LE PRINCIPE DE CONSERVATION

Un précurseur, Boleslas Matuszewski

1Il aura fallu attendre les années 1930 pour voir, enfin, la création de cinémathèques. Mais l’idée de la conservation des films et de la nécessité de les préserver est contemporaine de la naissance du cinéma.

2Le 28 décembre 1895, à 21 h, le cinématographe Lumière est présenté au grand public parisien dans le salon Indien, au sous-sol du Grand Café, 14, boulevard des Capucines.

3L’aménagement de cette salle était sommaire :

4« […] un écran de toile, une centaine de chaises, un appareil de projection posé sur un escabeau et, à l’entrée, un calicot annonçant “Cinématographe Lumière”1 ».

5Pour cette première séance, dont le prix d’entrée était fixé à un franc, les curieux ne se pressèrent guère : une trentaine de spectateurs étaient présents parmi lesquels Georges Méliès. Mais le succès, par la suite, n’en fut pas moins foudroyant et cette première séance marque une date importante de l’histoire du cinéma. Et pour Jean Mitry :

6« […] il est incontestable que la séance du 28 décembre 1895 fut à l’origine du spectacle cinématographique et, donc, à l’origine de ce qui allait devenir une industrie et, un peu plus tard, un mode d’expression, un art2 ».

7En 1898, le cinéma n’est pas encore un art, ni même une industrie, mais le 25 mars, un photographe polonais, Boleslas Matuszewski, publie à Paris une plaquette intitulée « Une source pour l’histoire : la création d’un entrepôt pour le cinéma historique ».

8Photographe du tsar de Russie dont il filme le couronnement à Moscou et la visite du président Félix Faure à Saint-Pétersbourg en 1897, Matuszewski lance dans cette brochure un appel à la création d’un « dépôt », tantôt défini comme « musée », voire comme « fondation », dont le but serait de collectionner et classer les « photographies animées ».

9Ce photographe polonais donne des arguments afin de rendre nécessaire une telle création, définit une méthode et demande une prise en compte officielle par les pouvoirs publics.

10Il développe son idée à partir d’une constatation : à la différence de « certaines catégories de documents représentatifs (poteries, enluminures, sculptures) » la photographie ne possède pas de « services spécialisés ». Il faut donc dès à présent songer à la création d’un tel organisme.

11Mais il ne s’agit pas pour autant de considérer le cinéma dans son entité. Matuszewski instaure une dichotomie entre son aspect ludique et documentaire :

12« […] les photographes de cinéma passent du niveau récréatif aux événements documentaires, la photographie animée se sera tranformée de simple passe-temps en méthode agréable pour élucider le passé ».

13Le but est avoué : à l’image des autres formes de « documents représentatifs » qui viennent en aide à l’histoire, les photographies animées doivent être collectionnées afin que les générations futures puissent connaître, par leur intermédiaire, le passé.

14La nécessité de ce que l’on ne peut pas déjà appeler conservation se double d’une légitimité pédagogique : « […] combien de descriptions vagues nous abandonnerons le jour où une classe pourra regarder, projetée, en images précises et animées, la sérénité, ou, au contraire, les visages préoccupés d’une assemblée en pleine délibération, la rencontre de chefs d’États prêts à signer une alliance […] »

15Le cinéma est devenu, déjà, « source auxiliaire pour l’enseignement de l’Histoire ». Le cinématographe doit servir à mieux comprendre l’Histoire car « […] si les conséquences, dans cette science, sont plus simples à comprendre que les causes, ces mêmes conséquences, mises en lumière par la caméra, éclairent avec plus de succès les causes […] restées dans le semi-obscurité ».

16Le photographe lui-même, grâce à son activité, qui lui permet de se trouver au cœur de l’actualité, possède un rôle de privilégié. Indiscret par profession, il devine le lieu où les faits vont se passer, faits qui deviendront par la suite causes historiques.

17À la différence des récits oraux et documents écrits, qui ne sont pas infaillibles car ne pouvant faire « part du cours exact d’événements qu’ils décrivent », le photographe de cinéma « saura trouver le lieu et l’heure et le moment où l’histoire de demain se prépare ».

18Et Boleslas Matuszewski se permet même quelques élans lyriques, en affirmant que le photographe « n’est pas de ceux qui ont peur d’un mouvement de foule ou des débuts d’une émeute, ni même d’une guerre, il n’est pas difficile de l’imaginer tenant sa caméra en première ligne, à côté des fusils, et saisir au moins une partie de l’action ».

19L’Histoire sera donc moins sujette à controverse grâce à la sagacité du photographe, amené à résoudre toute contestation car on pourra alors « vérifier une déclaration verbale et si des témoins se contredisent sur un événement [on] pourra résoudre le désaccord en faisant taire celui qui [se] trompe ».

20De plus, le cinématographe possède une technique, est animé d’un mécanisme « qui le rend encore plus infaillible ».

21« Cette simple bande de celluloïd imprimé constitue non seulement un patrimoine historique mais elle est aussi un témoin de l’Histoire [et pour] faire revivre le passé, l’Histoire a seulement besoin d’une forte lumière projetée au travers d’une lentille aux fins fonds des ténèbres. »

22Si l’on ne peut que difficilement rendre compte de l’Histoire dans sa totalité, le peu qu’en livre le photographe est incontestablement véridique, car « la photographie animée possède une authenticité, une exactitude, une précision qui lui sont propres ».

23Mieux que la perception de l’œil dont elle est le modèle, « témoin crédible et irréprochable », elle peut capter ce qui lui échappe, « la progression imperceptible de l’action », qui « est captée par la lentille jusque dans l’horizon lointain ».

24Grâce aux progrès techniques, la perception de la réalité est meilleure et le cinématographe, conséquence de ce progrès, est légitimé comme source de l’Histoire.

25La nécessité de prendre en compte cette nouvelle source historique étant établie, reste à lui procurer un lieu d’accueil et la rendre accessible au public. Il faut « donner à cette source de témoignage historique la même autorité, une existence officielle, et son accessibilité comme c’est déjà le cas pour d’autres archives bien établies ».

