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Armement et ve République

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Maurice Vaïsse

Conclusions

Maurice Vaïsse

Texte intégral

1Ce colloque a respecté la tradition des réunions où cohabitent des historiens et des acteurs. Je veux dire qu’ils ne se sont pas toujours trouvés sur la même longueur d’onde. Cette confrontation est enrichissante et j’en profite pour remercier tout particulièrement les acteurs, intervenants et non-intervenants, qui ont pris la parole, pour tout ce qu’ils ont dit. Je crois que dans l’histoire très contemporaine, nous devons avoir recours aux témoignages qui doivent être corroborés par les archives et éventuellement par d’autres documents.

  • 1 La France face aux problèmes d’armement : 1945-1950, Complexe, Bruxelles, 1996, 156 p. ; La IVe(...)

2Je voudrais non pas conclure, mais synthétiser très modestement les principaux apports de ce colloque et insister sur un thème tout à fait banal, qui est celui du temps, de la durée. À une époque, la mode, dans l’historiographie française, c’était de faire l’histoire des départements. Il y avait l’histoire du département de la Sarthe de 1848 à 1852, du département de la Marne de 1852 à 1870, et un collègue s’était demandé s’il fallait « départementaliser » l’histoire de France. De la même façon, on pouvait se poser la question lorsque nous avons lancé l’idée de ce colloque sur les années 1960. Était-ce bien raisonnable de découper le thème à étudier en tranches périodiques : après la période 1945-1947, la IVe République, et maintenant les débuts de la Ve République1 ? Ne fallait-il pas adopter une perspective plus large ? Christian Schmidt, lors d’une réunion du comité d’organisation, l’avait suggéré. C’est un premier fil rouge que je voudrais suivre. Le deuxième fil rouge est tout simple, c’est que d’emblée Pierre Messmer a dit : « Eh bien oui, voilà, je suis là parce qu’il y a une rupture en 1958 et cette rupture l’a emporté sur la continuité. Une rupture complète avec la période antérieure. Pas une transition, pas une évolution, une rupture. » Je voudrais, pour ma part, résumer les apports qui ont été ceux de ce colloque autour de quatre idées : 1. la continuité, me semble-t-il, l’emporte sur la rupture ; 2. la période est caractérisée toutefois par l’affirmation d’une volonté politique ; 3. il s’agit d’une stratégie des moyens ; 4. la priorité est accordée à la mise en œuvre d’une force de dissuasion nucléaire.

3Je ne vais pas développer ces différents points. Je vais simplement donner un certain nombre d’indications générales.

4La continuité l’emporte sur la rupture. Quand nous avons choisi de parler de la période s’étendant de la fin des années 1950 à la fin des années 1960, il était bien indiqué que nous nous insérions dans un temps plus long. Quel temps plus long ? Celui de la guerre froide, qui induit de la menace, les missions, en particulier de la défense française, et en partie les moyens. D’autre part, la première période de la Ve République hérite de l’œuvre de la IVe République. Et de ce point de vue-là, me semble-t-il, la continuité l’emporte sur la rupture. Enfin, en ce qui concerne les matériels d’armement, on sait bien qu’entre leur conception et leur retrait s’écoule un temps plus ou moins long qui s’étend, pour certains, du milieu du siècle jusqu’à notre fin de siècle. C’est le cas des porte-avions Clemenceau et Foch dont la construction est décidée dans le milieu des années cinquante, dont l’entrée en service date du début des années soixante et qui ont été retirés du service au milieu des années quatre-vingt-dix. C’est le cas du Mirage IV, conçu à la fin de la IVe République et qui a été retiré du service en 1996. Quant au Transall, il est toujours utilisé. Par conséquent, la période choisie, la décennie choisie apparaît comme une période charnière, en ce qu’elle marque la fin des guerres coloniales : les contraintes liées à la guerre d’Algérie sont encore importantes au début. 50 % des heures de vol effectuées par l’armée de l’air entre 1958 et 1962 sont consacrées à l’Algérie, il faut attendre 1964 pour voir l’armée de l’air s’engager dans la voie de la modernisation. Ainsi la césure apparaîtrait en milieu de période pour l’armée de l’air et pas en début de période. Mais l’autre césure, celle de 1966, n’est pas négligeable : elle constitue, nous a-t-on dit, un choc pour l’armée de l’air dont l’état-major est convaincu de la nécessité de garder des liens étroits avec l’OTAN. Choc qui a été néanmoins relativisé par une intervention au cours du débat. En ce qui concerne les matériels terrestres, le colonel Puga nous a dit que 1958 n’était pas une date clé. Quant à l’ingénieur général Crémieux, il considère que, pour les circuits intégrés, l’année 1960 est la fin de la préhistoire. Autre aspect de cette décennie, dans le domaine des ventes d’armes. C’est aussi une période de transition entre les années 1950 et donc la IVe République qui importe plus qu’elle ne vend, surtout des États-Unis, et qui vend aussi, tout de même, surtout à Israël et à l’Afrique du Sud, et puis une période de transition avec les années soixante-dix et quatre-vingt, qui voit une véritable politique d’expansion du secteur français de l’armement affirmé d’ailleurs dans le livre blanc de 1972 avec la diversification des exportations sur le double plan de la répartition par matériels – automitrailleuse, char AMX-13 et 30, aéronautique – et de la répartition géographique – Moyen-Orient, Amérique latine, sous-continent indien. Dans ses succès à l’exportation, encore modestes par rapport à ce qu’ils seront dans les années 1970-1980, les industriels privés Panhard et Dassault ne sont pas les derniers à tirer leur épingle du jeu. A l’évidence, la décennie est une mesure un peu courte en matière d’armement pour bien juger de l’évolution, mais je reprendrai la question in fine. Et, à mon sens, la continuité l’emporte sur la rupture entre la IVe et la Ve République.

