UNE LONGUE MATURATION

Le mouvement des ciné-clubs

Les ciné-clubs

1La création des ciné-clubs, dans les années 1920, participe d’un foisonnement intellectuel, de l’élaboration d’une réflexion sur le cinéma qui n’est plus seulement un spectacle, mais qui devient un art.

2Ricciotto Canudo crée le 18 avril 1921 le Club des amis du septième art dont le but, à la différence du sentiment dominant éprouvé à cette époque, est de légitimer le cinéma comme pratique culturelle noble, en affirmant son caractère artistique.

3En 1924, le Club des amis du septième art fusionne avec le Club français du cinéma, animé par Léon Moussinac, et devient le Ciné-club de France, sous le haut patronage de Jacques Feyder et Germaine Dulac.

4Après 1925, plusieurs initiatives voient le jour, tout d’abord la Tribune libre du cinéma de Charles Léger la même année, puis, s’insurgeant contre la censure, et désirant promouvoir le cinéma soviétique, Léon Moussinac, Jean Lods, Georges Marrane et Paul Vaillant-Couturier fondent, en 1928, les Amis de Spartacus. Enfin, sont créés en 1933 le ciné-club de Cendrillon de Sonika Bo et le Cercle du cinéma de Georges Franju et Henri Langlois en 1935.

5Telle fut la première étape d’un processus qui, après avoir défini le cinéma comme art, et tenté de montrer des œuvres réputées difficiles hors des circuits classiques de distribution, doit permettre de prendre conscience de l’existence d’un patrimoine qui mérite d’être de nouveau projeté sur les écrans, qui nécessite une nouvelle lecture.

6Dès 1925, et bien avant sa rencontre avec Jean-Placide Mauclaire et sa tentative de créer la première cinémathèque, Jean Mitry participe à la Tribune libre du cinéma. Fondée par Charles Léger, alors secrétaire général de l’Exposition des arts décoratifs, la Tribune libre du cinéma, tout comme les autres ciné-clubs, était un lieu de rendez-vous et de discussion, dont les séances étaient organisées, tous les vendredis, au cinéma des Arts décoratifs.

7On y montrait des films anciens, vieux de cinq ou six ans, qui étaient tout d’abord présentés puis projetés, avant que les spectateurs puissent intervenir dans la salle afin d’en discuter.

8À la clôture de l’Exposition, Charles Léger loua la salle des Ingénieurs civils, rue Jean Goujon, à raison d’une séance par semaine, puis la salle de théosophie, square Rapp. Les films projetés étaient loués chez les distributeurs ou dans les usines de tirage qui les récupéraient sitôt les projections terminées.

9Si la Tribune libre du cinéma n’a pas survécu à l’arrivée du parlant, elle a participé à la naissance d’un sentiment, sinon de la nécessité de conserver les films anciens, du moins de pouvoir en disposer avec facilité.

10Jusqu’en 1930, elle fut aussi une école de formation et l’on pouvait y reconnaître Edmond T. Gréville, Brunius, Jean-Georges Auriol, Jean Dré-ville, Henri Agel qui deviendront critiques ou cinéastes. Bref, « [...] la Tribune libre du cinéma a été ce qu’a été la Cinémathèque française dix ans plus tard1 ».

11Elle sera remplacée par la naissance de nouveaux ciné-clubs, le Phare tournant, le Club 32 ou le ciné-club de la Femme de Lucie Derain, chacun d’entre eux animant des séances en soirées, dans la salle du studio Marignan, à l’étage au-dessus du cinéma du même nom, où l’on retrouvait très souvent Jean Mitry, par ailleurs secrétaire de la Fédération des ciné-clubs, créée en novembre 19292.

12C’est d’ailleurs à l’occasion d’une des séances du ciné-club de la Femme que Jean Mitry fait la connaissance d’Henri Langlois, puis de Georges Franju, durant l’été 1935.

« [...] je fus surpris par l’intervention d’un jeune homme dont la perspicacité et l’intelligence du cinéma étaient chose rare à l’époque, chez un moins de vingt ans. J’ai donc voulu le connaître et c’est ainsi que nous nous rencontrâmes dans un café où les habitués se retrouvaient en fin de séance. La semaine suivante, il me présenta son copain Franju et, moins d’un mois plus tard, tous deux me firent part de leur intention de fonder un ciné-club afin d’y présenter surtout des classiques du muet3 ».

Le Cercle du cinéma

13Jean Mitry fait donc la connaissance d’Henri Langlois et de Georges Franju, animés d’une même passion. Tous deux lui confient leur volonté de créer un ciné-club afin de présenter des films muets, sans pour autant que cette présentation soit suivie de débats. « Le but était de donner des anciens films du cinéma muet, des grands classiques et de les présenter sans que l’on ait à en discuter4. »

14Jean Mitry les encourage et Henri Langlois et Georges Franju fondent en octobre 1935 le Cercle du cinéma dont les séances avaient lieu le vendredi, à 21 heures, à la salle FIF (France International Films), 33, avenue des Champs-Élysées. Pour assister aux séances, il fallait être membre du Cercle du cinéma, en acquittant une cotisation annuelle fixée à deux francs. « Les films projetés lors de la première séance furent La Chute de la maison Usher de Jean Epstein et Le Cabinet du docteur Caligari, de Robert Wiene5. »

15Lors de ces séances, on ne se contente pas de projeter un seul film, mais deux, voire plusieurs longs métrages, profitant du fait qu’il n’y a pas de débats, volonté des fondateurs du Cercle du cinéma, pour qui l’essentiel était de voir le plus grand nombre de films possible.

« On s’était dit qu’il était intéressant de fonder un ciné-club, mais qu’il n’y aurait pas de débats, d’abord parce que les débats prenaient du temps, un temps précieux sur la projection, et qu’il valait mieux projeter plus de films et que personne ne parle6. »

16Le problème était alors de pouvoir projeter suffisamment de films muets, d’autant que

« les distributeurs étaient en général plutôt réticents à leur confier des films, car les conditions de projection étaient souvent précaires et les prix de location minimes [et] les services de location de Pathé renâclaient, car il fallait aller à Joinville dans de vieux stocks hors de location pour trouver le film demandé, ce qui représentait beaucoup de soins et d’efforts pour peu de rentabilité7 ».

17Les distributeurs se montrant de plus en plus réticents à louer leurs films, Langlois et Franju éprouvèrent quelques difficultés à trouver des copies en bon état. Henri Langlois avait bien, déjà, acheté deux copies au marché aux puces, mais la seule solution pour alimenter les projections du Cercle du cinéma « [...] était d’avoir recours aux revendeurs forains et d’acheter des copies usagées, ce qui comblait Langlois qui voulait se constituer une collection privée8 ».

18Avec l’arrivée du parlant et sa conséquence, l’élimination des stocks de films muets, des « intermédiaires » ont pu racheter des copies dont les droits d’exploitation étaient échus. Ces copies étaient certes usagées, mais néanmoins encore en état de projection, et ces « intermédiaires » les revendaient à des forains de province ou aux maisons de patronage.

19Baudon St-Lo était l’un de ces revendeurs et, par l’intermédiaire de Jean Mitry, Langlois lui acheta une copie du film de Jacques Feyder, L’Image, première copie achetée dans ce contexte.

20Mais si les séances du Cercle du cinéma n’étaient suivies d’aucun débat, il n’en restait pas moins que Jean Mitry présentait les films, avant les projections. Plus âgé que Langlois et Franju, plus à l’aise pour s’exprimer en public, Jean Mitry replaçait les films dans leur contexte historique.

21Jean Mitry, Henri Langlois, Georges Franju, la rencontre des futurs fondateurs de la Cinémathèque française a donc eu lieu dans un ciné-club. Le Cercle du cinéma sera la genèse de la Cinémathèque française.

Les salles de répertoire

22L’activité des salles dites de répertoire participe, elle aussi, de cet état d’esprit issu du mouvement des ciné-clubs. Peu nombreuses et situées à Paris, ces salles de répertoire ont joué un rôle qui ne doit pas être mésestimé dans la prise de conscience de la nécessité de préserver des œuvres anciennes.

23Peu appréciées du grand public, ces salles tentèrent de promouvoir un cinéma dit « d’avant-garde », courant novateur soucieux d’établir un langage cinématographique à l’écart du courant commercial traditionnel et dont les principaux animateurs furent Marcel L’Herbier, Abel Gance, René Clair ou Germaine Dulac.

« Il y a eu un mouvement d’avant-garde qui, autour des années 27-28, a été très important. Il y avait trois chapelles, le Vieux-Colombier de Tedesco, les Ursulines d’Armand Tallier et Myrga et la Tribune libre du cinéma à l’Exposition des arts déco. Il y eut ensuite le Studio 28. Là, vraiment, c’était une époque où se forgeait l’alphabet cinématographique9. »

24La naissance d’un langage codé, propre au cinéma, est concomitante du sentiment du vieillissement des œuvres.

« Tous les efforts – dépistage de films par l’exigence d’une information sur les programmes, création de salles spécialisées dont le Vieux-Colombier repris à Copeau en 1924 s'inscrit volontairement sous le plus exigeant des patronages, soustraction des films à leur brève existence –, tendent à arrêter une obsolescence qui tient d'une part au système commercial lui-même, et qui relève d'autre part du sentiment que les œuvres, dans l’état d'inachèvement attribué au langage cinématographique, vieillissent rapidement10. »

25La première de ces salles fut en fait la reprise par Jean Tedesco en octobre 1924 du Vieux-Colombier, dirigé par Jacques Copeau. En janvier 1926, Armand Tallier et l’actrice Myrga fondent le Studio des Ursulines puis Jean-Placide Mauclaire crée le Studio 28.

26Avec l’arrivée du parlant, ces salles, en avant-première de leur programme, projetaient des films antérieurs à 1914, qu'ils soient de fiction ou d'actualité. On découvre ainsi le passé du cinéma, même si le spectateur, le plus souvent, prend le parti d'en rire, décelant dans ces projections quelque chose de désuet et de démodé. « A la fin du muet, ces mêmes salles, les Ursulines en tête, prirent l’habitude d'accompagner les programmes de “cinq minutes d'avant-guerre”. Les actualités de 1910 ou le jeu de la vedette de Mimosa la dernière grisette de Léonce Perret déchaînaient l’hilarité des salles11. »

27L’attitude d'une partie des spectateurs n'empêche pas ces salles de poursuivre dans la voie qu'elles s'étaient tracées, et d'œuvrer pour une reconnaissance du cinéma ancien et des œuvres oubliées.

28En 1929, Jean-Placide Mauclaire découvre dans une dépendance du château de Jeufosse, en Normandie, plusieurs dizaines de boîtes de films en mauvais état. Ce château appartenait à un certain Dufayel, commerçant parisien, qui organisait des projections dans son magasin afin d'attirer ses clients.

29Dans ce stock, Mauclaire retrouve des films de Griffith, Léonce Perret, Max Linder et huit films de Méliès qui, à cette époque, vendait, ruiné, des jouets et des bonbons dans une boutique de la gare Montparnasse.

