des coûts de diffusion liée à la compression numérique, ont accentué le phénomène. Enfin, l’investissement des chaînes dans le documentaire connaît également une très forte croissance du montant global : + 609 % entre 1990 et 2000 (voir tableau 2). L’année 2001 est toutefois en léger repli.

Tableau 2 – Investissement des chaînes de télévision dans le documentaire de 1990 à 2001 (en MF)

Tableau 2 – Investissement des chaînes de télévision dans le documentaire de 1990 à 2001 (en MF)
  • * Les chiffres du CNC sont évidemment des chiffres officiels qui ont le mérite de l’être mais qui pa (...)

Source : CNC*.

7Devant le dynamisme de ce marché, le producteur en charge d’un projet de film documentaire n’hésite souvent pas longtemps et pense d’emblée aux opportunités de ventes que semble receler ledit marché. En même temps, son optimisme fondé sur des données économiques est vite confronté à une réalité plus complexe et moins attrayante que les chiffres de croissance ne paraissent l’indiquer. Si l’investissement financier a bien suivi globalement l’évolution du nombre d’heures produites, il ne l’a fait qu’en partie : sont produites aujourd’hui huit fois plus d’heures de documentaire qu’en 1990, mais avec un budget seulement six fois plus important. La diminution du coût horaire moyen du documentaire en témoigne d’ailleurs clairement : 794 000 F en 2001 contre 1,05 MF en 1996. Par-delà la baisse de certains coûts de production, la déflation du budget des films documentaires trouve son explication dans l’économie précaire sur laquelle nombre de chaînes thématiques et locales se sont construites. Cette économie se répercute évidemment sur leurs fournisseurs.

  • 6 Dans chacun des secteurs, les dix premières entreprises réalisent 50 % des heures produites. Dans (...)
  • 7 Thierry Garrel les appelle ses « satellites de la production documentaire », et de citer parmi « c (...)
  • 8 Très malthusiens, les diffuseurs ne souhaitent souvent qu’une chose : la disparition de nombre de (...)

8La déflation se comprend également à la lumière du type de marché télévisuel du documentaire, l’oligopsone : quelques acheteurs de poids – les chaînes publiques coproduisent la moitié du volume horaire – et une multitude de vendeurs, le nombre de sociétés de production de documentaires ayant presque doublé en l’espace de cinq ans (253 en 1995, 456 en 1999). Si la concentration des entreprises de production de documentaires est, sans doute de ce fait, largement moindre que celle des entreprises de production de magazines, de spectacles, d’animation ou de fiction6, cette situation ne doit pas masquer qu’il existe aussi des producteurs « poids lourds7 », notamment Les Films d’Ici, Point du Jour, AMIP, MC4 ou Cinétévé, qui préemptent de nombreuses cases de programmation de qualité8.

9Devant ce marché sur lequel règne une forte concurrence, même si chaque acteur propose un « produit » différent, il est aisé de comprendre que le nombre de projets refusés est colossal et que, lorsqu’un film est accepté, le diffuseur n’en a pas pour autant abdiqué son important pouvoir de négociation. Celui-ci se transforme en pouvoir éditorial, en pouvoir de contrôle artistique plus ou moins insidieux. Il commence par le choix d’une politique éditoriale de chaîne qui se révèle de plus de plus draconienne, à l’heure d’une concurrence extrême des chaînes entre elles. À cette politique correspondent des cases de programmation de documentaires qui sont de plus en plus précises. Si la case est plus lâche dans sa définition, type case société, une tendance, notamment impulsée par France 3, se dessine : celle de faire rentrer les films dans des collections. Le principe, sous l’influence du marketing, est de faire profiter le film, diffusé une première fois, de la notoriété d’une collection installée sur la durée. Dans ce contexte, la notion de film unitaire, singulier, paraît par moment presque incongrue. Autre contrainte qui peut peser lourd dans la réalisation des films : la standardisation de la durée, 13, 26, 52 et 90 minutes, le 52 minutes étant le plus apprécié, même si la justesse d’un film provient souvent de la bonne durée de montage. À la télévision, il faut rentrer dans la case et dans le temps imparti, ni plus ni moins.

