1Les rapports franco-américains1 dans le domaine des vecteurs sont souvent mentionnés par les historiens dans le contexte des relations atlantiques « après-Spoutnik ». Cependant il est impossible de les comprendre en dehors d’un contexte qui ne peut pas être réduit à l’évolution, pourtant prioritaire, de la stratégie américaine, mais qui doit faire référence aussi :

• aux choix et transformations de l’armement et de l’organisation de la défense en France, notamment dans le domaine de la recherche et de la fabrication des engins à moyenne portée ;
• à l’historique des projets du général de Gaulle pour arriver à une confédération européenne en matière de défense (plan Fouchet) ;
• au rôle de la Grande-Bretagne en tant que possible trait d’union entre France et États-Unis (ou succédané de ces derniers) dans le domaine des aides techniques nucléaires.

2La discussion sur le sujet continue à être marquée par une nette prépondérance des sources américaines, qui, bien que lacunaires (sur le transfert de technologie à la France en matière de missiles), sont nombreuses et d’une provenance variée : Département d’État, Département de la Défense, « Joint Chiefs of Staff », « National Security Council », Maison-Blanche, délégation américaine auprès de l’OTAN, etc.

3Cette richesse n’a pas d’équivalence du côté français. Notamment, nous sommes dans l’impossibilité d’avoir libre accès au fonds du Service des pactes, affaires atomiques et spatiales du Quai d’Orsay et au fonds du Conseil de la défense. Le fait de se baser sur une documentation à prépondérance américaine risque de donner une vision partielle de l’action diplomatique française, à l’intérieur de laquelle il faut placer la question des échanges techniques pour en comprendre la complexité.

4Par contre, les chercheurs peuvent profiter de l’immense richesse des témoignages oraux de ceux qui, matériellement, ont conduit les négociations et travaillé aux parties des engins développées grâce à l’aide américaine – témoignages oraux beaucoup plus difficiles à repérer aux États-Unis, où, pour des raisons culturelles et d’organisation de la recherche et du travail, les ingénieurs et industriels sont beaucoup plus dispersés (ils n’ont pas fait, comme leurs homologues français, les « grandes écoles », et ils ont souvent changé, à l’inverse de leurs collègues français, de métier et de lieu de travail) et ne font pas, pour la plupart, l’objet d’interviews, souvent ciblées sur les milieux politiques et militaires.

5Le but de cet article est donc d’esquisser modestement les voies pour une lecture stratifiée des rapports franco-américains en matière d’échanges techniques sur les engins à moyenne portée, de 1957 à 1962. Il ne s’agit donc ici que de suggérer des pistes pour pousser l’exploration au-delà de la dichotomie qui montre les Français demandeurs des techniques pour fabriquer leur propre force de frappe, et l’administration américaine partagée sur l’attitude à suivre pour répondre aux demandes françaises : ouvrir ou fermer les robinets des aides sans aucune logique apparente2.