26Boleslas Matuszewski fait donc des propositions et en appelle aux pouvoirs publics. Il n’est pas question d’organismes privés mais, au même titre que l’écrit, le film devra officiellement trouver sa place à « la Bibliothèque nationale, à la bibliothèque de l’Institut […] aux Archives nationales […] ou même au musée de Versailles ».

27Si, au début, on peut se contenter « d’une étagère dans une bibliothèque » ou « d’un placard aux archives », cette section sera alimentée aussi par des legs. Mais il est nécessaire d’imposer des restrictions : seuls seront pris en compte les documents ayant valeur historique, et qui seront jugés tels par un « comité compétent » dont l’auteur ne donne pas la composition.

28Mais il est également nécessaire de s’inquiéter de la protection de ces documents et Boleslas Matuszewski se fait plus précis : il faut préserver les négatifs et seules les copies de positif pourront être présentées au public, sous certaines conditions.

« Les rouleaux de négatif que [le comité] acceptera seront scellés dans des coffres et classés. Les prototypes ne seront pas touchés. Ce même comité décidera les conditions dans lesquelles les copies de positif pourront être prêtées à l’extérieur, et conservera celles qui, pour des raisons spécifiques de propriété, ne peuvent pas être laissées aux mains du public. »

29Mais si la création de cette « fondation » est indispensable, et fera son apparition dans quelque grande ville d’Europe, il faudra attendre une trentaine d’années pour voir, enfin, la véritable mise en place des premières cinémathèques.

30Les propos de ce photographe appellent quelques remarques : il s’agit de prendre en compte uniquement les actualités cinématographiques. Et s’il insiste tant sur ce thème, c’est que, installé à Paris, il est devenu opérateur de prises de vues, sans doute de Lumière, d’après les thèses de Raymond Borde et Freddy Buacheir3 et de Fabien Laboureur4, avant que les chroniqueurs ne perdent sa trace au début du xx^e siècle.

31Mais surtout, cet appel insiste sur le fait qu’une telle entreprise doit avoir une existence officielle, accessible au public, sans omettre la notion de préservation.

32Pour l’heure, l’appel de Boleslas Matuszewski restera sans réponse. Publiées trop tôt pour être prises en considération, voire entendues, ses propositions, base de départ pour l’établissement d’un véritable musée, resteront lettres mortes malgré quelques tentatives infructueuses au début du xx^e siècle.

33Mais en 1898, le cinéma n’en est encore qu’à ses balbutiements, tout juste prêt à alimenter les spectacles forains. Le cinéma est un moyen d’expression trop neuf et Boleslas Matuszewski fut un vrai visionnaire. Mais son appel restera le texte fondateur du concept de cinémathèque.

La bibliothèque idéale de Léon Moussinac

34En fait, on retrouve cette notion de patrimoine dans les écrits de Léon Moussinac. Mais il ne s’agit plus directement de films ou de « photographies animées », mais de ce que l’on pourrait appeler la documentation du cinéma.

35En 1929, Léon Moussinac publie un ouvrage, Panoramique du cinéma. Dans le chapitre intitulé « Sur la création et l’organisation d’une bibliothèque du cinématographe », il traite de la nécessité de la constitution d’un centre groupant toute la documentation concernant le cinéma, et, de manière très détaillée, en décrit le profil idéal.

36Cette bibliothèque permettrait ainsi de recueillir « articles, études et essais, tant du point de vue scientifique que du point de vue artistique, tant du point de vue intellectuel que du point de vue commercial ou industriel ».

37Cette création est d’autant plus urgente, qu’étant donné l’augmentation constante de la documentation concernant le cinéma, tout retard pris sera autant de difficultés à surmonter.

38Mais doit-on faire un choix, un tri, à travers tous les documents que l’on peut rassembler ? Un choix doit être effectué, qui « éliminerait définitivement un grand nombre de renseignements ou de documents sans intérêt ou de double emploi ».

39Pour garantir la réussite de cette création, il est nécessaire de définir un double principe : la documentation doit servir à enrichir le concept de cinématographe, que cette documentation soit « élément d’information, de discussion ou de critique ». Et elle doit être classée selon un certain nombre de thèmes que l’auteur appelle « départements ».

40Le cinéma doit donc être considéré dans sa totalité, artistique, industrielle, commerciale et juridique. Et Léon Moussinac de citer ces « départements », au nombre de dix, chacun d’entre eux étant organisé en fonction de sa spécificité.

41Ainsi, dans la rubrique « Histoire », très détaillée, convient-il de répertorier « tous les ouvrages, publications, articles qui peuvent renseigner sur les découvertes et le développement artistique et scientifique du cinématographe [mais aussi] toute documentation intéressant les groupements créés en vue de progrès technique ou artistique (statuts d’association, de comités…) ».

42Mais il est aussi nécessaire de connaître la biographie des savants, artistes, critiques, acteurs, de posséder les scénarios ou plutôt les « découpages » utilisés pour la réalisation des « œuvres ».

43Dans ce cas, l’auteur demande une restriction car il s’agit de prendre en compte uniquement les scénarios qui « marquent une date dans l’histoire artistique du cinéma ou ceux qui sont révélateurs de la technique originelle du cinéaste ».

44Quant aux affiches, témoins, elles aussi, d’une recherche originale, et aux partitions musicales, elles ne doivent pas être oubliées.

45Léon Moussinac est moins précis avec la rubrique « Esthétique », car il s’agit là d’établir « un tableau complet de l’ensemble des idées exposées, commentées, admises ou combattues qui ont pour objet l’expression cinématographique ».

46En fait, le film doit être considéré depuis sa conception jusqu’à sa réalisation.

47Cette documentation sera établie grâce aux recherches effectuées non seulement dans les revues spécialisées, mais aussi dans les revues littéraires ou artistiques qui « ont pu se préoccuper des problèmes d’esthétisme relatifs au cinéma ».