5N’y aurait-il donc aucune singularité de cette période ? Bien sûr que non, la période est caractérisée par l’affirmation d’une volonté politique et il s’agit là d’une véritable gageure : engager une nouvelle politique militaire alors que la guerre d’Algérie n’est pas terminée. C’est le dessein politique du général de Gaulle qui apparaît très clairement. La guerre d’Algérie est un boulet à traîner le moins longtemps possible afin de ne pas compromettre la politique d’indépendance nationale choisie. Et son arrivée au pouvoir imprime, de façon évidente, au programme d’armement une impulsion nouvelle avec les instruments constitutionnels qu’a évoqués l’amiral Duval. Ce qui frappe le plus dans cette période, c’est probablement le choix d’une politique volontariste au service de nouveaux programmes d’armement. Ce choix découle d’une politique étrangère qui conjugue l’indépendance et la solidarité. En matière d’armement, cela implique lé choix d’une voie étroite, car, sans aller vers l’isolement, l’autarcie, il convient de rechercher la coopération dans le domaine aéronautique, dans celui des hélicoptères, et des armements terrestres. Il y a bien des tentatives de coopération bilatérale avec les États-Unis, la Grande-Bretagne ou l’Allemagne... Du point de vue de la coopération franco-américaine, il y a surtout des tentatives d’aide ou de coopération qui sont esquissées en début de période et qui font l’objet de négociations secrètes. Il y a aussi, et plusieurs orateurs l’ont fait remarquer, un véritable mimétisme français dû à la fréquentation des états-majors de l’OTAN pendant les années 1950 et le fait que l’OTAN apparaît, pour certains officiers, comme la modernité en matière d’armement : les Français recherchaient un modèle du côté des Américains, que ce soit du point de vue du Polaris ou de celui du SNLE. Le mot de l’ingénieur général Touffait – « jeter un coup d’œil sur la copie du premier de la classe » – me paraît refléter exactement la situation d’alors. La coopération franco-britannique et la coopération franco-allemande se heurtent aux difficultés politiques – comme le retrait de la France de l’organisation militaire intégrée – ou aux problèmes financiers de la Grande-Bretagne. Du coup, les échecs sont plus nombreux que les succès indéniables : programmes Hot, Milan, Breguet-Atlantic, Transall, avion Jaguar. Dans le domaine balistique également, les années 1960 sont marquées par l’espoir d’une solution européenne qui, faute d’aboutir, se transforme en une voie purement nationale. La mise en place des lois d’équipement militaire est un autre aspect de cette politique volontariste en même temps que l’instrument nécessaire d’une nouvelle doctrine militaire.