30Avec l’aide de la Revue du cinéma, de Paul Gilson et Jean-Georges Auriol, Mauclaire organise, le 16 décembre 1929, à la salle Pleyel, un gala Méliès. Après la projection de Forfaiture, de Cécil B. De Mille, on présente les œuvres de Méliès, Les Illusions fantaisistes, Les Quatre cents farces du diable, Les Hallucinations du baron de Münchhausen, La Conquête du pôle, Le Voyage dans la lune, Le Papillon fantastique, Un locataire diabolique et Le Juif errant.

31La soirée fut un triomphe : Méliès, à la fin des projections, apparut sur scène et fut applaudi par les spectateurs présents. « Dans la salle Pleyel, pleine à craquer, les spectateurs découvrent l’enchanteur Méliès.

32Les murmures flatteurs, les rires, les applaudissements deviennent de plus en plus forts [...] Debout, les invités font un triomphe aux films de Méliès12. »

33Et Abel Gance, présent à cette représentation, de déclarer :

« Il se dégage de tout cela une grande jeunesse, une grande fraîcheur et pas mal de poésie. Quant à la technique, elle est purement extraordinaire et je ne vois pas qu’on ait fait mieux13. »

34Mais cet engouement pour Georges Méliès ne se résuma pas à cette seule soirée, aussi réussie qu’elle fut. Jean-Placide Mauclaire poursuivit les projections des films de Méliès au Studio 28 jusqu’en août 1930. Il fut ensuite relayé par un journaliste, André Robert, par ailleurs responsable d’une association, « L’Effort », et qui organisait des manifestations à la salle Iéna, à Paris, et à l’Alhambra de Montreuil en décembre 1930.

35Le 8 de ce même mois, c’est au tour de René Clair d’organiser un hommage à l’auteur du Voyage dans la lune, ponctué par une conférence de Méliès lui-même concernant l’évolution du comique au cinéma.

36Mais pour mener à bien son entreprise, Jean-Placide Mauclaire a eu besoin de la Revue du cinéma : la presse spécialisée, avec la fin du cinéma muet, va jouer un grand rôle dans la sensibilisation de l’opinion publique à la notion de film perdu.

La sensibilisation de l’opinion publique

37Dès le début des années 1930, des critiques, des journalistes et des représentants divers du monde cinématographique qui, eux, peuvent obtenir des tribunes libres, tentèrent de sensibiliser l’opinion publique à la notion de film perdu par la rédaction d’articles, véritables cris d’alarme avant que l’irrémédiable ne soit commis.

38Plus que tout autre, un magazine consacré au cinéma va jouer un rôle prépondérant dans cette prise de conscience.

39En intitulant son article « Sauvons les films de répertoire », Lucienne Escoubé, dans le numéro du 31 mars 1932 de Pour vous, annonce un impératif, parvenir à prendre conscience de la nécessité de sauvegarder les films anciens, et propose aussi des moyens, notamment la création d’une « cinémathèque », « où sera gardée la bande originale ainsi que deux copies de celle-ci ».

40La production cinématographique dans son ensemble n’ayant qu’un intérêt moindre, seuls doivent être sauvés les films considérés comme les chefs-d’œuvre de l’art cinématographique, ce « [...] nouveau mode d’expression, [...] nouvelle façon d’inscrire nos passions, nos désirs et nos rêves sur la fresque du temps14 ».

41Les pouvoirs publics étant indifférents à cette nécessité, il faut donc chercher la personne, « l’homme providentiel », qui pourra prendre en charge une telle entreprise, qui pourra sauver « [...] l’art cinématographique en lui assurant la durée à laquelle il a droit, consécration suprême et indispensable15 ».

42Mais Lucienne Escoubé ne se contente pas de lancer un appel, elle propose aussi différentes mesures à réaliser le plus tôt possible :

« Création d’un groupement qui s’applique à la recherche et au rachat de toutes bandes de valeur, quelles que soient leur provenance, leur tendance et leur époque ; création d’une cinémathèque [...] Il serait également souhaitable que cette bibliothèque réunisse non seulement des films, mais encore s’applique à constituer des archives de l’art cinématographique : photos, articles, critiques, documents de toute sorte ; création d’une salle qui ne passerait que ce répertoire dans un ordre raisonné et intelligent. »

43Et Lucienne Escoubé préconise aussi l’accès aux archives de cette cinémathèque pour les « spécialistes » et « techniciens ».

44Quant aux films qu’il sera nécessaire de conserver, l’auteur en établit la liste idéale, réalisée avec l’aide des lecteurs de Pour vous, qui n’ont d’ailleurs pas manqué de faire part de leurs propositions à la rédaction de l’hebdomadaire.

45Les conditions que tout film doit remplir pour faire partie de cette liste idéale sont de deux types, à caractère commercial et artistique.

« [...] doivent être comprises dans la liste à faire, non seulement des œuvres qui ont été des succès avérés à l’écran [...], mais encore des œuvres qui n’ont pas eu la carrière qu’elles méritaient mais qui, par leur valeur propre, leur technique, leurs tendances, ont apporté à l’écran des directives nouvelles, un style particulier, une atmosphère encore non évoquée16 ».

46La liste publiée dans le numéro du 18 avril 1932 de Pour vous retrace en quelque sorte toute l’histoire du cinéma, « [...] ses âges, ses styles, ses époques, et ses tendances diverses : ciné de la première heure, ciné-théâtre, ciné d’avant-guerre (français, russe, italien, allemand), ciné américain, ciné de guerre, tout ce qui a été significatif à l’écran17 [...] »

47Cette histoire englobe la période d’avant-guerre jusqu’à l’année 1929, et on en reste donc au stade du cinéma muet, le début du parlant n’est pas évoqué. On y trouve, entre autre, Intolérance et Naissance d’une nation, de David Wark Griffith, Eldorado, de Marcel L’Herbier, La Roue, d’Abel Gance, Le Cuirassé Potemkine, d’Eisenstein, ou Les Rapaces, d’Eric Von Stroheim, « [...] ce monument encore inconnu de ce que peut être l’art cinématographique, et qui frappa de stupeur les rares êtres qui le virent18 ! »

48Cette liste est en fait composée de deux cent vingt-sept titres auxquels on doit ajouter les films de Méliès, quelques-unes des premières bandes américaines, russes et italiennes, quelques bandes de Rigadin et de Max Linder, Charlie Chaplin et toute son œuvre, quelques Harold Llyod, Buster Keaton, Mack Senett, Fatty, Molly’O, Suzanna, Mac Key, etc.

49Mais Pour vous ne s’arrête pas à cette publication de liste de films. Il poursuit sa campagne de presse et expose, le mois suivant, le projet d’André Haguet, administrateur délégué du Comptoir français cinématographique, qui préconise que les maisons de production puissent contribuer à la création d’une cinémathèque nationale, où « [...] ne serait classée qu’une dizaine de films français par an, choisis par un jury, soit pour leur valeur artistique, soit pour leur intérêt documentaire19 ».

50Il n’est plus question, dans ce cas, d’œuvres anciennes, et si le choix des films reste très limité, il n’en reste pas moins que « [...] ce projet peut être une base pratique de discussion, surtout si l’on se préoccupe aussi de la production étrangère20 ».

51Cette production étrangère, Lucienne Escoubé et les lecteurs de Pour vous ont su, dans leur répertoire de films à sauver, ne point l’oublier et Henri Langlois saura rendre hommage à cette critique, et plus particulièrement à cet hebdomadaire, en lui accordant une importance primordiale dans la genèse de la Cinémathèque française. « Ce sera l’équipe de Pour vous qui, autour de René Lehmann, va poser, pour la première fois en 1934, devant l’opinion, ce problème de la disparition et de la conservation des classiques, dans une double page, où s’alignaient les titres de centaines de films prestigieux21. »

52Si Henri Langlois commet une erreur de date – cette fameuse double page a été publiée en 1932 et non deux ans plus tard –, il constate que, en posant devant l’opinion le problème de la conservation des films, « cet appel [...] ce courant d’opinion, cette double page [...] provoquèrent finalement la création de la Cinémathèque française22 ».

L’échec des pouvoirs publics

L’éphémère Cinémathèque nationale

53Sous la pression de ces organes de presse, les pouvoirs publics, de nouveau, vont se pencher sur cette question de la conservation des films, sans plus de succès que lors de la décennie précédente.

54Rapporteur du budget des Beaux-Arts au Sénat, Guillaume Chastenet émet le vœu, en 1928, de la création d’une cinémathèque pour « la conservation des plus beaux et des plus significatifs parmi les films documentaires23 ».

55Il en est là du rôle de l’administration des Beaux-Arts, qui a déjà en charge le contrôle de la cinématographie, et qui doit pourvoir à la réalisation d’une telle institution.

56Le pas sera franchi dans les années 1930 avec la création d’une Cinémathèque nationale, pour laquelle il n’est plus seulement question de la sauvegarde des films documentaires, mais aussi des chefs-d’œuvre du cinéma français.

57Le directeur général des Beaux-Arts, Georges Huisman, crée à la fin de l’année 1932 la Cinémathèque nationale, au Trocadéro, dont la responsabilité est confiée à Mme Laure Albin-Guillot, déjà collaboratrice à la direction des Archives photographiques du sous-secrétariat aux Beaux-Arts.

58Installée provisoirement dans un coin de l’aile droite du Trocadéro, cette Cinémathèque nationale est composée de nombreuses chambres divisées en autant de boxes, d’un laboratoire, d’une salle de projection et de diverses pièces réservées à la manutention. Elle doit conserver mais aussi diffuser les « meilleurs films muets » et, pour l’heure, se préoccupe du seul cinéma français.

59Elle se doit donc d’accueillir tout dépôt des producteurs, hors de toute arrière-pensée commerciale.

60Déjà en état de recevoir des dépôts en cette fin 1932, elle possède deux cent cinquante mille mètres de films consacrés à la Grande Guerre alors que sa capacité de stockage est de trois millions de mètres de pellicule.

61Mais pour l’heure, elle ne fonctionne avec aucun crédit, et, en un acte prémonitoire, le conservateur lance un appel à la bonne volonté des producteurs, autant qu’à celle des particuliers.

62Le chroniqueur de Comoedia, Jean-Émile Bayard, souhaite, dès le 16 décembre 1932, et dans l’hypothèse d’un refus d’octroi de crédits lors du vote du futur budget au Parlement, « qu’un aimable mécène fasse le geste qu’attendent les amis du film et des beaux-arts ».

63La Cinémathèque nationale est pourtant inaugurée le 10 janvier 1933 par Jean Mistler, sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts. Accompagné par M. Stora, son chef de cabinet, et sous la conduite de Mme Albin-Guillot, il visite des « laboratoires et les salles spécialement aménagées pour assurer la conservation des pellicules ».

64Se félicitant de la réalisation d’un tel organisme, Jean Mistler, lors de son allocution, lance toutefois un double appel, d’abord aux sociétés de production, afin qu’elles puissent déposer leurs films à cette Cinémathèque nationale, et surtout les négatifs, pour pouvoir en tirer des contretypes, ce qui permettra de « renouveler les images jusqu’au moment où l’on aura trouvé le procédé pour conserver définitivement la pellicule ».

65Mais il espère aussi que les gens de bonne volonté apporteront leur contribution, de préférence de nature financière, afin que le bon fonctionnement de la Cinémathèque nationale soit assuré.

66Cette aide désintéressée, Mme Albin-Guillot va s’employer à la rechercher. Dans l’hebdomadaire Pour vous du 26 février 1933, prudente et sur la réserve, elle confie toutefois que « le moment n’est guère favorable pour demander au gouvernement de nous voter des crédits ».

