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Cinquante ans de traction à la SNCF

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Clive Lamming

Troisième partie. De 1966 à nos jours : la mise au point de la traction nouvelle

Chapitre XVII. L’évolution de la conception du matériel moteur et les relations de la SNCF avec son industrie

Texte intégral

  • 1 Selon Georges Petit, chef du département de la Construction de la direction du Matériel. Entretien (...)

1La SNCF fonctionne comme une véritable entreprise, et à ce titre, elle décide elle-même, à l’écart de toute pression extérieure, du type de matériel roulant dont elle a besoin, de sa conception, de sa fabrication par tel ou tel constructeur, de son exploitation, et de sa réforme. Il y a certes des accords avec les pouvoirs publics dans le cadre de schémas directeurs, mais « la technique finit toujours par triompher en fonction de ses propres lois, de ses propres contraintes matérielles »1, et, c’est elle qui définit le type de matériel possible selon son état d’avancement scientifique et selon les moyens financiers disponibles.

  • 2 Id.

2Par exemple, le TGV est né bien avant la décision officielle de le construire. Il roule déjà, et roule très vite, avant que la SNCF le propose aux pouvoirs publics : « Il est inutile de proposer ce que l’on n’a pas. »2 L’initiative vient de la SNCF, qui élabore et concrétise un matériel moteur avant de le proposer.

  • 3 Alain Provost, chef de la division Marchés et Commandes du département des Investissements de la SN (...)

3Toutefois, il y a eu un changement progressif et continu à partir des années 1960, à l’intérieur même de la SNCF. Si, avant-guerre et durant les années 1950 et 1960, les considérations techniques l’emportaient avant toute autre considération en matière d’élaboration du matériel, peu à peu les considérations économiques et financières ont pris de l’importance au point de créer un ensemble de contraintes. Alain Provost, responsable des marchés et commandes de la SNCF, n’hésite pas à parler d’une « dictature des financiers » surtout depuis le début des années 1980. Avant, « les techniciens étaient les grands maîtres de la maison » et n’hésitaient pas à imposer des conceptions qui répondaient aux meilleures règles de l’art, parce qu’ils avaient une culture, un savoir-faire allant dans ce sens, et aussi, parce qu’ils engageaient leur totale responsabilité dans leurs choix techniques : « Ils se mouillaient. » Les financiers et les exploitants, eux, se devaient de suivre, de payer et d’utiliser ce qui leur était donné3.

  • 4 Fait relaté par Jacques Rebeyre, chef de la division de la Production du matériel moteur de la dire (...)

4Mais ces contraintes économiques ou financières n’ont pas engendré une régression technique. S’il est vrai que la SNCF a renoncé dans certains cas, comme pour la présence de hacheurs sur les automotrices Z2, à des solutions techniquement très avancées pour des raisons de prix4, d’une manière générale les contraintes financières ont engendré une recherche très poussée pour éliminer les facteurs de surcoût : diminution du nombre d’organes, « fiabilisation » accrue, diminution ou suppression des frottements mécaniques ou des points d’usure, suppression des équipements à contacteurs et relais en faveur d’équipements électroniques statiques, simplification des moteurs électriques de traction, etc.

5C’est, pour les techniciens de la direction du Matériel, « l’époque Dupuy » du nom de leur directeur qui, à partir de 1967, lorsqu’il entre en fonction, instaure une politique privilégiant la maintenance, l’intégrant jusque dans la conception du matériel roulant, et visant à réduire les coûts d’exploitation et d’entretien.