10Il va de soi que le regard des diffuseurs sur les films est légitime en raison de leur soutien financier et qu’il peut même parfois, selon l’interlocuteur, être décisif pour la qualité du documentaire. Néanmoins, ce lien de dépendance du producteur et du réalisateur à l’égard du diffuseur s’apparente le plus souvent à une véritable situation de commande. Il semble ainsi que l’augmentation du nombre d’heures produites ait eu pour corollaire un formatage accru des films produits, une véritable industrialisation du documentaire. En 1999, le jury du Cinéma du réel se permettait d’ailleurs de signaler une baisse de qualité et d’originalité des films présentés, pourtant passés au tamis de la sélection, et d’en rendre responsables les chaînes à travers leurs choix et leurs contrôles artistiques des œuvres.

  • 9 Le processus d’aide sélective tient davantage compte du point de vue de l’auteur et de la créativi (...)

11La référence au documentaire de création dans les dossiers de demande de subvention du Cosip n’était la plupart du temps qu’un moyen administratif pour en bénéficier. L’administration du CNC non seulement n’en était pas dupe, mais, dans la pratique, sciemment laissait de côté le documentaire de création comme terme d’évaluation des projets de programmes qui lui étaient soumis, notamment pour l’aide automatique9. C’étaient par conséquent des critères financiers, de durée, d’unicité du format, voire de signature (d’un auteur ou d’un producteur), qui intervenaient le plus souvent dans les décisions qu’étaient amenés à prendre les administrateurs du Cosip.

LA DIFFUSION DU DOCUMENTAIRE

12Le CNC ne se sert donc plus dans les faits depuis longtemps du concept de documentaire de création, même redéfini pour son propre usage. La CNCL, elle, ne l’a jamais utilisé comme critère pour les obligations de diffusion des chaînes de télévision. Comme avec le « mieux disant culturel », l’instance de régulation de l’audiovisuel français a dû se débarrasser de cette expression compromettante. Le CSA n’a pas démenti son prédécesseur. De plus, lors de l’analyse annuelle des programmations des diffuseurs, le Conseil associe généralement le documentaire aux magazines dans une catégorie de programmes intitulée « émissions à caractère documentaire ».

Tableau 3 – La diffusion d’émissions à caractère documentaire des chaînes nationales 1991-1999

Tableau 3 – La diffusion d’émissions à caractère documentaire des chaînes nationales 1991-1999

Source : Médiamétrie.

13On peut identifier (voir tableau 3) une augmentation significative de ces émissions à partir de 1995, essentiellement due aux diffusions d’Arte puis de La Cinquième qui ont largement fait monter le nombre de documentaires programmés à la télévision – ceux-ci faisant actuellement à peu près jeu égal, quantitativement, avec les magazines. Mais il est patent que l’analyse de la diffusion des émissions à caractère documentaire est peu pertinente pour évaluer celle du « cinéma documentaire ».

  • 10 La Lettre du CSA, n° 144, octobre 2001.

14Une étude 2001 du CSA sur la diffusion de documentaires10, isolés des magazines, donne une meilleure idée de la manière dont le genre est programmé par les chaînes nationales. En 2000, 5 828 heures de documentaires ont été proposées en diffusion hertzienne, soit 11 % des programmes diffusés, chiffre en légère croissance (2,8 %) par rapport à 1999. Les chaînes du secteur public ont diffusé 72,2 % de ces documentaires, dont 43,4 % sont inédits contre 10,9 % pour le secteur privé. Arte est la première chaîne à diffuser des documentaires inédits, 828 heures en 2000, soit 77,3 % de sa programmation de documentaires. La Cinquième est la première chaîne de documentaire en volume diffusé, 2 203 heures en 2000 contre 1 903 en 1999.

