Chapitre 6. Les noces manquées du cinéma et de la télévision française
L’affaire du Testament du Docteur Cordelier, 1959-1961
p. 119-135
Texte intégral
1Au tournant des années 1950, la télévision cesse d’être tenue pour un gadget d’ingénieurs. Son potentiel semble immense, notamment en regard des modes de divertissement à domicile. Pourtant, le petit écran n’apparaît pas comme un concurrent direct du cinéma. Immédiatement tout au moins. Pendant une période qui, selon les pays européens, varie en raison directe avec l’installation du réseau d’émetteurs, l’équipement des ménages et le déclin de la fréquentation en salles, règne une sorte de statu quo. En France, les professionnels du cinéma tardent à prendre la mesure du nouvel entrant. À l’occasion, lors de certains événements, le péril revêt, soudainement, un autre relief. La coexistence pacifique, sur fond d’ignorance, cède alors le pas à des comportements où se mêlent fureur et invective. Tous les corps de métier du secteur, depuis les exploitants et les distributeurs en passant par les producteurs et jusqu’aux personnels de télévision, concourent à des blocages en série.
2Parmi les incidents qui émaillent la relation toujours problématique entre le cinéma et la télévision1, il en est un, au crépuscule des années 1950, emblématique des attitudes face aux changements en cours. Le Testament du Docteur Cordelier, film de Jean Renoir, est en effet exemplaire des rapports chaotiques que les milieux du cinéma et de la télévision n’ont jamais cessé d’entretenir2. Au moment où Renoir prépare son tournage, la Radiotélévision française (RTF) recense environ 1 100 000 postes de télévision en France métropolitaine3, à quoi s’ajouterait une fraude portant sur une cinquantaine de milliers de postes non déclarés. La RTF, avec qui Renoir entre en coproduction, est, comme l’indique l’article 1 de ses statuts, un établissement public de l’État, à caractère industriel et commercial, doté d’un budget autonome. Elle est placée sous l’autorité du ministre de l’Information.
LE RETOUR DE RENOIR
3Avec Le Testament du Docteur Cordelier, pour la première fois, Jean Renoir aborde la télévision. Il a 65 ans et derrière lui quelques-uns des grands monuments de l’histoire du cinéma. Il est unanimement considéré parmi les plus grands cinéastes du xxe siècle. Auparavant, le metteur en scène a enregistré des déboires, notamment l’abandon de Trois Chambres à Manhattan avec Leslie Caron, inspiré du roman de Simenon. En 1955 et en 1957, il s’est tourné vers le théâtre, avec une pièce, Orvet, dont il est l’auteur et qu’il a mis en scène, puis Le Grand Couteau, de Clifford Odets.
4À son insu, Renoir va devenir le symbole d’une révolution en cours. En effet, si avant lui des réalisateurs de télévision avaient signé des films de cinéma, « aucun grand réalisateur de cinéma n’avait encore travaillé pour la télévision ». Les premières discussions remontent au mois d’août 1958. Jean d’Arcy, alors directeur des programmes de la RTF, propose à Renoir l’idée d’une « coproduction cinéma-télévision qui répondrait à deux impératifs : démonter les avantages financiers des moyens de télévision et contribuer au rapprochement des frères ennemis4 ». Jean d’Arcy est homme de conviction. Nul mieux que lui, à l’époque, n’a saisi les besoins de la télévision. Pragmatique, son regard curieux constamment tourné vers l’étranger, et notamment vers les États-Unis et la Grande-Bretagne, il sait que cinéma et télévision doivent se rapprocher. Conscient des bégaiements de la création télévisuelle, « on n’a pas encore entièrement maîtrisé l’outil, écrit-il, en particulier pour la prise de vue et de son en continuité à trois ou quatre caméras simultanées5 », d’Arcy applaudit à l’initiative de Renoir. De son côté, Jacques Flaud, directeur général du CNC, donnait un avis favorable à l’opération.
5À cette époque, la télévision est déjà consommatrice de films, mais à dose homéopathique. Les films diffusés sont anciens, des « rossignols » contre quoi s’insurge le critique de Télé 7 Jours6. À titre indicatif, en février 1959, au moment où Renoir termine Le Testament du Docteur Cordelier, la télévision française diffuse au total trois films : Scipion l’Africain, Shanghai Gesture et Zorro et ses légionnaires (2e époque). Le mois de mars est mieux pourvu, avec Horizons perdus, Douce, Far West, Les Sans-Soucis, Tous les chemins mènent à Rome, Capitaine Vif-Argent, La Bête humaine, Ademaï bandit d’honneur et Les Trois Valses7. Lissée sur un semestre, la programmation sur le petit écran affiche, au mieux, un long-métrage tous les trois jours, au pire, un par semaine.
UN FILM DE LONG MÉTRAGE POUR LA TÉLÉVISION
6Le Testament du Docteur Cordelier, bien que Renoir, quelque part, s’en défende8, paraît décalqué du Docteur Jekyll et Mr Hyde. Il le rapporte du reste, dans un courrier à Alain Renoir, daté du 16 mars 1959 : « Comme sujet j’ai choisi une adaptation de Jekyll et Hyde de Stevenson. J’ai suivi assez fidèlement la nouvelle originale, c’est te dire que je n’y ai pas ajouté « une femme » comme dans les différentes versions hollywoodiennes9. » L’action se déroule en 1959, dans Paris et sa banlieue. Opale (Jean-Louis Barrault) est un criminel, auteur de plusieurs assassinats. En fait, derrière Opale se cache le Docteur Cordelier, psychiatre en retraite et qui poursuit ses recherches sur les ressorts de la pathologie du criminel. Esclave de ses pulsions, le docteur meurtrier se suicide, trouvant dans cet instant une sérénité libératrice.
7Dès l’entame, Renoir abat son jeu. Le spectateur est bien devant le petit écran. Le découpage donne ceci :
« Arrivée d’un camion de la TV retour de reportage. En descendent plusieurs techniciens, dont Jean Renoir qui serre les mains de ses collaborateurs en leur disant “au revoir”.