67Elle va donc s’employer à créer une association, « Les Amis de la Cinémathèque nationale », qui devra organiser des fêtes et galas pour se procurer un peu d’argent. La conservation des films est donc soumise aux hypothétiques succès des œuvres de charité.

68La presse se fait l’écho d’une certaine inquiétude. Dans un article intitulé « La Cinémathèque nationale s’éveille », René Chavance, pour le quotidien Liberté, s’étonne, le 24 février 1933, qu’un mois après son inauguration, la Cinémathèque nationale ne fonctionne toujours pas. « [...] elle tarde un peu à entrer en scène. Les semaines passent et les casiers ne s’emplissent guère. Une seule maison leur a confié ses négatifs. Les autres attendent. Et les amis du cinéma, qui souhaitent ardemment le sauvetage des films, de s’inquiéter24. »

69Il est vrai, que, hormis les promesses du sous-secrétaire aux Beaux-Arts – interdiction de toute exploitation commerciale des films déposés et entière liberté aux déposants de tirer copie de leurs négatifs –, aucun règlement ne fixe véritablement les conditions de dépôt, et les casiers du Trocadéro restent désespérément vides.

70Certes, le nouveau directeur général des Beaux-Arts, Émile Bollaert s’engage à convoquer, sous peu, une « réunion de tous les intéressés » et à consulter « une commission de personnalités compétentes où seront représentés les producteurs, la presse cinématographique, où figureront aussi des spécialistes des travaux d’archives25 ».

71Mais le plus urgent est de trouver des sources de financement. À cet effet, « Les Amis de la Cinémathèque nationale » organisent, le 31 mars, sous le patronage du journal L’Intransigeant, un gala au cirque Médrano.

72Ce même quotidien ouvre ses colonnes à Louis Lumière le 25 mars qui plaide pour un nécessaire succès de cette future manifestation, et si

« le cinéma, d’invention récente, constitue [...] une sorte d’écriture idéographique d’un puissant intérêt par sa précision et qui exige des archives aussi complètes que possible, car elles seront pour l’avenir une source féconde d’enseignements et de documentation historique de toutes sortes [...] l’œuvre nationale qui vient d’être inaugurée [...] s’avère d’une utilité incontestable pour l’avenir26 ».

73Les pouvoirs publics ont certes bien saisi la nécessité de « sauver de l’oubli et de la destruction » ce que Louis Lumière appelle « les productions souvent si remarquables de la cinématographie française ». Non seulement ils en ont pris conscience, mais ils doivent en assumer l’existence et le bon fonctionnement. Et si les crédits manquent, ce ne peut être que provisoire, les pouvoirs publics ne pouvant faillir à leur mission. Mais ils peuvent être relayés, momentanément, par « Les Amis de la Cinémathèque nationale » association organisatrice du gala du 31 mars.

74Donc organisée au profit de « l’Œuvre de la Cinémathèque nationale », sous le haut parrainage du président de la République, Albert Lebrun, avec les prix des places oscillant de vingt à cent francs, la soirée se veut éclectique.

75Elle est composée de deux parties, chacune forte d’une dizaine de numéros. On débute avec le « maestro Closset » et son orchestre de jazz, pour terminer avec Katinka, ou plutôt Mlle Rita Georg et M. Saint-Granier avec l’orchestre de Maurice Toulba, sans oublier, entre autres, les jongleurs Félovis, l’illusionniste Jean Weber, Mireille et Jean Sablon ou « la grande troupe clownesque Mendez ».

76Les artistes du music-hall, du théâtre et du cirque ont prêté leur concours désintéressé pour cette soirée qui aura pour épilogue un grand bal et une tombola.

77Le général Braconnier et le contre-amiral Le Bigot représentaient le président de la République, tout comme M. Magne, secrétaire général de l’Elysée. Outre Mme Albin-Guillot, étaient présents M. Emile Bollaert, André de Fourquières, Charles Delac, président de la Chambre syndicale de la cinématographie française.

78Pour être un succès, ce gala n’en fut pas moins unique, et s’avéra insuffisant pour permettre aux « Amis de la Cinémathèque nationale » de faire fonctionner correctement cette nouvelle institution.

79La Cinémathèque nationale fut en quelque sorte mort-née et n’aura vraiment vécu que l’instant d’une inauguration officielle et d’un gala de bienfaisance et sans doute que Mme Albin-Guillot, peu passionnée, n’était pas la personne qu’il aurait fallu proposer à ce poste de conservateur.

80Une personne considérée comme très mondaine, des pouvoirs publics soucieux du sauvetage du patrimoine cinématographique mais pour le moins frileux quant à l’octroi des crédits nécessaires à la mise en œuvre d’une vraie politique, un flou législatif qui a rendu réticents les hypothétiques déposants et la Chambre syndicale de la cinématographie française, la Cinémathèque nationale était vouée à l’échec. En fait, « tout cela ne faisait pas une cinémathèque, parce qu’il y avait des locaux, le Trocadéro, mais il n’y avait pas de films27 ».

Le groupe interparlementaire de Renaitour

81On reparlera encore de patrimoine cinématographique dans la seconde moitié des années 1930, mais les propositions formulées resteront à l’état de projet.

82Sur le plan international, le congrès international du cinéma de Berlin, qui a lieu du 25 avril au 1^er mai 1935, réunissant plus de mille délégués, représentant vingt-quatre pays, dont la France, émet le vœu de la création, dans tous les pays, d’archives cinématographiques avec obligation faite aux producteurs d’y déposer une copie de chacun de leurs films.

83En France, sous la présidence de Jean-Michel Renaitour, député de l’Yonne, un groupe interparlementaire, composé de députés et de sénateurs, se constitue pour la défense du cinématographe. Ce groupe se réunira à quatorze reprises, de décembre 1936 à mai 1937.

84Ce groupe organise des auditions, où l’on écoute des fonctionnaires chargés des questions cinématographiques, les présidents des grands syndicats et d’organismes patronaux, des journalistes et des personnalités diverses, telles que Louis Lumière, Jean Zay, alors ministre de l’Éducation nationale, et de ce fait ministre de tutelle du cinéma, qui viennent apporter leur contribution. L’idée de la création d’une Cinémathèque nationale ne fut d’ailleurs pas exempte des débats.

85Le 20 janvier 1937, les parlementaires entendent la communication de Pierre Laffitte, qui propose la création d’une cinémathèque dont le rôle serait plus étendu que celui de l’organisme confié à Mme Albin-Guillot. Il faut non seulement conserver les films, mais aussi les projeter, ce qui pourrait s’effectuer dans le cadre d’une institution qui pourrait s’appeler « Comédie française du cinéma » et qui diffuserait les classiques du cinéma, dans un cycle baptisé « le cinéma des chefs-d’œuvre ».

86Un rapporteur, M. de Clermont-Tonnerre, est nommé et, malgré ses efforts, ne pourra mener à bien sa mission. Pourtant, le ministre Jean Zay, soucieux d’une réorganisation de l’industrie cinématographique, semble favorable à la création d’une « Comédie-Française du cinéma » et relance même l’idée de l’obligation du dépôt légal.

87Le 3 février 1937, le ministre expose les principes de sa politique en matière cinématographique devant la commission interparlementaire. Il évoque la nécessité de mettre à disposition du public les grands films anciens et de prévoir l’obligation du dépôt légal. Le 7 mai, Louis Lumière, lui aussi, dépose devant cette commission juste avant la fin des auditions. Face à l’hostilité d’une partie des milieux cinématographiques, les statuts de l’organisation du cinéma, chers à Jean Zay, restent, pour une part, lettre morte et ce d’autant qu’en cette fin de Troisième République, le temps pressait. Pourtant Jean Zay

« se montra un homme particulièrement actif pour mettre un peu d’ordre dans le cinéma français. La durée de son passage à la rue de Grenelle, sa remarquable intelligence, ses facultés d’adaptation rapide à une situation complexe, l’apport d’une masse de documents, rapports et enquêtes, lui permirent d’élaborer une véritable politique du cinéma français28 ».

88La création d’une cinémathèque pouvait trouver sa place au sein de cette politique mais « il lui aurait pourtant fallu encore deux ou trois ans pour parachever son œuvre ».

89Le projet de Pierre Laffitte s’est perdu dans les limbes d’une Troisième République agonisante. Mais certains amoureux du cinéma n’ont pas attendu les conclusions du travail du groupe interparlementaire de Jean-Michel Renaitour pour prendre en charge la conservation du patrimoine cinématographique français. Lorsque débutent les travaux des parlementaires, le 16 décembre 1936, la Cinémathèque française était déjà créée depuis plus de trois mois.

LA NAISSANCE DE LA CINÉMATHÈQUE FRANÇAISE

Une controverse

90Le 2 septembre 1936, date à laquelle ses créateurs déposent ses statuts, la Cinémathèque française acquiert une existence légale. Mais elle vivait, dans un état embryonnaire, depuis plusieurs mois.

91À la même époque, un certain nombre d’organismes du même type voyaient le jour en Europe : le Svenska Filmsamfundet à Stockholm, le Reichsfilmarchiv à Berlin, ou la National Film Library à Londres, alors qu’à New York, le musée d’Art moderne – Museum of Modem Art – créait un département consacré au cinéma, la Film Library.

92En France, suite aux échecs répétés de la mise en place d’un établissement public consacré à la conservation du patrimoine cinématographique, la création du premier organisme qui prenne véritablement en compte la totalité du cinéma de fiction, revêtira un caractère privé.

93Mais elle est aussi la conséquence de tout un courant d’idées, d’opinions en faveur de la nécessité de la prise en compte de la sauvegarde de ce patrimoine, mouvement qui a favorisé l’essor d’un climat qui allait rendre possible la naissance d’une cinémathèque.

94Henri Langlois est plus précis. Parmi tous les journaux et organes de presse qui ont pris partie en faveur de la création d’une cinémathèque, il n’hésitera pas à affirmer que Pour vous a su tenir un rôle de véritable pionnier.

95Mais cet hebdomadaire ne peut être pris en compte seul. L’échec des pouvoirs publics, surtout celui de la Cinémathèque nationale, a aussi contribué à cette création : « [...] ce sont cet appel, et cet échec [de la Cinémathèque nationale], ce courant d’opinion, cette double page de Pour vous, qui provoquèrent finalement la création de la Cinémathèque française29 ».

96Henri Langlois, Georges Franju, Jean Mitry et, dans une moindre mesure, Paul-Auguste Harlé sont les créateurs de la Cinémathèque française. Quant à définir le rôle de chacun d’entre eux, cela relève d’une véritable controverse et d’une tentative de discerner la réalité face à des témoignages qui ne sont pas tous identiques.

97Une certitude toutefois : la Cinémathèque française est issue du Cercle du cinéma. Elle en est la conséquence naturelle au moment où ce même courant d’opinion tente d’enrayer la destruction du cinéma ancien et qui, après s’être motivé pour revoir ce cinéma dans des salles spécialisées, a pris conscience de la nécessité de le sauvegarder. Et « [...] ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’on passe dans les années 1930 de l’idée de répertoire à la notion de cinémathèque30 ».