48Le champ d’investigation doit donc s’agrandir. Les ouvrages et revues techniques, les bulletins de sociétés scientifiques seront répertoriés dans la rubrique « Technique ». Cette technique étant toujours en évolution, par des travaux théoriques ou des recherches pratiques sur le relief, la couleur ou les sous-titres, cette rubrique sera systématiquement « alimentée ».

49Léon Moussinac traite aussi du département « Critique » qu’il différencie des deux suivants, « Ciné-documentaire », car il existe une théorie spécifique au film documentaire, et « Enseignement » qui doit intéresser l’école primaire mais aussi le secondaire et même le supérieur. On trouvera là les catalogues de films d’enseignement et une « documentation sur les écoles de cinéma déjà existantes ».

50Par ailleurs, on ne traitera pas de la « Fabrication et exploitation » du film uniquement dans sa partie commerciale et industrielle. Enfin, il est nécessaire d’établir un département juridique où l’on pourra trouver la jurisprudence en matière de cinéma. Mais on pourra aussi chercher des renseignements analogues dans la rubrique « État », que Moussinac veut différente de la « Juridique » car on y trouve le thème de la censure et tous les documents issus des pouvoirs publics (propagande, organisation de l’industrie du film, etc.).

51Léon Moussinac termine avec une rubrique « Divers », incluant les « inventions qui peuvent être envisagées comme accessoires du cinématographe [ou] œuvres influencées par l’expression cinématographique ».

52Mais si l’écrit ne doit pas être, seul, pris en compte, la photographie, elle aussi, mérite sa place dans cette bibliothèque. Une documentation photographique doit être jointe à celle de l’écrit et la difficulté, dans ce cas, vient de son éphémère durée de vie, liée à son exploitation.

53N’ayant pas d’autre utilité que commerciale, ces documents, supports publicitaires des films en exploitation, sont rapidement détruits, au même titre d’ailleurs que certains films.

54Ce court passage sera la seule allusion de Léon Moussinac à la disparition des films : « Il arrive en effet que, de même que l’on ne peut plus avoir une bonne copie de film pourtant considéré comme une sorte de chef-d’œuvre, on ne puisse découvrir une des photographies qui furent employées à son lancement […] »

55Archiver des documents écrits et photographiques est une tâche immense et seul un organisme d’État peut mener à bien une telle entreprise car, outre les moyens nécessaires, elle ne doit souffrir d’aucun esprit mercantile mais doit servir à une meilleure compréhension d’un mode d’expression « universel et international ».

56A trente et un ans d’intervalle, on retrouve une préoccupation commune avec Boleslas Matuszewski. Si l’on ne refuse pas les aides des particuliers, les pouvoirs publics doivent se porter garants du bon fonctionnement de ce type d’organisme.

57Cette préoccupation commune n’est pas la seule. En effet, doit-on aussi tout conserver ? Et s’il est nécessaire de faire un choix, qui doit en assumer la responsabilité ?

58Pour Boleslas Matuszewski, seules doivent être prises en compte les actualités cinématographiques alors que Léon Moussinac demande que l’on se débarrasse de tout document superflu. A cet égard, des comités comprenant les « plus sûres compétences » – le terme se retrouve chez les deux auteurs – devront s’assurer de la qualité des documents répertoriés. Mais il n’est pas dit avec exactitude, quelles personnalités devront composer ces comités.

59Les propositions de Léon Moussinac seront, en partie, traduites dans les faits une année plus tard. En 1930, Jacques Doucet fit don de sa bibliothèque personnelle, dont une partie est consacrée au cinéma, à la bibliothèque d’Art et d’archéologie de l’université de Paris. Dirigée par Jeanne Moussinac, cette collection possède des « documents aujourd’hui introuvables et qu’il convient de compléter constamment par de nouveaux efforts5 ».

60Si, en 1898, Boleslas Matuszewski apparaissait comme un précurseur, Léon Moussinac, en 1929, participe plus d’un mouvement intellectuel portant, en germe, l’idée de la création d’une véritable cinémathèque.

61Il est vrai aussi que, depuis le début du siècle, un certain nombre de volontés ont tenté de mettre en place, de manière très limitée, des organismes chargés de préserver le patrimoine cinématographique. Ces bonnes volontés furent, pour la plupart, autant de tentatives avortées.

LES TENTATIVES AVORTÉES

Les volontés institutionnelles

La Ville de Paris

62Dès le début du siècle, diverses propositions sont formulées qui, toutes, demandent la création d’archives cinématographiques. La plupart d’entre elles émanent de conseillers municipaux de la ville de Paris. En 1906, le premier d’entre eux, Henri Turot, propose de « créer des archives cinématographiques permettant de conserver le souvenir de toutes les fêtes, cérémonies et grands événements intéressants la ville de Paris6 ^».

63Le conseiller Marsoulan reprend cette idée en 1908 et demande la création d’un musée d’archives cinématographiques, puis Émile Massait propose en 1911 l’ouverture « d’un musée de la parole et du geste, destiné à recueillir les archives cinématographiques et photographiques présentant un intérêt pour l’histoire7 ».

64Si ces propositions ne furent guère entendues, et donc peu suivies d’effets, Victor Perrot, lui, eut plus de chance en s’offusquant, dès 1911, du fait que « les films cinématographiques s’abîment facilement à l’usage et ne sont pas conservés [et que] la ville de Paris n’a rien fait pour collectionner ces nouveaux “volumina” enregistreurs de son histoire8 ».

65Instituteur, Victor Perrot est particulièrement attaché à l’idée de lier cinéma et pédagogie. Son idée trouvera tout d’abord un écho dans la presse. Ainsi, en 1912, Lucien Descaves dans le quotidien Le Journal, signe un article intitulé « Le cinéma scolaire », dans lequel il se rend à l’évidence car si « le cinématographe est, aujourd’hui, le théâtre du peuple, [c’est un] théâtre de foire proche d’un guignol pour les adolescents et les adultes9 ».