15Si TF1 programme plus de documentaires que France 2 et France 3 réunies, elle n’en propose en 2000 que 5,7 % d’inédits. En outre, et peut-être surtout, 95,1 % des documentaires qu’elle diffuse sont proposés entre 1 h et 6 h du matin. Détenant la palme de la diffusion nocturne, la chaîne leader est suivie de très près par M6, 95 % des 160 heures, et par France 2 qui programme 72,5 % de ses documentaires entre 1 h et 6 h. Les documentaires de France 3 (45,7 %), sont eux plutôt abonnés à la troisième partie de soirée ; 34 heures seulement sont diffusées en prime time ou deuxième partie de soirée contre 492 heures pour Arte qui présente 46 % de ses documentaires dans la tranche 20 h - 23 h.

16Ces deux chaînes nationales en clair, et diffusant le soir, sont donc les seules, et dans des proportions bien différentes, à considérer le documentaire comme un genre pouvant être diffusé en première partie de soirée à l’égal des fictions – cinéma et téléfilms – souvent présentées dans ce créneau horaire. Une case mensuelle de prime time sur France 3, Hors série, a accueilli des documentaires considérés au moins par leur durée de long-métrage comme du cinéma. Sur Arte autour de 22 h, c’est la case Grand Format qui offre du documentaire de long-métrage à la manière dont on propose du cinéma.

  • 11 Ce n’est pas un hasard si la première société de production de cette case est Capa Production avec (...)

17La case Hors série, créée et présentée par le journaliste Patrick de Carolis, diffuse son premier documentaire de long-métrage en février 1998. Clandestins, les mailles du filet, réalisé par Tony Comiti, atteint une part de marché de 24,30 % pour une audience de 10,70. Ces résultats ne seront égalés, en février 2000, que par le film de Tim Haines Sur la terre des dinosaures, produit par la BBC. Une part de marché de 23,90 % et une audience de 11,10 consacrent ce programme très singulier : un documentaire en 3D, très fictionnalisé, pour une case qui répond en général à une tout autre approche : des sujets journalistiques11, souvent en phase avec l’actualité, présentant les coulisses d’institutions au sens large, du tribunal de Bobigny au grand hôtel de Deauville ; des sujets contemporains et franco-français pour l’essentiel. Une exception, avec les dinosaures, La Chaconne d’Auschwitz de Michel Daeron. Ses résultats, 13,40 % de part de marché pour une audience de 5,3, placent le film légèrement en dessous des scores moyens de la case. Avec une audience moyenne de 6,5 et 15 % de part de marché, Hors série est un peu en deçà de la part de marché moyenne de France 3, environ 17 % sur 1998-2000. Cette case montre néanmoins qu’il est possible de programmer du documentaire en prime time avec une audience très correcte pour la chaîne.

  • 12 Voir à ce propos l’introduction du livre d’Y. Jeanneau, La Production documentaire, Dixit, Paris, (...)

18Du cinéma, les films proposés par Patrick de Carolis ? Sans doute, dans l’ensemble, ne font-ils qu’emprunter la durée du long métrage au Septième Art pour mieux se valoriser. De la même manière, plusieurs choix concernant la case semblent avoir été faits pour faire fonctionner le label cinématographique : accepter le projet de Manuel Poirier, D’un enfant à l’autre, cinéaste tout juste auréolé du succès de Western, soutenir le film de Mireille Darc, Le Doute et l’espérance, consacré au portrait de malades affrontant leur cancer, mais aussi faire affaire avec des représentants presque officiels de la culture du cinéma documentaire d’Arte : Les Films d’Ici bien entendu, ou Jean-Christophe Rosé, réalisateur particulièrement apprécié de Victor Rocaries, directeur de la programmation de la chaîne franco-allemande. Si France 5 tente de rivaliser avec Arte, pour acquérir le statut de « chaîne du documentaire », cette dernière le mérite à la fois par son histoire qui commence à La Sept au milieu des années 1980 avec une production massive de films documentaires, et par son identité propre fondée, grâce notamment à Thierry Garrel, sur une vraie culture du « cinéma documentaire »12.

