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Partisans et Tchetniks en Yougoslavie durant la Seconde Guerre mondiale

 | 
Antoine Sidoti

Chapitre 10. La mystification d’un « avis de recherche »

Texte intégral

  • 1 Walter Hagen, Le Front secret..., op. cit., p. 225.

1Quelles que soient les arrière-pensées de collaboration de Tito avec les Allemands, et quelle que soit la collaboration avec les tchetniks, appréciée des Italiens et désapprouvée par Hitler, aux yeux du Führer, Tito vaut bien Mihailović et Mihailović vaut bien Tito, parce que l’un et l’autre sont des « rebelles [avec lesquels] on ne négocie pas » ! Autrement dit, ce sont des bandits – dans un registre de langage cher à l’occupant – que l’« on [...] fusille »1 ! Dans ces conditions, voyons de plus près comment la propagande allemande considère à cette époque les deux dangereux bandits-concurrents en question.

  • 2 Agnès Chabrier, Les Pierres crient..., Grasset, Paris, 1948, p. 169. Les deux affiches les plus cla (...)

2Le 21 juillet 1943, la presse belgradoise, dont, par exemple, Novo Vreme (Le Temps nouveau), publie l’annonce d’un double avis de recherche (voir table IV du cahier-photos). Elle est signée du commandant des troupes allemandes en Serbie, le général Paul Bader, qui promet une récompense de 100 000 reichsmarks-or à quiconque permettrait la capture de Tito et une somme équivalente pour celle de Mihailović. Auparavant, dès 1941, le même général avait fait placarder des affiches sur les murs des villes de Serbie, promettant la même récompense de 100 000 reichsmarks-or à quiconque livrerait Mihailović et Tito morts ou vifs. Agnès Chabrier l’évoque dans son roman, en janvier 1948 : « Et tout à coup, une affiche collée sur un mur au coin d’un village, une affiche allemande [...]. L’ennemi y offre la même récompense pour la tête de Tito et celle de Mihailović : cent mille marks or. J’aurais bien voulu oublier que la BBC et nos journaux ont fait état de cette affiche, mais que Tito seul en avait eu toute la gloire2 ! »

3La présentation de l’avis de recherche par presse interposée est équitablement répartie en deux sections, sous l’intitulé général, sur deux lignes : « Nouvelles mesures contre le banditisme ». Suivent les deux avis de recherche individualisés :

4a) Le document de la moitié supérieure de la feuille, qui montre le buste de Tito, sur le côté droit, accompagné du texte suivant :

« Récompense de 100 000 reichsmarks-or ! CELUI QUI AMÈNERA VIVANT OU MORT LE CHEF COMMUNISTE TITO RECEVRA 100 000 REICHSMARKS-OR.
Ce criminel a jeté le pays dans le plus grand malheur. Comme agent bolchevique, ce profanateur d’églises, voleur et brigand de grand chemin, a voulu instaurer dans le pays une République soviétique et s’est imaginé qu’il était appelé à “libérer” le peuple. Pour atteindre ce but, il s’est entraîné dans la guerre civile espagnole et en Union Soviétique où il a appris toutes les méthodes terroristes du GPU, les méthodes de la profanation de la culture et de la destruction bestiale des vies humaines.
Son action libératrice, qui se proposait d’ouvrir la voie au bolchevisme, au plus terrible régime politique au monde, a détruit les biens et la vie de milliers d’hommes. Elle a seulement troublé la paix des paysans et des citadins et a jeté le pays dans une misère et un malheur indescriptibles. Les églises détruites et les villages incendiés sont les traces qu’il a laissées de son passage.
POUR CETTE RAISON LA TÊTE DE CE DANGEREUX BANDIT EST MISE À PRIX POUR 100 000 REICHSMARKS-OR.
Celui qui prouve qu’il l’a mis hors d’état de nuire, ou celui qui le livre aux autorités allemandes les plus proches, non seulement recevra la récompense de 100 000 reichsmarks-or, mais de plus aura accompli une œuvre nationale car il aura libéré son peuple et sa patrie du fléau de la terreur bolchevique et sanguinaire.
Le commandant en chef
des troupes allemandes en Serbie. »

5b) Le document de la moitié inférieure de la feuille montre le buste de Mihailović, sur le côté gauche, accompagné du texte suivant :