66Mais ce cinématographe peut revêtir d’autres aspects, plus nobles car « rien ne l’empêche, en effet, de joindre l’utile à l’agréable et d’être pour le peuple, en même temps qu’un théâtre, un instituteur auxiliaire ou collaborateur ».

67Le cinématographe peut même devenir « un musée mobile et circulant, grâce auquel l’enfant apprendra enfin ce qu’il ignore ou ce qu’il sait si peu […] »

68Mais avant de créer un musée, encore faut-il posséder une documentation suffisamment importante. Victor Perrot va s’employer à réaliser cette création. Le 29 mai 1920, devant la commission du vieux Paris, il développe l’idée d’un département d’archives cinématographiques réservé aux films documentaires et à la Ville de Paris. Cette commission adopte ses propositions et émet le vœu que le conseil municipal charge l’administration de rechercher, depuis l’apparition du cinématographe, les films documentaires ayant pour sujet l’histoire de Paris et du département de la Seine, de rechercher les films nouveaux de même nature et de s’assurer de leur conservation.

69Victor Perrot revient devant cette même commission pour affiner son propos le 25 juin 1921. La cinémathèque de la ville de Paris est créée en 1925, destinée à la diffusion des films en milieu scolaire, pouvant servir à l’enseignement. On en reste donc au stade du film documentaire, réservé à un rôle pédagogique, tout comme les films tournés par le Service cinématographique de l’armée furent employés à des fins de propagande.

Le Service cinématographique de l’armée

70En 1914, les premières hostilités de la Grande Guerre se déroulent sans prises de vues. Deux lieutenants, Pierre Marcel et J. L. Croze, respectivement professeur d’histoire et journaliste dans le civil, persuadent leurs supérieurs hiérarchiques de la nécessité de filmer le théâtre des opérations militaires.

71Dès août 1914, est créée la Section cinématographique de l’armée grâce à l’aide des quatre grandes sociétés de production françaises, à savoir Pathé, Gaumont, Éclair et Éclipse, chacune d’entre elles envoyant un opérateur de prises de vues sur le front.

72Ce nouveau service fut installé au 3, rue François I^er, à Paris, où les sections photographique, celle-ci déjà existante, et cinématographique furent réunies pour former la Section photographique et cinématographique de l’armée, le lieutenant J. L. Croze dirigeant les équipes d’opérations dans la zone Nord et Pierre Marcel prenant en charge l’administration générale.

73Après la guerre, cette « section » devait « doter chaque corps de troupe d’un appareil de projection et de films d’instruction militaire ainsi que les films de propagande morale et sanitaire, éducatifs et récréatifs10 ».

74Outre la réalisation, la diffusion et la projection des films, cette section participe aussi de la fourniture de matériel cinématographique et de la formation des opérateurs.

75Possédant trois cent cinquante films et quatre cents appareils en service en 1918, elle devient le Service cinématographique des armées avec la Seconde Guerre mondiale pendant laquelle il produira, chaque semaine, un Journal de guerre, sous la direction du colonel Calvet. Malgré l’Occupation, les collections parviendront à subsister et, en 1948, le Service s’installe au fort d’Ivry. En 1961, il change une nouvelle fois de nom et devient l’Établissement cinématographique et photographique des armées11.

76Si, en 1914, il s’agissait de filmer les opérations militaires, ce service va rapidement devenir un centre de conservation de documents précis, les actualités cinématographiques, qu’elles soient politiques ou militaires, mais aussi un centre de conservation de films d’instruction, de propagande, ou de films à caractère technique sur le matériel militaire et donc, là, à orientation pédagogique.

77Mais si la création de la Section cinématographique de l’armée fut une réussite dans la mesure où elle a su, au fil des années, constituer une véritable collection, elle ne peut être considérée pour autant comme une véritable cinémathèque. Elle reste trop spécialisée pour prétendre à revêtir l’appellation de cinémathèque.

78Qu’ils soient à caractère purement pédagogique (cinémathèque de la ville de Paris) ou militaire, les organismes créés avec l’aide des pouvoirs publics restent limités dans leurs buts et leurs moyens pour pouvoir englober toute l’activité cinématographique. Il n’est question que de films documentaires, de « journaux parlés », mais pas encore de films de fiction. Leur but n’est pas la conservation en vue de la projection, sinon d’un art, du moins d’un mode d’expression, mais d’établir des collections à des fins, sinon partisanes, du moins orientées vers des buts très spécifiques.

79Mais ces créations ne furent pas les seules. Des particuliers tentèrent, eux aussi, de créer des archives cinématographiques. L’abbé Joye et Albert Kahn furent les plus entreprenants d’entre eux et connurent quelque succès.

Les pionniers

L’abbé Joye

80Né le 18 avril 1852, à Romont, dans le canton de Fribourg, en Suisse, Joseph Joye, après des études de théologie, fut nommé en 1886 à Bâle comme vicaire chargé de l’enseignement de la religion. Jésuite dans une région à forte domination protestante, il dut rivaliser d’ingéniosité afin de pouvoir transmettre son enseignement, qu’il prodigua à partir de 1898 dans le « Borromäum », annexe de l’église de Bâle, tous les dimanches pour les enfants et les mardis soir pour les adultes.

81Son principe pédagogique était basé sur la perception sensorielle car « l’attraction est renforcée, grâce à la projection lumineuse, dans un local assombri, par le fait que les sens – la vue et l’ouïe – stimulent l’imagination de l’enfant12 ».

82Il commença par fabriquer des plaques de lanterne magique de manière très artisanale, dans un cagibi construit avec des lattes dont il avait fait une chambre noire, au moyen de planches et de morceaux de toile. Puis :

« […] un solide diamant lui servit à découper, dans des fragments de vitres, les plaques des différentes grandeurs dont il avait besoin, qu’il couvrit d’un côté d’une émulsion photographique ; il les sécha, les utilisa pour ses négatifs. Pour le développement des négatifs et des positifs, il recourut à de la vaisselle usagée, et, pour le lavage des plaques après le développement, à une vieille baignoire13 ».

