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Chapitre III. L’affaire de la Cinémathèque
p. 119-148
Texte intégral
1L’« affaire de la Cinémathèque » ou « affaire Langlois » est donc née d’une contradiction dans le fonctionnement d’un organisme à caractère privé, la Cinémathèque française, qui a besoin et accepte l’aide de l’État tout en refusant toute ingérence des pouvoirs publics dans sa gestion et ses activités.
2Les griefs que l’État nourrissait à l’égard de la Cinémathèque étaient nombreux : il n’avait pas connaissance du nombre de films qu’elle détenait, de leurs titres, de leur localisation, ni de la nature des droits qu’elle pouvait avoir sur ces mêmes films.
3Certes, on peut objecter que, depuis l’élaboration des nouveaux statuts, en 1964, l’État, par l’intermédiaire de ses représentants, était présent au sein du conseil d’administration. Mais le rapport de force était tel que ceux-ci se retrouvaient sans réel pouvoir et que leur efficacité était pour le moins compromise.
4L’évolution de la Cinémathèque française, l’accumulation de ses collections, donc de ses richesses, en ont fait un organisme de plus en plus important, excluant la gestion « artisanale » des débuts. De plus, son budget, transféré depuis peu directement au ministère des Finances, l’État décide de suspendre toute subvention tant que cet organisme ne sera pas réorganisé, sa gestion assainie, tout en reconnaissant le mérite d’Henri Langlois.
5L’« affaire » va durer plus de deux mois. Elle débute le 9 février 1968 avec l’élection de Pierre Moinot, directeur des Arts et Lettres, à la présidence de la Cinémathèque française, et celles de MM. Pierre Barbin et Raymond Maillet, respectivement aux postes de directeur artistique et technique et directeur administratif et financier, pour se terminer le 22 avril, avec la réintégration d’Henri Langlois à son poste de secrétaire général.
6Elle va prendre l’aspect d’une véritable épreuve de force entre un organisme qui a besoin des aides des pouvoirs publics pour, tout simplement, exister, mais qui désire conserver son caractère privé, et l’État, qui, fort de cette aide, demande un droit de regard sur le mode de fonctionnement de cet organisme.
7Les « positions » établies, reste maintenant à retracer l’historique de cet épisode houleux de la Cinémathèque française, et d’en tirer les conséquences.
LES FAITS
Préambule : L’élection du 9 février 1968
8Conformément aux nouveaux statuts, le mandat du conseil d’administration de la Cinémathèque française, présidé depuis le début de l’année par Marc Allégret, arrivait à expiration en juin 1967, et les contrats des deux directeurs, MM. Langlois et Fabrizio, prenaient fin en septembre de la même année. C’est aussi à cette date que la subvention de la Cinémathèque est transférée du Centre national de la cinématographie au budget de l’État.
9Lors de l’assemblée générale du 19 décembre, Henri Langlois s’oppose à la solution préconisée par André Malraux, à savoir confier la responsabilité administrative de la Cinémathèque à un haut fonctionnaire, Maxime Skimazi, tout en laissant à Langlois le poste de directeur artistique.
10Marc Allégret, sans doute pour avoir tenté un rapprochement entre le ministère des Affaires culturelles et Langlois, est évincé et le nouveau conseil d’administration est constitué le 19 janvier 1968 suivant les nouveaux statuts : huit administrateurs élus, huit administrateurs d’État (Pierre Moinot, Alain Trapenard, André Chamson, Maxime Skimazi, Roger Malafosse, Jean Badevant, Jean Châtelain, Étienne Dennery), et huit cooptés par les seize autres (François Truffaut, André Laporte, Claude Charpentier, Léon Mathot, Ambroise Roux, Clovis Eyraud, Jean-Albert Cartier, Jacques Gaultier de La Ferrière).
11Ce conseil d’administration se réunit le 9 février afin d’élire son bureau et désigner les deux nouveaux directeurs. Le bureau est ainsi constitué : président, Pierre Moinot ; vice-présidents, Alexandre Kamenka et Jacques Gaultier de La Ferrière ; trésorier, André Laporte ; secrétaire, Jean-Albert Cartier. Au nom du ministre, André Holleaux, directeur du Centre national de la cinématographie, propose MM. Pierre Barbin et Raymond Maillet aux postes de directeurs1.
12Avant de passer à la désignation du directeur artistique, François Truffaut quitte la salle. Puis Alexandre Kamenka, Ambroise Roux, Hubert de Villez, André Laporte, Jean Riboud, Louis-Émile Galey, Henri Langlois qui, lui, après avoir renoncé à tout poste au sein de la Cinémathèque française le mois précédent, a proposé sa candidature trois jours avant la réunion du conseil d’administration, Yvonne Dornès et Mme Lemaresquier refusent de voter.
13Cette attitude n’empêche pas Pierre Barbin et Raymond Maillet d’être élus.
14Le nouveau bureau ainsi constitué s’engage à proposer à Henri Langlois un poste digne de ses qualités et du travail accompli jusqu’ici. Mais cette « proposition », non encore définie, fut interprétée par les amis de la cinémathèque et les proches de Langlois comme une véritable éviction, la mise à l’écart d’un homme qui avait consacré sa vie à son œuvre, la Cinémathèque française, et qui s’en trouvait, soudain, dépossédé. Henri Langlois allait devenir le martyr de la cause cinéphilique sacrifié sur l’autel de la saine gestion, si ce n’est celui de la liberté.
15Pour Jean-Louis Comolli, alors rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, cette élection ne fut rien d’autre qu’une « [...] manœuvre télécommandée, en tout point assimilable à un putsch et préparé longtemps à l’avance2 ». Et Comolli d’ajouter que « [...] l’éviction de Langlois n’est pas le fait du hasard, ni celui de la logique ou de la règle démocratique. [...] Il s’agit au contraire d’un complot longtemps mûri3 », avant de lancer cet avertissement prémonitoire : « Quels sont ces dirigeants du cinéma qui ne savent pas, qui n’ont pas conscience une seconde qu’en renvoyant Langlois, c’est au cinéma tout entier qu’ils s’en prennent et que le cinéma tout entier va leur tomber dessus4 ? »
16La riposte, en effet, n’allait pas tarder à se faire entendre. Un véritable « front commun » va se constituer et demander la réintégration d’Henri Langlois.
Acte 1 : Un vrai conflit
Une rapide contestation
17Très vite, dès le début de la semaine suivante, ceux que l’on peut encore appeler les futurs défenseurs d’Henri Langlois vont riposter. En fait, on va assister à une véritable levée de boucliers.
18D’abord, du moins c’est ce que l’on peut penser, spontanée, puis organisée, elle ne sera pas uniforme mais va revêtir plusieurs aspects : campagne de presse, conférences de presse, manifestations diverses, et constitution d’un comité de défense. Si, dès le 10 février, un certain nombre de cinéastes refusent la projection de leurs films à la Cinémathèque5, les campagnes de presse vont devenir la forme de contestation la plus importante. Elles sont elles-mêmes empreintes de dualité : d’une part les collaborateurs d’organes de presse prennent ouvertement position et, d’autre part, ces mêmes organes de presse ouvrent leurs colonnes à des personnalités diverses, cinéastes, responsables du monde des arts et des lettres, des milieux cinématographiques, puis politiques.
19Combat et Le Monde vont se montrer les plus prompts à se lancer dans ce qui va devenir une véritable bataille.
20Dans son édition du 11-12 février, Jean de Baroncelli, pour Le Monde, ouvre le feu en signant son article « Le dragon qui veillait sur nos trésors... ». Il déclare notamment qu’Henri Langlois « [...] était beaucoup plus que la cinémathèque : il était la cinémathèque. Il était son âme, son cœur et son sang. [...] Or, c’est ce personnage de légende qui est remercié aujourd’hui par décision gouvernementale sous prétexte qu’il est plus poète que bon administrateur. » Et Jean de Baroncelli de conclure : « Ce ne sont ni les bons comptables ni les bon gérants qui manquent à la France. Mais il n’y avait qu’un Henri Langlois. Allons-nous admettre qu’on nous le prenne ? »
21La dualité des campagnes de presse apparaît déjà dans cette première intervention. Et Alexandre Astruc de déclarer qu’à « [...] la seconde où Henri Langlois quitte la Cinémathèque française, la Cinémathèque française cesse d’exister [...] Langlois, quels que soient ses ennemis, est investi, depuis le commencement, de droit divin, de tous les pouvoirs, parce qu’il est le musée du cinéma ». Combat est sur la même longueur d’onde et publie les réactions de François Truffaut, « L anti-mémoire courte » et de Claude Chabrol, « Au secours ! »
22La première manifestation a lieu devant la salle de la rue d’Ulm. Une centaine de personnes, parmi lesquelles Michel Simon, Pierre Kast, Jean Rouch, Jean-Luc Godard, Éric Rohmer et Claude Chabrol, brandissent des slogans demandant le retour d’Henri Langlois et le boycott de la Cinémathèque française.
23Le lendemain, un nombre important de personnalités étrangères manifestent leur mécontentement par l’envoi de télégrammes6.
24De nouveaux cinéastes français s’opposent à la projection de leurs films dans les salles de Chaillot ou de la rue d’Ulm, qui seront d’ailleurs bientôt fermées, et une soixantaine d’écrivains et comédiens signent une motion de solidarité en faveur d’Henri Langlois7.
25En fin d’après-midi, à 18 h, une partie du personnel licencié manifeste au Palais de Chaillot en compagnie de Jean Rouch et Jean-Luc Godard8.
26La série de protestations s’amplifie. Après les cinéastes français et étrangers, c’est au tour d’associations et de syndicats de se manifester. Ainsi, le 15, la Fédération nationale du spectacle CGT proteste contre la sanction concernant l’ancien directeur de la Cinémathèque (Le Monde du 14 février). Première organisation à manifester son mécontentement, elle sera très vite suivie par la Fédération française des ciné-clubs, la Fédération Jean Vigo, l’Association française de la critique de cinéma et de télévision, le bureau de l’UNEF et l’Association des élèves de L’IDHEC.
27De nouveaux cinéastes étrangers emboîtent le pas de leurs confrères9 et Louis Aragon, Elsa Triolet, Philippe Sollers, Claude Ollier, Raymond Queneau, entre autres, signent la motion de protestation.
28Une nouvelle manifestation a lieu à 18 h 30, devant le Palais de Chaillot, ce même 14 février. Plus nombreux, environ deux mille cinq cents personnes, les manifestants scandent des slogans hostiles à Malraux et Holleaux. Un grand nombre d’entre eux sont bousculés par les forces de police alors qu’ils se trouvaient sur le terre-plein de l’avenue du Président-Wilson. François Truffaut et Jean-Luc Godard sont légèrement blessés.