98De manière conjoncturelle, la Cinémathèque française est née, aussi, de la difficulté éprouvée par les animateurs du Cercle du cinéma, Henri Langlois et Georges Franju, à trouver des films. Ils ont eu besoin de l’aide de Jean Mitry pour s’adresser aux revendeurs de copies, par ailleurs plus ou moins usagées.

99En rachetant ces copies pour le besoin du Cercle du cinéma, Henri Langlois, également désireux de constituer une collection de films, crée un « fonds » qui sera le premier de la Cinémathèque française. Du rachat de ces copies, de cette volonté de créer une collection privée, on passe presque tout naturellement à la Cinémathèque française.

100Dans ce que l’on pourrait appeler l’historiographie officielle, Henri Langlois est considéré comme le fondateur de la Cinémathèque française. Sa personnalité, le fait que ses associés aient, plus ou moins rapidement, et pour des raisons diverses, choisi d’autres voies occultent le rôle qu’ils ont joué.

101Ainsi en est-il de Jean Mitry. Il a d’abord aidé Langlois et Franju en les mettant en rapport avec les revendeurs de films anciens et, face à leur intérêt pour cette activité, il leur fit part du projet qu’il avait tenté de mettre en place quelques années plus tôt avec Jean-Placide Mauclaire, projet avorté avec l’achat du Studio 28 par ce même Mauclaire.

102Le fait d’aller chercher des films chez les revendeurs, de parler du cinéma muet, de présenter des films au Cercle du cinéma, toutes ces activités sont aussi celles d’une cinémathèque. « Tout ce que l’on était en train de faire à ce moment, c’était l’idée d’une cinémathèque, c’était constituer le point de départ d’une cinémathèque31. »

103La Cinémathèque française a donc été créée de manière tout à fait théorique entre Henri Langlois, Georges Franju et Jean Mitry dès le mois de février 1936. Mais seul Henri Langlois disposait de suffisamment de temps et d’argent, car vivant encore au domicile parental, pour véritablement prendre en charge la mise en route de cet organisme.

104Jean Mitry s’employa donc à convaincre M. Gustave Langlois, le père d’Henri, tout en se portant garant de la bonne marche de l’entreprise. Il obtint même de Gustave Langlois l’octroi d’une petite subvention qui permit l’achat de nouvelles copies de films.

« Et c’est ainsi qu’un après-midi de mars 1936, au 14, rue Laferrière, domicile de la famille Langlois, le fait de fonder une cinémathèque fut décidé entre Henri Langlois, son père et moi [...] Quelques jours plus tard, nous nous sommes réunis avec Franju pour définir le travail de chacun. Langlois, libre de son temps, devait contacter les metteurs en scène, les producteurs, les distributeurs, tout en poursuivant avec Franju des démarches concernant le Cercle du cinéma. Quant à moi, ne disposant que des week-ends, je devais constituer les premières archives32. »

105Pourtant, dans les deux biographies consacrées à Henri Langlois, le rôle de Jean Mitry est quelque peu minoré. Ainsi, pour Georges P. Langlois et Glenn Myrent, Henri Langlois était véritablement hanté par l’appel lancé par Pour vous et n’a eu de cesse de s’employer à trouver des moyens afin de réaliser ce projet de cinémathèque, le rôle de Jean Mitry, en la circonstance, se réduisant à quelques, quoique vifs, encouragements33.

106Quant à Richard Roud, il ne cite Jean Mitry qu’une seule fois, à l’occasion de l’aide fournie au Cercle du cinéma. C’est au moment où Henri Langlois et Georges Franju décident de fonder un ciné-club que

« Jean Mitry, théoricien du cinéma, qui tenait à l’époque son propre ciné-club, leur vint en aide : son énorme culture cinématographique lui permettait bien sûr de les conseiller sur le choix des films, mais il leur fournit aussi des renseignements pratiques, notamment les adresses des distributeurs qui louaient des copies aux ciné-clubs34 ».

107Henri Langlois lui-même n’a guère évoqué Jean Mitry dans ses multiples propos. A titre d’exemple, dans la plaquette éditée en 1956 à l’occasion du vingtième anniversaire de sa naissance, il relate l’historique de la Cinémathèque française, et ne cite à aucun moment le nom de Mitry.

108Il est vrai qu’en septembre 1936, lors du dépôt des statuts, la signature de Jean Mitry n’apparaît pas sur les documents. En fait, seuls Henri Langlois et Paul-Auguste Harlé ont apposé leurs paraphes. Au même moment, Jean Mitry était absent de Paris et se trouvait à Beauvais, sur le tournage d’un film de Pierre Weill, dont il avait la charge du montage. De plus, et d’un point de vue strictement légal, par le régime de la loi de 1901, deux représentants suffisent à rendre ce type de document valable. Occulter le rôle de Jean Mitry à cause de ce fait est un argument que le principal intéressé a totalement réfuté car « cela ne prouve absolument rien [et] même Franju n’avait pas besoin de signer, les signatures de Langlois et Harlé suffisaient largement35 ».

109Tout en reconnaissant n’avoir pas participé à l’établissement du dépôt des statuts, Jean Mitry revendique totalement, sinon le fait d’avoir eu l’idée de cinémathèque, du moins celle de fonder une cinémathèque en France, tout en reconnaissant l’importance du travail d’Henri Langlois.

« J’ai presque forcé Langlois et Franju à faire la cinémathèque avec moi. Cela étant, c’est Langlois qui l’a faite, évidemment, parce qu’il en avait les moyens. Moi, j’en ai été l’instigateur, j’ai été celui qui donne à Langlois les indications. [...] Mais du point de vue de la constitution, c’est lui, avec ses moyens, avec le peu d’argent qu’il avait, mais qui étaient quand même des moyens matériels suffisants36. »

110Le rôle de Paul-Auguste Harlé, directeur de La Cinématographie française, revue à laquelle collabora d’ailleurs Henri Langlois, est également important. « On ne saurait trop rendre hommage à la perspicacité de Paul-Auguste Harlé qui estima qu’il ne fallait pas avoir la timidité de se contenter de constituer une cinémathèque du Cercle du cinéma, qu’il fallait créer la Cinémathèque française37. »

111Henri Langlois a su reconnaître la dette qu’il a souscrite auprès de Paul-Auguste Harlé.

« Honnêtement, il y a une personne qui est à l’origine de la Cinémathèque, et qui a joué un rôle majeur dans sa création, c’est M. Harlé, qui était directeur du journal La Cinématographie française [...] C’est la première personne qui m’a donné de l’argent pour acheter les premiers films chez les forains, c’est grâce à ces cinq mille francs que j’ai pu acheter, cent francs, Caligari38 [...] »

112Paul-Auguste Harlé a donc participé au financement de la Cinémathèque française. Il en a même été le premier donateur, hormis Gustave Langlois. Il offre donc cinq mille francs, mais impose une condition, à savoir que cette Cinémathèque française soit déclarée comme association privée à but non lucratif, conformément à la loi de 1901, ce qui fut donc fait le 2 septembre 1936.

113Mais malgré tout isolés, Henri Langlois et Georges Franju avaient besoin, au-delà de la contribution de Jean Mitry, sinon d’une reconnaissance institutionnelle, du moins d’une aide leur permettant d’être introduits auprès des milieux cinématographiques. Paul-Auguste Harlé a joué ce rôle.

114C’est déjà sous le couvert de La Cinématographie française, et bien avant que les statuts ne soient déposés, qu’Henri Langlois tente de rallier à son idée bon nombre de cinéastes.

115Le 24 juillet 1936, il adresse une lettre à Jean Dréville dans laquelle il l’informe que La Cinématographie française est en train d’organiser une cinémathèque où seront groupés les documents ayant trait au cinéma et les films des principaux metteurs en scène. Il lui demande de lui obtenir des copies, ou même les négatifs de ses films, Quand les épis se courbent, Midi, Créosote, À la Varenne et, surtout, Autour de l’argent.

116Mais il n’est pas seulement question d’obtenir des films qui ont déjà été exploités. Il est nécessaire d’être prévoyant et de prendre des engagements pour les futures productions de Jean Dréville, en lui demandant d’obtenir de ses producteurs « la copie de travail de ses films à venir », ce qui permettrait de posséder la totalité de son œuvre39.

117Henri Langlois avait donc besoin de la notoriété que pouvait procurer Paul-Auguste Harlé afin d’obtenir de nouveaux parrainages. « Le poids et l’autorité de ce nom, la sympathie qu’il éveillait, suffisaient à transformer le geste de deux jeunes gens inconnus, anonymes, à peine sortis du collège, en une action qui fit jaillir en quelques mois la Cinémathèque française du néant40. »

118C’est ainsi qu’Henri Langlois a pu rencontrer André Laporte, alors secrétaire général de Pathé Consortium. Il lui explique, de nouveau, son intention de fonder une cinémathèque, lui rappelle le soutien de Paul-Auguste Harlé, et André Laporte, séduit lui aussi par la personnalité de son interlocuteur, a contribué à la naissance de la Cinémathèque française.

« Je lui donnai mon adhésion personnelle et lui promis d’en parler à la direction générale de Pathé [...] M. Bernard Nathan, grand patron de Pathé, approuva et désira verser une contribution égale à celle de M. Harlé. Je la fis parvenir à Henri Langlois qui revint me voir quelques temps plus tard pour me communiquer les statuts de son association41. »

119On peut donc affirmer qu’Henri Langlois et Georges Franju ont mis en application l’idée de Jean Mitry ; que Georges Franju, plus modeste, plus réservé, est resté dans l’ombre de Langlois, d’autant que ce qui lui « [...] plaisait au Cercle du cinéma, à la Cinémathèque, ce n’était pas conserver les films, c’était de les voir42 ».

120Quant à Paul-Auguste Harlé, il a offert la logistique, a prêté son nom et celui de son journal. Mais pour l’essentiel, au-delà de toute controverse, « [...] l’œuvre qu’ils ont réalisé n’est pas le seul fruit de leur propre pensée. Ils ont à la fois imaginé, assimilé et cristallisé des idées éparses, embryonnaires, ou dont la réalisation est déjà amorcée. Ils en ont assuré la mise en place effective grâce au prestige de leur forte personnalité43 ».

121Pour reprendre les termes de Jean Mitry, ils ont su mettre en application une « idée qui était dans l’air » à cette époque.

122Mais il est vrai aussi que tous, dotés d’une forte personnalité, ont voulu affirmer de leurs empreintes la naissance de la Cinémathèque française.

De vraies personnalités

Henri Langlois

123Henri Langlois est né le 13 avril 1914 à Smyrne, en Turquie, de parents français, Gustave Langlois et Anne Braggiotti. Lorsque la guerre éclate en août 1914, Gustave Langlois, journaliste de profession, s’embarque pour rejoindre son régiment en Europe. Le 29 octobre, la Turquie entre en guerre aux côtés de l’Allemagne et la France retire sa représentation diplomatique. La famille Langlois se place alors sous la protection des Etats-Unis. Après l’armistice, Gustave Langlois devient chargé de mission auprès du consulat de France à Genève et ne revient à Smyrne qu’en 1919. Avec le traité de Sèvres, signé le 11 août 1920, Smyrne et la Thrace orientale retournent à la Grèce. En représailles, Mustafa Kemal incendie la ville le 7 septembre 1922. La famille Langlois est rapatriée en France et s’installe à Paris. Gustave Langlois est alors âgé de quarante-trois ans. Après plusieurs emplois de fortune, il trouve une place comme représentant à Paris de la Fonderie moderne strasbour-geoise, manufacture d’équipements ferroviaires. Il fait par la suite breveter un système ingénieux qui permettait de conserver les qualités calorifiques de la vapeur dans tous les wagons. Il en retira des dividendes financiers, ce qui permit à la famille Langlois de vivre dans une certaine aisance et de s’installer au 14, rue Laferrière.