83Joseph Joye photographiait les images parues dans les journaux illustrés, le London News, L’Illustration, ou le Liepiziger Illustriert, qu’il coloriait ensuite avant de les projeter contre les murs, illustrant ses programmes tels que « Les faits de la biologie et l’existence de Dieu », ou « La magnificence de l’Immaculée Conception ».

84Cette première collection comportait seize mille diapositives, mais avec l’apparition du cinéma, l’activité de l’abbé Joye allait prendre une nouvelle dimension.

85Dès 1900, il commence à acheter des films alors qu’aucun cinéma permanent, et encore moins de circuit de distribution, n’existait en Suisse. Après l’achat des productions de la salle de cinéma de Bâle, « Fata Man-gana », ses collections, en 1911, représentaient deux cent cinquante mille mètres de pellicule et près de vingt mille titres, de courts et longs métrages, de documentaires, mais aussi de véritables fictions avec notamment des films de Griffith, Porter, Edison ou Max Linder. Rappelé en Allemagne en 1911, l’abbé Joye dut cesser son enseignement avant de revenir à Bâle pour y décéder le premier mars 1919.

86Ses collections, propriété de l’ordre des Jésuites, furent, pendant quarante ans, laissées à l’abandon dans une soupente du Borromâum. Une grande partie en fut altérée, voire détruite et le reste fut transféré dans une cave du « Scheideggstrasse » de Zurich, avant d’être récupéré par le National Film Archive de Londres.

87L’abbé Joye ne s’était pas contenté de collectionner les seuls documentaires, mais avait bien saisi tout l’attrait que pouvaient constituer les films de fiction. Sa collection peut être considérée comme la première véritable cinémathèque. Mais Joseph Joye envisageait lui aussi le cinéma comme un outil pédagogique, voire d’évangélisation. Il devait l’aider à mieux faire appréhender la vulgate du catéchisme. Le cinéma était le moyen de transmettre un message religieux.

Albert Kahn

88Fils d’un modeste marchand de bestiaux du Bas-Rhin, Albert Kahn se révèle très tôt doué pour la finance. Fortune faite dès vingt-quatre ans, ce banquier, amateur d’art et disciple de Bergson, se passionne pour la photographie et le cinématographe. Humaniste et philanthrope, installé à Boulogne en 1893, il se découvre une passion supplémentaire, l’étude du comportement des êtres humains, et il aimerait que les hommes apprennent à se connaître grâce à l’image.

89À partir de 1909, il envoie des photographes et des opérateurs de prises de vues aux quatre coins du monde, afin de fixer sur la pellicule les grands événements et surtout la vie quotidienne dans ses aspects les plus divers.

90Trente-sept pays d’Europe, d’Afrique, d’Asie et d’Amérique sont ainsi visités et les images rapportées à Boulogne constituent les « Archives de la planète », gérées par Jean Brunhes, professeur de géographie au Collège de France.

91Albert Kahn crée aussi le « Cercle autour du monde », sorte de société savante, carrefour des élites intellectuelles, artistiques ou politiques, où l’on peut rencontrer Henri Bergson, André Gide, Paul Valéry, Rudyard Kipling, Emile Durkheim ou Albert Einstein, et auquel fera suite le « Comité national d’études sociales et politiques ».

92Mais, en 1931, la crise s’abat sur l’Europe et bon nombre de banques françaises doivent déposer leur bilan. Albert Kahn n’est pas épargné. Ses biens sont saisis et le 26 mars 1936, le département de la Seine lui rachète ses collections et sa propriété de Boulogne.

93Les « Archives de la planète » deviennent alors la « photothèque-cinémathèque Albert Kahn » et comptent aujourd’hui soixante-douze mille plaques autochromes couleurs (les photographes d’Albert Kahn utilisaient un procédé mis au point en 1904 par les frères Lumière) et cent soixante-dix mille mètres de pellicule.

94Une fois de plus, une collection a été créée pour répondre à un but précis, en l’espèce mieux connaître les hommes. Mais à la différence de l’abbé Joye, Albert Kahn ignore la fiction.

Le projet de Jean Mitry et Jean-Placide Mauclaire

95Deux jeunes gens, Jean Mitry et Jean-Placide Mauclaire, décident, en 1927, de fonder une cinémathèque, sans aucune restriction quant aux types de films qu’ils auraient pu récupérer, sans aucune arrière-pensée à caractère pédagogique ou idéologique.

96Cette belle idée en restera au stade du vœu pieux et si la courte collaboration entre ces deux personnages aboutit à un échec, la primauté de l’idée de conservation en revient à Jean Mitry.

97Jean Mitry était déjà sensibilisé à cette idée de conservation. On pouvait certes se féliciter de l’existence de la cinémathèque de la Ville de Paris, consacrée aux documentaires et à l’enseignement, mais on pouvait tout autant s’offusquer de l’absence d’une cinémathèque consacrée aux films de fiction.

98Un certain nombre de critiques cinématographiques, déjà, se préoccupaient d’une telle absence, mais seul Jean Mitry eut la volonté de créer une telle entreprise. « Déjà, en 1925, 1926, j’avais l’idée d’une cinémathèque, je pensais à la nécessité d’une cinémathèque. C’était indispensable d’avoir une cinémathèque pour conserver des films de fiction, des films purement cinématographiques14. »

99Mais les propos de Jean Mitry ne reçurent alors que peu d’échos. Les distributeurs et les producteurs de cinéma se montraient peu intéressés et seuls quelques cinéastes semblaient sensibilisés. Mais s’ils encouragèrent Jean Mitry, ils ne purent lui être d’aucune aide, par manque de temps et de moyens financiers. Ces moyens financiers, Jean Mitry n’en possédait guère plus et il ne pouvait s’engager, seul, dans une telle aventure.