6Cette stratégie, qui conjugue indépendance et solidarité, est en effet une stratégie des moyens au service de la modernisation. Ces moyens sont d’abord de nature financière et administrative. A cette occasion est mise en œuvre une profonde réforme de l’État, un chantier très vaste qui n’est d’ailleurs pas limité au secteur de la défense mais qui est particulièrement fécond dans le secteur de l’armement. C’est une véritable révolution dans le domaine budgétaire. Les lois de programme pluriannuel, 1960-1965 et 1965-1970, adoptées malgré une réelle opposition parlementaire et la réticence de l’opinion publique, aboutissent à des choix budgétaires favorisant le nucléaire au détriment du conventionnel, et l’armée de l’air aux dépens des autres armées sans pour autant, en raison de l’expansion générale, peser trop lourd dans le budget de l’État. Deuxième aspect, la réforme de l’État s’exprime aussi par une réorganisation générale : la décision de casser les directions techniques d’armes, qui a suscité un débat intéressant, et la création de la Délégation ministérielle à l’armement, envisagée de longue date, nous a-t-on dit, qui incarne l’unité de l’armement. La création de sociétés nationales d’armement et d’un corps d’ingénieurs de l’armement, la création de la SEREB qui met fin aux travaux de l’ONERA dans le domaine du missile balistique, la création du CNES ajoutent à la confusion organisationnelle dont je vais reparler. La création de la Société nationale industrielle aérospatiale (SNIAS) qui regroupe les activités engins de Nord-Aviation, Sud-Aviation et de la SEREB en 1970, permet de passer au stade industriel. Tout cela se traduit par une transformation profonde de l’équilibre des pouvoirs, des rôles au sein du secteur de l’armement dans un climat de révolution culturelle (voir colloque de Versailles) qui engendre inévitablement des frustrations, sans compter l’animosité entre les armées et la nouvelle Délégation ministérielle à l’armement et la Direction des applications militaires du CEA, en pleine montée en puissance.

7Il n’empêche : l’important est de donner des moyens. A Pierre Messmer, qui le trouve trop bienveillant à l’égard des souhaits d’ingénieurs du CEA, de Gaulle réplique : « Quand on veut quelque chose, il faut s’en donner les moyens. » La priorité est accordée à la mise en œuvre d’une force de dissuasion nucléaire et je n’insisterai pas sur ce point qui a été beaucoup développé et qui est assez connu. Je rappellerai simplement que, malgré de nombreuses idées reçues, la IVe République a laissé un riche héritage à la Ve République sur le double plan financier et technologique. Néanmoins, le rôle du général de Gaulle est capital. Son arrivée au pouvoir en 1958 fait du programme nucléaire une priorité nationale sur le plan budgétaire. Les armes conventionnelles sont reléguées au second plan de ses préoccupations. Et toute une série de projets sont poursuivis ou mis en œuvre : la construction de l’usine de Pierrelatte, la production massive d’uranium, la montée en puissance de la Direction des applications militaires sur laquelle la thèse de Jean-Damien Pô apporte des informations inédites, la création de centres en province, le choix et la construction d’un nouveau site d’essais en Polynésie, la mise au point de vecteurs. Là aussi, le facteur temps explique le débat que nous avons eu sur les vecteurs intérimaires. Le fait est que, pour donner à la France un premier élément opérationnel de force nationale stratégique, la fusée apparaît comme le vecteur idéal, mais, la mise au point d’engins balistiques demandant d’importants délais, on a recours au Mirage IV, entré en service en 1964 et considéré pour cela comme une arme de précocité. La nécessité de disposer de missiles balistiques est, nous a-t-on dit, un des facteurs conjoncturels de la création de la Délégation ministérielle à l’armement. Le SSBS et le programme Albion sont considérés dans un premier temps comme intérimaires, mais ils vont se dérouler les uns et les autres de façon harmonieuse. La composante sous-marine de la force de frappe est donc ajournée en faveur du programme Albion, mais, à partir de l’organisation Cœlacanthe, la construction du Redoutable est bien une œuvre française. Pour autant, la priorité accordée au nucléaire a impliqué soit le recours limité à l’aide américaine, soit des retards dans d’autres secteurs ; ainsi, le besoin en ordinateurs a contribué à accroître l’emprise de l’industrie informatique américaine sur le marché français et le retard mis à faire démarrer l’industrie des circuits intégrés est lourd de conséquences pour le développement futur. Par conséquent, cette période m’apparaît à la fois comme bien individualisée quand on la prend dans son contexte et exceptionnelle par la volonté et l’esprit qui l’animent, par les efforts innombrables qui ont été faits, en particulier par un certain nombre d’hommes, véritables pionniers de ces programmes d’armement, efforts innombrables sur le plan technique, scientifique, industriel, bref, une période qui a été en tout point une période fondatrice.

Notes

1 La France face aux problèmes d’armement : 1945-1950, Complexe, Bruxelles, 1996, 156 p. ; La IVe République face aux problèmes d’armement, ADDIM, Paris, 1998, 648 p.

Auteur

Maurice Vaïsse : professeur à l’Institut d’études politiques de Paris depuis 2001, directeur du Centre d’études d’histoire de la défense (1995-2001). Spécialiste des relations internationales, il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont Diplomatie et outil militaire, 1871-1991 (en collaboration avec Jean Doise), La France et l’atome (Bruylant, 1995), et La Grandeur, politique étrangère du général de Gaulle, 1958-7969 (Fayard, 1998).

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