L’époque Dupuy

6Jean Dupuy est directeur-adjoint du Matériel en 1969 et il sait s’entourer de grands ingénieurs ou les conserver s’ils sont déjà en place, pour former une équipe motivée, soudée, mais à laquelle il n’hésite pas à imposer un point de vue personnel, quitte à créer des oppositions d’idées et des débats très forts. Directeur du Matériel en 1972, il confirme une politique de traction axée sur la robustesse, le faible coût d’entretien, provoquant des débats intenses dans la salle 109 du 15 rue Traversière. Hélas, l’habitude de réunions purement orales et ponctuelles, entre hommes qui se connaissent et qui échangent ouvertement des idées, mais qui n’ont pas le souci de les formaliser par des comptes rendus, des procès-verbaux détaillés, et autres « paperasseries » futiles pour ces hommes d’action et de décision, se traduit par une absence d’archives désolante. Seuls les souvenirs des participants, ou, éventuellement, leurs carnets ou papiers personnels, peuvent aider l’historien, ainsi que l’observation de l’évolution du matériel moteur qui découle de ces réunions.

7C’est une époque où le coût de la locomotive est déjà fixé quand l’ingénieur commence à l’étudier et à décider des choix : à lui, alors, de « faire tomber les prix », tout en maintenant le niveau de qualité et de fiabilité techniques, au terme de longues négociations avec les constructeurs. Déjà très calculée, la traction l’est encore plus, cette fois non seulement au niveau des performances techniques, mais aussi au niveau des prix : à une vitesse maximale correspond bien, certes, une puissance donnée donnant un effort à la jante pour une adhérence donnée, mais plus que jamais, la zone de charge exploitable, en deçà des « butées » que sont l’effort à la jante et l’adhérence, ne laisse pas de puissance inutilement en excès. Cette recherche de la parcimonie ira même jusqu’à prévoir d’exploiter de nuit les lignes nouvelles à grande vitesse, pour les trains de marchandises. Il s’agit partout d’ajuster finement l’outil ferroviaire aux contraintes de rentabilité, et la traction elle-même n’échappe pas à ce mouvement. L’époque où la passion le dictait à la rentabilité, si elle a existé, est bien finie.

8Aujourd’hui, le matériel moteur de la SNCF, comme la BB 26 000 synchrone-bicourant, comporte, dans sa conception technique, l’empreinte de cette époque avec des organes traduisant une évolution technique volontairement arrêtée : le bogie monomoteur « increvable » que Jean Dupuy demande, en ces termes, à Fernand Nouvion, est toujours présent, même pour cette locomotive née en 1988, soit une vingtaine d’années après cette période. Et pourtant ce bogie monoréduction aurait pu, d’après l’ingénieur général André Cossié qui est un des concepteurs de cette locomotive, être remplacé par un bogie bimoteur plus évolué, et surtout plus performant. Pour ce dernier point, il faudra attendre la BB 36 000 en 1995-1996.

9Cependant, il ne s’agit nullement d’une époque figée techniquement, loin de là. Dans une locomotive qui, somme toute, n’évolue pratiquement plus quant à son architecture générale, les équipements électriques, eux, changent rapidement parce que l’électronique de puissance, qui a fait son entrée dans la traction (voir la deuxième partie) amène avec elle des progrès continuels, d’une part, et, d’autre part, permet d’appliquer ces progrès à des engins déjà constitués. L’apparition des hacheurs, en particulier, marque, à partir du début des années 1970, l’habitude du changement. En outre, n’oublions pas que l’ère du bicourant vient de commencer (voir la deuxième partie) et que cette caractéristique électrique restera, pour l’ensemble du matériel moteur à venir, une constante, y compris pour le matériel TGV.

10Il semble que cette « époque Dupuy », qui se prolonge jusque vers la fin des années 1980 (Jean Dupuy étant devenu directeur général de la SNCF entre temps) soit maintenant en train de se terminer, et, avec elle, l’époque des grands concepteurs de matériel roulant purement SNCF.