100En 1927, il rencontre pourtant Jean-Placide Mauclaire. Étudiant en médecine, ce dernier collaborait à un journal dans lequel Jean Mitry, lui aussi, assurait la rédaction d’une rubrique de cinéma. « J’ai connu Mauclaire qui était collaborateur à Paris-Journal, où Charensol était secrétaire de rédaction, Claude Autant-Lara avait une rubrique dans la page cinéma, j’en avais une autre, puis Mauclaire est venu apporter des articles intelligents15. »

101Plus fortuné que Mitry, fils d’un médecin membre de l’Académie de médecine, Jean-Placide Mauclaire pouvait engager des moyens financiers nécessaires à la création d’une cinémathèque.

102Il s’engagea donc à apporter l’argent nécessaire lorsque Jean Mitry se confia à lui. Ils reçurent le soutien, toujours verbal, d’Abel Gance, Marcel L’Herbier et Germaine Dulac. Mais le projet avortera, Jean-Placide Mauclaire préférant engager ses capitaux dans une autre direction, sur les conseils d’une amie, quelque peu mondaine et que « l’idée de cinémathèque ne […] satisfaisait pas beaucoup, parce qu’il n’y avait pas de brillance, pas d’éclats. Pour elle, l’idée était d’avoir un cinéma comme le “Vieux Colombier” ou les “Ursulines”. Elle a convaincu Mauclaire d’acheter une salle de cinéma16 ».

103Jean-Placide Mauclaire investit ses capitaux dans une salle de répertoire qui deviendra le « Studio 28 » et Jean Mitry abandonnera son projet. Nous sommes à la fin des années 1920.

104Depuis la plaquette de Boleslas Matuszewski en 1898, et quelques mois avant la publication de « La Bibliothèque idéale » de Léon Moussinac, bon nombre de tentatives pour créer des collections de films ont donc pu être inventoriées. Certaines en sont restées au stade des propositions, d’autres se sont contentées de définir une cinémathèque limitée dans ses objectifs, le plus souvent à caractère pédagogique (Ville de Paris, collection de l’abbé Joye), la plupart privilégiant les films documentaires et d’actualité (Ville de Paris, collection Albert Kahn, Service cinématographique de l’armée).

105La seule tentative de mettre en place une archive cinématographique englobant tout le cinéma et dont le seul but était sa préservation, a seulement failli voir le jour. Sans doute en aurait-il été tout autrement si les pouvoirs publics avaient su instaurer un régime du dépôt légal digne de ce nom pour les œuvres cinématographiques.

Le dépôt légal

106Dans sa brochure, Boleslas Matuszewski prévoyait déjà la nécessité d’instaurer un dépôt légal pour les films. Mais la volonté de créer ce « dépôt cinématographique », comme les autres propositions de Matuszewski ne fut guère entendue.

107Pourtant, l’instauration du dépôt légal qui « consiste dans le dépôt imposé par le législateur et dans les conditions fixées par lui, notamment le lieu, d’un ou plusieurs exemplaires d’une œuvre ou d’un enregistrement17 », aurait permis, par définition, sinon véritablement de conserver, du moins de répertorier le patrimoine cinématographique. « Il n’y a en effet aucune raison pour que la chose imprimée sur pellicule, dont nul ne s’étonne qu’en tant de circonstances, elle soit mise sur le plan de la chose imprimée sur papier, ne soit pas soumise au même régime administratif que cette dernière18. »

108Mais mode d’expression nouveau, le cinéma posait problème aux juristes et l’administration, en ce début de xx^e siècle, n’avait pas encore saisi toute sa complexité.

109A partir de la seconde moitié du xix^e siècle, des épreuves photographiques sur papier sont déposées à la Bibliothèque nationale. En 1897, le cabinet des Estampes enregistre l’entrée de photographies portant le mention « Fiat Lux, Eugène Pitou, photographe ». Ces photographies représentaient des scènes de films. Puis la société Pathé déposera, dans ce cabinet des Estampes, des résumés de scénarios.

110Mais on en reste la a un stade que 1 on pourrait qualifier d’empirique, dû à une absence de législation.

111Dans leur ouvrage publié en 1908, Le Cinématographe devant le droit, Maugras et Guégan soulèvent pourtant le problème du dépôt légal en soulignant que les poursuites en contrefaçon d’une œuvre cinématographique ne peuvent intervenir qu’en fonction du dépôt légal de cette œuvre conformément à l’article 6 de la loi du 19 juillet 1793.

112Cette loi accordait aux auteurs d’écrits en tout genre (compositeurs de musique, peintres ou dessinateurs) un droit exclusif de jouissance de leurs œuvres durant leur vie entière ainsi que la possibilité d’en céder la propriété, totalement ou en partie.

113Une œuvre cinématographique ne pourra donc être protégée qu’à la condition que les photographies de toutes les images du film soient déposées. Mais le ministère de l’Intérieur refusa le dépôt légal de films à cause du danger qu’ils représentaient : l’inflammabilité. Encore pouvait-on se montrer satisfait qu’il accepte toutefois des « photographies de pellicule ».

114Dans l’esprit de Maugras et Guégan, l’important était de protéger les auteurs de films de toute contrefaçon, de tout imitateur. Il s’agissait de protéger les droits d’auteur. Mais l’instauration du dépôt légal aurait permis aussi « […] La conservation de documents filmés sur les événements de l’époque et aussi d’œuvres cinématographiques particulièrement dignes de conservation19 ».

115Avec la loi du 19 mai 1925, le cinématographe est enfin pris en compte et le dépôt légal est instauré. L’article 1^er stipule en effet que :

« […] les imprimés de toute nature (livres, périodiques, brochures, estampes, gravures, cartes postales illustrées, cartes de géographie…), les œuvres musicales, les œuvres photographiques […], les œuvres cinématographiques et phonographiques et généralement toutes les productions des arts graphiques reproduits en nombre sont, sous réserve des dispositions des articles 11 (ouvrages de luxe, gravures et estampes de luxe, éditions musicales) et 12 (nouveaux tirages, réédition), l’objet d’un double dépôt effectué par l’imprimeur ou le producteur d’une part et de l’éditeur d’autre part ».