6Avant tout, il faut faire mention de la continuité des acteurs qui, du côté français, jouent un rôle de premier plan sous la IV^e République et les débuts de la V^e République. Il faut noter, par exemple, le rôle central de Pierre Guillaumat, aussi réservé que tenace dans le processus de réarmement nucléaire de la France. Surtout, c’est avec Jacques Chaban-Delmas, ministre de la Défense sous le gouvernement Félix Gaillard, le dernier de la IV^e République, qu’on commence à vérifier la portée réelle de l’offre avancée par les Américains dans le contexte OTAN, après le lancement du Spoutnik, en ce qui concerne la création d’une force commune d’intermediate range ballistic missiles (IRBM)3 de deuxième génération (propulsion solide) avec une participation européenne. La V^e République arrivée, c’est toujours Chaban-Delmas, devenu président de l’Assemblée nationale, qui se rendra aux États-Unis, en tant qu’envoyé personnel du général de Gaulle, pour poursuivre une discussion déjà esquissée. De la même façon, c’est François de Rose, au Quai d’Orsay (en tant que chargé de la coordination des questions atomiques et, ensuite, du Service des pactes), qui gère avec discrétion et fermeté les rapports les plus délicats en matière nucléaire et garantit la continuité entre IV^e et V^e Républiques au-delà des changements ministériels. La chose est également vraie pour les ingénieurs tels que Roger Chevalier, Jacques Chevallier, Charles Cristofini, Jean Soissons, Pierre Usunier, qui sont les interlocuteurs des homologues américains au fil des années. De l’autre côté de l’Atlantique, il y a par contre un turn-over remarquable : c’est Neil McElroy qui, en tant que Secrétaire à la Défense de 1957 à 1959, a la tâche de rendre intelligible l’offre faite aux membres de l’OTAN à la fin de 1957. C’est ensuite Thomas Gates qui lui succède à ce poste de 1959 à 1961 et qui essaie de réduire la largesse des offres américaines. De même, le poste à Paris est accepté par trois ambassadeurs différents, ce qui ne simplifie pas les rapports avec la France : Amory Houghton en avril 1957, ensuite, James Gavin, et Charles Bohlen qui lui succède pendant l’été 1962. Après l’élection du président Kennedy, le panorama s’enrichit davantage avec l’arrivée non seulement d’un autre Secrétaire à la Défense, Robert McNamara, mais aussi d’une poignée de whiz kids qui vont se prononcer sur la question des rapports techniques dans le domaine des vecteurs, une question qu’ils jugent, tous, à partir de considérations politiques, sans trop essayer d’en comprendre les retombées militaires et techniques. La présence de « beaucoup de prime donne masculines », comme le dit Adenauer en tête à tête avec le général de Gaulle en février 1961, n’est pas le seul trait qui marque la différence entre les deux administrations. Kennedy modifie la structure même du pouvoir, supprimant des organismes (le Operations Coordinating Board, par exemple), en affaiblissant d’autres (le National Security Council, par exemple), pour donner plus de pouvoir à ses proches de la Maison-Blanche, bien qu’« il ne désire pas donner une autorité claire à l’un par rapport à l’autre » ; il préfère « retenir le droit d’une communication et d’une autorité directe [...]4 ». Ce genre d’organisation, où les rapports personnels l’emportent souvent sur la hiérarchie formelle, n’aide nullement l’esquisse d’une stratégie cohérente, ni l’individuation de compromis possibles ; et d’un autre côté, elle rend aussi difficile pour les historiens la compréhension du poids spécifique de chaque document et prise de position.

7En deuxième lieu, il faut bien souligner qu’il existe un intérêt constant pour certains renseignements relatifs aux moyens de lancement (ainsi qu’aux autres composantes de la force de frappe, tels que les sous-marins atomiques). Si ceci n’émerge pas souvent, c’est pour une question de « forme », plutôt que de manque d’intérêt. Il y a d’abord le désir du général de Gaulle de ne jamais apparaître en tant que demandeur – il n’y aura jamais d’allusions en ce sens dans ses rencontres avec Eisenhower, Foster Dulles et, après janvier 1961, Kennedy ; cela fait partie aussi du style du général de Gaulle, peu enclin à parler de ce qu’il juge être des détails5.

LES MISSILES BALISTIQUES À MOYENNE PORTÉE : AIDES TECHNIQUES BILATÉRALES, INSTALLATION DES MISSILES AMÉRICAINS OU FABRICATION EN COMMUN D’ENGINS OTAN ?

8Bien avant l’arrivée du général de Gaulle au pouvoir, les autorités militaires françaises montrent déjà leur intérêt pour la réalisation d’engins à longue et moyenne portée6. Après les entrevues anglo-américaines en matière nucléaire de mars 1957 aux îles Bermudes (où les Américains essaient de convaincre les Anglais d’abandonner la fabrication de Blue Streak en faveur de l’installation sur leur sol des Thor américains), il y a ce qui est considéré alors par les Américains comme la première expression officielle de l’intérêt français pour l’obtention des armes similaires à celles offertes aux Anglais7. Le général Paul Ely, chef d’état-major général des forces armées, au cours d’une entrevue avec l’admirai Thomas Radford, son homologue américain, exprime l’intérêt français pour « un missile sol-sol d’une portée de 3 000 kilomètres, comme celui offert à la Grande-Bretagne ». La France, si nécessaire, serait disposée à en acheter ; la logique est celle de l’épargne financière en matière de recherche, dans une période où les militaires, rappelons-le, ont bien d’autres soucis immédiats que les systèmes nucléaires (i.e. l’Algérie). Pendant le même colloque, Ely fait référence aux projets d’accords français en matière de dépôt d’armes nucléaires (atomic storage sites) et d’échange d’informations atomiques (exchange of atomic information)8.