Voix des techniciens/Bonsoir Monsieur Renoir. Au revoir, Monsieur Renoir.
Voix de Jean Renoir/Bonsoir, Messieurs, merci à tous.
La monteuse du film s’approche de Jean Renoir.
La monteuse/Bonsoir, Monsieur Renoir.
Jean Renoir/Bonsoir, Renée.
La monteuse/Nous sommes prêts à commencer l’émission. Le film est au télécinéma.
Jean Renoir/Dans quel studio ?
La monteuse/Au quatorze.
Jean Renoir/Et bien ! Allons au quatorze.
On entre dans un auditorium. Jean Renoir passe devant un morceau de décor.
Un technicien met en place le micro. Jean Renoir fait un essai de voix.
Le Technicien/Vous pouvez regarder sur l’écran de contrôle.
Jean Renoir/Merci je vais essayer.
Insert carton portant l’inscription : “Jean Renoir présente Le Testament du Docteur Cordelier”. On passe dans la salle de contrôle des images où il y a quatre petits écrans qui reflètent tous l’image de Jean Renoir10. »
8Ainsi débute Le Testament du Docteur Cordelier. Tout au long du film, comme l’écrit Daniel Serceau, « la technique et l’esthétique du reportage évacuent toute volonté d’esthétisme. Sur les écrans de contrôle, par un travelling avant, défile la rue encore inconnue d’une quelconque banlieue. Nous sommes dans la voiture du reporter11 ».
LES CONDITIONS DE TOURNAGE
9Le tournage a lieu au début de l’hiver 1958 : « Après avoir fait répéter, comme une troupe de théâtre, les acteurs pendant quinze jours, Jean Renoir tourne pendant dix jours. Il utilise pour chaque scène (qui peut évoluer dans plusieurs décors) de quatre à huit caméras, et restitue ainsi à un « film cinéma » la continuité du mouvement habituel au direct TV. Pour mener à bien cette entreprise, Jean Renoir dispose de moyens exceptionnels pour la TV, insignifiant pour le cinéma : onze voitures de la RTF, six équipes de cameramen, six assistants, deux scripts, etc12. »
10Entre autres innovations, la dramatique n’est plus découpée en plans comme au cinéma, mais en scènes, filmées dans la continuité dialoguée13. Concernant les cinq caméras (les huit sont peu utilisées simultanément14), une filme les plans généraux, une les plans plus serrés, les trois autres sont « dirigées sur les acteurs, de façon à prendre les visages15 ». Sur le plateau, les conditions de tournage sont telles que Jean-Luc Godard, peu avare de superlatifs, s’enflamme pour le « tournage le plus révolutionnaire de tout le cinéma français16 ». À vrai dire, si révolution il y a, elle est dans ces neuf minutes utiles quotidiennes que Renoir engrange quand, sur les plateaux de cinéma, ses confrères, plus jeunes pour la plupart, tournent deux ou trois minutes par jour. Pour pondérer l’exploit technique, on rappellera que des plans raccords sont retournés en février 1959.
11La dramatique, d’une durée prévue de 90 minutes, dispose d’un budget de 61 millions17, contre 10 à 15 à l’époque pour un téléfilm. À titre de comparaison, on notera que le coût moyen d’un film de long-métrage 100 % français, cette même année 1959, s’élève à 92 millions de francs18, ce qui, contrairement à ce qui s’écrit alors, situe la dramatique de Renoir à un niveau de coût particulièrement élevé19. À ce sujet, Renoir est-il vraiment dupe de la question de Michel Dery : « Quelles conclusions peut-on tirer de cette méthode, si on la considère sous l’angle du prix de revient ? – Voilà ! Dans un film où les moyens en action sont petits, comme pour Cordelier, l’abaissement du prix de revient est énorme20. »
12À l’époque, rares ont été les journalistes comme Jacques Parro21 à relever l’extravagance du coût de fabrication du film. Il est vrai que ces éléments sont mal compris et jugés, alors, non pertinents.
LA VÉRITABLE INNOVATION : LA TÉLÉVISION COPRODUCTRICE
13Il est une autre innovation. Elle est dans le montage financier du film. Pour la première fois en effet, la télévision française est coproductrice d’un film de long-métrage. La RTF a certes déjà contracté avec des légendes du grand écran (Rossellini) mais n’est jamais intervenue en direct dans le long métrage. Avec Le Testament du Docteur Cordelier, l’argent public vient financer directement, via la SOFIRAD22, un long métrage destiné à la salle de cinéma. « On convint que la Société des Films de Jean Renoir mettrait 30 millions dans l’affaire, la RTF 3523. » Même s’il n’y paraît pas, c’est alors une révolution. Comme l’écrit la journaliste de Radio Cinéma Télévision, « cette émission, financée par la SOFIRAD, filiale commerciale de la RTF, et les films Jean Renoir, ouvre des portes jusqu’ici solidement fermées. Financièrement, c’est la première coproduction d’un long métrage. [...] Il est absurde que le cinéma et la télévision ne puissent s’épauler. Il faut sortir de cette impasse. Il faut que Jean Renoir puisse travailler pour la télévision. Il y a de fortes chances pour qu’il lui donne ses lettres de noblesse24. » Le journaliste est utopiste, à l’instar de Renoir.