124Henri Langlois, dont le frère cadet, Georges, est ne en février 1920, poursuit ses études au lycée Condorcet, rue d’Amsterdam. Mais il fréquente assidûment les salles de cinéma, y passe ses jeudis et dimanches après-midi, et singulièrement dans les salles Pathé, ce qui l’empêche de visionner les films de la Métro Goldwyn Mayer de cette époque, distribués par Gaumont.

125On lui offre un Pathé-Baby, ancêtre du super-huit, petit appareil de projection que l’on utilisait avec de la pellicule de neuf millimètres et demi, à perforations centrales, et c’est dès ce moment qu’il passa du stade de « spectateur à celui de cinémathécaire », selon sa propre expression.

126Henri Langlois est aussi collectionneur de revues de cinéma, Pour vous, Cinémonde, Ciné pour tous. Il fréquente les salles de montage afin de récupérer photographies et morceaux de pellicule.

« À cette époque, un personnage mystérieux, mince, les cheveux coupés en brosse, vêtu de gris, hantait les salles de montage et, se faufilant de l’un à l’autre, puisait, dans les bacs, les chutes de pellicule. On l’appelait Henri. Ce doux maniaque, très discret sur ses activités, collectionnait les images que nous jetions, en vue disait-il de créer un jour un musée du cinéma44. »

127Henri Langlois s’en tient, à cette époque, à collectionner tout ce qui peut se rapporter au cinéma, à défaut de posséder les films eux-mêmes. Il se découvre une vraie passion, « brûlant d’envie de voir des films qui étaient célèbres, qui avaient fait le cinéma, et [il s’aperçut] que c’était fini, qu’il fallait les conserver45. »

128En juin 1932, Langlois termine sa classe de première. Il doit donc passer son premier baccalauréat. Mais plutôt que de se rendre à l’épreuve, il passe son après-midi dans une salle de cinéma et, face au courroux de son père, inquiet quant à son avenir, il lui déclare que la seule activité qu’il a envie de faire, c’est du cinéma.

129Gustave Langlois fait alors rentrer son fils dans une imprimerie, rue Montmartre, où il rencontre Jacques Franju, frère jumeau de Georges. Le futur réalisateur de Judex, à la recherche lui aussi d’un travail à ce moment-là, vient remplacer son frère à l’imprimerie et fait à son tour connaissance avec Henri Langlois.

Georges Franju

130Georges Franju est né le 12 avril 1912 à Fougères. Il vit en Bretagne jusqu’à l’âge de quinze ans, moment où ses parents viennent s’installer dans la banlieue parisienne. A la différence de son frère Jacques, Georges est rebelle à l’enseignement, préférant lire les aventures de Fantomas dans les bois de Vincennes. Il obtient tout juste son certificat d’études.

131Il cherche rapidement à trouver du travail, rentre dans une compagnie d’assurances à dix-sept ans mais n’est guère motivé. Il répond ensuite à une annonce demandant des élèves-décorateurs de théâtre, travaille un temps comme décorateur, notamment aux Folies-Bergère.

132En 1932, après son service militaire, il peint des maquettes d’affiches de cinéma, avec l’espoir d’être embauché dans ce milieu. C’est à ce moment qu’il remplace son frère à l’imprimerie.

« Mon frère quitte cette imprimerie parce qu’il avait trouvé du travail. Moi, je prends le relais, j’arrive dans l’imprimerie, et je rencontre Langlois. Alors on parle de cinéma, il connaissait bien le cinéma, surtout pour en avoir entendu parler parce qu’il était très jeune, il ne connaissait pas très bien les films. Il avait envie de les voir et c’est ce qui nous a poussés à fonder un ciné-club qui s’appelait le Cercle du cinéma46. »

133À la différence d’Henri Langlois, Georges Franju a moins fréquenté les salles de cinéma. Certes, il a eu la chance de voir tourner une scène en plein air de La Passion de Jeanne d’Arc, de Carl T. Dreyer et assister au travail de Jean Renoir pour tout juste un plan de La Règle du jeu. Mais il fut véritablement bouleversé par la vision du Chien andalou de Bunuel au Studio 28. Il est donc surpris par l’érudition d’Henri Langlois et tous deux vont décider de créer un ciné-club, le Cercle du cinéma.

134Les activités d’Henri Langlois et Georges Franju ne se limitent pas à l’animation de ce ciné-club. Henri Langlois espère posséder quelque talent de critique. Il rédige un article, intitulé « Les classiques de l’écran muet ». Reste alors à trouver une publication accueillante. Gustave Langlois s’adresse à son cousin, Langlois-Meurinne, sénateur de l’Oise, qui lui recommande La Cinématographie française. Paul-Auguste Harlé est séduit par la pertinence des propos du rédacteur et le premier article d’Henri Langlois est publié dans le n° 876-877 du 24 août 1935 de La Cinématographie française.

135Par une relecture du cinéma muet, Henri Langlois tente de mettre en perspective son histoire, d’établir une hiérarchie entre ce qu’il appelle les « classiques du muet », qui, par leur qualité, transcendent en quelque sorte le temps, et les autres, déjà datés et désormais invisibles. Ce sont ces classiques, entre autres l’œuvre de Georges Méliès, René Clair ou Jean Epstein, qui doivent avoir une place dans une cinémathèque.

« La préservation du film suscite dans certains milieux un intérêt croissant. La création de cinémathèques est probable. Nous avons donc estimé intéressant de revoir un grand nombre de films muets et de rechercher si, au cours d’une pareille étude, se révèlent des classiques de l’écran. Nous entendons par là des œuvres vivantes en soi, dont l’intérêt spectaculaire garde sa valeur à toutes les époques car il ne dépend d’aucune47. »

136En cette même année 1935, les deux créateurs du Cercle du cinéma vont également réaliser un court métrage, Le Métro, dans des conditions précaires, financé par l’oncle d’Henri Langlois et qui restera la seule tentative, du moins en ce qui concerne Langlois, de mise en scène, et pour laquelle ils disposaient de « trois rouleaux de pellicule en inversible, [d’] appareil prêté (de 16 mm, bien sûr), [pour] le film d’amateurs, le plus amateur qui soit x48 ! »

Jean Mitry

137Jean René Pierre Goetgheluck Le Rouge Tillard des Acres de Presfontaines, dit Jean Mitry, est né le 7 novembre 1904 à Soissons.

138Sa trajectoire épouse près d’un siècle d’images animées. Cinéphile, critique, affichiste, réalisateur, théoricien, historien, Jean Mitry fut la mémoire vivante du cinéma, à tel point que Claude Beylie n’a pas hésité à la qualifier de Tacite ou de Michelet des historiens du cinéma49.

139Jean Mitry fréquente le cinéma depuis son plus jeune âge, cinq ans, les jeudis après-midi et les samedis soir avec ses parents, ce qui lui permet, déjà, de voir trois ou quatre films par semaine. Le cinéma reste une distraction, mais très vite, il est fasciné par l’image animée et, vers quinze ans, il se pose un certain nombre de questions à propos du cinéma, notamment celle de savoir comment était fait un film. Mais, surtout, il se rend compte que l’image était plus belle que la réalité et tente de percer ce mystère par la lecture d’ouvrages sur le cinéma et de revues, « [...] pour essayer de mieux comprendre ce qu’était un film, comment c’était fait50 [...] »

140Mais il n’y trouve pas de réponse, si ce n’est une définition, celle de Jean Epstein et de sa théorie de la photogénie51.

141En parallèle, Jean Mitry poursuit une scolarité au lycée Jeanson-de-Sailly et se découvre tout autant intéressé par la physique nucléaire et la psychologie. Il suit même les cours de Perrier et Becquerel au Muséum d’histoire naturelle, sans pour autant avoir idée de faire carrière dans ce domaine.

142En 1920, il passe six mois en Angleterre, à Manchester, où il fréquente assidûment les salles de cinéma, à raison de trois séances quotidiennes. De retour en France, il s’inscrit au Club des amis du septième art de Canudo où il rencontre des romanciers, tel Biaise Cendrars, et surtout des cinéastes, Abel Gance et Marcel L’Herbier. En 1922, il assiste à la projection de La Roue d’Abel Gance, projection qui fut un véritable choc et qui a orienté sa carrière professionnelle.

143Il découvre lors de cette projection que le cinéma possède une expression et une signification qui lui sont propres. « Je comprenais que le cinéma pouvait non seulement raconter une histoire intelligente, mais la raconter d’une certaine manière, exprimer par des compositions d’images et des mouvements de caméra, avoir une signification bien précise52. »

144Dès lors, la vie de Jean Mitry sera entièrement consacrée au cinéma. En cette même année 1922, la revue Cinéa lance un concours d’affiches pour lequel il obtient le troisième prix avec une affiche concernant Don Juan et Faust de L’Herbier. Il fait des affiches pendant une année, trouve que cela impose trop de contraintes, et décide, en 1923, de passer à la critique.

145Il donne ses premiers articles à Ciné pour tous de Pierre Henry et à Théâtres et comédies illustrés dirigé par René Clair. L’année suivante, il devient l’assistant de Jacques Catelain sur La Galère des monstres et d’Abel Gance sur Napoléon, mais aussi de Jean Epstein et Marcel L’Herbier, avant que Pierre Henry ne lui propose d’écrire une histoire du cinéma.

146Jean Mitry entreprend des recherches, et se rend compte, très rapidement, que cette entreprise représente un énorme travail. Il esquisse pourtant une première histoire en 1928, mais en se cantonnant à l’élaboration d’une chronologie. Cette première histoire reste donc à l’état d’ébauche.

147En cette même année 1928, Mitry tente aussi de créer une cinémathèque avec Jean-Placide Mauclaire, tentative qui n’aura guère de succès. Il faudra attendre sa rencontre avec Henri Langlois et Georges Franju pour qu’il puisse renouer avec cette idée de cinémathèque, tout autant, d’ailleurs, avec celle de la rédaction d’une histoire du cinéma.

LA CINÉMATHÈQUE DES PREMIERS TEMPS

À la recherche de nouvelles aides

148Les statuts de la Cinémathèque française sont déposés le 9 septembre 1936 à Paris. Le siège en est fixé au 29, rue Marsoulan, à la même adresse que le siège social de La Cinématographie française. Cette nouvelle association est régie sous le régime de la loi de 1901 et paraît au Journal officiel du 8 octobre 1936 en ces termes, à la rubrique « déclarations d’associations » : « Association Cinémathèque française. But : conserver et diffuser les films de répertoire. »

149Comme pour toute association, il est nécessaire de constituer un bureau, et Paul-Auguste Harlé devient président-trésorier, Henri Langlois secrétaire, Georges Franju est chargé des recherches et Jean Mitry archiviste.