29D’abord spontanée, cette prise de position en faveur de Langlois va s’organiser, moins d’une semaine après sa première manifestation avec la constitution, le 16 février, d’un Comité de défense de la Cinémathèque française autour duquel, désormais, va s’élaborer toute nouvelle contestation et qui va tenter de développer une véritable stratégie.
30On y trouve presque tout naturellement les ex-jeunes Turcs du cinéma français et des Cahiers du cinéma, déjà les premiers à se lancer dans la bataille (Truffaut, Godard, Chabrol), mais aussi Jean Renoir, Marcel Carné ou Jean-Paul Le Chanois.
31Le Comité se constitue en association, dispose d’un siège social, au 13, rue de Seine dans le sixième arrondissement, et se dote d’un bureau exécutif :
- président d’honneur : Jean Renoir ;
- président : Alain Resnais ;
- vice-présidents : Henri Alekan et Jean-Luc Godard ;
- secrétaires : Pierre Kast et Jacques Rivette ;
- trésoriers : François Truffaut et Jacques Doniol-Valcroze.
32Et surtout, il affiche clairement ses buts : rétablir le fonctionnement normal de la Cinémathèque française et entreprendre toute action pour faire respecter son intégrité et sa liberté. Il poursuivra son activité au-delà de la réintégration d’Henri Langlois dans ses fonctions de directeur artistique et technique.
33Sa première action sera la tenue d’une conférence de presse dans la soirée du 16, au studio Action, 9, rue Buffault10. Le choix du lieu n’est pas vain et pour Jean-Marie Causse, alors exploitant du cinéma, le Comité de défense avait voulu s’exprimer dans un lieu symbolique11.
34Ce ne sera certes pas la seule action commise par ce Comité mais son importance sera capitale. En effet, maître Georges Kiejman en abordant les problèmes juridiques, stipule que la Cinémathèque française, étant une association privée régie par la loi de 1901, l’assemblée générale de cet organisme peut remettre en cause les décisions du conseil d’administration. Il est donc question de convoquer cette assemblée générale et, pour qu’elle soit valable, il faut regrouper environ au minimum un tiers des adhérents (deux cent cinquante membres en ce qui concerne la Cinémathèque française).
35Le Comité de défense va donc s’y employer. Et dans cet argument juridique, on peut déceler, en filigrane, les prémisses d’une solution.
36Mais la crise ne fait que débuter et va encore connaître bien d’autres épisodes, si ce n’est de rebondissements.
37Ainsi, des télégrammes de soutien, de France et de l’étranger, affluent de manière continue, que ce soit pour interdire la projection de films ou pour signer la motion de solidarité. Le Monde du 18-19 février annonce que quatre cent cinquante personnes se sont déjà manifestées.
38La veille, le syndicat des réalisateurs de télévision, le syndicat français des acteurs, la rédaction de la revue Positif s’étaient associés à ce mouvement, qui s’étend désormais en province. A Aix-en-Provence, une motion de solidarité est votée lors d’une séance des Amis de la Cinémathèque, bientôt suivie par les sections de Dijon, Marseille et Tours dès le 22.
39Le même jour, c’est au tour du conseil municipal de la ville de Sarcelles de se manifester alors que le 20, universitaires et étudiants font circuler des pétitions. Le bureau des associations étudiantes telles que le bureau des élèves de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm ou la Fédération nationale du théâtre universitaire s’associent à la protestation du bureau de l’UNEF. Ce même jour, près de quatre cents personnes, notamment des étudiants et des élèves de l’IDHEC manifestent, vers 18 h, et cette fois-ci au siège de la Cinémathèque française, au 82, rue de Courcelles et demandent la démission de Pierre Barbin. Un certain nombre d’entre eux arrivent même à pénétrer au rez-de-chaussée du siège avant l’arrivée de la police.
40À toutes ces manifestations vont se joindre, aussi, les voix des hommes politiques. Si Henri Cavaillet, sénateur du Lot-et-Garonne (gauche démocratique) pose une question écrite à André Malraux, publiée dans Le Figaro du 14 février, les députés François Mitterrand (FGDS – Nièvre), Albert Voilquin (Républicain Indépendant – Vosges) et Paul Laurent (communiste – Paris), interpellent, le 16 février, le ministre d’État.
41Les questions, certes, vont toutes trois dans le même sens mais avec quelques nuances non sans importance. Si MM. Mitterrand et Voilquin veulent connaître les raisons qui ont amené l’éviction de Langlois, Paul Laurent, lui, demande au ministre quelles mesures il compte prendre afin d’apaiser la légitime « indignation des milieux artistiques et donner à la Cinémathèque les moyens d’accomplir réellement sa mission ».
42André Malraux donnera une réponse globale à ces questions dans le Journal officiel du 24 février et qui paraîtra, presque intégralement, dans Le Monde du même jour12.
43Par la suite, MM. Pierre Mendès-France (app. FGDS) et Louis Maisonnat (communiste), députés de l’Isère, dès le début du mois de mars, s’associeront au concert de protestations (Le Monde du 2 mars).
44Mais dans ce concert d’unanimité, quelques voix discordantes vont se faire entendre, le plus souvent par l’intermédiaire du Monde qui, malgré tout, se montre plus éclectique que Combat, ce qui permettra d’alimenter, sinon la polémique, du moins le débat.
45Ainsi dans l’édition du 23 février, Geneviève Seyse prend la défense de Pierre Barbin, fait si rare qu’il mérite d’être souligné. Le nouveau directeur de la Cinémathèque, qui focalise tous les ressentiments sur sa personne, au point même qu’au hasard des manifestations, la Cinémathèque devient la « Barbinthèque », est présenté comme un homme qui n’aime pas se mettre en valeur, mais qui s’est « [...] effacé derrière l’équipe qu’il a constituée voici plus de douze ans avec de maigres subsides mais un réel enthousiasme et un réel amour du cinéma ».
46Mais on en reste là à la défense d’une personnalité injustement critiquée, si ce n’est honni par une partie de l’intelligensia et qui n’en méritait pas tant.
47Jean Néry, rédacteur en chef du journal corporatif La Technique, l’exploitation cinématographique, pose le débat en des termes plus techniques :
« Que la conservation des films n’ait pas été assurée avec tous les soins, toute l’attention, toute la rigueur qu’il fallait y apporter, nul parmi les initiés ne l’ignore [...] Henri Langlois, pèlerin et poète, missionnaire, découvreur, prophète, s’est probablement peu soucié de l’intendance... Quoi qu’en disent ceux qui le défendent, un gouvernement, quel qu’il soit, ne peut supporter longtemps que les fonds qu’il octroie, ou bien soient détournés de leur objet, ou bien restent sans contrôle sérieux13. »
48Pour la première fois, la responsabilité de Langlois est mise en cause, non par des circuits officiels ou administratifs, mais par un technicien du cinéma.
49Raymond Borde, directeur de la Cinémathèque de Toulouse, tente une mise au point le 4 mars dans Le Monde. Il espère « élever le débat » en présentant le « point de vue d’un certain nombre de cinémathèques dans le monde » pour qui « l’intérêt des films passe avant celui des personnes ». Il légitime l’éviction de Langlois par la nécessité de « sauver de la ruine une collection à l’abandon, véritable travail de bénédictin ». Il met lui aussi en cause Henri Langlois, « hostile à toute méthode de conservation » et ajoute « [...] qu’il ne tenait aucun inventaire, que les copies, que les bobines risquaient à chaque instant de se perdre dans un océan de boîtes [...] il se désintéressait de son rôle de conservateur pour devenir seulement un montreur de films [...] et les projections publiques dévoraient ses activités ». Cette prise de position ne pouvait soulever que des mécontentements et Henri Chapier, Dominique Noguez et Jacques Robert vont répondre à Raymond Borde dans Combat.
50Si pour Henri Chapier, lui-même membre du Comité de défense, Raymond Borde n’est que le porte-parole des pouvoirs publics, Jacques Robert pousse plus loin son propos, tente de réfuter les thèses avancées par le directeur de la Cinémathèque de Toulouse, notamment en ce qui concerne les problèmes de conservation.
51Quant à Dominique Noguez, dans son article « L’inextricable et la kultur UNR » du 6 mars, il reconnaît en Borde un technicien minutieux de la conservation des films, mais on n’en est plus à un débat de technicien et Dominique Noguez de déclarer :
« [...] l’affaire Langlois est plus qu’une affaire de gestion, c’est une affaire de principe ; c’est une affaire politique, et qui est contre Langlois dans cette affaire se range du même coup du côté de la clique qui prétend l’éliminer comme elle en a éliminé et en élimine subrepticement d’autres ici où là pour laisser enfin place nette aux tenants musclés de la kultur UNR ».
La riposte des pouvoirs publics
52Toute crise peut être définie comme un rapport de forces entre éléments contradictoires. L’affaire Langlois n’échappe pas à la règle et si les défenseurs d’Henri Langlois n’ont pas cessé de manifester leur désapprobation quant à son éviction, qu’en est-il des pouvoirs publics et de leur riposte ?
53Après le vote du 9 février, ils ont publié un communiqué et le 10, la direction générale des Arts et Lettres déclare :
« L’évolution de la Cinémathèque française [...] exclut désormais la gestion artisanale de ses débuts. C’est ce qui a amené le gouvernement à subordonner l’octroi de la subvention dont vit la Cinémathèque à des améliorations de gestion indispensables. La dualité de direction prévue par les statuts actuels a fait que, si la direction artistique a été assurée par M. Henri Langlois avec une totale continuité, il n’a pu en être de même avec la direction administrative. Le gouvernement a, dans ces conditions, demandé au conseil d’administration de la Cinémathèque que préside Pierre Moinot, de charger M. Pierre Barbin de la gestion d’ensemble de cet organisme, en laissant au conseil le soin de définir le rôle dans lequel Henri Langlois pourra continuer son œuvre au sein d’une Cinémathèque française réorganisée ».
54On ne pouvait être plus concis et sans doute faut-il voir dans cette absence d’explications l’une des causes à une aussi prompte contestation.
55Mais la riposte des pouvoirs publics va, en fait, s’articuler autour de deux axes, la visite des blockhaus de Bois d’Arcy et la réponse d’André Malraux aux questions écrites de certains parlementaires.
- Pierre Moinot convie la presse, le 23 février, à une visite des locaux de Bois d’Arcy afin de constater dans quel état de délabrement pourrissaient certaines bobines de films.