14Au départ, Renoir a eu une intuition de génie. Plaidant pour l’aspect révolutionnaire du financement, il déclare ceci :
« Aujourd’hui, les membres de l’industrie cinématographique redoutent une concurrence possible de l’État. Je pense que très bientôt, ils se rendront compte que le danger ne vient pas de ce côté. J’espère qu’alors ils favoriseront la distribution du Testament du Docteur Cordelier de manière à ce que cette expérience soit couronnée de succès. Les exploitants français m’ont jusqu’à ce jour manifesté une confiance amicale. Très bientôt, si ce n’est déjà fait, ils s’apercevront que le concurrent le plus dangereux n’est pas la TV, mais, entre autres, le scooter et l’automobile, qui offrent aux gens des villes l’évasion et la possibilité d’aller s’étendre sur la mousse des forêts. Pour fuir des concentrations urbaines toujours en extension, les habitants s’éloignent des centres où autrefois théâtres et cinémas les accueillaient. C’est une situation nouvelle25. »
15Il est certain qu’en raison de sa familiarité avec les États-Unis Renoir est parmi les cinéastes français les plus sensibilisés par la télévision. « L’avenir des rapports Cinéma-Télévision est, selon Renoir, voué à une collaboration intime. Il a suivi avec intérêt l’expérience de la TV payante aux USA, à Bartleville, qui, pour un abonnement modique, diffusait les films les plus récents. Pour lui, c’est une excellente solution qui, bien entendu, modifiera la proportion des salles en faveur des postes de TV, mais permettra à l’industrie cinématographique de faire tourner ses studios sans interruption26. » Comme pour en rajouter, car destinant le film à sa propre antenne, la télévision française s’est aussi faite distributeur27. C’est la deuxième révolution.
16Le Testament du Docteur Cordelier est donc un concept d’une grande ambition : le film ne vise-t-il pas à résoudre, simultanément, trois équations aux termes contradictoires ? D’une part, il cherche à importer à la télévision, pour les besoins du petit écran, un des maîtres incontestés du grand. La manœuvre est mal venue. Les professionnels du petit écran redoutent cette proximité avec les cinéastes et leurs techniciens, supposés être d’authentiques artistes quand eux ne seraient que des tâcherons cachetonnant à l’année sous l’ombrelle publique. De surcroît, en raison de la crise que traverse alors le cinéma, les gens de télévision redoutent la venue sur leurs terres de professionnels auréolés, à tort ou à raison, du prestige du grand écran. À l’aune de l’impopularité actuelle pour ce type d’association, on devine rétrospectivement la franche hostilité que cette union suscite alors. D’autre part, il court-circuite les modalités de financement du cinéma jusqu’alors en vigueur. La RTF est coproductrice aux côtés de la société de Jean Renoir, ce qui peut se lire : l’État finance l’intégralité du budget du film, déductions faites, sans doute, du salaire du réalisateur et de ses frais généraux. Enfin, comme pour ajouter à la provocation, ses promoteurs visent à une sortie simultanée en salles et sur la télévision.
LE CORPORATISME TOUT-PUISSANT
17Les promoteurs du projet vont au-devant de douloureux déboires. Ils ont vu trop grand. L’État gaullien se veut ambitieux, il ne saurait cependant triompher des usages établis. Au grand dam de Renoir, son film, bien que terminé, s’embourbe maintenant dans le maquis juridique. Très vite, Renoir est informé des difficultés qui s’accumulent. En mars 1959, dans l’attente du premier montage, il écrit : « Mon expérience a suscité des remous incroyables. Une grande partie de la profession cinématographique m’a vilipendé et considéré comme un traître au cinéma. Il y a même une campagne pour obtenir du gouvernement l’interdiction de projeter ce film. [...] Depuis une semaine le vent a tourné et il semble que des quantités de producteurs, techniciens ou commerçants soient en train de réviser leur jugement28. » Sur ce point, Renoir se trompe. Il déchante vite. Un mois plus tard, en avril 1959, ses propos trahissent son alarme : « Il paraît qu’on veut empêcher mon film de passer sur les écrans de cinéma, sous prétexte qu’il aura passé sur ceux de la télévision. Mais on oublie que le seul juge, en fin de compte, c’est le public29. » Renoir semble ne pas avoir bien saisi les ressorts de l’hostilité que suscite son film : « Actuellement, en France, les gens de cinéma et de télévision ne s’entendent pas très bien. Mais c’est uniquement parce que la télévision appartient à l’État et le cinéma à des intérêts privés, parce que les gens de télévision sont payés au mois et ceux de cinéma à la semaine30. »
18Ce que Renoir semble avoir sous-estimé, ce sont les intérêts matériels des personnels de création associés à la fabrication des films pour le grand écran et pour la télévision. Là, le terrain est miné. Les statuts respectifs des professionnels du cinéma et des personnels de la RTF sont la pierre angulaire d’une dispute récurrente. Le Testament du Docteur Cordelier la propulse sur la place publique. Le statut des gens de cinéma est réglé par une convention collective : l’intermittence est la règle, le chômage son corollaire, de meilleures rémunérations en sont la récompense. À la RTF, les statuts diffèrent. Pour la sécurité d’emploi, les techniciens ont renoncé aux salaires du cinéma. On comprend donc que le secrétaire du Syndicat national du spectacle télévisé voit d’un mauvais œil la confusion des genres. Il l’exprime sans détour :
« Le problème se pose à nous de la façon suivante : la RTF voulait faire un film commercial et payer ses collaborateurs au tarif télévision. Or nous, personnel artistique de la télévision, ne pouvons être d’accord. En effet, bien que venant du cinéma, nous sommes rétribués à des salaires inférieurs. L’administration allègue pour cela les raisons suivantes :
La RTF n’est pas un organisme commercial et les émissions restent éphémères. Elle nous offrait une pérennité d’emploi.
Elle faisait valoir certaines nécessités internes (fonctionnaires et agents administratifs payés à des tarifs inférieurs). Si nous supportons provisoirement ces conditions, c’est qu’il se trouve toujours des gens courageux et aimant leur métier au-delà des considérations matérielles. Mais nous ne perdons pas de vue pour cela l’objet de nos revendications.