  • 13 Ces caractéristiques sont d’autant plus valables que les documentaires sont coproduits par Arte Fr (...)
  • 14 Tels entre autres que Cambodge, la Terre des âmes errantes de Rithy Panh, Grand prix du Cinéma du (...)
  • 15 Reprogrammé juste après les événements du 11 septembre 2001 lors d’une soirée consacrée à l’Afghan (...)
  • 16 Son directeur, Roger Diamantis, a coutume d’expliquer qu’il a sauvé sa salle de la faillite grâce (...)

19Case existante depuis les débuts de la diffusion de La Sept, Grand Format est l’espace phare de la programmation documentaire d’Arte. Du coureur de fond au Goulag, du Cambodge à Haïti, de la Commune à Mai 68, les sujets s’illustrent par une grande diversité, un caractère international, une dimension historique souvent importante, un engagement du point de vue, tant sur le plan formel que des idées13. Nombre des films proposés se voient récompensés lors des festivals de films documentaires, le plus souvent à l’issue d’une diffusion en salle, ou par certaines institutions14. Ce faisant, ils acquièrent une valeur symbolique qui les rapproche du cinéma, d’autant que certains d’entre eux bénéficient d’une véritable carrière cinématographique, avant ou après leur diffusion télévisuelle. Il en est notamment ainsi, sur la période 1998-2001, de Massoud, l’Afghan de Christophe de Ponfilly, qui réunira 50 000 spectateurs en salles, après avoir touché 500 000 personnes via la télévision15, de Coûte que coûte de Claire Simon, « abonné » à la salle du Saint-André-des-Arts16 à Paris, ou de La Moindre des choses de Nicolas Philibert.

20La part d’audience moyenne de la case sur la période 1998-2000 s’établit à 2,7 %, pour une audience de 0,6, soit 300 000 téléspectateurs environ par documentaire. Ces résultats peuvent être analysés de plusieurs manières. Comparés aux chiffres de la case Hors série de France 3, ils peuvent être lus comme de très mauvais résultats, avec une audience dix fois inférieure. Certes, mais sachant que le canal de diffusion joue un rôle très fort sur l’audience, le score de la case Grand Format est d’abord à rapporter aux résultats d’audience de la chaîne : l’audience de la case apparaît alors comme légèrement en deçà de l’audience d’Arte, 3 % sur la période 1998-2000 (notons que l’année 1998 a tout de même permis à la case d’atteindre les 3,7 %, soit plus que la chaîne dans son ensemble).

  • 17 Ainsi de The Big One, 120 000 entrées, Les 4 Saisons d’Espigoule, 103 000, Délits Flagrants, 120 0 (...)

21Si l’on analyse les chiffres en référence à la fréquentation cinématographique des films documentaires, les résultats de la case Grand Format apparaissent alors comme très positifs, puisque la majorité des films documentaires sortis en salles dépasse difficilement les 10 000 spectateurs et que seuls quelques-uns atteignent la barre des 100 00017. Telle l’exception qui confirme la règle, un film documentaire par an connaît un succès de plus grande ampleur, comme Buena Vista Social Club de Wim Wenders en 1999 qui dépasse les 500 000 entrées, ou Microcosmos qui réussit à réunir en 1997 plus de 3 350 000 spectateurs.

  • 18 Ce réalisateur est peut-être apprécié de son directeur de la programmation car ses résultats d’aud (...)
  • 19 Avec Grand Format, en quelque sorte, la lignée cinématographique de cette tranche horaire se pours (...)

22La case Grand Format a aussi ses succès de fréquentation télévisuelle : une audience de 2,20 pour 8,70 % de part de marché pour Titanic, la fin d’un rêve en janvier 1998, au moment de la sortie du film événement ; 1,50 d’audience et 7,70 % de part de marché pour Un crime à Abidjan, deuxième documentaire de la collection de « polars » documentaires de Mosco diffusé en octobre 1998 ; une audience équivalente et une part de marché de 7,10 pour Les Rois du ring de Jean-Christophe Rosé18, diffusé en juillet 1999. En 2001, la meilleure audience est réalisée par Les Glaneurs et la Glaneuse d’Agnès Varda avec près de 600 000 téléspectateurs, inaugurant ainsi de belle manière la nouvelle diffusion de la case : le lundi, après le film du prime time qui était auparavant suivi d’un autre film de cinéma19.