- Légitimées par le travail parlementaire, les interpellations des députés MM. Mitterrand, Voilquin et Laurent ne pouvaient rester sans réponse. Le ministre d’État chargé des Affaires culturelles leur répond dans le Journal officiel du 24 février. Ce sera la seule intervention de Malraux.
56S’appuyant sur une note confidentielle de ses services, le ministre, s’il reconnaît que la Cinémathèque française est née des efforts personnels d’Henri Langlois et de quelques autres, elle a cessé depuis longtemps d’être une œuvre privée pour devenir une institution chargée d’un véritable service public. Rappelant les aides apportées par l’État, il constate qu’aujourd’hui, la Cinémathèque reçoit l’essentiel de ses moyens des pouvoirs publics, précisant que la participation financière des adhérents de l’association est inférieure à 2 %. Il légitime la réorganisation de la Cinémathèque par la nécessité de sauver les films tout en regrettant que Langlois ait refusé de participer à cette réorganisation, capitale pour une meilleure gestion. Et le ministre de conclure : « [...] M. Langlois a rendu d’éminents services. Il fait bien ce qu’il aime. Moins bien ce qu’il n’aime pas et il ne l’a laissé à aucun de ceux qui ont tenté d’en assurer la responsabilité, dont la liste commence à être longue... »
57Volonté de justification ou véritable mise au point, cette double « riposte » n’allait certes pas avoir le résultat escompté par le pouvoir.
58Tout comme pour la lettre ouverte de Raymond Borde, certains organismes de presse vont allumer de véritables contre-feux. Si Le Figaro, le 24 février, parle de lamentables conditions dans lesquelles sont entreposés les films à Bois d’Arcy, pour Combat, la déclaration du ministre et la visite des blockhaus ne sont que les prolongements d’une contre-attaque14.
59Dans son édition du 26 février, Henry Chapier, Claude Chabrol et le Comité de défense tentent de réfuter les arguments du pouvoir. Certes, l’état de certains films est difficilement contestable, mais leur défense s’articule sur deux points : d’une part Langlois a eu l’occasion, à plusieurs reprises, d’alerter les pouvoirs publics sur l’état déplorable des lieux de Bois d’Arcy, l’absence de moyens dont il disposait alors ne lui permettant pas d’y remédier. D’autre part, dans l’hypothèse où Henri Langlois aurait commis des erreurs, son existence même, sa vie, suffit à désamorcer toute critique. Sans Langlois, il n’y aurait jamais eu de Cinémathèque, donc rien à sauvegarder, ni problèmes administratifs, financiers ou techniques à gérer.
60Les arguments avancés par les pouvoirs publics se retournent donc contre eux-mêmes. S’il y a eu carence, c’est « [...] celle d’un régime de tutelle où l’intrigue, la médiocrité administrative ont prévalu contre la passion et l’honnêteté d’un homme ».
61Pour Henry Chapier, « la mauvaise gestion des Affaires culturelles, l’incompétence des services de ce ministère [...] ont trouvé en Henri Langlois un bouc émissaire [...] Malraux, outre qu’il commet là un péché d’ingratitude, met le feu aux poudres là où il fallait arbitrer, trouver une solution digne d’un humaniste ».
62Tout comme Dominique Noguez, Chapier place le conflit sur un autre terrain : « [...] désormais, nous sommes en plein scandale politique. »
63Quant au Monde, dans un article du 27, intitulé « Les mystères de Bois d’Arcy », il reconnaît que le problème de la conservation « physique » des films est un élément important de l’affaire et retrace l’historique du lieu, en précisant les nombreuses alertes adressées par Langlois à son ministère de tutelle quant aux problèmes qui y sont liés.
64Il en conclut que Langlois a sauvé des lots importants de films tout en dénonçant les insuffisances de Bois d’Arcy sur le plan du stockage et de la conservation.
65Hormis le communiqué de la direction des Arts et Lettres au tout début de l’affaire, cette visite de Bois d’Arcy et la déclaration du ministre d’État seront donc les deux seules ripostes des pouvoirs publics, seules réactions officielles.
66On peut donc s’interroger sur cette faiblesse : c’est peut-être, du côté de l’État, la constatation que toute intervention de sa part connaît des effets contraires à ceux escomptés et alimentent la polémique. On peut aussi tenter d’y trouver d’autres causes. Raymond Borde y voit, entre autre, le fait que Malraux était fatigué.
67« C’est un homme usé par la vie, qui n’a plus l’ombre de ses colères, et qui assiste, impuissant, à la montée des frénésies15. »
68Cet élément peut être pris en considération mais, seul, serait bien trop réducteur. Pour Pierre Barbin, il faut rechercher cette faiblesse de la riposte dans le fait que « l’État est un organisme qui se meut avec une lenteur désespérante » et, de manière plus spécifique, « [...] l’État Pompidou était un peu faible. Du point de vue politique, la majorité de l’Assemblée nationale était de deux voix16 ». Jean Grundler, lui, pense que l’État a capitulé. « L’État ne se défendait pas, a donné l’impression qu’il capitulait. Il aurait fallu qu’il s’explique davantage, au moment où il avait commencé à le faire ; il aurait fallu aller jusqu’au bout. » Et Jean Grundler d’ajouter : « Malraux a été très affecté de devoir prendre des mesures contre Langlois. C’est sans doute pour cela qu’il n’a pas demandé à cette administration de se battre avec les arguments qu’elle détenait, qui étaient des arguments administratifs17. »
69Pourtant, il faut bien ajouter un nouveau communiqué de Pierre Moinot le 28 février qui demande au conseil d’administration la convocation de la prochaine réunion de l’assemblée générale de tous les membres de la Cinémathèque française, d’entreprendre la sauvegarde du patrimoine cinématographique et la mise à jour des documents comptables. Il demande aussi la désignation d’un comité d’experts choisi aussi bien au sein du conseil que parmi les représentants les plus qualifiés de la profession cinématographique, et qui aura pour mission d’élaborer un projet de réorganisation de la Cinémathèque.
70Le comité de défense avait demandé, lui aussi, la convocation d’une assemblée générale18 et si, pour lui, il est hors de question de réorganiser la Cinémathèque, au moins peut-on déceler, là, une réelle convergence avec les pouvoirs publics. Si chacune des parties en présence voudra s’assurer de la primauté de l’idée de la convocation de cette assemblée, cette réunion devient, en tous cas, l’amorce d’une solution.
Acte 2 : La recherche d’une solution
Une constante vigilance
71Quelques signes avant-coureurs ou plutôt quelques déclarations ont favorisé l’espérance d’un règlement de l’« affaire ». Ainsi en est-il de la déclaration de la chambre syndicale des producteurs qui, le 28 février, souhaite « [...] en raison de la situation actuelle, la convocation d’urgence d’une assemblée générale de la Cinémathèque française afin que des mesures soient prises pour la sauvegarde des films entreposés et leur conservation ».
72Quelques jours plus tard, le 5 mars, le conseil d’administration de la Cinémathèque se réunit et propose la convocation d’une assemblée générale extraordinaire, conformément au vœu du Comité de défense, pour le 22 avril. Mais il crée aussi un comité consultatif provisoire, ou « comité des sages », chargé d’étudier les problèmes liés aux relations entre la Cinémathèque française et les pouvoirs publics, et la réorganisation qui pourrait s’ensuivre.
73Ce comité est composé de six personnes, trois désignées par l’État (les producteurs Georges Lourau et Edmond Tenoudji et un conseiller à la Cour des comptes, Gabriel du Pontevice), trois par les amis d’Henri Langlois (les cinéastes Jacques Rivette et William Novik et le professeur Georges Vedel). De plus, Pierre Moinot assurera jusqu’à la date de l’assemblée générale, les missions de gestion et toutes mesures conservatoires. Il assurera donc certaines responsabilités attribuées le 9 février à Pierre Barbin, directeur artistique et technique, et M. Maillez, directeur financier et administratif.
74Mais le Comité de défense reste vigilant. Mieux, prenant prétexte d’une lettre adressée le 8 mars par Pierre Barbin à Lotte Eisner lui demandant de ne plus se présenter rue de Courcelles, et considérant de ce fait que Pierre Moinot laisse trop de pouvoir à Pierre Barbin, il estime donc que l’actuel président de la Cinémathèque ne respecte pas les engagements pris le 5 mars et appelle à de nouvelles manifestations.
75Déjà, il avait organisé, le soir de cette même journée du 5, en collaboration avec le club Convention, présidé par maître Gisèle Halimi, une conférence de presse au cinéma Saint-Lambert, 6, rue Péclet. C’est dans ce même lieu que l’on pourra assister, à partir du 16 février, à un hommage quotidien à Henri Langlois sous forme de projection de deux films différents chaque soir.
76Mais le 18 mars, une nouvelle manifestation, rue de Courcelles, se termine par des incidents avec les forces de police. Ce qui n’empêchera pas que se déroule, le 21, la première manifestation d’importance en province : à Grenoble, près de mille personnes parmi lesquelles François Truffaut, Pierre Kast et Michel Simon, écoutent la déclaration de Pierre Mendès France pour qui, s’il est légitime que l’État désire assurer un contrôle financier, il est regrettable que l’on ne sache pas exactement ce que l’on reproche à Langlois. Et l’ancien président du Conseil de craindre que tout ceci ne soit que l’illustration d’un but inavoué, « interdire aux citoyens de gérer leurs propres affaires et de prendre eux-mêmes les décisions qui les concernent ».
77La Fédération des ciné-clubs, elle, se réunit à Nancy les 6,7 et 8 avril et adhère au Comité de défense en tant que membre fondateur. Enfin, le 18 avril, le Comité de défense tient une nouvelle conférence de presse. Mais il ne s’agit plus, alors, de développer une stratégie ou d’organiser de nouvelles manifestations, mais plutôt de prendre acte et de poser quelques conditions à l’acceptation des propositions qui seront soumises par un « comité des sages » en vue du règlement de l’« affaire ».
Vers le dénouement
78Le comité consultatif provisoire, ou « comité des sages », qui s’est réuni pour la première fois le 18 mars, va proposer au conseil d’administration de la Cinémathèque française son rapport.
79Suite à la réunion de ce même conseil d’administration le 8 avril, on s’achemine vers la solution suivante : le retour d’Henri Langlois et la création de deux organismes distincts, l’un consacré à la programmation des films, l’autre à leur conservation. De plus, pour 1968, l’État supprime la subvention annuelle (1,2 millions de francs) tout en restituant une partie de cette subvention sous forme de rémunération.