Or, maintenant, une des trois conditions qu’on nous opposait s’écroule : la RTF fait du commerce. Voilà pourquoi nous avons protesté au moment de l’affaire Renoir. [... ] Tous les techniciens, même les fonctionnaires (tous les techniciens du son le sont31) seront payés au tarif demandé par accord avec la RTF et la société Jean Renoir32. »
19L’hostilité au mariage Renoir-télévision est donc générale. Renoir paraît surtout sensible à l’adversité des gens dont il est le plus proche professionnellement, et d’abord les producteurs. « Les producteurs de cinéma préparent un boycott du film pour empêcher sa sortie dans les salles. Ils considèrent qu’il s’agit d’une concurrence déloyale car ce film n’est pas produit selon les normes qui sont imposées aux autres films. Ils proclament même que la RTF étant un organisme d’État, ce sont les deniers de l’État qui vont ainsi faire concurrence au secteur-privé33. » Que l’on ne s’y trompe pas. Le mécontentement des producteurs ne se résume pas à une fronde poujadiste. Il se fonde sur plusieurs aspects. D’abord, selon eux, le film est conçu dans des conditions qui enfreignent les obligations auxquelles les producteurs de long métrage cinématographique sont tenus, et notamment les normes en matière d’équipe minimum de techniciens et d’ouvriers. Ensuite, leur colère vient du fait qu’un organisme public finance un film, dans son intégralité, en court-circuitant donc l’apport classique et déterminant du distributeur. « Certains allèrent jusqu’à proclamer que cette production était aussi scandaleuse que si l’Arsenal de Toulon se mettait à fabriquer des voitures ou des aspirateurs34. »
20La liste des plaignants est longue. À la barre, voici maintenant les distributeurs. À l’époque, la réglementation, sauf dérogation, interdit à la télévision française de programmer un film avant qu’il n’ait achevé un cycle de cinq années d’exploitation en salles. La mesure s’explique par le fait que l’amortissement d’un film est alors plus long ; ainsi les producteurs bénéficient-ils d’une fenêtre de protection. Dans le cas de la RTF, au motif qu’elle a financé le film, elle « estime avoir droit à une exception. Et la discussion a duré trente-six mois... au bout desquels on s’est mis d’accord pour projeter le film en province et à l’étranger avant Paris », rapporte Henri Marc35.
21Dans le long défilé des mécontents, prenons garde d’inclure les exploitants. Depuis plusieurs années, les chiffres de la fréquentation des salles sont orientés à la baisse. Les fautifs sont nombreux : vespa, microsillon, équipement ménager, etc., qui pèsent sur le pouvoir d’achat des ménages et réduisent à la portion congrue les dépenses aux guichets des salles. Les exploitants sont en guerre ouverte contre la télévision depuis quelque temps déjà. Non point tant au niveau de l’offre de programme, quantitativement anémiée, que sur celui de la pression sur le pouvoir d’achat des spectateurs : « Il y a une récession cinématographique, incluse dans la récession générale et qui marque une fatigue cinématographique dans le public, coïncidant avec l’augmentation de la vente des récepteurs de Télévision36. » À la télévision, les exploitants reprochent encore ses émissions critiques, notamment À vous de juger, présentée par François Chalais, et qui détourneraient, en raison de leur acidité, les téléspectateurs du chemin des salles. Ils ont déjà bataillé et eu gain de cause pour interdire la diffusion de films le samedi soir et ferraillent pour que le mercredi soir subisse le même régime. Le Testament du Docteur Cordelier leur sert de bélier dans la guerre de tranchées qui les oppose à l’organisme public, dont la polymorphie effraie (producteur, distributeur, diffuseur) : « Non contente de nous concurrencer avec les films d’exploitation normale, la Télévision vient de réaliser un film de long métrage, qu’elle prétend d’abord transmettre sur les petits écrans, pour ensuite les louer aux Directeurs de cinémas. Nous demandons aux Exploitants de ne pas projeter ce film qui a été réalisé par Jean Renoir37. »
22Il est jusqu’aux réalisateurs de télévision pour pousser des cris d’orfraie à l’idée que les metteurs en scène de films de long métrage puissent opérer sur les plateaux de la télévision : « Quant aux réalisateurs de télévision, s’ils n’ont pas pris encore position officiellement et en corps, les réactions individuelles qui se font jour vont dans le même sens : honorés qu’un si grand nom vienne travailler dans les mêmes conditions qu’eux-mêmes, ils craignent une invasion de la télévision par de moindres seigneurs. Le cinéma est en crise, le chômage menace beaucoup de techniciens. Au temps de la prospérité, ils méprisaient les tâcherons de la télévision. Ne sont-ils pas prêts maintenant à les priver de leur travail ? ». L’article de Radio Cinéma Télévision rappelle le paradoxe : « Seuls les réalisateurs étrangers comme l’Américain Hitchcock ou l’Italien Rossellini [ont] accès aux studios de la RTF et [...] il serait regrettable que, dans la grande profession du spectacle, le Théâtre, le Cinéma et la Télévision se constituent en corporations interdisant à leurs membres de passer d’un genre à l’autre comme Jean Renoir en donne l’exemple38. »
UNE SORTIE MUTILÉE
23Dans ce contexte, on s’étonnerait à moins que Le Testament du Docteur Cordelier souffre de retard à l’allumage. De fait, dans un premier temps, le film est en panne de distributeur. Pendant cinq mois, le film terminé reste sur une étagère, au laboratoire. En septembre 1959, le film est enfin présenté à Venise, dans le cadre du festival. C’est sa première exposition publique. « Le Testament du Docteur Cordelier où l’on sent la main d’un maître metteur en scène peut être considéré comme l’une des œuvres les plus complètes de Jean Renoir. » À Venise, à en croire Jean Delamotte, envoyé spécial de France-Soir39, le film est projeté devant mille personnes, « dans le somptueux décor du palais des Doges », et est plus apprécié que Docteur Jekyll et Mr Hyde. Pour le malheur de Renoir et de son coproducteur, le film n’a pas convaincu. Les commentaires, au mieux, sont désabusés : « Les longues mines des journalistes qui sortaient de la salle après quelques applaudissements de politesse à Jean Renoir40 », deviennent, par le miracle de la métaphysique cinéphilique, un « accueil triomphal » dans les colonnes de France-Soir.