116Mais l’article 5 de cette même loi précise que :

« […] les épreuves photographiques sur matière fragiles ou périssables (verres, celluloïd, etc.) sont remplacées par des épreuves tirées sur papier. [Et surtout que] pour les bandes cinématographiques, le dépôt peut ne comprendre qu’une image par sujet ou scène, accompagnée des titres, sous-titres et analyses ».

117Si cette loi a eu le mérite de fixer le principe du dépôt légal des films, cette dernière disposition « dénote une complète ignorance de la nature même de l’œuvre cinématographique20 ».

118L’œuvre cinématographique ne peut se résumer à une seule image ou à un scénario.

119Peu au fait de la nature du cinématographe, le législateur a pu tout autant vouloir se garantir face au danger que représentait tout film. Pour enregistrer les œuvres cinématographiques, on utilisait, jusqu’au début des années 1950, un support à base de nitrate de cellulose, dit « film-flamme », qui, par la nature même de ses composants chimiques, était auto-inflammable et devenait un véritable explosif.

120Il fut même à l’origine d’un certain nombre d’incendies dont le plus célèbre reste celui du bazar de la Charité, rue Jean Goujon, à Paris, le 4 mai 1897, « […] incendie que personne n’a oublié. Le nombre des morts, l’horreur des épisodes, la qualité des victimes […] tout concourut à faire de ce désastre un deuil international dont le retentissement dure encore21 […] »

121En fait, lors de ce tragique incendie, « il y eut cent-quarante victimes, presque toutes des femmes – dont la duchesse d’Alençon22 ».

122Aucune sanction n’étant prévue si la loi était contrevenue, l’obligation du dépôt n’étant assortie d’aucune sanction, et l’inflammabilité des films rendant ce dépôt dangereux, cette loi n’eut en fait aucun effet. Il faudra attendre le régime de Vichy pour que soit de nouveau traitée cette notion de dépôt légal23.

LA POLITIQUE DE CONSERVATION DES SOCIÉTÉS DE PRODUCTION

Une coupable attitude

123En l’absence d’une véritable législation, les producteurs avaient tout loisir de disposer de leurs films à leur guise. Produit industriel et valeur commerciale, le film, passé son délai d’exploitation, n’est plus considéré comme rentable, et était plus ou moins laissé à l’abandon.

124En fait, dès lors qu’il n’est plus à l’affiche, le film ne peut connaître qu’un sort funeste. Dans le meilleur des cas, les producteurs, tout simplement, gardaient leurs films par négligence ou désintérêt. Ils les entreposaient dans les caves de leurs sociétés ou dans les locaux des sociétés de tirage comme G. T. C. ou L. T. C. auxquelles ils payaient un droit de location.

125Mais le plus souvent, ces films étaient détruits. Considéré comme un « simple divertissement d’ilotes » au début de son exploitation, le cinéma ne pouvait avoir aucune vocation à pérennité.

126Ces films étaient d’ailleurs souvent utilisés jusqu’au moment où, tellement usés, ils ne pouvaient plus être projetés. Afin que les forains puissent en assurer la plus grande rentabilité possible, ils

« conservaient [les films] avec le plus grand soin dans des boîtes comprenant une petite cuvette d’eau, pour éviter la dessication du celluloïd. Un film était exploité ainsi sans interruption pendant un, ou même dix années, surtout chez les petits exploitants qui se déplaçaient constamment et n’avaient donc pas besoin de renouveler souvent leur programme24 ».

127Plutôt que de s’encombrer de stocks, les producteurs, que l’on appelait au début du siècle « fabricants de films », ou « éditeurs de films » préféraient récupérer quelques francs de la vente de leurs films qu’ils envoyaient « à la fonte ». En fait, cela voulait dire que les films étaient détruits lors d’une opération qui permettait de récupérer l’argent fixé après développement, ou de récupérer le support, qui pouvait être transformé et devenir objets de consommation, peignes, talons de chaussures ou ustensiles divers.

128Les copies de films sorties des circuits de distribution et désormais hors d’exploitation sont donc envoyées « à la fonte » par milliers de tonnes de façon tout à fait habituelle. Toute société de production pouvant par ailleurs être mise en liquidation ou déclarée en faillite, les négatifs eux-mêmes pouvaient connaître un sort funeste et « les chefs-d’œuvre de l’art cinématographique purent ainsi se trouver irrémédiablement détruits25 ».

129Les grandes sociétés ne sont guère épargnées. Dans un constant souci d’affirmer le monopole de sa firme sur l’industrie cinématographique, Charles Pathé, en conflit avec la société Eastman pour la production de films vierges, n’a pas hésité, en 1910, à rechercher ses propres films, à base de nitro-cellulose, afin d’en récupérer la pellicule.

« Pendant un an, je dus organiser, en France et à l’étranger, la rafle de vieux films, usagés ou non. Je les faisais diriger tous sur Joinville-le-Pont. Là, je faisais dépouiller les bandes de leur gélatine puis je les réémul-sionnais en largeur standard de trente-cinq mm, après les avoir repolis, car elles nous arrivaient, la plupart du temps, rayées par suite de l’usage26. »

État des pertes

130L’état des pertes est donc considérable. Non seulement le film, produit périssable, est transformé pour que l’on puisse récupérer son support et les sels d’argent qu’il détient, mais, de plus, en tant que mode d’expression, il est tributaire des phénomènes de mode, de « l’air du temps », de l’intérêt des spectateurs qui privilégient telle ou telle forme de représentation, tel ou tel genre cinématographique.

131Le cinéma des années 1920 n’est plus celui du début du siècle, exploité par les forains. Peu à peu s’est élaboré un langage, une expression qui lui est propre, à tel point que l’on peut affirmer que, outre l’élimination « quotidienne », due au mode de fonctionnement de l’industrie cinématographique, deux grandes vagues de destruction ont marqué l’histoire du cinéma, avant la naissance des premières cinémathèques.