« Récompense de 100 000 reichsmarks-or ! CELUI QUI AMÈNERA VIVANT OU MORT LE CHEF BANDIT DRAŽA MIHAILOVIĆ RECEVRA 100 000 REICHSMARKS-OR.
Ce criminel a jeté le pays dans le plus grand malheur. Abêti par une vie corrompue, il s’est imaginé qu’il était appelé à “libérer” le peuple. Comme mercenaire anglais, ce grotesque vantard n’a rien fait d’autre qu’ouvrir la voie au bolchevisme, permettant ainsi la destruction de tous les biens nationaux que le peuple considérait depuis toujours comme intouchables et sacrés. En agissant de la sorte, il a troublé la paix des paysans et des citadins, il a détruit les biens et la vie de milliers de personnes et il a jeté le pays dans une misère et un malheur indescriptibles.
POUR CETTE RAISON LA TÊTE DE CE DANGEREUX BANDIT EST MISE À PRIX POUR 100 000 REICHSMARKS-OR.
Celui qui prouve qu’il l’a mis hors d’état de nuire ou celui qui le livre aux autorités allemandes les plus proches non seulement recevra la récompense de 100 000 reichsmarks-or, mais de plus aura accompli une œuvre nationale car il aura libéré son peuple et sa patrie du fléau d’une terreur sanguinaire et déshonorante.
Le commandant en chef des troupes allemandes en Serbie. »

  • 3 Émile Guikovaty, Tito, Paris, Hachette, 1979, p. 280.

6Vu du côté des Alliés, cet avis de recherche aboutit à la désinformation déjà évoquée par Agnès Chabrier à propos de l’affiche : « Les journaux britanniques et américains en firent mention – mais seulement dans le cas de Tito. Le quotidien new-yorkais PM, très influent à l’époque dans l’opinion libérale américaine, publia le 21 septembre une photo de l’affiche : seule la partie concernant le leader communiste était reproduite3. »

  • 4 Oberkommando der Wehrmacht (OKW) : le Commandement suprême des forces armées allemandes, dirigé par (...)
  • 5 Branko Lazitch, Tito et la révolution yougoslave, 1937-1956, op. cit., p. 91. L’auteur cite ses sou (...)

7La présentation tronquée de ce document est un des signes laissés à la postérité du choix opéré définitivement, à cette date, par les alliés occidentaux en faveur de Tito. Et pourtant, à cette époque, malgré le récent échec de leur « Cinquième offensive », l’opération Schwarz, les Allemands continuent de considérer Mihailović comme leur adversaire le plus redoutable, s’il faut en croire le chef des services de renseignements pour l’Europe de l’Est, le général Reinhard Gehlen, qui, le 9 février 1943, signe un rapport de l’OKW4 où il affirme : « Parmi les différents mouvements insurrectionnels qui provoquent de plus en plus de troubles dans la région de l’ancien État yougoslave, le mouvement de Draža Mihailović reste au premier rang en ce qui concerne la direction, l’armement, l’organisation et l’activitité. » De même, Hitler confie à Mussolini quelques jours plus tard, dans une lettre datée du 16 février 1943, qu’il « discerne [...] un danger particulier dans les plans à long terme qu’établissent les partisans de Mihailović... »5.

  • 6 PM-VK 1941-1945, op. cit., p. 207.

8Mais cet avis de recherche est également exploité plus tard par le régime belgradois de l’après-guerre, qui va jusqu’à rendre inexistant l’inactif Mihailović, dans la construction patiente de sa toile de la mythologie partisane. Cela se passe dans la Yougoslavie de Tito, « à l’occasion du vingtième anniversaire de l’insurrection des peuples yougoslaves ». À cette occasion paraît un gros volume, un hymne à « la grandeur des sacrifices consentis », comportant un nombre important d’illustrations et de documents d’époque, en somme une « édition jubilaire », lit-on sur la dernière page de l’ouvrage, pour lequel « la rédaction s’est laissée guider par le souci de présenter de façon illustrée et de la manière la plus authentique possible – par des photographies originales et non retouchées, des fac-similés et des textes succincts – la lutte et les réalisations des peuples yougoslaves pendant la guerre libératrice de 1941-1945 »6. Or, l’un des documents reproduits dans ce livre-atlas officiel est accompagné de la légende suivante, en lettres capitales : « Les allemands comprirent la gravité du danger que représentait pour eux une personnalité aussi forte que Tito à la tête du mouvement de libération nationale. Après avoir essayé en vain de le capturer, ils mirent sa tête à prix. Sur la photo : fac-similé de l’affiche par laquelle l’occupant allemand offrait 100 000 reichsmarks-or pour la tête de Tito [ibid., p. 43]. » Nous constatons que rien n’est dit de Mihailović. Certes, la photographie reproduisant Tito est bien un fac-similé de l’affiche le concernant, « authentique, originale, non-retouché ». Cependant, aucune allusion n’est faite à l’existence de l’autre personnalité « dangereuse » également « recherchée », Mihailović, pour la capture ou l’assassinat duquel le prix offert est le même que celui proposé pour la capture ou l’assassinat de Tito.