24À Venise, semble-t-il, Renoir s’est aussi beaucoup épanché. Devant un parterre de journalistes italiens, anglais et américains, et parmi lesquels figuraient des oreilles françaises, le cinéaste, victime de l’embargo des corps de métier depuis six mois, a fustigé les rigidités corporatives hexagonales. Évoquant la Révolution française et la mise à bas des corporations héritées du Moyen Âge, Renoir a fait une apologie de l’individu, rendu libre grâce à la destruction du carcan corporatif. Il a rendu hommage à la loi Le Chapelier. Pour certains, c’en est trop. À partir du mois d’octobre, l’offensive prend corps. Elle est conduite par les organes de presse rattachés au parti communiste. P.L. Thirard, dans Les Lettres françaises, souligne à dessein le fait suivant :
« L’on sait que Renoir a tourné ce film pour la télévision, avec des techniciens payés au tarif télévision. L’exploitation cinématographique directe du Docteur Cordelier va à l’encontre de tout l’effort syndical concrétisé par la Convention collective. On comprend donc parfaitement qu’il y ait litige entre Renoir et le syndicat, ce dernier étant parfaitement dans son rôle en protestant contre ce “travail au rabais”. [...] Il faut surtout veiller à ce que ces rapprochements ne se fassent pas par alignement sur le plus défavorisé ; que ce ne soient pas, sous couvert de pirouettes verbales, les travailleurs du cinéma qui fassent les frais de l’opération41. »
25Le front oppositionnel est suffisamment bruyant pour pousser le film au placard. Ce n’est qu’en juin 1961, soit deux ans après qu’il a été terminé, qu’il fait son apparition au fronton des salles. En réalité, le film amorce une carrière discrète dans des villes comme Marseille, Angoulême, Toulouse, Bordeaux, Lyon. Il est aussi distribué en Suisse et en Italie, par Pathé42. En cumul, les ventes internationales, confortées par des cessions en Allemagne, Portugal, Norvège, Finlande, Canada et États-Unis, totaliseraient, avant que le film ait débarqué sur les Champs-Élysées, une recette brute d’environ cinquante millions de francs43. Pourtant, le film est toujours doublement invisible : à Paris et sur le petit écran. Renoir a cependant conservé ses partisans. Ainsi Jean Domarchi qui déclare avoir vu « l’un des meilleurs films de ces derniers mois. [...] Un film plein de raffinement et d’audace. Le découpage est rapide, la direction d’acteurs époustouflante : inouïe devrais-je dire, car je n’ai jamais entendu des acteurs parler comme ça et faire des gestes aussi étranges. [...] L’adaptation de l’admirable roman de Stevenson est d’une intelligence sans pareille ». On note qu’à aucun moment, dans ce panégyrique, il n’est fait référence à la télévision, comme si cet aspect de la production indifférait le cinéphile. Jusqu’alors, il n’était pas un article qui ne mentionne, voire ne se prononce sur la pertinence du mariage des deux supports. Avec Domarchi, la bataille s’est déplacée. Renoir sert opportunément de bélier contre la Nouvelle Vague, devenue pour certains, en deux ans, insupportablement plastronnante. Renoir incarne encore un cinéma certes écrit et classique, mais grand public. « Que les littérateurs se fassent donc une raison : le cinéma est assez grand pour n’avoir aucune leçon à recevoir d’eux. Et son public préférera toujours perdre son temps avec le plus mauvais film de Raoul Walsh qu’avec le meilleur roman de Robbe-Grillet ou de Marguerite Duras44. » Autour de Renoir se pressent d’autres inconditionnels. Au premier rang figure Claude Beylie. « Quel spectacle de TV, si satisfaisant soit-il, peut se comparer au pur dépaysement que provoquent (sur le petit comme sur le grand écran) les vingt premières minutes du Testament du Docteur Cordelier45 ? »
LES SORTIES SIMULTANÉES DE NOVEMBRE 1961
26Après des mois de guérilla administrative, « deux ans de purgatoire » selon André Labarthe46, le Testament est finalement programmé à la télévision le jeudi 16 novembre 1961. Pour certains, le film « semblait définitivement enterré47 », bien qu’il ait fait l’objet, on l’a vu, d’une exploitation dans les salles de province dès juin 1961, où, « loin de Paris », Jean Domarchi48 avait été l’un des premiers à l’avoir applaudi. Notons que sous le feu des critiques, sa diffusion a été reportée à trois reprises49. Le Testament du Docteur Cordelier est placé à la suite de L’Homme du xxè siècle, jeu télévisé de Pierre Sabbagh, Armand Jammot et Pierre Cardinal50. La sortie du film fait l’objet d’un « battage publicitaire qui pendant quinze jours nous a cassé les yeux51 ». Le film sort « simultanément » le jeudi 16 novembre 1961 sur le petit écran et le lendemain, 17 novembre, en exclusivité au Georges V.
27La déception est au rendez-vous : « On attendait Hernani ; la montagne accouchait d’une souris. Je répète que cette souris me semble de bonne qualité, mais ne pouvait satisfaire un public qui attendait un éléphant52. » Manifestement, la programmation de l’œuvre, pour ceux au moins qui n’avaient pas été témoins de son incubation deux ans auparavant, déçoit : « L’estime que nous portons à Jean Renoir, qui reste, à ce jour, le plus grand des cinéastes français, ne doit pas pour autant nous conduire à admirer sans restrictions – comme le voudrait la politique des auteurs – ce film dans lequel certains veulent voir le sommet de son œuvre. Le Testament du Docteur Cordelier est, hélas, un film raté ». Jacques Siclier argumente et conclut sur ces mots : « Tous les thèmes forts des œuvres passées sont dilués dans une sauce imprécise. Nous sommes en présence d’un échec provenant des conditions mêmes de la réalisation. Jean Renoir est un cinéaste qui a besoin d’une grande liberté de mouvement et d’inspiration. Il lui fallait penser à la fois à deux publics dont l’optique de vision est différente. Il risque de n’en avoir contenté aucun53. »
28Dans certains cas, les critiques, qui n’ont pas aimé, trouvent des circonstances atténuantes : « Nous avons donc vu, après tant de bruit et d’attente, son film. Était-ce du cinéma ? Était-ce du théâtre ? De la télévision ? Je n’arrive pas à le savoir. Il me semble que c’est un curieux produit dont on a surtout peine à croire qu’il ait pu être signé par le Renoir de La Grande Illusion ou de La Règle du jeu54. » Même déploration dans les colonnes du Monde où Jean de Baroncelli écrit sa « consternation » : « J’avais beau me répéter que Le Testament du Docteur Cordelier avait été réalisé par un des plus grands cinéastes français, j’avais beau m’évertuer à découvrir de scène en scène la marque de son talent, j’avais l’impression d’avancer dans un désert cinématographique. Rien n’accrochait mon intérêt. Tout accentuait ma déception : la puérilité de l’histoire, la banalité de la mise en scène, l’incroyable médiocrité de l’interprétation55. »
29Les avis négatifs l’emportent. « Je veux bien croire que Le Testament du Docteur Cordelier n’a pas coûté cher. Mais il ne vaut pas plus qu’il n’a coûté56. » À propos de coût, on rappellera que le budget du film s’élève, selon certaines sources, au « cinquième d’un film à budget moyen57 ».