80Cette amorce de solution est confirmée par André Holleaux lors de l’émission télévisée « Séance tenante » du 16 avril consacrée à l’avenir du cinéma français. Il y précise la nécessité de distinguer la conservation de la diffusion, cette dernière fonction étant confiée à Langlois. Il est également prévu la création d’un organisme de « service public » consacré à la conservation des films.
81Le Comité semble se satisfaire de telles mesures mais reste intransigeant sur les rapports à venir entre la Cinémathèque et ce futur « service public » de conservation. Il ne peut être fait obligation à la Cinémathèque de déposer ses propres films dans cet organisme. Cela doit rester seulement une éventualité : Langlois doit être libre de son choix de conservation. Pour François Truffaut, convié à cette émission consacrée au cinéma français, « l’idée de conservation de films confiée à un service public est redoutable ».
82Le Comité de défense allait être entendu : le 21 avril, le ministère chargé des Affaires culturelles fait paraître un communiqué. Il en résulte que, conformément aux propositions du comité des sages :
- La Cinémathèque française retrouve son statut d’association privée régie par la loi de 1901. Aucun représentant de l’État ne figurera plus au sein du conseil d’administration.
- L’État décide la fondation d’un établissement public qui sera mis gratuitement à disposition de tous les collectionneurs et notamment de la Cinémathèque française. Ces locaux seront situés à Bois d’Arcy, libre à la Cinémathèque d’en faire usage, ou pas.
- L’État supprime la subvention accordée à la Cinémathèque française, mais, en contrepartie, favorisera deux types d’aide : une aide en nature avec la location, pour le franc symbolique, des salles de la rue d’Ulm et de Chaillot, et la prise en charge des dépenses de fonctionnement et de la rétribution du personnel ; une aide « indirecte », à savoir que les recettes reviendront intégralement à la Cinémathèque. Enfin, l’État s’engage à apurer la situation financière de cet organisme.
83Adoptées par le conseil d’administration, ces propositions devaient être encore entérinées par l’assemblée générale extraordinaire. Et cette assemblée générale, réunie le 22 avril au conservatoire des Arts et Métiers, adoptera, à l’unanimité moins une voix, la résolution proposée par le comité des sages.
84Henri Langlois, présent à cette assemblée, pourra déclarer :
« Il était indispensable que la Cinémathèque soit assurée qu’elle conserverait toute liberté d’utiliser, de reprendre, de restituer, de communiquer des films [...] et quelle conserve toute liberté de prendre toute mesure de dépôt de conservation [...] Nous avons payé cette liberté par la perte, non seulement de notre subvention, mais de cette unité d’action que nous tenons pour fondamentale. Nous n’avions pas le droit d’agir autrement vis-à-vis des membres de notre association qui se croyaient chez eux à la Cinémathèque et pour qui la Cinémathèque était une maison19. »
85Les représentants de l’État se retirant de l’association, il restait à élire le nouveau bureau directeur. Henri Langlois retrouve son poste de secrétaire général. Pour le reste, Alexandre Kamenka est président-fondateur à vie ; Hubert de Villiez, président ; François Truffaut et Jean Riboud, vice-présidents ; Yvonne Dornès, secrétaire générale adjointe ; André Laporte, trésorier. Quant à Pierre Barbin, il est question de lui proposer un poste important dans le domaine cinématographique20.
86L’« affaire Langlois » est terminée. Après avoir ouvert la polémique, Jean de Baroncelli, d’une certaine manière, clôt les débats dans Le Monde du 24 avril : « La Cinémathèque retrouve Henri Langlois, son indépendance et sa liberté [...] On est heureux de voir la raison et l’intérêt général triompher au terme d’une crise déplaisante [...] »
87Soulignant le fait qu’une cinémathèque possède un caractère particulier et dont le rôle culturel « n’existe que par les projections qui s’y déroulent » et dont les responsables en sont « l’âme », il ajoute qu’il est nécessaire que cette Cinémathèque soit libre, en ce qui concerne la constitution des archives, tout autant que la conservation. Et Jean de Baroncelli de terminer ainsi : « Cette crise tumultueuse aura montré qu’en matière culturelle, les interventions de l’État ne peuvent dépasser certaines limites sans rencontrer des résistances inattendues21. »
88Le 2 mai, la salle de la rue d’Ulm était rouverte, celle de Chaillot, en cours de réfection, le sera en juillet.
89Les amis de la Cinémathèque peuvent être satisfaits : Henri Langlois est reconduit dans ses fonctions originelles, l’État se désengage de l’organisation et du mode de fonctionnement de la Cinémathèque.
90En revanche, concernant l’État, l’échec est total. Dans un climat politique fragile, il a cédé à la « pression » si ce n’est à la passion, sans avoir vraiment pu exprimer ses griefs. À l’heure de la réouverture des salles de projection, il ne sait toujours pas quels films possède la Cinémathèque française, ni leur entière localisation, Bois d’Arcy n’étant alors qu’un dépôt parmi d’autres. Quant aux problèmes juridiques qui y sont liés, ils n’ont guère été évoqués.
DE QUELQUES CONTROVERSES
91L’« affaire » terminée, reste, malgré tout, un certain nombres d’interrogations, que l’on ne peut manquer de se poser, si ce n’est de controverses à nourrir. Des questions doivent être posées : Langlois est étrangement absent lors de cette crise, sa seule apparition publique étant celle du 22 avril, lors de l’assemblée générale extraordinaire qui entérinera son retour. Mais jusqu’ici, où était-il ? Son absence même suscite une réflexion : Langlois a-t-il joué un rôle durant cette période et dès lors, peut-on parler de manipulations ? Dans le même ordre d’idée, la rapidité avec laquelle les « futurs » défenseurs de la Cinémathèque française se sont manifestés peut laisser planer un doute quant à une réelle spontanéité.
Le retrait de Langlois
92Henri Langlois ne semble donc pas intervenir, du moins directement et publiquement entre le 9 février et le 22 avril. Reste à savoir s’il est totalement absent de cette polémique disputée en son nom, ou si, derrière une façade de mise en retrait, il arrive à orienter les événements.
93Volonté délibérée, retrait tactique, ou plus simplement, Langlois, atteint dans son amour-propre, et inévitablement blessé, ne s’est-il pas installé dans un simple rôle de spectateur ?
94Sans lui faire revêtir, a priori, un rôle de démiurge ou de grand manipulateur tapi dans l’ombre et mettant en œuvre une stratégie machiavélique, force est de constater qu’il est tout simplement difficile de savoir où Henri Langlois se trouvait à ce moment-là, d’autant que les témoignages, à cet égard, sont quelque peu différents.
95Pour Raymond Borde, le retrait de Langlois est totalement volontaire. En adoptant une politique de silence absolu, il désamorce toute idée de débat sur le fond, à savoir le problème de la conservation des films et leurs états : il ne permet pas à l’adversaire d’utiliser les arguments qu’il pourrait développer. Ce qualificatif de Langlois tacticien, on le retrouve chez Jean Grundler :
96« La volonté de disparition était une stratégie délibérée. Dieu était parti et il y eut ensuite la résurrection [...] C’était un acte extrêmement habile22. »
97Georges P. Langlois, dans la biographie consacrée à son frère, livre une indication sur ses lieux de résidence durant cette période. Ainsi Henri « [...] s’est retiré sur l’Avantin, bien décidé à ne faire aucune déclaration. Décision d’une profonde sagesse qui devait désorienter le parti adverse. Henri se place au-dessus de la mêlée [...] Pendant les premières semaines, fuyant les journalistes, Henri et Mary sont allés résider rue de la Trémouille, chez une de leurs amies, Rose Lacau23 ».
98Ce témoignage est partiellement corroboré par Pierre Barbin, pour qui l’appartement de Mme Lacau servait de PC, Langlois résidant à son domicile habituel. D’après le témoignage de Mme Lacau, cité par Pierre Barbin24, l’appartement de la rue de la Trémouille avait été mis à disposition dès le 15 janvier, ce qui fait penser à Pierre Barbin que tout était organisé, prémédité, y compris le mouvement de protestation.
Une volonté de manipulation ?
99Dès lors, peut-on affirmer qu’il y a eu « manipulation » ? Langlois, en refusant toute proposition issue du ministère des Affaires culturelles durant l’année 1967, n’a-t-il pas souhaité l’épreuve de force, en espérant que, dans l’hypothèse d’une victoire, il resterait seul maître ? A-t-il pressenti la faiblesse du pouvoir ?
100Raymond Borde, à propos de l’élection du 9 février, n’hésite pas à parler de piège. Certes,
« les élections donnent le pouvoir aux nouveaux administrateurs [...] Le CNC peut clore son dossier [...] Aussitôt, la campagne se déclenche et l’opinion est alertée. L’offensive a été préparée de main de maître. Nous sommes un vendredi en fin de journée. Les ministres quittent Paris pour le week-end. Langlois a quarante-huit heures d’avance. Le piège se referme et le lundi 12 février, tout sera consommé25 ».
101Outre le fait, non négligeable, que quarante-huit heures est un laps de temps suffisant pour que des personnalités telles que François Truffaut puissent alerter leurs collègues, tout autant que les salles de rédaction parisiennes et déclencher un processus de contestation, on peut être néanmoins surpris par la rapidité de l’ampleur du mouvement. Et s’il s’attendait à ce que sa nomination ne soit guère populaire, Pierre Barbin regrette une telle levée de boucliers.
102Dix ans plus tard, ce même François Truffaut, dans un entretien publié le 3 mai 1978 dans Rouge, revient sur cette période houleuse, non sans amertume :
« On me reproche de me tenir à l’écart de tout, de ne pas participer, et voilà une des rares fois où je me suis engagé et où j’ai eu l’impression d’avoir été manipulé, comme les autres [Langlois] nous a roulés. Il nous a tous utilisés à son profit, il nous a tous menti. Ce qui n’allait pas à la Cinémathèque, on l’attribuait aux contraintes qui pesaient sur lui, celles du ministère des Finances... »
103Mais on peut tout autant inverser la question. Le ministère des Affaires culturelles, de manière tout à fait légale, par l’intermédiaire du conseil d’administration de la Cinémathèque, n’a-t-il pas voulu mettre la main sur cet organisme, de façon totale et irréversible ?
104Les amis de Langlois ont fait procès à Pierre Barbin d’avoir intrigué, d’avoir voulu profiter de ce moment de crise pour prendre la place de l’ex-secrétaire général. Pierre Barbin s’en défend. Il est convoqué le 13 janvier par André Malraux et André Holleaux qui lui demandèrent de prendre la succession de Langlois. Après consultation de quelques cinéastes, Pierre Prévert, Alexandre Alexeieff, Roger Leenhart, et Marc Allégret, tous favorables à cette idée, il accepte mais ne pourra prendre ses nouvelles fonctions qu’après le festival de Tours dont il est l’organisateur.