150D’après ces statuts, la Cinémathèque française se donne pour objet de « grouper les différents possesseurs de films et toute personne désireuse de défendre et sauvegarder le répertoire cinématographique ; de rechercher et de conserver tous les documents (articles, livres, manuscrits, photographies, partitions musicales, etc.) ayant trait au cinéma et de certains films positifs ou négatifs ; de réunir une documentation lui permettant de connaître et de cataloguer les œuvres cinématographiques tournées dans le monde entier depuis l’origine du cinéma jusqu’à nos jours ».

151Il faut donc établir une sélection de films à conserver, ne pouvant être pris en considération uniquement les films dignes d’intérêt, dits de répertoire, réunir un véritable service de communication, mais aussi tenter de regrouper toutes les bonnes volontés sensibilisées à la disparition des films.

152Les séances de projection s’effectuent, elles, sous l’égide du Cercle du cinéma, à raison d’une séance hebdomadaire. Les premiers films de la Cinémathèque française sont déposés au domicile d’Henri Langlois, au 14, rue Laferrière, et son financement est assuré grâce à l’aide de Gustave Langlois, avec le don de cinq mille francs de Harlé – geste qu’il renouvellera plusieurs fois à hauteur de vingt mille francs – et des cinq mille francs d’André Laporte, somme à laquelle il faut ajouter les cotisations des adhérents du Cercle du cinéma. En réalité, « [...] en 1936, la Cinémathèque n’était rien de plus que l’association de trois jeunes gens [...] aidés par un publiciste et forts seulement de leur enthousiasme53 ».

153La naissance de la Cinémathèque française est annoncée dans le numéro 932 du 12 septembre 1936 de La Cinématographie française en ces termes : « Nous sommes heureux d’annoncer la création d’une association, la Cinémathèque française, qui a pour but de rechercher, de préserver et entretenir les films dignes d’intérêt. » Une nouvelle fois, à l’instar des termes que l’on retrouve dans les statuts, et lors de la parution au Journal officiel, il n’est nullement question de conserver la totalité de la production cinématographique, mais seulement les films « dignes d’intérêt ».

154L’association Cinémathèque française comporte aussi un certain nombre de membres, qui sont autant de personnalités du monde cinématographique : Georges Bernier, Yves Chataigneau, Jean Chataigner, Charles David, Jean Dréville, Germaine Dulac, Pierre Henry, Alexandre Kamenka, Marcel L’Herbier, Jacques Mathot, Françoise Rosay, Marcel Sprecher et Jean Tedesco.

155Au moment de sa création, la Cinémathèque française possédait les copies de films achetées par Langlois aux forains et elle reçoit son premier dépôt d’importance, celui d’Alexandre Kamenka. Directeur de la société Albatros, Alexandre Kamenka était proche de Paul-Auguste Harlé et producteur, dans les années 1920, de nombreux classiques français, de Dulac, Epstein ou L’Herbier, tout autant que des œuvres de l’école russe de Paris. « Harlé nous avait recommandé Kamenka et Alexandre Kamenka a amené à la Cinémathèque le stock Albatros, qui était considérable, c’est-à-dire L’Herbier, Dulac, Epstein, René Clair, Mosjoukine, Volkoff, l’école de Russie, et c’était véritablement la base, le départ de la Cinémathèque française54. »

156Mais les créateurs de cette Cinémathèque française sont dotés de fortes personnalités et chacun d’entre eux tentera d’orienter les futures activités de l’association en fonction de ses propres motivations.

157Certes, tous ont à cœur de sauver le cinéma muet de la destruction, mais la manière d’appréhender cette nécessité reste différente en fonction du rôle que chacun peut tenir. Pour Raymond Borde,

« il est évident que dans ce quatuor, Langlois émerge d’emblée. D’origine bourgeoise, il est plus à l’aise que Franju dans les milieux du cinéma. C’est lui qui a l’oreille des premiers déposants et qui constitue un comité d’honneur assez étincelant (Cavalcanti, Clair, Germaine Dulac, Feyder, L’Herbier, Renoir, Françoise Rosay, Tedesco, etc.). Mitry, qui s’affirme déjà comme un historien et qui met le cinéma en fiches, n’a pas l’agilité mondaine qui était sans doute indispensable. Franju, fils du peuple, est un peu en retrait derrière la figure de proue. Harlé, capitaliste et philosophe, encourage de loin ses jeunes amis55 ».

158Contrairement aux propos de Raymond Borde, Paul-Auguste Harlé ne se contente pas d’encourager « de loin ses amis ». Il participe pleinement à l’essor de la Cinémathèque française. C’est par son intermédiaire que l’association reçoit en dépôt les films produits par Alexandre Kamenka et c’est encore grâce à lui qu’elle peut transférer ses copies, qui occupaient l’appartement de Langlois, à Ris-Orangis.

159Administrateur de la maison de retraite des vieux comédiens de Ris-Orangis, Paul-Auguste Harlé a l’idée d’y installer les premiers blockhaus de la Cinémathèque française. La municipalité donne l’autorisation d’aménager un local dans le parc de la propriété et l’on y entrepose les films de la société Albatros, que l’on confie à la vigilance de Georges Méliès, alors pensionnaire de cette maison de retraite.

160Bien qu’étant secrétaire d’une association privée, Henri Langlois n’en désespère pas pour autant d’obtenir des aides issues des milieux institutionnels et force est de constater qu’il saura taper à la bonne porte.

161En 1936, l’administration du cinéma est dispersée entre plusieurs ministères. Certes, la direction générale des Beaux-Arts, sous tutelle du ministère de l’Education nationale, traite de la plupart des questions administratives et assure le fonctionnement de la commission de contrôle des films. Mais d’autres ministères possèdent leur propre service cinématographique, tels ceux de la Défense nationale, de l’Air, de la Marine ou de l’Agriculture. La présidence du Conseil, elle aussi, est dotée d’un service dont le rôle est de coordonner l’action en matière cinématographique des autres ministères. Quant au ministère des Affaires étrangères, il a la charge d’une double responsabilité dans le cadre de ses attributions en matière culturelle. D’une part, la Section des œuvres, animée par Suzy Borel, a pour charge l’achat des films devant alimenter les établissements français à l’étranger ; d’autre part, un véritable service cinématographique, dirigé par Yves Chataigneau, a pour mission d’informer la production française, soit en mettant en rapport les acheteurs étrangers avec les organismes français, soit en résolvant les problèmes liés à la censure étrangère56.

162Henri Langlois a voulu contacter les responsables des services cinématographiques de la présidence du Conseil et du ministère des Affaires étrangères. Il rencontre Yvonne Dornès, chargée de mission à la présidence du Conseil et lui confie son désir de créer une bibliothèque du cinéma. Séduite mais disposant de peu de crédits, Yvonne Dornès ne put lui apporter qu’une aide qui, pour sembler modeste, ne fut point d’intérêt : profiter de sa fonction pour mettre Henri Langlois en relation avec certains responsables de l’administration.

« Il est venu me voir un jour à la présidence du Conseil pour me dire qu’il voulait créer la bibliothèque du film, la Bibliothèque nationale du film, ce qui n’existait pas. Il essayait, dans les marchés aux puces, dans les greniers à droite et à gauche, de tout récupérer, parce qu’il trouvait que c’était un scandale de ne pas conserver les films qui sont la mémoire d’une époque, la mémoire par l’image57... »

163De même, il rencontre Suzy Borel au Service des œuvres et la future Mme Bidault « [...] a beaucoup aidé Langlois en le faisant bénéficier de la valise diplomatique pour les échanges de films avec les autres cinémathèques58 ».

164Avec toutefois guère plus de moyens financiers que les services de la présidence du Conseil, Suzy Borel va donc jouer un rôle non négligeable dans la création de la Fédération internationale des archives du film, en 1938.

165Les relations qu’Henri Langlois parvient à tisser lui permettent d’alimenter les premières collections de la Cinémathèque française. Ainsi André Laporte déposera-t-il chaque semaine, après leur sortie en salle, les bobines d’actualités de Pathé-Journal.

166Henri Langlois a donc besoin de notoriété, de faire connaître la Cinémathèque française et de faire en sorte que cette cinémathèque soit reconnue comme une association digne d’intérêt.

167Pour cela, il va organiser divers galas et autres manifestations, plus ou moins prestigieuses pour lesquelles il invite le Tout-Paris et où le grand public, lui aussi, est convié.

168L’un des galas les plus réussis fut « le gala des Loufoques », organisé par le Cercle du cinéma au profit de la Cinémathèque française, le mercredi 2 février 1938, au Rialto, une salle du Faubourg-Poissonnière, et pour lequel l’hebdomadaire Pour vous a joué un rôle non négligeable en l’annonçant à deux reprises dans ses colonnes, dans les numéros 479 et 480, respectivement les 19 et 26 janvier 1938.

169La soirée, qui débute à 21 h, est consacrée à Emile Cohl et Georges Méliès, ce qui permet de voir, ou de revoir, Le Locataire diabolique, Chirurgien fin de siècle, Rêve de pocharde et Le Voyage dans la lune, de Méliès, ainsi que Onésime tzigane, Joyeux microbes et Robinet a un tic pour la danse d’Émile Cohl.

170Mais on peut aussi découvrir, lors de cette même soirée, des « fragments » des films de Chaplin, Mack Sennett, Buster Keaton, W. C. Field, René Clair ou Walt Disney. Et la projection fut « [...] précédée d’une conférence de Georges Charensol qui parla du comique et de la fantaisie au cinéma et évoqua en quelques paroles émues les figures de deux grandes personnalités du cinéma : Émile Cohl et Georges Méliès. Un très nombreux et enthousiaste public assista à ce gala59 ».

171Cette manifestation précéda de quelques mois la « grande séance annuelle » de la Cinémathèque française à la Cité universitaire, le 5 mai, consacrée à une « suite » de films européens. Le public put ainsi voir Feu Mathias Pascal de Marcel L’Herbier, Les Deux Timides de René Clair, L’Hydropique de Méliès, mais aussi Faust de Murnau, Loulou de Pabst, ou La Femme dans la brume de Fritz Lang.

172Cette soirée fut également une réussite et « [l’]assistance a vivement applaudi cette suite d’œuvres classiques et le commentaire par lequel les présentait notre confrère André Robert, passant avec le brio qu’on lui connaît du devant d’écran à la fosse d’orchestre où il dirigeait l’accompagnement musical60 ».

173Cette assistance était composée de personnalités, notamment M. Guy La Chambre, ministre de l’Air, M. Nordlin, ministre de Suède, M. Georges Delano, consul du Chili mais aussi Marcel L’Herbier, Alexandre Kamenka et Suzy Borel : Henri Langlois possédait un incontestable don de persuasion.

174Ce début de notoriété va permettre à Henri Langlois et Georges Franju d’organiser, au mois d’août de la même année, une rétrospective du cinéma français lors de la Mostra de Venise.

175L’histoire du cinéma muet y est rapidement retracée, en une soirée débutant par « [...] une courte vision donnant un aperçu des travaux d’inventeurs de Marey, Reynaud et Lumière [pour terminer] vers minuit, avec Une nuit sur le mont Chauve d’Alexeief, film de splendides gravures animées61 ».

176Entre Marey et Alexeief, les spectateurs ont pu voir La Vie de Jésus de Ferdinand Zecca, Drame chez les fantoches, dessin animé d’Emile Cohl, et Onésime tzigane, Max et le quinquina de Max Linder, Fantomas de Louis Feuillade, La Roue d’Abel Gance, La souriante Mme Beudet de Germaine Dulac, La Fille de l’eau de Jean Renoir, Entracte et Les Deux Timides de René Clair, En rade, d’Alberto Cavalcanti, et La Chute de la maison Usher de Jean Epstein.