  • 20 100 000 personnes tout de même, pourrait-on dire, ont pu voir le joli film de Pierre Coulibceuf Th (...)

23Mais qu’on ne se méprenne pas. Un documentaire, sorti préalablement en salles, c’est-à-dire une véritable œuvre cinématographique selon la catégorisation du CNC, n’est pas synonyme de succès cathodique. Distribué préalablement dans les salles MK2, Vacances prolongées, le dernier film de Johann Van der Keuken, ne recueille sur le petit écran d’Arte qu’une audience de 0,30 pour 1,50 % de part de marché. Présenté en trois fois dans la case La Lucarne, le mercredi à minuit et demi au début de l’été 1997, Amsterdam Global Village ne dépasse pas les 0,20 d’audience, pour une part de marché maximale de 3,60. Dans cette même case, Les Frères Sladanowsky de Wim Wenders obtient la même audience pour une part de marché un peu meilleure, 4,90 %. Ainsi, la case documentaire d’Arte la plus audacieuse cinématographiquement ne génère-t-elle qu’une audience globale moyenne de 0,2020.

24Quelques films rapportent cependant à la chaîne des audiences plus convenables. Premier documentaire produit par Jacques Perrin pour le cinéma, Le Peuple singe de Gérard Vienne, qui avait réuni en salles plus de 500 000 spectateurs, permet à Arte d’engranger lors d’une soirée Théma de 1995 une audience de 900 000 téléspectateurs pour 5,5 % de part de marché. Microcosmos réunissait sur France 2 en prime time le 30 décembre 1999 une audience de 8,90 pour une part de marché de 20 %, soit légèrement moins que la moyenne de la chaîne publique.

25Ainsi, le cinéma documentaire, fût-il dûment labellisé, n’est pas vraiment la panacée pour l’audimat. Surtout si on le compare à l’efficacité, même un peu entamée, du cinéma de fiction. Sans doute faut-il voir en cela le souci du documentaire de création de se distinguer des émissions documentaires ou des reportages, ou, au contraire, son extrême singularité bien curieuse sur ces pourtant « étranges lucarnes ». Mais cette idée de confidentialité du cinéma documentaire à la télévision ne reproduit-il pas tout simplement le schéma de la salle ? Certes Le Peuple migrateur atteint les 2 700 000 entrées au printemps 2002. Mais c’est sans doute l’arbre (du succès) qui cache la forêt (des échecs commerciaux), comme le cinéma de fiction masque globalement le cinéma documentaire. Ceux qui voient dans ce cinéma le support, un peu utopique, d’une expression innovante qui cherche à comprendre le monde pour tenter de le changer peuvent donc continuer à se mobiliser, tant à la télévision qu’au cinéma. Davantage d’espaces offrent du cinéma documentaire, mais ils vivent sous la menace permanente de basculer vers l’accueil d’autres images, plus attractives, et leur accès, limité pour les producteurs, est souvent loin d’être facilité pour les spectateurs.

Notes

1 B. Bocard, « Le documentaire, du grand aux petits écrans », Dossiers de l’audiovisuel, n° 72, mars-avril 1997, INA-La Documentation française, p. 7.

2 G. Jacquinot, « Aux frontières du réel (un genre mal défini) », ibid., pp. 8-11.

3 Pour l’Association des cinéastes documentaristes, l’Addoc, et notamment Patrice Chagnard, l’expression « cinéma documentaire » ne doit pas être entendue « au sens restrictif de la réglementation française – filière cinéma et sortie en salles. Nous n’opposons pas cinéma et télévision, car il est clair que le documentaire se balade entre les deux, mais nous tenons au mot cinéma, parce que c’est dans cette culture et dans cette histoire que nous nous situons même quand il s’agit de télévision », in « Le documentaire, du grand aux petits écrans », op. cit., p. 19. Voir également la revue Documentaires n° 14, « L’auteur en questions », numéro coordonné par G. Leblanc et M. Gales, 1999.