30Parmi ceux qui ne lâchent pas prise et qui s’évertuent à rappeler l’enjeu économique derrière l’opération de rapprochement entre les deux écrans, il faut citer les communistes. Ils reprennent la rengaine corporatiste. Pour eux, la tentative de Renoir de « transformer une émission en un véritable film, tourné selon la technique de la télévision » n’est pas seulement un pari risqué. C’est aussi ouvrir la voie à tous ceux qui cherchent à rogner sur les devis et qui mettent donc en péril les accords salariaux. À leur décharge, Renoir s’est répandu, mais à Paris cette fois, en communiqués ravageurs : « Avant tout, il faut sauver le cinéma français... Or moi je prétends qu’avec cette nouvelle forme de technique, nous devons arriver à des films beaucoup moins chers et pourtant artistiquement bons, produits dans le cadre national. Puisque sur le marché de l’argent nous ne pouvons lutter avec l’argent, luttons avec notre génie. D’abord, le cinéma français est celui qui en est le plus riche. Profitons de cet avantage. » Samuel Lachize, bon marxiste, démonte les ressorts de l’échec. Il entonne le couplet attendu : « Le génie, au cinéma, ne saurait se passer de moyens. En se prêtant à cette opération, fort dangereuse sur le plan économique et pour l’avenir du cinéma français, Jean Renoir a surestimé l’emploi du génie. » Il est jusqu’au propos de Renoir dans le film qui suscite l’ire du journaliste : « Sur le plan des idées, le film s’en tient au contenu habituel du cinéma fantastique américain : la science est néfaste entre les mains des hommes. L’homme n’a pas le droit de toucher à l’œuvre du “Créateur”, etc. D’où une négation de la science qui nous ramène à l’obscurantisme, à une “spiritualité” moyenâgeuse58. »
31Il y a aussi ceux qui n’ont pas perdu de vue que le film, au départ, est une expérience pour tenter le mariage des deux écrans : « Reste donc le procédé. Et, à vrai dire, si je ne vois pas très bien ce qu’il apporte à la télévision ou au cinéma, ce qu’il enlève au film ne saurait faire de doute. Il est clair que Cordelier est un ouvrage hâtif, mis en scène par un chronomètre abusif, dans la crainte perpétuelle d’un “dépassement” qui eut ruiné l’entreprise. Les gaucheries techniques abondent et à chaque instant les contingences du tournage se font sentir. [...] Le meilleur de Cordelier était dans les intentions de l’auteur. Quant à celles des critiques qui ont crié au chef-d’œuvre, je préfère ne pas les connaître59. »
32En fait, les critiques préfigurent l’échec commercial du film qui ne figurera pas dans les cinquante premiers résultats de l’année 196160. Pire : en deux semaines d’exclusivité au Georges V, du 17 au 28 novembre, le film totalise 5 373 entrées. À titre de comparaison, pour la même période et pour des salles de dimension équivalente, Les Rôdeurs de la plaine, de Don Siegel, font plus de 18 000 entrées par salle, et Napoléon II, l’Aiglon, de Claude Boissol, dépassent 25 000 entrées. Le Testament du Docteur Cordelier affiche même le plus petit score, de loin, parmi toutes les exclusivités sorties en ce mois de novembre 1961. Renoir a déjà tourné la page : « Je ne vous parle pas de Cordelier, dont l’insuccès me laisse froid et me paraît naturel. On ne traîne pas un film fait dans l’enthousiasme d’un court moment61. »
ENSEIGNEMENTS ET PARADOXES
33Le Testament du Docteur Cordelier illustre plusieurs phénomènes typiques de la société française dans le moment où, au tournant des années 1960, progrès technique et transformations sociales s’accélèrent. D’abord, il témoigne sur l’état des tensions entre les deux médias. Les gens de cinéma n’ont pas encore deviné les dividendes auxquels ils peuvent prétendre dans une collaboration avec le petit écran. Constamment, à l’époque, leur attitude balance entre la satisfaction de voir le Journal télévisé couvrir les tournages en cours62, et la colère devant une programmation de films, certes anémique en regard de l’offre actuelle, mais jugée alors pléthorique. Et puis, il y a ces jugements critiques sur leurs œuvres, acidulés et grinçants, bref insupportables venant de gens au talent douteux.