105Spécialiste du court métrage et de l’animation, et peu attiré par la Cinémathèque française, Pierre Barbin accepta cette nomination comme un devoir, espérant être relevé de ses fonctions le plus tôt possible, fonctions qui ne devront pas excéder trois ans. Quant à son action à la Cinémathèque, il avait à l’esprit « [...] une espèce de service public, qui aurait été à la fois service de consultation pour les journalistes, les historiens, et source de diffusion de l’histoire du cinéma, conçue par des programmes annuels, pour les étudiants, les universitaires26 ».
106Mais il était évident que « la conservation restait prioritaire ». Près de vingt ans plus tard, mis en cause par le magazine Photo, faisant allusion à l’« affaire Langlois », Pierre Barbin se défendra et recevra à cet égard quelques précieux témoignages27.
107Ainsi, dans une lettre qui lui est adressée, en date du 13 mai 1986, Pierre Moinot lui affirmera que c’est « [...] le ministre lui-même, et plus précisément son directeur général du CNC, M. André Holleaux, qui ont tous deux souhaité que vous abandonniez le festival de Tours pour prendre un poste pour lequel à vrai dire les candidats ne se bousculaient pas, et le conseil d’administration que j’ai présidé pendant une courte période n’a pu que vous être reconnaissant d’avoir accepté ».
108Quant à André Holleaux, il déclarera le 19 février 1986, qu’il a, en qualité de directeur du CNC, sollicité Pierre Barbin en janvier 1968 d’exercer la responsabilité de directeur artistique et technique de la Cinémathèque française. Et M. Barbin a « accepté la mission qui lui était confiée sans plaisir et uniquement par devoir ».
109Mais on en reste là au procès intenté à un homme qui, seul, n’avait guère le pouvoir d’influer sur le fonctionnement d’un organisme tel que la Cinémathèque française. Directeur artistique et financier, Pierre Barbin l’était uniquement parce que les responsables des organismes de tutelle le lui avaient demandé.
110S’il y a eu manipulation, elle prend effet au plus haut niveau, au sein du cabinet du ministre d’État. André Malraux avait à cœur d’installer une « Maison des jeunes et de la culture » dans chaque ville, et la Cinémathèque française devait suivre cet exemple, et essaimer dans chaque ville de province, au-delà de la seule structure des « Amis de la Cinémathèque ».
111Pour Pierre Barbin, « Malraux s’intéressait à la Cinémathèque comme un organisme non commercial capable de diffuser des films un peu comme les maisons de la culture faisaient du théâtre28 ».
112Cette idée s’inscrit dans un contexte politique plus général. Nommé ministre d’État dans le gouvernement de Michel Debré le 8 janvier 1959, André Malraux devra attendre le 24 juillet 1959 pour être chargé des « Affaires culturelles ». Au terme du décret de nomination, il s’agissait de rendre « [...] accessible les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de Français, assurer la plus vaste audience au patrimoine culturel et favoriser la création des œuvres d’art et de l’esprit qui l’enrichissent29 ». Et le ministre de déclarer : « [...] désormais, la collectivité a reconnu sa mission culturelle. Autant qu’à l’école, les masses ont droit au théâtre, au musée. Il faut faire pour la culture ce que Jules Ferry a fait pour l’instruction ».
113Louable intention mais qui, en 1968, va nourrir une vive inquiétude : pour certains, la seule volonté de l’État est de mettre la culture sous tutelle.
LA DIMENSION POLITIQUE
114Mais cette affaire se nourrit d’une énorme contradiction. Les défenseurs d’Henri Langlois sont des personnalités que l’on pourrait, dans leur grande majorité, qualifier de « gauche », ou proches des partis d’opposition, orientés politiquement plutôt à gauche et donc d’idéologie progressiste.
115En défendant la mainmise d’un seul homme sur une institution culturelle, ils prennent fait et cause pour un organisme privé face à la volonté de l’État. Détentrice du patrimoine cinématographique français, ou tout au moins en partie, et donc, malgré tout, d’une fraction du patrimoine de la nation, la Cinémathèque française doit pourtant rester une association privée régie par la loi de 1901, sans ingérence de l’État, ou si peu.
116À la différence des grandes institutions culturelles, musées, bibliothèques, opéras, elle doit rester telle qu’elle a toujours été, ses responsables ne pouvant être nommés par les pouvoirs publics. La gauche en était arrivée à défendre « [...] l’archaïsme contre l’organisation, la passion contre l’intérêt général, la structure privée contre le service public30 ».
117Cette ambiguïté doit être expliquée par l’atmosphère politique du moment, car, au-delà de la seule défense de Langlois, au-delà de la volonté de laisser vivre la Cinémathèque comme elle avait vécu jusqu’alors, cette manifestation est l’illustration d’une interrogation, d’un malaise face à un pouvoir que l’on juge de plus en plus autoritaire. Défendre Langlois, c’est défendre une cinémathèque libre et donc combattre pour cette liberté qui est fédératrice « [...] d’alliances qu’on jugeait impossibles, comme celles des réalisateurs de l’ancienne et de la nouvelle vague, celles des revues rivales comme Positif’et les Cahiers du cinéma31 ».
118La « Cinémathèque Langlois » se situe au-dessus des commissions gouvernementales, des expertises, des inventaires et des bilans financiers car c’est un « [...] laboratoire autonome de confrontations et de recherches, où la vie intime et quotidienne de l’art cinématographique est enrichie, stimulée par un libre concours d’œuvres et de personnalités hors censure, hors diktat, hors contrôles bureaucratiques32 ».
119Défendre la Cinémathèque, c’est aussi se battre pour la culture cinématographique dont Langlois est l’ardent pédagogue, pour la reconnaissance du cinéma comme moyen d’expression et vecteur culturel essentiel, tout autant que pour la préservation d’un lieu privilégié – la Cinémathèque française –, pour la liberté.
120Et si pour Pierre Kast, il existe un aspect coup d’État dans cette affaire, c’est parce qu’il se manifeste une volonté, de la part de l’État, de « [...] s’approprier, pour son usage, télévision, maisons de la culture, les collections de la Cinémathèque [...] de prendre fermement en main un département de la culture33 ».
121L’ « affaire » survient donc à un moment critique, où le gouvernement commet quelques erreurs dans le domaine de la culture.
Un pouvoir autoritaire
122Par une question écrite à l’Assemblée nationale, du 26 février 1966, le député Mer attire l’attention du Premier ministre sur « [...] l’émotion provoquée dans les milieux les plus divers – et notamment auprès de nombreuses familles, associations familiales, associations de parents d’élèves – par l’annonce de la sortie prochaine du film La Religieuse, inspiré par la nouvelle de Diderot ».
123Cette réalisation risquant de créer une confusion profonde dans les esprits, ce parlementaire demande quelles mesures le Premier ministre entend prendre pour « s’opposer à la sortie de cette production qui, travestissant la vie religieuse, blesse le sens moral de très nombreuses personnes34 ».
124Sous la pression de certaines institutions religieuses, et des associations des parents d’élèves de l’école libre, le film de Jacques Rivette, La Religieuse, est interdit d’exploitation par le ministre de l’Information, Yvon Bourges, le 2 avril 1966, malgré l’avis de la commission de contrôle des films qui se contentait d’une interdiction aux moins de dix-huit ans.
125Parmi d’autres, le fait est d’importance car, déjà, il nourrit une vive polémique. Le 26 avril 1966 est organisé un meeting de protestation à la salle de la Mutualité, à Paris, auquel assistaient Jean Renoir, Claude Chabrol, Jean-Luc Godard, Henri Alekan, Jacques Panigel, René Vautier.
126Dans son numéro 106 de mai 1966, la revue Cinéma titre, en première page de couverture, « L’affaire de La Religieuse ». Il retrace un bref historique du processus de censure qui abouti à l’interdiction du film et, surtout, pose le conflit en termes politiques.
127Albert Deschamps, secrétaire général de la Fédération française des ciné-clubs, n’hésite pas à écrire dans un article également intitulé « L’affaire de La Religieuse », que
« la cinquième République autorise l’un de ses ministres à bafouer le droit des créateurs à s’exprimer librement et le droit des spectateurs à s’informer sans contrainte, ni limitation d’aucune sorte [...] Le problème que la décision ministérielle pose en termes d’une aveuglante clarté est essentiellement un problème politique, si l’on entend par là l’art de gouverner un État, ou la manière de conduire le peuple ».
128Si l’interdiction est rapidement levée et La Religieuse devenue Simone Simonin, la Religieuse de Diderot, il n’est guère surprenant de retrouver Jacques Rivette dans le Comité de défense de la Cinémathèque française deux ans plus tard.
129Présent lors de la conférence de presse du 16 février 1968, à la question posée par Jean-Luc Godard : « Pourquoi le CNC veut-il coloniser la Cinémathèque française ? », il répondra : « Cela correspond à un plan d’ensemble du gouvernement qui est de concentrer les industries et notamment les industries culturelles. »
130Pierre Mendès France, lui aussi, saura se rappeler cet épisode lors de son intervention au meeting de Grenoble du 22 mars. « Venue après la suppression de "La caméra explore le temps" puis l’interdiction de La Religieuse, la décision du 9 février confirme que le gouvernement entend appliquer une politique de noyautage et d’autorité, de contrainte et d’arbitraire, contre le cinéma, contre la culture, contre la liberté d’expression... » Et l’ancien président du Conseil d’ajouter : « Notre résistance se manifeste ici non seulement en faveur d’un homme et d’un organisme injustement attaqués, mais aussi de toutes les institutions de notre pays, dont le rôle est de soutenir la pensée, la recherche indépendante et la culture. »
131Des personnalités diverses accréditent cette thèse d’un État autoritaire. Ainsi Françoise Giroud écrit-elle dans L’Express du 25 mars 1968, « qu’au-delà du cas personnel d’Henri Langlois, cette affaire éclaire un aspect important de la vie des entreprises à vocation culturelle bénéficiant des subventions publiques et dont la Cinémathèque n’est que l’une d’entre elles. Théâtres, opéras, musées, maisons de la culture, bien d’autres institutions encore sont dans le même cas ». S’il est légitime que l’Etat exige des comptes en échange de ses subventions, il est regrettable que cette aide se traduise par un droit de regard sur le fonctionnement même de ces organismes.