132La première est celle du cinéma primitif, la seconde est due à l’arrivée du cinéma parlant.

Le primitif

133À la fin des années 1910, lorsque le cinéma quitte le territoire des forains pour se sédentariser, il devient une véritable industrie. D’attraction foraine, il se transforme en un véritable spectacle. L’après-guerre est l’heure de la réorganisation du monde cinématographique, les structures commerciales s’organisent, la durée des films s’allonge, et passe de quinze ou trente minutes à quatre-vingt-dix minutes, durée devenue « standard ». Les goûts évoluent et certaines productions deviennent irrémédiablement démodées. Bref, « c’est tout ce que le spectateur de 1920 avait aimé dans son enfance et dont il a maintenant un peu honte : la grandiloquence, l’irréalisme, la féerie27 ».

134Cette production d’avant-guerre n’est donc plus source de revenus, elle n’est plus exploitée. Les stocks de films s’entassent dans les entrepôts et sont vendus, en masse, à l’industrie chimique qui récupère sels d’argent et nitro-cellulose.

135Cette attitude, commune à toutes les cinématographies, détruit des pans entiers de la production à tel point que « […] le pourcentage des pertes peut-être évalué, sur le plan mondial, pour la période 1895-1915, à quatre-vingt pour cent28 ». Quant à la seule production française, antérieure à 1910, on peut dire que les « huit dixièmes des négatifs produits par Gaumont, Pathé, Éclipse ont été perdus ou détériorés29… »

Le passage du muet au parlant

136D’abord sonore, puis parlant, le cinéma, et sa nouvelle forme d’expression, ne vont se généraliser que progressivement.

137Si Le Chanteur de jazz est présenté à Paris le 30 janvier 1929, il faudra attendre l’année 1934 pour que la dernière salle d’exploitation spécialisée dans le cinéma muet disparaisse.

138Les salles d’exploitation doivent s’équiper en fonction du son, les cinéastes doivent apprendre à maîtriser de nouvelles techniques, mixage, doublage, bruitage, jusqu’au montage qui est appréhendé désormais de façon nouvelle. Bref, le monde cinématographique connaît une véritable révolution.

« L’enregistrement du son exigeait le silence absolu, il fallait insonoriser les studios par l’adjonction d’une cloison intérieure rembourrée de liège, de sable ou de fibre de verre ; certains durent être complètement rénovés. Les salles, qui projetaient depuis une cabine en tôle galvanisée derrière les fauteuils d’orchestre ou derrière ceux du premier balcon, durent établir une cabine en maçonnerie à l’extérieur du bâtiment ou séparée par un mur intermédiaire. Pour des raisons d’acoustique, beaucoup d’entre elles durent être reconstruites30. »

139En dépit des premières réalisations, de qualité plutôt médiocre, le public, peu à peu, s’habitue au parlant. Le cinéma muet tombe dans l’oubli. De nouveau, des stocks entiers de copies de films, mais aussi de négatifs, sont vendus. Certains « récupérateurs » les négocient au kilogramme et « […] l’on assiste à l’éviction d’un produit par un autre, une éviction rapide, radicale et à peu près universelle, qui est sans doute unique dans l’histoire du spectacle31 ».

140Là aussi, une grande partie de la production est détruite. D’après Raymond Chirat et son Catalogue des films de fiction, la France aurait produit mille cent-vingt longs métrages de 1919 à la fin du muet et le pourcentage des pertes serait de l’ordre de soixante-dix pour cent.

141Mais ce tableau quelque peu attristant doit être nuancé. Toutes les sociétés de production n’ont pas systématiquement détruit tous leurs films. Ainsi, les sociétés Pathé, Gaumont et même Lumière ont été sensibilisées par cette notion de patrimoine et ont pu conserver une partie de leurs collections.

142Il ne s’agit pas pour ces sociétés de constituer véritablement des cinémathèques mais de posséder des structures afin de pouvoir stocker des copies de films. La mise en place de telles structures ne pouvait être que l’apanage de grandes sociétés.

143Moins tributaire d’un marché qu’elles maîtrisent peu ou prou, pouvant alimenter grâce à leurs stocks leurs propres réseaux de distribution et d’exploitation, les entreprises Pathé ou Gaumont étaient suffisamment solides pour investir des moyens financiers dans des frais de stockage.

144En 1920, Léon Gaumont achète un entrepôt à un marchand de vin, aux Lilas, 52, rue de Paris afin d’y déposer ses propres films mais aussi pour louer des emplacements à des confrères.

145Aménagé en caves fermées par des portes blindées, cet entrepôt devait aussi comporter une future salle de projection.

146Mais l’humidité des caves était trop importante et l’on n’hésita pas à mettre en garde Léon Gaumont contre les détériorations qui ne manqueraient pas de se produire car « […] l’atmosphère d’une cinémathèque doit être absolument sèche, ou sinon les films que l’on y mettra en dépôt seront exposés à être piqués et rongés32 ».

147Ce projet, toutefois, passera au stade de la réalisation. Dans ces entrepôts aménagés seront déposés une partie des films détenus par la Cinémathèque française et « […] les blockhaus aux Lilas ont été l’un des premiers blockhaus de la Cinémathèque française au début de l’Occupation33 ».

148Ces propos seront de nouveau confirmés par Jean Mitry lui-même lors de son entretien avec Benoît Patar pour la revue Archives :

149« En 1942, la plupart des films français ont été entreposés aux Lilas dans les blockhaus de la société Gaumont. Lesquels (en fait les caves d’un marchand de vin) étaient fragiles34. »

150Mais le terme de blockhaus ne doit pas faire illusion. Ils ne sont en fait que des locaux servant de dépôt aux sociétés de production, mais aussi, et surtout, aux sociétés de tirage et dont le rôle fut ni de conserver ni de préserver le patrimoine cinématographique. Les cinémathèques vont donc naître de la prise de conscience de la disparition du cinéma muet.