34Le film de Renoir fonctionne encore à la manière d’un catalyseur du lent processus d’absorption du cinéma par la télévision déjà amorcé et qui s’accélère à partir de 1961. De manière symptomatique, le film sort en salle et à la télévision au moment précis où la télévision française annonce la reprise des studios de Joinville63. La protestation de la branche cinéma de la Fédération nationale du spectacle (CGT-FSM) « contre l’occupation de studios de cinéma par la TV française », datée de janvier 1962, prouve qu’en passe d’irréversibilité le rapprochement des deux médias divise, à tout le moins64. Roger Andrey, fustigeant les propriétaires de salles, donne une description juste du processus : « La télévision est appelée à se développer et à devenir pour l’industrie cinématographique tout d’abord un débouché complémentaire puis, petit à petit, son principal client. C’est en s’adaptant que le cinéma survivra et non en s’attachant à conserver des privilèges qui ne se justifient plus65 ! »
35Le film de Renoir illustre encore, de façon caricaturale, les blocages administratifs français. Rappelons qu’il s’est agi, au départ, d’une « expérience pour apporter au cinéma les méthodes de la télévision, ce qui est révolutionnaire, etc. Alors permettez ! Sur le plan esthétique, la grande différence de la télévision par rapport au cinéma, c’est le direct, l’impression qu’a le spectateur de participer à un événement contemporain66 ». Or, conçu pour le « direct », avec les moyens matériels et techniques du direct, le film reste en boîte plus de deux ans après qu’il ait été terminé. Indemne de tout recours juridique de type assignation, le film est pourtant placardisé. Aucun des responsables politiques associés à sa conception ne semble avoir le courage d’affronter les lobbies qui bataillent, sans base juridique sérieuse, pour neutraliser le film. À propos de la rediffusion du Testament du Docteur Cordelier sur la Cinq, le 27 juillet 1987, Jacques Siclier écrivait : « Les rapports du cinéaste et de la télévision n’ont pas donné de fruits superbes. Mais à qui la faute67 ? »
36Considérant le coût très élevé du film de Renoir, que la RTF ne pouvait ignorer, quel est donc l’objectif recherché par la télévision en cette année 1959 ? S’acquérir les services de Jean Renoir ? Très certainement. Faire valoir, dans le cadre d’une politique culturelle qui s’ébauche et qui entend promouvoir la culture de masse, que la télévision est digne des plus grandes plumes ? Ces explications sont crédibles. À vrai dire, il s’agit aussi de justifier les investissements massifs que nécessitent et l’installation du réseau et les préparatifs de lancement d’une deuxième chaîne68. Rien n’est trop beau, rien n’est trop cher, sous réserve que la télévision fasse parler d’elle et qu’ainsi tympanisés les ménages achètent l’encombrant téléviseur. En matière d’équipement, en cette année 1959, la France est en effet à la traîne derrière la Grande-Bretagne, mais aussi loin derrière l’Allemagne fédérale qui, en juillet 1960, annonce déjà le lancement de sa deuxième chaîne pour le 1er janvier 196169. Il est jusqu’aux Italiens, via les lieux publics, d’être alors mieux équipés que les Français. À Paris, la consigne purement gaullienne est simple : la télévision doit faire parler d’elle. Pourquoi, dans ces conditions, ne pas travailler avec les grands noms du Septième Art ? À Rossellini, dix films sur l’Inde. À Renoir, une adaptation de Stevenson, servie par Jean-Louis Barrault, alors au sommet de sa gloire. La démarche épouse les classiques préoccupations d’ennoblissement des hauts fonctionnaires français soucieux de river leur nom à des opérations de prestige. Elle s’inscrit dans une perspective qui annonce la politique du Malraux des Voix du silence : permettre à tous (spectateur et téléspectateur) d’accéder aux chefs-d’œuvre de tous les arts.
37L’opération Testament du Docteur Cordelier s’apparente donc à une opération de marketing, éventée en raison du retard au lancement et des polémiques qui la minent. Est-ce là la seule raison ? Non. Parmi les autres causes handicapantes, mentionnons aussi, excusez du peu, la qualité piteuse du produit.
Notes de bas de page
1 Une des dernières péripéties de cet antagonisme survient au premier trimestre 2000 ; les représentants de la production télévisuelle sont partis en guerre contre les barèmes d’acquisition des films de long-métrage par les chaînes de télévision, barèmes considérés comme disproportionnés par rapport aux performances des mêmes films en salles, et par rapport au sous-financement des fictions sur ces mêmes chaînes de télévision. Pour l’aspect polémique, voir « Les producteurs audiovisuels réclament un meilleur financement », Le Monde, 22 mars 2000.
2 Voir l’intéressant résumé de cette polémique qu’en propose J. Bourdon, Histoire de la télévision sous De Gaulle, Anthropos/INA, Paris, 1990, pp. 187-189, ainsi que notre contribution « L’impatto délia lelevisione e la cultura televisiva in Francia », in Le Televisioni in Europa, Storia e prospettive della televisione nella Repubblica Federale Tedesca, in Gran Bretagna, Francia e Italia, vol. 1, Fondazione Giovanni Agnelli, Turin, 1990, pp. 196 et suiv.
3 Bulletin d’information du CNC, n° 55, février-avril 1959.
4 C. May, « 55 millions pour 75 minutes de TV », Télé 7 Jours, 25 juin 1960.
5 Jean d’Arcy parle, propos recueillis par François Cazenave, INA-La Documentation française, Paris, 1984, p. 48.
6 Pardaillan, « Pourquoi nous voyons de mauvais films à la télévision », Télé 7 Jours, 2 juillet 1960.
7 Bulletin d’information du CNC, n° 57, juin 1959.
8 « Jean-Luc Godard : – Le Docteur Cordelier, je crois, est une adaptation moderne du célèbre Docteur Jekyll de Stevenson ? Jean Renoir : – Absolument pas. Mais alors, pas du tout. Ou du moins pas comme les gens l’imaginent. Non, je n’ai pas eu l’intention de faire une adaptation. Disons, si vous le voulez bien, que c’est d’une certaine façon à la suite de souvenirs de lecture de l’œuvre de Stevenson que Jean Serge et moi-même avons eu l’idée de Cordelier », Arts, 15 avril 1959.
9 J. Renoir, Correspondance 1913-1978, Plon, Paris, 1994, p. 389.
10 L’Avant-Scène Cinéma, 15 juillet 1961.
11 D. Serceau, Jean Renoir, la Sagesse du plaisir, Éditions du Cerf, Paris, 1985, p. 77.
12 Radio Cinéma Télévision, 1er mars 1959.
13 Voir. Le Testament du Docteur Cordelier, dossier de presse, Archives Jean Renoir, Cinémathèque Paris I, p. 3.
14 « Je travaillais généralement avec trois ou quatre caméras. Afin d’assurer les gros plans, il m’est arrivé d’utiliser jusqu’à huit caméras simultanément », in J. Renoir, Ma vie et mes films, Flammarion, Paris, 1974, p. 257.