4 La chronologie de l’exploitation d’un documentaire, qui contraint sa logique de réalisation, pourrait aider à qualifier une œuvre de « cinématographique ». Mais, si la chronologie de l’exploitation d’un film de long-métrage est limpide et juridiquement contrôlée, celle d’un film documentaire est plus complexe ; le circuit est même généralement inversé. La télévision est le premier diffuseur du documentaire, puis vient le cinéma et enfin la sortie en vidéo. Notons toutefois que ce schéma n’est pas irréductible et qu’in fine le mode de valorisation du film documentaire obéit à des décisions stratégiques délibérées ou imposées par le marché.

5 À l’hiver 2002, la notion d’œuvre a connu un regain d’intérêt auprès des institutions de régulation de l’audiovisuel du fait de la controverse autour de Popstars. Cette série musicale diffusée par M6, à mi-chemin de la télé-réalité et du docu-soap, est considérée par le CNC, sur dossier, comme un documentaire de création et bénéficie à ce titre du Cosip. Les sociétés d’auteur s’en insurgent et prennent à partie le CNC et le CSA. Cette dernière institution, qui identifie Popstars comme de la variété, consulte alors les acteurs économiques du secteur pour envisager un élargissement de la notion d’œuvre. Sur la demande de Catherine Tasca, ministre de la Culture et de la Communication du gouvernement Jospin, le directeur général du CNC étudie la question et plaide pour le maintien de la notion dans son acception actuelle. Voir L’Œuvre audiovisuelle, rapport de David Kessler, directeur général du CNC, qui préconise par ailleurs une sélectivité accrue du Cosip.

6 Dans chacun des secteurs, les dix premières entreprises réalisent 50 % des heures produites. Dans le cas du documentaire, ce sont les 50 premières entreprises qui sont à l’origine de 50 % des heures produites.

7 Thierry Garrel les appelle ses « satellites de la production documentaire », et de citer parmi « ce noyau d’une quinzaine de producteurs : Les Films d’Ici, JBA, Archipel 33, Amip, Ex Nihilo, Lapsus, Palette Production, 13 productions, Interscoop, l’INA… », souvent des sociétés que le responsable de l’unité documentaire fait travailler depuis les débuts de La Sept, in « Le documentaire, du grand aux petits écrans », op. cit., p. 19.

8 Très malthusiens, les diffuseurs ne souhaitent souvent qu’une chose : la disparition de nombre de ces sociétés afin de leur faciliter le travail. Ils oublient d’une part que, pour se renouveler, l’industrie du documentaire doit renouveler ses acteurs, producteurs et réalisateurs, et d’autre part qu’en économie ce sont souvent les petites entreprises qui, tels des poissons pilotes, sont à l’origine d’innovations reprises par la suite par le reste de l’industrie. Ainsi, au-delà d’une certaine morale qui condamnerait celui qui souhaite la disparition de son prochain, surtout s’il est petit et pauvre, il est toujours dangereux, pour la vitalité même d’une industrie, qu’elle soit par trop concentrée. De toutes les manières, le déséquilibre est tel que le marché devrait, malheureusement, éliminer nombre de structures fragiles.

9 Le processus d’aide sélective tient davantage compte du point de vue de l’auteur et de la créativité du projet. Mais cette aide ne correspond qu’à environ 15 % des concours du Cosip à la production de programmes. Signalons que c’est précisément le caractère par trop industriel, et trop protectionniste, du système de soutien français à l’audiovisuel, et même au cinéma, que les instances européennes lui reprochent en bloquant jusqu’en 2004 toute véritable réforme.