132Mais l’ampleur des moyens qu’elle reçoit, et l’accroissement de son prestige ont entraîné « la perte » de la Cinémathèque française. On a donc voulu en faire un service public. Et si l’on reconnaît que les pouvoirs publics, par l’intermédiaire du Centre national de la cinématographie, ont su obtenir de brillants résultats en matière de cinéma, il n’est pas supportable que la Cinémathèque puisse perdre son autonomie. On en arrive au paradoxe de L’« affaire » : ce sont des gens qui pensent « à gauche » qui en sont aujourd’hui à vouloir arracher la Cinémathèque à l’État pour en faire une entreprise privée.
133Françoise Giroud retrouve ainsi Jean Grundler pour qui la création de Langlois était devenue d’une telle importance qu’elle n’était plus de la taille d’une association régie par la loi de 1901. Elle prend alors un caractère d’intérêt public. Et seul l’État pouvait intervenir pour sauvegarder les collections de films, sous des formes qui restaient à étudier : musée, organisme de conservation de films, ou établissement public de conservation.
134Mais l’erreur de l’État fut de mal choisir son heure. Son intervention est survenue à un mauvais moment, et dans des conditions peu favorables. Quant au CNC, il est reconnu, à ce moment, d’une certaine utilité, tout en étant dénigré, non pour l’œuvre qu’il a su accomplir jusqu’ici, mais plutôt à cause de ses orientations actuelles, sous la direction d’André Holleaux.
135Contrairement à la politique de Jacques Flaud35 dont « l’aide au court métrage, la création de l’aide au cinéma et le principe de l’avance sur recettes ont marqué des étapes importantes et utiles [...] Le fonctionnement actuel de la chose sous le règne de M. André Holleaux est une autre question36 ».
136Le vocabulaire employé – « le règne » – est révélateur. Par l’intermédiaire de son directeur, le CNC est donc devenu une courroie de transmission de l’État, un instrument d’asservissement.
137Mais en mettant en cause le CNC, le risque est réel de créer la confusion dans le grand public. La Cinémathèque serait alors un service public, dépendante du CNC, et on pourrait même être amené à croire que la révocation de Langlois n’est rien d’autre que celle d’un fonctionnaire.
138Mais Langlois n’est pas fonctionnaire. C’est le représentant d’un organisme privé, régi par la loi de 1901 et dans lequel l’État était présent au même titre que les autres membres associés. Langlois était nommé à son poste par un conseil d’administration et il ne pouvait en être autrement, la définition et le rôle même de la Cinémathèque française, du moins ceux qu’en proposaient les défenseurs du moment, interdisaient tout dérapage juridique. En effet, son rôle n’est pas seulement de conservation, mais aussi de projection et donc d’établissement de programmes.
139À la différence d’une bibliothèque, où chacun peut entrer librement et demander le livre qu’il désire consulter, dans la mesure de sa disponibilité, les conditions de projection interdisent toute démarche en ce sens pour un cinéphile dans une cinémathèque.
140Le problème est donc celui du choix des films qui vont être projetés. Langlois l’avait résolu en voulant que tous les films puissent être projetés de façon à ce que chacun fasse son choix. Henri Langlois était le gardien et le symbole de cette liberté.
141Il ne s’agit pas de savoir si l’on peut trouver meilleur « programmateur » que lui. L’« affaire » dépasse donc un cadre personnel. Cette mesure s’inscrit dans un processus déterminé : faire d’un organisme privé un institut public et faire du cinéma une « arme » de propagande ou d’asservissement.
142Par sa définition, son rôle, voire par ses contraintes techniques – un film ne se manie pas de la même manière qu’un livre – la Cinémathèque française ne peut donc devenir une dépendance de l’État.
143Cette nécessité de programmation affranchie de tout lien administratif ou partisan est synonyme de liberté. Elle permet d’incessants aller et retour dans l’histoire du cinéma, de prendre connaissance de la permanence du cinéma, de faire œuvre de vraie pédagogie pour les futurs cinéastes.
144Pour reprendre l’expression de Jacques Rivette, la Cinémathèque française, c’est à la fois le musée du Louvre et le musée d’Art moderne, c’est aussi bien la galerie Maeght que la galerie Sonnabend. On peut y voir successivement Le Lys brisé de Griffith à la séance de 18 h 30 et Chelsea Girl d’Andy Warhol à celle de 20 h 30. La diversité de son choix permet donc une meilleure compréhension de la réalité cinématographique. « Nous retirer la Cinémathèque française telle que Langlois la faisait fonctionner, c’est-à-dire non pas comme un musée mais comme une action permanente, c’est nous retirer la respiration, c’est nous retirer le souffle, c’est nous empêcher maintenant d’avoir envie de faire des films37. »
145Bref, c’est une nouvelle fois porter atteinte à un espace de liberté. La Cinémathèque de Langlois ne peut exister dans un carcan étatique qui l’obligerait à une hiérarchie des valeurs, à retrouver L’Herbier contre Lat-tuada, ou Laughton, car si « [...] une culture littéraire qui se respecte va de James Joyce à Ponson du Terrail en passant par Lautréamont, Guy l’Éclair, Hegel, gageons que Henri Langlois, pour sa rentrée inévitable, saura donner Feuillade, Andy Warhol, les Trois Stooges, Peckinpah et Cottafavi38 ».
146Cette idée de hiérarchie de valeurs, on la retrouve dans le numéro 29 de mars 1968 de la revue Jeune cinéma. Sous la plume de son directeur de la publication, Jean Delmas, faisant référence à la réponse de Malraux suite à la question de certains parlementaires, la revue s’interroge sur la distinction entre films de « valeurs » et films « sans intérêt », faisant par ailleurs l’impasse sur les nécessités techniques de conservation.
147Il faut non seulement défendre « [...] une personne injustement bafouée, une tradition dont nous avons été nourris, mais encore, tout simplement, des films matériellement menacés ».
148Ces films sont « matériellement menacés » non parce qu’ils sont mal conservés, mais parce que jugés « sans intérêt ». On en appelle donc à la sauvegarde d’une liberté, face à un État qui a sans doute fait l’erreur – mandats électifs des administrateurs arrivant à terme – de s’intéresser à cet organisme au moment où il n’aurait pas du le faire.
L’« affaire », prélude aux événements de mai 68
149Nous avons vu précédemment que le ministre chargé des Affaires culturelles n’a pu que répondre sporadiquement aux attaques de ses détracteurs. Certains ont avancé le fait, pour expliquer cette attitude, de la fatigue de Malraux, affecté par la disparition de ses deux fils dans un accident de voiture en 1961, puis par une grave maladie en 1965. Mais faire la liste de ses erreurs, de ses renoncements serait sans doute plus importante que celle des arguments de défense.
150Au moins certaines d’entre elles doivent être signalées :
151– Raymond Borde, dans son enquête, assure que MM. Barbin et Maillet ont établi un argumentaire, afin de parer à toute critique, qui ne sera pas utilisé. La publication de ce livre blanc ne sera négocié qu’avec le retour de Langlois.
152– Frédéric Rossif, dans le cadre de son émission « Cinéma », co-dirigée avec Michèle Manceaux, devait organiser un débat entre Henri Chapier et Pierre Barbin. Malgré les arguments dont pouvait se prévaloir le nouveau directeur technique, André Malraux, sur injonction du cabinet du Premier ministre, lui interdit de participer à cette émission prévue pour le 21 février.
153Frédéric Rossif se contentera alors de filmer les deux fauteuils vides. L’État ne voulait pas qu’une histoire culturelle qui, finalement, préoccupait un milieu restreint d’intellectuels et d’hommes de culture, atteigne le grand public. Il était hors de question de prendre un tel risque, ce qui n’empêchera pas Henri Chapier d’écrire, à propos de l’attitude de Frédéric Rossif, filmant uniquement ces deux fauteuils vides, que « cet acte de liberté devient de l’héroïsme en regard de la partialité de la télévision française qui n’a cessé d’étouffer l’affaire...39 »
154 – Les contacts avec les cinématographies étrangères n’ont pas été d’une grande clarté, notamment avec les États-Unis. Mais avant de relater cet épisode, il faut rappeler que les dépôts de films à la Cinémathèque française posent un problème juridique.
155Les rapports entre Langlois et les déposants étaient basés sur le respect et la confiance, en l’absence de toute réglementation juridique définie. L’État a donc pu vouloir profiter de la réorganisation de la Cinémathèque pour mettre en application la loi de 1943 sur le dépôt légal des films.
156Cette résurgence de mise à l’ordre du jour de cette loi a suscité le projet d’un voyage de Pierre Barbin aux États-Unis. Dans un communiqué en date du 20 février, l’agence France-Presse informe que ce voyage est « motivé officiellement par la préparation d’un décret sur le dépôt légal à la Cinémathèque d’une copie de chaque film français ou étranger, exploité en France, selon la méthode utilisée par la Bibliothèque nationale ». Il ne s’agira ensuite que de « prendre contact avec des organismes américains de cinéma40 », avant que le voyage ne soit tout simplement annulé. Officiellement motivée par la nécessité de réorganiser au plus vite les services de la Cinémathèque, cette volte-face est aussi la conséquence de l’attitude des producteurs américains.
157À la même date, Frédérick Gronich, président de la Motion Picture Export Association of America (MPEAA), association de différentes compagnies américaines, interdit toute projection des films qu’il a pu déposer à la Cinémathèque française à titre gracieux et il conditionne même le dépôt de ces films à la réintégration d’Henri Langlois.
158Si l’instauration du dépôt légal obligatoire peut « nous brouiller à coup sûr avec la grande industrie hollywoodienne41 », l’application de son décret ne sera plus d’actualité.
159Cet épisode, à travers son caractère juridique, remet en cause l’interdiction faite par les cinéastes de projeter leurs films à la Cinémathèque française. À une nouvelle question écrite d’un parlementaire, M. Barrot, qui s’inquiétait, entre autres, de cette interdiction, le ministre des Affaires culturelles répondra :
« En ce qui concerne les droits que peuvent avoir ces cinéastes d’interdire les projections, la réponse ne pourra être donnée qu’à la condition de connaître, pour chaque film, les titulaires des droits d’exploitation et des droits d’auteur ainsi que les conditions juridiques suivant lesquelles ces dépôts de films ont été faits auprès de la Cinémathèque42. »
160Seul Le Monde fera allusion à cet aspect juridique, dès le début de la campagne de presse en faveur de Langlois. Le quotidien de la rue des Italiens, dans son édition du 14 février, précise que :
« La Cinémathèque française n’est pas la Bibliothèque nationale du film ; les cinéastes et producteurs ne sont pas obligés de déposer un film réalisé au siège de la rue de Courcelles. Seule la bonne volonté, la sympathie envers son directeur ont fait que la Cinémathèque possède plus de cinquante mille films [...] La mesure prise par un grand nombre de réalisateurs d’empêcher la projection de leurs films [...] pose à la Cinémathèque un nouveau problème. En effet, cet organisme n’a, dans 99 % des cas, pas le droit de passer les films, qui sont en dépôt chez lui. »
161Mais Le Monde de préciser que,
« [...] pour un grand nombre de films anciens, le réalisateur a racheté au producteur le droit d’exploitation et peut donc en interdire directement la projection à la Cinémathèque. Pour d’autres films, une interdiction conjuguée du producteur et du cinéaste (qui utilise, dans ce cas, une prérogative juridique, ou droit moral), permet d’obtenir le même résultat ».