15 Interview de Renoir pour la revue du Ciné-Club de Toulouse, rapportée dans Les Lettres françaises, 23 novembre 1961.
16 Arts, 15 avril 1959.
17 Le budget définitif varie selon les sources secondaires envisagées. C. May, « 55 millions pour 75 minutes de TV », Télé 7 jours, 25 juin 1960, fournit une estimation plus basse ; il rapporte encore : « On convint que la Société des Films Jean Renoir mettrait 30 millions dans l’affaire, la RTF 35. »
18 Bulletin d’information du CNC, n°61, février 1960. Pour mieux situer le coût du film Renoir, observons qu’avec un budget déclaré de 61 millions de francs, il se situe dans la tranche des 20/75 films intégralement français ayant coûté entre 40 et 60 millions de francs, en 1958, Bulletin d’Information du CNC, février-avril 1959.
19 Calculé en francs constants, le budget du film se situe à environ 5 MF, soit un coût horaire de 3,3 MF à rapporter à un coût horaire moyen, en fiction, de 5 MF en 1999. Le Testament du Docteur Cordelier se range, en termes budgétaires, parmi les dramatiques les plus onéreuses jamais produites par la télévision française, au même titre, par exemple, que L’Aiglon.
20 Cinéma chez soi, n° 27, 1960.
21 « Cordelier est un essai de fabrication d’un film à l’économie et avec les techniques de la télévision. Économie de temps et d’argent, relative d’ailleurs puisqu’on dit qu’il a quand même coûté 70 millions de francs », La Semaine Radio-Télé, 26 novembre 1961.
22 Le 27 mai 1960, l’État renforce son contrôle de la Société financière de radiodiffusion. Trois représentants de la RTF sortent du Conseil d’administration au profit d’un représentant du Premier ministre et de deux représentants du ministère de l’Information. On rappellera que la RTF, par l’ordonnance du 4 février 1959, est placée sous la tutelle de ce dernier ministère. C’est donc bien l’État, au plus haut niveau, qui prend la décision de financer l’expérience de Renoir.
23 C. May, « 55 millions pour 75 minutes de TV », Télé 7 Jours, 25 juin 1960.
24 Radio Cinéma Télévision, 1er mars 1959.
25 Cité par R. Andrey, note manuscrite non datée, in Le Testament du Docteur Cordelier, dossier de presse, op. cit., p. 3.
26 Ibid., p. 7.
27 Pour l’exploitation en salles, la distribution a été confiée à Pathé ; on ignore si la société a participé ou non au financement du film.
28 J. Renoir, Correspondance 1913-1978, op. cit., p. 390.
29 Arts, 15 avril 1959.
30 Ibid.
31 Ainsi, en 1959, un « ingénieur ou enregistreur du son » travaillant pour la RTF perçoit un salaire mensuel de 60 000 francs quand son homologue, dans le cinéma, peut prétendre à quatre fois plus, soit le même montant sur une base hebdomadaire. Même écart pour une scripte, rémunérée jusqu’à 40 000 francs par semaine dans le cinéma (soit 3 200 F en francs constants) et entre 10 et 20 000 francs à la télévision (soit 800 à 1 600 F en francs constants).
32 Violette Franck, secrétaire du Syndicat national du spectacle télévisé, Le Technicien du film et le cahier de l’exploitant, n°48, 15 mars-15 avril 1959.
33 Radio Cinéma Télévision, 1er février 1959.
34 Note manuscrite signée R. Andrey, in Le Testament du Docteur Cordelier, dossier de presse, op. cit., p. 1.
35 H. Marc, Le Populaire, 27 novembre 1961.
36 J. Doniol-Valcroze, « Récession du cinéma français », France-Observateur, 21 août 1958.
37 Note de M. Hermez, président adjoint de la Fédération nationale des cinémas français, Le Film français, 3 juillet 1959.
38 Radio Cinéma Télévision, 1er février 1959.
39 J. Delamotte, France-Soir, 2 septembre 1959.
40 Les Lettres françaises, 5 octobre 1959.
41 Ibid.
42 Paris-Jour, 7 juin 1961.
43 C. May, « 55 millions pour 75 minutes de TV », Télé 7 jours, 25 juin 1960.
44 Arts, 21 juin 1961.
45 Télérama, 12 octobre 1961.
46 France-Observateur, 16 novembre 1961.
47 Paris-Jour, 7 juin 1961.
48 Arts, 21 juin 1961.
49 Télé-Magazine, 12-18 novembre 1961.
50 Télérama, 5 novembre 1961.
51 G. Macé, Le Canard Enchaîné, 22 novembre 1961.
52 J. Renoir, Écrits 1926-1971, Éditions Belfond, Paris, 1974, p. 295.
53 J. Siclier, Télérama, 12 novembre 1961.
54 Libération, 17 novembre 1961.
55 Le Monde, 21 novembre 1961.
56 É. Fuzellier, Éducation Nationale, 30 novembre 1961.
57 C. Cobast, École Libératrice, n°12, 1er décembre 1961.
58 S. Lachize, L’Humanité, 18 novembre 1961.
59 L’Express, 23 novembre 1961.
60 Liste arrêtée au 28 décembre 1961, Le Film français,5 janvier 1962.
61 J. Renoir, Correspondance 1913-1978, op. cit., p. 420.
62 Le Film français, 31 octobre 1958.
63 Le Film français, 17 novembre 1961
64 Le Film français, 5 janvier 1962.
65 Télé-Magazine, 12-18 novembre 1961.
66 M. Ranchal, Tribune Socialiste, 12 décembre 1961.
67 Le Monde, 27 juillet 1987.
68 Étude de J.G. Cordonnier, Bulletin d’information du CNC, n° 61, février 1960.
69 Film Wöche, 16 juillet 1960.
Auteur
François Garçon a longtemps exercé des activités de production dans les secteurs du cinéma et de la télévision. Historien de formation, il est maître de conférences à l’Université de Paris I Panthéon Sorbonne.
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