  • 7 Paolo Puntoni, Parla Vittorio Emanuele III, Bologne, Società Editrice Il Mulino, 1993, p. 123-124.
  • 8 Walter Hagen, Le Front secret..., op. cit., p. 226.

9Pourtant, Hitler désigne son principal adversaire en Mihailović et non en Tito. Le 2 mars 1943, en commentant « la copie du message du 16 février que le Führer a envoyé au Duce [...], un document de 21 pages dactylographiées dans lequel Hitler fait le point de la situation », le roi d’Italie, Victor-Emmanuel III, constate en effet que « [ce qui] préoccupe [Hitler], c’est surtout l’action de Mihailović, qui est en train d’organiser une véritable armée et qui, le moment venu, se lancera contre les Allemands et les Italiens épaulés par des Serbes, des Albanais, des Monténégrins et des Grecs »7. Peu de temps après ce message de Hitler à Mussolini paraît ledit avis dans la presse du régime d’occupation en Serbie. Mais il paraît surtout après l’échec de l’opération Schwarz, c’est-à-dire aussi pendant la présence de la mission britannique Typical. Cela permet également de mesurer la possible teneur émotionnelle des informations transmises à Churchill par le capitaine Deakin, sur l’héroïsme vécu en prise directe par le chef de mission, qui se déclare impressionné par « la personnalité dynamique de Tito, moteur de toute l’armée de libération8 ».

Notes

1 Walter Hagen, Le Front secret..., op. cit., p. 225.

2 Agnès Chabrier, Les Pierres crient..., Grasset, Paris, 1948, p. 169. Les deux affiches les plus classiques et connues des deux recherchés, identiques dans leur conception, qui est aussi la plus proche de l’édition de Novo Vreme, sont reproduites dans De l’unification à l’éclatement : l’espace yougoslave, un siècle d’histoire (ouvrage collectif), Bibliothèque de documentation internationale et contemporaine, université de Paris X – Nanterre, 1998, p. 116 (pour l’affiche de Mihailović) et p. 119 (pour l’affiche de Tito). Une affiche (ou un tract ?) concernant seulement Tito, est reproduite par l’ancien chef de mission britannique, l’année de la mort du maréchal-président : Fitzroy Maclean, Josip Broz Tito, Mladost-Zagreb / Jugoslovenska revija-Beograd / Pobjeda-Titograd, 1980, p. 50.

3 Émile Guikovaty, Tito, Paris, Hachette, 1979, p. 280.

4 Oberkommando der Wehrmacht (OKW) : le Commandement suprême des forces armées allemandes, dirigé par le maréchal Wilhelm Keitel entre 1938 et 1945. C’est le même Keitel (1882-1946) qui signe la capitulation de l’Allemagne nazie à Berlin, en 1945. Condamné à mort au procès de Nuremberg comme criminel de guerre, il est exécuté en 1946.

5 Branko Lazitch, Tito et la révolution yougoslave, 1937-1956, op. cit., p. 91. L’auteur cite ses sources : « Trials of War Criminals Before the Nuernberg Military Tribunal, volume XI, Washington, 1950, p. 1016 ».

6 PM-VK 1941-1945, op. cit., p. 207.

7 Paolo Puntoni, Parla Vittorio Emanuele III, Bologne, Società Editrice Il Mulino, 1993, p. 123-124.

8 Walter Hagen, Le Front secret..., op. cit., p. 226.

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