177Mais en remerciant, à l’occasion de cette manifestation, Alberto Cavalcanti et Luigi Comencini, « qui ont composé l’exposition photographique de cette rétrospective62 », Georges Franju, déjà, jette les bases d’une future collaboration entre les cinémathèques.

Les travaux de Jean Mitry

178Doté d’un caractère moins expansif que celui d’Henri Langlois, et sans pour autant désirer réfuter totalement galas et manifestations prestigieuses, bien qu’elles revêtent un caractère dispendieux, Jean Mitry était aussi attiré par un projet qui lui tenait particulièrement à cœur. Certes, il était toujours question de récupérer les films, de les conserver, de les projeter, mais il devenait tout aussi nécessaire de rédiger une histoire du cinéma et, en ce sens, Jean Mitry, une nouvelle fois, a joué un rôle de précurseur.

179Le fait qu’il soit accrédité en tant qu’archiviste au sein de l’organigramme de la Cinémathèque française n’est pas le fait du hasard, mais l’expression d’une véritable volonté, d’un choix réfléchi. La fondation de la Cinémathèque française et le projet historique sont même étroitement liés.

180En fait, il serait plus judicieux de parler de renaissance d’un projet historique, car l’idée de rédiger cette histoire du cinéma est antérieure à la création de la Cinémathèque française elle-même. Il est donc nécessaire de revenir sur les années 1920. En 1924, Jean Mitry est assistant de Jean Epstein et sur le Napoléon d’Abel Gance. C’est à ce moment que Pierre Henry, responsable du magazine Ciné pour tous, lui propose d’écrire une histoire du cinéma et Jean Mitry prend rapidement conscience de l’aspect novateur d’une telle entreprise : « [...] j’ai commencé à piocher, mais j’avais tout à apprendre et je me suis rendu compte du [travail] monstre que cela représentait63 ».

181Après la publication de l’Histoire du cinéma américain de Terry Ramsaye, en 1925, Jean Mitry met son projet en sommeil, qui redeviendra d’actualité avec la création de la Cinémathèque française.

182En revoyant les films qu’ils avaient pu récupérer, les fondateurs de la Cinémathèque française se sont vite aperçus que la qualité de la valeur artistique de ces films devait être révisée. La plupart des jugements portés par les contemporains étaient à revoir. Certains films, considérés comme des chefs-d’œuvre lors de leur sortie, ne l’étaient plus, alors que d’autres, négligés, méritaient une appréciation plus nuancée. « Nous avons pu revoir quantité de films, remettre en question leur valeur, leur place dans l’histoire du cinéma, réviser toutes nos idées préconçues64. »

183Une totale et continuelle remise en question doit être envisagée, avant que d’écrire une histoire du cinéma digne de ce nom.

184Outre la vision des films, il fallait aussi pouvoir répondre à une double interrogation, « qui a fait quoi et quand ? » Un travail de documentation, de recherche d’informations pour réaliser ce que Jean Mitry appelle sa « Filmographie universelle », doit être entrepris. « Il était nécessaire d’établir une chronologie des films, de savoir qui avait fait quoi65. » Cela afin d’éviter les erreurs, pléthores chez les chroniqueurs, « [...] comme celle de ce critique russe, par ailleurs pertinent, qui voulait démontrer que Potemkine avait influencé L’Opinion publique de Chaplin, qui lui était de trois ans antérieur66 ». La tâche était donc difficile, notamment en ce qui concerne le cinéma français car « Il subsistait très peu de documents, et les metteurs en scène ne savaient plus très bien quels films ils avaient tournés67. »

185Jean Mitry tient à réaliser un travail d’exégète, à entreprendre une approche historique sérieuse, cette « Filmographie universelle », qui était en fait la rédaction d’une liste de films et de génériques, éléments précurseurs et essentiels à tout travail historique. C’est à ce travail de classement, de compilation que se consacra Jean Mitry jusqu’à son départ de la Cinémathèque française, en 1946.

186Mais cette idée de mettre en chantier une histoire du cinéma, et la nécessité de revoir les films, rendaient caduc l’objectif initial de la Cinémathèque française, à savoir conserver, sinon les chefs-d’œuvre, du moins les films dignes d’intérêt.

« Au départ, on ne voulait sauver uniquement que les chefs-d’œuvre, puis on s’est aperçu que chefs-d’œuvre ou pas, tout cela méritait d’être sauvé68. »

187La valeur artistique étant remise en question, il devient nécessaire de tout conserver et « [...] il n’y avait plus besoin de choix à faire, plus besoin de décider d’avance qu’il fallait conserver tel film et pas tel autre69 ».

188Henri Langlois, avec plus de précision, a développé cette idée de remise en question de la valeur artistique du cinéma et des rapports que pouvait entretenir la Cinémathèque française avec cette notion dans l’entretien qu’il a accordé à Éric Rohmer et Michel Mardore pour les Cahiers du cinéma :

« Nous aussi, à l’époque, avions cru que notre tâche consistait à collectionner ce qui nous paraissait être les meilleurs films. Or, c’était une position monstrueuse, en raison du contexte qui fait qu’un tableau de Renoir existe, même s’il n’est pas aux mains de la Tate Gallery, du Frick Museum ou exposé au Jeu de paume. Alors qu’un Méliès ou un Griffith ne se trouvant pas aux mains d’une cinémathèque, auront peu de chances de survivre. D’ailleurs, plus les cinémathèques avançaient dans leur travail, plus elles développaient leurs connaissances, plus reculaient les bornes de cette terra ignota qui était le passé de l’art cinématographique, plus nous nous rendions compte à quel point le recul modifiait déjà les notions acquises [...] C’est pourquoi nous en sommes arrivés à concevoir très vite qu’il nous fallait essayer de tout conserver, de tout sauver, de tout maintenir, de renoncer à jouer à l’amateur de classiques70. »

189Pourtant, avant que Jean Mitry ne débute sa « Filmographie universelle », un certain nombre d’ouvrages concernant l’histoire du cinéma français ont néanmoins paru.

190Le premier d’entre eux fut celui de Georges-Michel Coissac, Histoire du cinématographe, publié en 1925. Mais le titre était trompeur, car il s’agissait en fait « [...] davantage d’un panorama de l’invention, de la technique et de l’industrie du cinéma, que d’une véritable histoire71 ».

191Après le Nouvel art cinématographique de Maurice Noverre, publié en une série de fascicules de septembre 1926 à 1930, le premier travail sérieux est l’Histoire du cinéma de Maurice Bardèche et Robert Brasillach, publiée en 1935. Outre l’orientation idéologique des deux auteurs, au-delà de la qualité littéraire de leur ouvrage, « [...] leur évocation émue de l’évolution du cinéma, fondée sur des souvenirs de jeunesse, se refuse presque par nature à toute discipline scientifique, à tout souci de rigueur et même d’articulation72 ».

192Ce souci de rigueur, Jean Mitry va s’employer à en faire une ligne de conduite. Certes, le cinéma était encore un mode d’expression trop neuf, considéré en tant qu’art depuis peu, pour que les outils nécessaires à la réalisation d’une analyse historique sérieuse ne fassent défaut. Mais Jean Mitry, à la recherche d’une documentation exhaustive, dans un constant souci de précision, et en débordant le cadre du seul cinéma français, fut, en ce domaine, un précurseur.

193Chargé des archives de la Cinémathèque française, il ne pouvait alors qu’en profiter pour déblayer le terrain de son projet historique. « Mon travail était de constituer des archives documentaires de la Cinémathèque, donc à faire cette filmographie [...] de façon à établir les bases d’une histoire possible, de façon à ne pas faire comme certains critiques de l’époque, [parler] de l’influence du Cuirassé Potemkine sur L’Opinion publique, qui date de deux ans antérieurs73. »

194Mais lorsqu’il s’agira de la publier, cette Filmographie universelle deviendra l’une des sources de conflit entre Jean Mitry et Henri Langlois et contribuera au départ de Jean Mitry, après la Libération, en 194674.

La place de la Cinémathèque française au sein du monde cinématographique

195En cette fin de Troisième République, reste à essayer de connaître quelle pouvait être, véritablement, l’audience de la Cinémathèque française au sein du monde cinématographique. Certes, elle possède déjà un certain nombre de films. Certes, elle peut s’honorer d’un prestigieux comité de soutien, tout autant que de l’aide, plus ou moins efficace, d’éminentes personnalités et, en organisant galas et autres manifestations prestigieuses, Henri Langlois s’efforce de lui offrir une certaine notoriété.

196Soutenu par certaines revues spécialisées, le projet devient réalité et la Cinémathèque française est portée sur les fonts baptismaux le 2 septembre 1936. Gaston Thierry, chroniqueur de Paris-Soir, peut se féliciter, dans un article en date du 15 septembre : « Une fois de plus, l’initiative privée vient de se manifester fort heureusement, et [nous avons] le plaisir d’apprendre que la Cinémathèque française existe désormais. »

197Le chroniqueur de Paris-Soir a judicieusement souligné qu’il s’agissait, là, d’une entreprise privée et que, si elle est qualifiée de « française », cette cinémathèque n’est pas « nationale ».

198Alors qu’elle existait déjà depuis plusieurs mois, aucun de ses fondateurs n’a été appelé à siéger devant la commission interparlementaire de Jean-Michel Renaitour où il n’a jamais été question des projets d’Henri Langlois.

199Les créateurs de la Cinémathèque française ont précédé la réalisation des hypothétiques projets de cette même commission et du ministre de tutelle du cinéma, Jean Zay dont le projet de réalisation d’un tel organisme « [...] s’enlisera dans les méandres d’une ramification inextricable de sous-commissions du cinéma75 ».

200Mais l’appellation « Cinémathèque française » n’est pas fortuite et l’épithète permet, par un artifice sémantique, de faire jurisprudence : d’une certaine manière, elle devient synonyme de cinémathèque nationale. Elle se veut hégémonique, surtout en perspective de futurs crédits qu’Henri Langlois va s’employer à rechercher activement.

201Pourtant, l’affirmation de son rôle n’est pas totalement évident. A titre d’exemple, René Clair, en 1947, lors de l’inauguration de l’exposition Méliès à Bruxelles souligna la fragilité du film et la nécessité de prendre soin des œuvres du passé.

« Nous déplorons aujourd’hui qu’une part importante de l’œuvre de Méliès et de ses contemporains ait disparu. Mais que faisons-nous pour qu’un pareil sort ne frappe pas les œuvres de leurs successeurs ? Quel que soit le dévouement de ceux qui, dans les cinémathèques et les clubs s’efforcent de préserver les documents les plus utiles à l’histoire du cinéma, il est à craindre que nos descendants ne connaissent guère mieux les films contemporains que nous ne connaissons les films qui furent faits il y a trente ans76 [...] »

202Malgré tout, la Cinémathèque française allait franchir une étape importante de son développement avec l’Occupation et l’installation du régime de Vichy.