11« Les vieux concepteurs sont partis » nous a déclaré André Cossié. Jusqu’au TGV Atlantique inclus, toute la conception du matériel moteur et roulant fut purement SNCF, avec une concertation directe entre les ingénieurs SNCF et les constructeurs. C’était l’époque où les ingénieurs s’engageaient personnellement, de la conception initiale jusqu’aux essais. Ils suivaient le matériel pendant parfois deux ou trois années après sa mise en service : si un prototype ou un début de série permettait de valider un schéma, il n’autorisait pas pour autant à affirmer que l’on n’aurait pas d’ennuis. Seul le parc d’engins en service fait, statistiquement, apparaître les problèmes.

12Il incombait à l’ingénieur de la SNCF de détecter à temps « le manquement aux règles de l’art » : moteurs mal isolés, usinages mal réalisés. Certaines entreprises ont contraint la SNCF à renoncer à poursuivre une collaboration avec elles. Les convictions des ingénieurs de la SNCF, pour cette période, sont toujours aussi prépondérantes et les constructeurs se doivent de les respecter à la lettre. Fernand Nouvion, par exemple, ne croit guère aux thyristors qu’une profonde culture électromécanicienne lui fait percevoir comme un « horrible empilage »... Mais pour équiper les automotrices Z 6 100 dont les performances sont insuffisantes, du fait d’un classique graduateur basse tension, un appel d’offres est fait et un équipement à pont mixte à redresseur Merlin-Gérin-CEM est adopté : « un cas remarquable où le prix l’a emporté » note André Cossié, car cet équipement est moins cher ! En dépit de nombreuses difficultés de mise en service, ce type d’équipement finit par fonctionner très correctement et convaincre quelque peu Fernand Nouvion : un cas tout aussi remarquable pour l’époque, ajouterions-nous, où un constructeur l’a emporté sur la SNCF.

13Mais peu à peu, vers le milieu des années 1960, est apparue une spécialisation dans l’industrie ferroviaire française, ce qui ventile les études de fabrication, disperse la maîtrise totale de la conception. Jusque-là non partagée et relevant de la SNCF uniquement, la conception est de plus en plus répartie parmi des fabricants devenant peu à peu des spécialistes chacun dans leur domaine : les moteurs vont à Alsthom, les parties mécaniques et les bogies sont pour Le Creusot, les caisses et câblages souvent pour Alsthom tandis que les équipements électriques vont à Jeumont-Schneider-MTE. Alsthom devient un grand fournisseur de composants électriques, ceci du fait du regroupement d’entreprises se retrouvant désormais sous l’égide de la firme.

14En cela, la SNCF commence à perdre, mais très progressivement et sur plusieurs décennies, ce qui faisait jusque-là sa grande originalité par rapport aux autres réseaux des grands pays mondiaux : sa tradition de grands ingénieurs d’État concevant le matériel. Les autres réseaux, et surtout ceux des États-Unis, achètent (ou louent) leur matériel sur catalogues, y compris leurs locomotives, et n’ont donc pas de véritable bureau d’études.

Une industrie aux activités en dents de scie

  • 5 D’après Chlastacz M., « Les défis de l’industrie ferroviaire », La Vie du Rail, n° 2372, du 3 décem (...)

15Depuis les années 1970, d’après Pierre Sudreau, à l’époque président de la Fédération des industries ferroviaires, « les grandes commandes de la part des clients nationaux ont été suivies de coups de frein intempestifs et au bout du compte, les structures financières des entreprises ont été considérablement affaiblies »5.

16Si la situation des années 1950 et 1960, qui fait l’objet du découpage chronologique de notre deuxième partie (1948-1965), est relativement bonne pour l’industrie ferroviaire française (Alsthom construit plus de mille locomotives électriques entre 1949 et 1960), la situation de la fin des années 1960 et des décennies suivantes est moins favorable. D’une part, le nombre d’heures nécessaire pour construire une locomotive est divisé par deux du fait des grands progrès en matière de fabrication, de la simplification (présence de l’électronique de puissance, organes plus simples et moins nombreux, etc.). D’autre part, la SNCF commence a être bien équipée en matériel moteur, d’autant que le trafic marchandises connaît alors un début de régression. Les grands marchés étrangers comme l’URSS ou la Chine, qui pouvaient représenter jusqu’à 30 % du chiffre d’affaires pour certains constructeurs français à la fin des années 1950, ne sont plus demandeurs.