162Ce rappel du Monde sera la seule allusion aux problèmes juridiques que posent les dépôts de films.
163Ces trois exemples sont caractéristiques et leurs acteurs engagés sur le front des événements, placés directement sous les feux de l’actualité, ne sont guère maîtres de leurs discours. Ces volte-face sont issues des instances dirigeantes, au plus haut niveau de l’État et, une nouvelle fois, il nous faut remettre en cause la personnalité de Malraux. Ministre d’un « royaume farfelu », il est, certes, un homme de culture, mais « [...] hanté par la catastrophe autant que par la tragédie, et par la mort plus que par l’art de vivre, nourri d’histoire révolutionnaire mais fasciné par la gloire militaire [...] Il a dans l’ensemble pesé dans le sens des libertés et des initiatives novatrices, mais de façon si sporadique ou si incompréhensible que l’action la plus salubre a souvent préparé de tristes liquidations43 ».
164On ne peut lui reprocher d’avoir tenté d’engager des réformes afin de rendre l’art accessible au plus grand nombre, sous une forme égalitaire et quelque peu nationaliste. Mais on peut regretter qu’il n’ait su aller jusqu’au terme de ses engagements.
« Si ardent qu’il fut à déclencher telle ou telle entreprise – maisons de la culture, inventaire national – voulut-il vraiment se battre pour en assurer l’exécution ? Lui qui, plus que personne, avait accès auprès du général de Gaulle, et qu’une réelle amitié liait encore à M. Georges Pompidou, combien de fois a-t-il rompu le combat avant d’avoir vraiment engagé le fer pour soutenir tel ou tel projet, tel ou tel collaborateur44 ? »
165Cette absence de volonté affirmée, pour finalement aboutir à la réintégration de Langlois, aura défini une stratégie de l’erreur. Une telle attitude ne peut que provoquer, en réaction, une plus grande mobilisation des défenseurs de la Cinémathèque, notamment celle de la rédaction de la revue Positif. Certes, Langlois n’était pas sans reproche, mais
« [...] jamais le pouvoir ne formula d’accusations claires, il se plut au contraire à demeurer dans le brouillard d’insinuations qui voulaient déshonorer sans accuser clairement et qui ne déshonorèrent en fait que ceux qui les formulèrent. A partir du moment où Malraux refusait de préciser les raisons d’une disgrâce, d’ouvrir un procès véritable, de donner les chiffres de la mauvaise gestion financière, de montrer en d’autres circonstances que lors d’une pauvre mise en scène à usage de la presse aux ordres les destructions qu’il voulait arrêter, on était en droit de croire que ces raisons étaient aussi fausses que total l’arbitraire qui s’en nourrissait45 ».
166Non seulement il n’explique pas son action, mais le pouvoir recule et le retour de Langlois se traduit par la reconnaissance de ses erreurs. Il crée même la faille de fragilité dans laquelle d’autres contestataires, quelques semaines plus tard, vont s’engouffrer.
167Le recul de l’État, mais aussi la répression manifestée lors des prises de position en faveur d’Henri Langlois, apparaît comme une faute. Une certaine élite, intellectuelle et culturelle, se heurte à des forces de police qui n’hésitent pas à utiliser la violence, voilà qui était nouveau et a renforcé le sentiment d’avoir affaire à un pouvoir répressif.
168Dès lors, l’interdiction faite à Pierre Barbin de participer au débat face à Henri Chapier survient bien trop tard, et n’aura guère d’efficacité car « La Cinémathèque française qui était une chose connue uniquement dans le milieu du cinéma, est devenue une chose publique46 ».
169Cet épisode a même été le détonateur de mai 68 parce que « [...] tout mai 68 est arrivé par la Cinémathèque. L’“affaire de la Cinémathèque” n’a pas tout créé, mais elle a catalysé un certain nombre de choses47 ».
170Il a aussi prouvé que non seulement le pouvoir détenait un caractère répressif, mais aussi qu’il était fragile et qu’il pouvait revenir sur des décisions prises, face à une contestation déterminée.
171La défense de la Cinémathèque française aura donc été le symbole avant-coureur de l’exaspération face à un pouvoir jugé trop autoritaire, comme le sera, en mai, l’occupation d’autres espaces symboliques, la Sorbonne, la Maison de la radio, le théâtre de l’Odéon. On occupe donc les salles de Chaillot et de la rue d’Ulm comme on occupera bientôt la Sorbonne.
172Un détail, lors de cette « affaire », est révélateur : pendant la manifestation du 18 mars, lorsque les manifestants brisèrent les fenêtres de l’immeuble de la rue de Courcelles, siège de la Cinémathèque française, un étudiant, dans la foule, voulait sans doute mêler à la défense d’Henri Langlois des préoccupations plus engagées : Daniel Cohn-Bendit.
173Certes, la France possède, avec la constitution de la cinquième République, des institutions solides. Certes, en dépit d’une majorité fragile au Parlement, les sondages du mois d’avril témoignent de la satisfaction de la majorité des Français (61 % de satisfaits contre 31 % de mécontents). Mais « [...] le style personnel et autoritaire du régime qui avait été si efficace au moment du drame algérien est moins adapté au gouvernement de la France post-coloniale. De plus, la personnalisation même du pouvoir concentre sur de Gaulle et Pompidou tous les mécontentements48 ».
174Dans un article paru dans Le Figaro du 5 juin 1968, intitulé « Après la tempête... », Raymond Aron insistera sur la faiblesse du pouvoir qui a « [...] supprimé toutes les soupapes de sécurité. Il réduit le dialogue avec le Parlement, les partis, les syndicats. La France souffre de la faiblesse de tous les corps intermédiaires, faiblesse que le mode gaulliste d’exercice de l’autorité accentue inévitablement49 ».
175L’idée dominante du moment, le rejet de la politique gouvernementale, du moins par la manière dont elle est ressentie, et par extension, de l’État tel qu’il est représenté, ajouté aux fautes commises par les pouvoirs publics dans la gestion de la crise, font de cette « affaire Langlois » le prélude aux événements de mai 68. Mais « L’affaire » terminée, « [...] rien n’était réglé au fond, ni les principes de fonctionnement, ni la conservation des films, ni l’ouverture de la bibliothèque au public, lorsque la première salle de projection fut rouverte. Située rue d’Ulm, elle fermera très vite, pour cause de barricades50 ».
Plaidoyer pour une cinémathèque idéale
176L’exaltation des passions, focalisées autour d’un seul homme, bénéficiant d’un réel culte de la personnalité, a ainsi occulté les vrais débats liés aux problèmes que pose une cinémathèque, quant à son rôle dans le monde culturel, son organisation, son mode de fonctionnement.
177Quant au dépôt légal, véritable serpent de mer de la conservation des films en France, il n’a jamais été abordé, hormis lors de l’épisode du « voyage » de Pierre Barbin aux États-Unis, et par Pierre Billard alors rédacteur en chef de la revue Cinéma.
178Au-delà des polémiques, désirant faire preuve d’objectivité, loin de toute querelle partisane – sauf peut-être celle issue de la Fédération française des ciné-clubs, éditrice du titre51 –, la revue Cinéma, dans son numéro 125 d’avril 1968, tente de faire le point sur la crise et de répondre aux questions alors que, sur la place publique, le ton est toujours à la polémique.
179Grâce à la distance que procure une parution mensuelle, Pierre Billard, dans un article intitulé « La véritable affaire de la Cinémathèque », a le temps de mûrir sa réflexion. Il le fait en posant trois questions essentielles auxquelles il tente d’apporter des réponses tout en mettant en relief les carences de la Cinémathèque française :
180– Qu’est-ce qu’une cinémathèque ? – Quel doit être le rôle de l’État ? – Comment se pose le problème de la diffusion du cinéma culturel ?
181À la première question, il répond en définissant une cinémathèque idéale dont les activités doivent être multiples :
- les collections : la cinémathèque doit rassembler des films, avec une attention toute particulière à la production nationale. Cette entreprise s’exerce en double direction : acquisition de toute nouvelle œuvre et recherche de films anciens.
- L’inventaire : la cinémathèque doit tenir un inventaire à jour de ses richesses, ce qui permet de connaître la nature des collections, et les travaux entrepris pour la conservation.
- La conservation : le dépôt en des milieux conçus à cet effet de films répertoriés et entretenus, suivant leur nature (positif, négatif, marron, etc.) et nécessité de créer un laboratoire pour les travaux de restauration.
- La consultation : possibilité doit être offerte aux chercheurs, critiques ou cinéastes de visionner des films sous certaines conditions.
- Programmation : projection de films détenus par la cinémathèque.
- Bibliothèque : conservation des livres et journaux concernant le cinéma et qui sont mis à la disposition du public.
- Archives : tout ce qui constitue le cinéma (costumes, manuscrits, photographies, etc.) doit être conservé et servir à des expositions.
- Recherche historique : outre l’aide aux chercheurs déjà citée, la cinémathèque doit mettre en place son propre service historique, avec publications.
- Participation à la vie culturelle : la cinémathèque peut « prêter » des films sous certaines conditions très réglementées à des organismes culturels tels que les ciné-clubs.
182Telles doivent être les différentes activités d’une cinémathèque idéale.
183Au regard de cet énoncé, qu’en est-il de la Cinémathèque française ? La programmation est de qualité, même si Pierre Billard dénonce l’absence de « continuité pédagogique ». Pourtant, cette liberté dans la programmation, cette « anarchie » si chère à Robert Benayoun et Pierre Kast, préfigurait elle-même les revendications des étudiants, les débats ouverts à tous et la fameuse « interdiction d’interdire ».