UN MOUVEMENT INTERNATIONAL

Les exemples étrangers

203La Cinémathèque française n’est pas le seul organisme de conservation des films à avoir vu le jour au cours des années 1930. Sa naissance s’inscrit dans un mouvement général, est liée à une idée qui « était dans l’air », pour reprendre l’expression de Jean Mitry, et qui a favorisé l’émergence de cinémathèques, créées à partir de volontés politiques ou d’initiatives privées.

204La Cinémathèque française n’est pas, non plus, le premier organisme de ce type à avoir vu le jour. Langlois, Mitry, Harlé et Franju n’ont pas été les premiers à créer une cinémathèque. Un certain nombre de créations furent antérieures à celle de la Cinémathèque française.

205Dans sa tentative d’élaboration d’une chronologie, Raymond Borde pouvait encore, en 1978, se poser la question quant à la primauté d’une telle création. « L’Académie suédoise fonde à Stockholm, au Musée technique, la Svenska Filmsamfundet Arkiv, qui semble avoir été, dans ces années de tâtonnements, la première cinémathèque au sens plein du mot77. »

206Mais quelques années plus tard, il sera plus affirmatif et pourra écrire : « C’est à Stockholm, le 31 octobre 1933, que naît la première cinémathèque des temps modernes, la Svenska Filmsamfundet. Cette archive modeste et vulnérable a le mérite absolu de l’antériorité. Pour la première fois dans le monde, une institution se donne pour but la sauvegarde du cinéma en tant que tel78. »

207Cette cinémathèque suédoise est née de la volonté d’un homme, Bengt Idestam-Almquist, critique de cinéma pour le quotidien Stockholm Dagblad, qui prend rapidement conscience de la nécessité de préserver les films produits par l’industrie suédoise et qui fonde, en 1933, l’Académie suédoise du cinéma. Mais par manque de moyens financiers, cet organisme fut menacé de disparition dès 1938. Torsten Althin, directeur du musée de Technologie, à Stockholm, soucieux d’une possible disparition de cette Académie du cinéma, accueille alors ses collections dans les locaux de son musée.

208La première cinémathèque est donc née de la volonté d’une personnalité, qui a elle aussi pressenti la nécessité de préserver le cinéma. Il n’en sera pas tout à fait de même avec le Reichsfilmarchiv, issu d’une volonté politique.

209Certes, tout comme dans les autres pays européens, s’est développée en Allemagne une prise de conscience de la nécessité de conserver les films, et un mouvement en faveur de la création d’un organisme de préservation du septième art s’est organisé. « C’est au début des années trente que s’est développé le mouvement en faveur de la constitution d’une cinémathèque en Allemagne, et cela grâce surtout à certains critiques, cinéastes et journalistes d’esprit progressiste79... »

210Si cette idée, en Allemagne, a été plus ou moins popularisée par un mouvement de ciné-club, le Volksfilmverband, c’est tout de même Joseph Goebbels, ministre du Reich à l’Information et à la Propagande, qui crée en 1934, le Reichsfilmarchiv dont la direction est confiée à un ancien directeur de salles de cinéma, Frank Hensel, qui sera remplacé en décembre 1937 par un membre du parti nazi, Richard Qvaas.

211La création de cet organisme s’inscrit dans une stratégie de politique culturelle. Pour Joseph Goebbels, par ailleurs véritable passionné de cinéma, il est nécessaire de récupérer et sauver la production cinématographique, ce qui doit servir à la renaissance du cinéma allemand. Mais il est tout autant nécessaire de centraliser un patrimoine au sein de l’appareil d’État. Le cinéma doit aussi avoir un rôle de propagande de l’idéologie nazie. Le Reichsfilmarchiv doit y contribuer.

212Aux États-Unis, le musée d’Art moderne de New York crée, en 1935, un département consacré au cinéma, la « Film Library » dont la direction est confiée à Iris Barry qui organise des projections publiques dans une petite salle, au n° 485 de Madison Avenue.

213En 1933, en Grande-Bretagne, une commission parlementaire de la Chambre des communes se réunit et, un an plus tard, recommande la création d’une cinémathèque. À la différence des travaux des parlementaires français, le rapport de la Chambre des communes sera suivi d’effets : en 1935, à Londres, la National Film Library voit le jour au sein du British Film Institute. Elle sera dirigée par Ernst Lindgren sous l’autorité de miss Olwen Vaugham, directrice du British Film Institute.

214La même année, le gouvernement italien fonde le Centro Spérimentale di Cinématografia, à Rome, qui va réunir une collection de films destinée à l’illustration des cours qui y sont dispensés. Cette collection sera la préfiguration de la future cinémathèque nationale créée par la loi du 20 décembre 1949.

215Mais, de fait, « [...] la cinémathèque existe depuis la fondation du Centro, en 1935, comme instrument de travail pour la formation critique et historique des élèves de l’école de cinéma80 ».

216La première véritable cinémathèque italienne fut celle de Milan, dont la création est presque contemporaine de celle de la Cinémathèque française. La naissance de la cinémathèque italienne de Milan a pour origine un homme, Mario Ferrari, lui aussi passionné de cinéma et qui trouvait fort regrettable que les œuvres cinématographiques soient détruites à la fin de leurs délais d’exploitation. Seul, il entreprend une démarche de sauvetage et son parcours se confond, en une étrange similitude, avec celui d’Henri Langlois et Georges Franju.

« [...] il commença un travail de recherche partout où il y avait des films abandonnés, dans les caves des petits distributeurs, chez les fondeurs où la pellicule était détruite pour récupérer le celluloïd et les sels d’argent. Avec beaucoup de sacrifices, et en payant de sa poche, il commença à rassembler dans sa maison des films importants comme Folies de femmes, de Stroheim, les Max Linder, les Chaplin, les films muets italiens81 ».

217Mario Ferrari fait alors connaissance avec des étudiants, parmi lesquels les futurs cinéastes Luigi Comencini, Alberto Lattuada, Luciano Elmer ou Renato Castellani et ils vont créer, ensemble, une cinémathèque privée, la cinémathèque de Milan, qui prit le nom de cinémathèque Mario Ferrari à la mort de celui-ci, en 193982.

218Hormis ces organismes italiens, les cinémathèques vont s’organiser, établir entre elles des liens et créer la Fédération internationale des archives du film.

La Fédération internationale des archives du film

219Ces cinémathèques ne pouvaient pas ne pas rester sans contacts entre elles. Le phénomène de leur création était trop neuf pour qu’elles n’aient pas eu intérêt à nouer des liens, à ce que leurs responsables puissent échanger leurs idées, leurs points de vue sur leur engagement, avant de se prêter des copies de films.

220Les premiers liens entre ces organismes sont donc créés sinon à l’improviste, du moins par le besoin de se reconnaître. L’approche est naturelle et le gala organisé en juin à la Cité universitaire pour rendre hommage au musée d’Art moderne de New York reste le prélude à la création de la Fédération internationale des archives du film, le 17 juin 1938. Présents lors de cet hommage, Iris Barry et John Abbott, représentant la Film Library de New York, miss Olwen Vaugham pour Londres, Frank Hensel pour Berlin, et les responsables de la Cinémathèque française décident de fonder une association les regroupant et dont le siège sera situé à Paris.

221Le choix du lieu n’est pas fortuit. La nouvelle association aura besoin d’un bureau et, une nouvelle fois, Henri Langlois va utiliser ses relations. Yvonne Dornès en parle à l’un de ses amis, Henri Bonnet, directeur de la Coopération internationale intellectuelle et culturelle, futur UNESCO, qui parvient à « [...] dégager un petit crédit pour donner des locaux, un téléphone, un secrétariat83... »

222Les locaux sont situés rue Monpensier, et Georges Franju, disposant de peu de ressources, devient le secrétaire exécutif de la Fédération internationale des archives du film, ce qui entraînera sa séparation avec Henri Langlois. « C’est là que, Langlois et moi, nous nous sommes officiellement séparés, c’est-a-dire que Langlois conservait le secrétariat général de la Cinémathèque française et que j’étais élu secrétaire exécutif de la FIAF84. »

223Quant aux statuts de cette fédération, ils sont signés par Langlois et Harlé pour la Cinémathèque française, Richard Qvaas et Frank Hensel pour le Reichsfilmarchiv, Harry Price et miss Olwen Vaugham pour la National Film Library, et John Hay Witney et John Abbott pour le musée d’Art moderne de New York.

224D’après ces statuts, signés le 17 juin 1938, la Fédération internationale des archives du film sera composée d’organisations qui ont « pour objet la conservation des films, le rassemblement de la documentation nationale et privée sur les films, et, si nécessaire, la projection de films dans un but non commercial, historique, pédagogique ou artistique ».

225Son but est « de développer une coopération plus intime entre les différentes cinémathèques nationales et de faciliter les échanges internationaux des films historiques, éducatifs ou artistiques ».

226En étant ouverte à toute « cinémathèque nationale, semi-officielle, et privée agréée », on pouvait penser que la FIAF n’émettait aucune restriction quant à de possibles admissions. Il n’en fut rien. Il est certes nécessaire d’exclure toute organisation qui fait usage de films dans un but commercial, mais, de plus, les statuts de tout impétrant doivent être identiques aux « règlements stricts » des organismes fondateurs, la National Film Library, le Reichsfilmarchiv, la Cinémathèque française et la Film Library.

227Cette restriction n’est pas la seule. Le nombre d’adhésions est lui-même limité, car il ne pourra être pris en compte que deux membres par pays, l’un des deux devant être une cinémathèque officielle.

228Quant au fonctionnement de la FIAF, ses membres doivent avoir obligation de se réunir chaque année lors d’un congrès international. La FIAF est administrée par un conseil d’administration, renouvelable chaque année, et qui élit un président, un vice-président, un secrétaire et un trésorier, tous choisis parmi les responsables des cinémathèques adhérentes.

229Le premier congrès a lieu à New York, le 26 juillet 1939, où l’on retrouve les représentants de la National Film Library, du Reichsfilmarchiv, de la Cinémathèque française et de la Film Library. Le conseil d’administration, élu à cet égard, est composé de Frank Hensel, président, Olwen Vaugham, vice-présidente et trésorière, Henri Langlois, secrétaire, et John Abbott, chairman.

230Le second congrès devait avoir lieu à Berlin en août 1940. L’Histoire en a décidé autrement.

231Reste pourtant à déterminer les motifs qui ont permis la création de cette Fédération internationale des archives du film. Sans doute fut-il nécessaire d’officialiser des organismes souffrant d’un vide juridique qui pouvait les rendre vulnérables face à d’hypothétiques ayants droit ou autres détenteurs qui pouvaient fort bien désirer récupérer des copies de films.

232Mais on peut tout autant se demander si une telle interrogation ne se nourrit pas de considérations moins louables, et s’il n’était pas question, aussi, de constituer une sorte de club fermé, limité à quelques cinémathèques, s’octroyant le monopole de la conservation des films. Georges Franju semble cautionner cette idée en déclarant, à propos des débuts de la FIAF : « Comme on tenait à garder le contrôle de la FIAF et que Langlois tenait avant tout à la Cinémathèque, il a été décidé que Langlois garderait la Cinémathèque française, dont il était secrétaire général, et que moi, je deviendrai secrétaire exécutif de la FIAF85. »

233Les nécessités financières d’un homme, Georges Franju, à la recherche d’un emploi, se doublent ici d’une volonté réfléchie de garder, sinon une totale main mise, du moins un certain contrôle sur le monde, encore neuf, des cinémathèques86.