  • 6 Id.
  • 7 Id.

17À la fois très concentrée et dispersée, grande utilisatrice de techniques de pointe, mais ayant conservé des structures et des méthodes lourdes héritées de la tradition, l’industrie ferroviaire française comprend quelques géants (et bientôt un seul géant, GEC-Alsthom, à la fin des années 1980) et une multitude de très petites entreprises sous-traitantes. Les années 1980 sont marquées par le regroupement de la totalité de la fabrication des équipements de traction, désormais traités à 100 % par GEC-Alsthom, et par la diminution du nombre des centres de production, chutant de trente à seize, et par la réduction du nombre de salariés passant de 29 000 à 18 1006. Si le marché intérieur, c’est-à-dire la SNCF, reste prépondérant avec, en général, les deux tiers ou les trois quarts de la production absorbés, et si la construction du matériel TGV ou de banlieue a pu maintenir ce niveau, il est à craindre que cette période d’investissements de la part de la SNCF ne soit suivie d’accalmies que le marché extérieur ne pourra régulièrement compenser. Le chiffre d’affaires de l’industrie ferroviaire française a reculé, entre 1981 et 1992, de 15 167 millions de francs à 12 478 millions de francs (constants), avec des chutes à 10 630 millions de francs en 1987 ou 10 506 millions en 19907.

18La situation des années d’avant-guerre, avec une concurrence réelle entre de nombreuses firmes, s’est peu à peu muée en une situation de quasi-monopole pour une seule grande firme nationale, mais avec tous les risques que cela comporte puisque le marché national ne lui offre qu’un seul client. Si, par exemple, Air-France peut choisir ses appareils sur les catalogues de plusieurs constructeurs de différents pays, et si ces constructeurs, qui bénéficient souvent des effets de la recherche en aviation militaire, peuvent vendre des appareils relativement bon marché à des centaines de compagnies d’aviation sur le marché mondial, il est loin d’en être de même pour le chemin de fer : dans le domaine, les techniques et les choix diffèrent beaucoup d’un pays à un autre (pensons simplement aux types de courant de traction) et les techniques évoluent très lentement et nullement par le simple effet d’une nouveauté apparaissant sur un catalogue de fabricant. L’innovation n’induit pas la consommation sur le marché ferroviaire et l’innovation n’est pas, sur le marché ferroviaire français, comme nous l’avons maintes fois vu, le fait du fabricant : elle est du ressort des bureaux d’études de la SNCF, donc, en fin de compte, elle dépend des grands choix techniques des ingénieurs, toujours en concertation, il est vrai, avec les fabricants et leurs propres ingénieurs.

Notes

1 Selon Georges Petit, chef du département de la Construction de la direction du Matériel. Entretien accordé à C. Lamming le 1er août 1991.

2 Id.

3 Alain Provost, chef de la division Marchés et Commandes du département des Investissements de la SNCF. Entretien accordé à C. Lamming le 6 août 1991.

4 Fait relaté par Jacques Rebeyre, chef de la division de la Production du matériel moteur de la direction du Matériel de la SNCF. Entrevue accordée à C. Lamming le 8 août 1991. Fait aussi reconnu par Alain Provost, et surtout par Gérard Coget qui a vécu de très près cette décision et qui ajoute que l’argument du prix était providentiel pour la SNCF qui pouvait ainsi refuser une technique encore peu mûre (conversation avec C. Lamming le 10 décembre 1996).

5 D’après Chlastacz M., « Les défis de l’industrie ferroviaire », La Vie du Rail, n° 2372, du 3 décembre 1992.

6 Id.

7 Id.

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