10 La Lettre du CSA, n° 144, octobre 2001.

11 Ce n’est pas un hasard si la première société de production de cette case est Capa Production avec quatre films produits.

12 Voir à ce propos l’introduction du livre d’Y. Jeanneau, La Production documentaire, Dixit, Paris, 1997. Sur le plan des chiffres, Médiamétrie estime en 1999 que la grille des programmes d’Arte est composée à 45 % de documentaires.

13 Ces caractéristiques sont d’autant plus valables que les documentaires sont coproduits par Arte France, et non achetés ou coproduits par le pôle allemand.

14 Tels entre autres que Cambodge, la Terre des âmes errantes de Rithy Panh, Grand prix du Cinéma du réel 2000, Shtetl de Marian Marzynski, Grand prix du Cinéma du réel en 1996, Les Gens des baraques de Robert Bozzi, Grand prix du meilleur documentaire de création de la Scam 1996.

15 Reprogrammé juste après les événements du 11 septembre 2001 lors d’une soirée consacrée à l’Afghanistan, le film draina une audience de 3,70 pour 9,70 % de part de marché. De nouveau projeté sur grand écran, la salle des Trois Luxembourg à Paris ne désemplit pas durant plusieurs semaines.

16 Son directeur, Roger Diamantis, a coutume d’expliquer qu’il a sauvé sa salle de la faillite grâce à la diffusion de documentaires et à un certain engouement pour ce genre apprécié en salle. En présentant une dizaine de ces films par an, il a réussi à profiter de certains succès un peu inattendus, notamment Mémoires d’immigrés de Yamina Benguigui dont l’exploitation atteindra 86 000 entrées ou Pas vu pas pris de Pierre Caries qui réunira 150 000 spectateurs.

17 Ainsi de The Big One, 120 000 entrées, Les 4 Saisons d’Espigoule, 103 000, Délits Flagrants, 120 000.

18 Ce réalisateur est peut-être apprécié de son directeur de la programmation car ses résultats d’audience sont toujours à la hauteur.

19 Avec Grand Format, en quelque sorte, la lignée cinématographique de cette tranche horaire se poursuit donc. Le choix du film d’Agnès Varda pour inaugurer cet horaire de diffusion n’est sans doute pas fortuit.

20 100 000 personnes tout de même, pourrait-on dire, ont pu voir le joli film de Pierre Coulibceuf The Star Marina Abramowicz, sorti en salles simultanément en mars 1999 ; 50 000 téléspectateurs ont également pu apprécier le chef-d’œuvre de Sergueï Dvortsevoy, Highway, exploité en salles en 2001. Notons néanmoins que la diffusion nocturne de La Lucarne ne facilite pas les records d’audience.

Notes de fin

* Les chiffres du CNC sont évidemment des chiffres officiels qui ont le mérite de l’être mais qui parfois masquent des situations de production bien différentes de ce qu’ils laissent supposer. En outre, certains films documentaires, à la marge, se font sans aide du CNC souvent parce qu’ils n’ont pas trouvé de diffuseur, le sésame du Compte de soutien à l’industrie de programmes.

Table des illustrations

Titre Tableau 1 – Part relative des durées produites de 1990 à 2001 (documentaire et fiction) par les diffuseurs
Légende Source : CNC.
URL http://books.openedition.org/editionscnrs/docannexe/image/3453/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 35k
Titre Tableau 2 – Investissement des chaînes de télévision dans le documentaire de 1990 à 2001 (en MF)
Légende Source : CNC*.
URL http://books.openedition.org/editionscnrs/docannexe/image/3453/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 23k
Titre Tableau 3 – La diffusion d’émissions à caractère documentaire des chaînes nationales 1991-1999
Légende Source : Médiamétrie.
URL http://books.openedition.org/editionscnrs/docannexe/image/3453/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 28k

Auteur

Thomas Schmitt dirige une société de production de programmes télévisuels. Il est docteur en Études cinématographiques et audiovisuelles et chargé de cours à l’université de Paris III Sorbonne Nouvelle.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

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