184On ignore en revanche le nombre de films, de titres, de copies en bon état de manière définitive. On déplore l’absence d’inventaire, d’efforts pour la conservation, d’ouverture de bibliothèque, d’utilisation des archives. Quant à la consultation, seuls quelques heureux élus peuvent en bénéficier. Pierre Billard en vient même à se demander si la Cinémathèque française existe vraiment ou si elle n’est pas, plus simplement, une collection privée.
185Une cinémathèque telle qu’elle a été définie de façon absolue, avec toutes ces activités, échappe à l’individu isolé, tout comme à l’association privée. Elle suppose des moyens financiers et humains que seul l’Etat peut procurer, tout comme un statut administratif qui la rapproche d’un établissement public. On retrouve ici la thèse de Jean Grundler pour qui la Cinémathèque française était devenue en 1968 d’une telle importance que l’État devait en prendre le relais.
186Mais pour le rédacteur en chef de Cinéma, on en arrive, par ce « transfert », à la prise en main d’une partie du patrimoine national par la nation elle-même, qui doit la gérer au mieux des intérêts culturels de la communauté. Et si une telle évidence heurtait beaucoup de monde en 1968, c’est à cause d’une conjoncture politique bien particulière.
187Mais Pierre Billard ne verse pas pour autant dans l’angélisme, car si la mutation est nécessaire, il faut aussi se garantir de tout danger. Et la meilleure garantie possible est l’instauration du dépôt légal, malgré les problèmes juridiques, techniques à étudier et les garanties à offrir. Le dépôt légal, seul, pourra assurer la conservation automatique pour tous les films, qu’ils soient ou non produits en France. Les réticences du gouvernement trahissent sa peur des responsabilités.
188Quant à la troisième question, elle aussi, n’a guère été posée auparavant puisqu’il s’agit de la diffusion du cinéma, et donc, entre autres, des films détenus par la Cinémathèque française, trop souvent repliée sur elle-même, autour d’un cénacle d’habitués, ne permettant pas le rayonnement en province. Mais une diffusion nécessite de réfléchir à une nouvelle législation, notamment en ce qui concerne les ayants droit et l’instauration du dépôt légal, une nouvelle fois, doit aider à clarifier cette situation.
189Il n’est certes pas question qu’Henri Langlois ne puisse retrouver un poste digne de son passé mais cette crise doit permettre d’engager le débat sur l’avenir de la Cinémathèque française.
190Le 22 avril, l’assemblée générale extraordinaire entérine le retour d’Henri Langlois et l’État se désengage du conseil d’administration. Quelques jours plus tard, les étudiants de Nanterre commençaient à s’agiter, bientôt suivis par bien d’autres.
191Pourtant, cette « affaire », dans sa conclusion, possède un certain côté positif. Le désengagement de l’État, malgré tout, permet de clarifier une situation ambiguë. Les problèmes financiers de la Cinémathèque sont assainis, les pouvoirs publics apurent la totalité du passif.
192Elle permet aussi de mettre un peu d’ordre dans le problème de la conservation avec l’émergence de l’idée d’un nécessaire partage, d’une dichotomie entre la Cinémathèque et la volonté de création d’un organisme à vocation strictement de conservation. Si l’on reconnaît les compétences de la Cinémathèque française en ce qui concerne les diffusions, son refus de toute ingérence de l’État ne lui permet pas de véritablement prendre en charge tout le patrimoine cinématographique.
193La conservation est un travail de longue haleine, onéreux, qui nécessite des locaux, des techniciens, des laboratoires. La mise en place et le fonctionnement d’un tel organisme n’est plus du ressort d’une association telle que la Cinémathèque française. L’État va donc créer le Service des archives du film de Bois d’Arcy.
Notes de bas de page
1 Pierre Barbin est né le 17 février 1926. Il fonde en 1945 le ciné-club de Versailles, qu’il anime jusqu’en 1952. En 1953, il lance l’Association française pour la diffusion du cinéma et, l’année suivante, il crée le festival de Tours, puis du film d’animation, d’abord à Cannes, puis à Annecy. En 1960, il est élu secrétaire général de l’Association internationale du film d’animation et président de la commission du comité d’attribution des mentions aux films de court métrage. En 1962, il devient président de la sous-commission de classement des salles d’art et d’essai.
2 Jean-Louis Comolli, Cahiers du cinéma, n° 199, mars 1968.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Abel Gance, Alain Resnais, François Truffaut, Georges Franju, Chris Marker, Jacques Rivette, Alexandre Astruc, Claude Chabrol, Pierre Kast, Claude Berri, Claude de Givray, Jean Eustache, Jacques Doniol-Valcroze, André Cayatte, Eric Rohmer, Jean Rouch, Joris Ivens, Robert Bresson, Jean Renoir, Jean Dréville, Luc Moullet, Alain Jessua, Agnès Varda, Michel Mitrani, Jean Douchet, Louis Daquin, Jacques Demy, Christian de Cha-longe, Francis Leroy, Pierre Schoendorffer, Jean-Daniel Pollet, Jean-Luc Godard.
6 Nicholas Ray, Joseph Losey, Fritz Lang, Vincente Minnelli, Roberto Rossellini, Robert Florey.
7 Jean-Paul Belmondo, Jeanne Moreau, Jean-Louis Bory, Jean-Claude Brialy, Anatole Dauman, Robert Benayoun, Edgar Morin, Pierre-André Boutang, Micheline Presle, Michel Simon, Simone Signoret, Yves Montand, etc.
8 Pour Pierre Barbin, il ne s’agissait en aucun cas de licenciements, mais d’un congé de principe, qui ne devait pas être considéré comme un renvoi systématique. Après entretien, chacun des quarante employés de la Cinémathèque pouvait être réembauché. Neuf d’entre eux, faisant jouer la clause de conscience, n’ont pas été repris.
9 Charlie Chaplin, Carl T. Dreyer, Luis Bunuel, Orson Welles, Marco Bellocchio, Michelangelo Antonioni, Marco Ferreri, Pier Paolo Pasolini, Arthur Penn, Paolo et Vittorio Taviani, Otto Preminger, Richard Brooks, Tony Richardson, Alberto Lattuada, Ahmed Hocine, directeur de la Cinémathèque d’Alger, etc.
10 Cette conférence de presse est reproduite dans son intégralité dans le n° 199 des Cahiers du cinéma, mars 1968.
11 Jean-Marie Causse, « Cinquante ans de Cinémathèque française », chapitre 6, « L’affaire Langlois », France-Culture, 9 août 1986.
12 À ces trois questions, il convient d’y ajouter celle posée par M. Deschamps le 24 février (Journal officiel du 2 mars). La réponse du ministre sera la même.
13 Propos repris dans Le Monde du 24 février.
14 Les comptes rendus de cette visite suscitèrent une polémique entre Le Figaro et Combat quant à l’objectivité de la presse écrite.
15 Raymond Borde, Les Cinémathèques, p. 216.
16 Pierre Barbin, « Entretien avec l’auteur », Paris, 14 mai 1987.
17 Jean Grundler, « Entretien avec l’auteur », op. cit.
18 Pour provoquer la convocation de l’assemblée générale extraordinaire de la Cinémathèque française, il fallait réunir les signatures d’au moins un tiers des adhérents, soit environ deux cent cinquante personnes.
19 Ces propos sont repris dans Le Monde du 24 avril 1968.
20 Les amis de Pierre Barbin avaient créé, le 21 mars, une « Association pour le renouveau de la Cinémathèque » dont le but était de soutenir les efforts entrepris en vue de la réorganisation de cet organisme et dont le siège social était situé au 18 bis, rue de Chartres à Neuilly-sur-Seine. Elle n’aura guère de succès.
21 Jean de Baroncelli, « Une cinémathèque libre » Le Monde, 24 avril 1968.
22 Jean Grundler, « Entretien avec l’auteur », op. cit.
23 Georges P. Langlois et Glenn Myrent, op. cit., p. 334.
24 Pierre Barbin, « Entretien avec l’auteur », op. cit.
25 Raymond Borde, « La Cinémathèque française, recherche de la vérité, dossier n° 2 », Cahiers de la cinémathèque, n° 23-24, Noël 1977.
26 Pierre Barbin, « Entretien avec l’auteur », op. cit.
27 Chef de mission au patrimoine photographique, Pierre Barbin est mis en cause début 1986 par le magazine Photo qui le rend responsable de la future disparition de la revue Photographie, et le considère comme l’instigateur du renvoi de Langlois en 1968. Pierre Barbin intentera un procès en diffamation qu’il gagnera.
28 Pierre Barbin, « Entretien avec l’auteur », op. cit.
29 Cité par Jean Lacouture, Malraux, une vie dans le siècle, p. 382-383.
30 Gaston Haustrate, « Se libérer du complexe Langlois », Cinéma 77, n° 221, mai 1977.
31 Robert Benayoun, « L’union sacrée », Combat, 22 mars 1968.
32 Ibid.
33 Pierre Kast, « Du coup d’État à Groucho Marx », Combat, 3 avril 1968.
34 Dans le même ordre d’idée, M. Pasquini, le 5 octobre 1966, demande au gouvernement s’il compte prendre des mesures pour l’interdiction du film La Bataille d’Alger, de Gillo Pontecorvo, lion d’or au festival de Venise, car il met en cause le rôle de l’armée française et peut heurter l’opinion.
35 Jacques Flaud fut directeur général du CNC de 1952 à 1959.
36 Pierre Kast, « Du coup d’État à Groucho Marx », op. cit.
37 Jacques Rivette, conférence de presse du 16 février 1968.
38 Robert Benayoun, « L’Union sacrée », op. cit.
39 Combat, 29 février 1968.
40 Le Monde, 22 février 1968.
41 Combat, 22 février 1968.
42 Journal officiel, 30 mars 1968.
43 Jean Lacouture, op. cit. p. 383.
44 Ibid.
45 La rédaction, « La Cinémathèque française et son “affaire” », Positif, n° 96, juin 1968.
46 Yvonne Dornès, « Entretien avec l’auteur », op. cit.
47 Ibid.
48 Michel Winock, La Fièvre hexagonale, p. 349.
49 Cité par Michel Winock, p. 350.
50 La rédaction, « La Cinémathèque française et son “affaire” », op. cit.
51 La Fédération française des ciné-clubs s’allie au mouvement de protestation dès le 13 février. Mais son conseil d’administration, réuni le 17 mars, constate que le mouvement d’opinion dont bénéficie Henri Langlois repose sur un certain nombre d’ambiguïtés. Il demande que soit mis à l’étude un plan d’organisation de la Cinémathèque, avec consultation des associations culturelles et souhaite le droit de collaborer à toute future entreprise de conservation.
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