9Quelques mois plus tard, c’est le ministre des Affaires étrangères, Christian Pineau, qui sollicite du Secrétaire d’État Foster Dulles une opinion sur l’opportunité de coopérer dans la recherche militaire avancée. Dulles répond que, dans le domaine des missiles, on devrait pouvoir faire quelque chose, pourvu qu’on se borne aux engins – sans aborder la question des têtes nucléaires. On se promet de revoir la question9.

10Les Américains sont, à l’origine, perplexes, d’autant plus que ce que les Français semblent demander sont des IRBM de la première génération, c’est-à-dire à base fixe et avec une propulsion liquide, donc vulnérables, mais capables aussi, à la différence des missiles à poudre plus avancés, de transporter des charges utiles assez volumineuses (comme la bombe atomique en cours de fabrication en France). Les IRBM de première génération, tels que les Thor et les Jupiter, ne sont pas encore en phase de production aux États-Unis, mais déjà considérés par les militaires comme obsolètes.

11Après le lancement de Spoutnik, un des premiers documents approuvés par le National Security Council suggère clairement de répondre « no » aux demandes françaises pour des aides dans le domaine des IRBM (« formai requests to the US for an IRBM program »). Plus précisément, le but du gouvernement devrait être de persuader les Français de ne pas fabriquer leurs propres missiles10.

12L’attitude américaine subit, néanmoins, un changement dès le conseil OTAN de décembre 1957, quand le Secrétaire d’État John Foster Dulles, suivant les indications du Supreme Allied Commander, Europe (SACEUR), Lauris Norstad, propose non seulement l’installation des rampes pour les IRBM américains et le placement des têtes nucléaires sous la responsabilité SACEUR, mais aussi la fabrication en commun des missiles à moyenne portée11.

13Il s’agit d’une panoplie de propositions importantes dont Foster Dulles lui-même déclare : « I’m inclined to say that we did not bring ourselves easily to make some of these proposals12 ».

14Jacques Chaban-Delmas, ministre de la Défense, en souligne l’importance pendant le conseil OTAN. Il dit que « parmi les propositions américaines, celle qui concerne l’installation des rampes et des missiles met en plus ou moins grande difficulté un certain nombre de nations membres du pacte atlantique. Au contraire, celle qui concerne les fabrications constitue [...] une aide considérable, à la fois technique, mais également psychologique et politique pour précisément trouver les solutions aux problèmes d’installations des engins IRBM13 ».

15La proposition sera dans le communiqué final : « 23. Quant à la production d’armements, nous avons décidé, en vue des progrès déjà réalisés, de prendre de nouvelles mesures au sein de l’OTAN aux fins de promouvoir la coordination en matière de recherche, de développement et de fabrication des armes modernes, y compris pour les IRBM14 ».

16Comment aborder cette fabrication commune ? Les pays dont le niveau technologique est avancé, États-Unis et Grande-Bretagne, donnent leur accord pour « partager avec leurs alliés d’importants résultats de leur recherche et de leurs techniques de production » – c’est Paul-Henri Spaak, le président de la session et secrétaire général de l’OTAN, qui lit cette version du communiqué final et demande à ses collègues : « Est-ce qu’on le maintient ou est-ce qu’on le fait sauter ? » Ici s’ouvre un débat15. L’allusion est pourtant dans le communiqué final16.

17Norstad lui-même se dit perplexe en janvier 1958 : « Les Allemands, les Français et les Italiens sont en train de projeter des IRBM de deuxième génération (à propulsion solide). Ils considèrent la Grande-Bretagne (qui est en train de produire des IRBM à propulsion liquide) comme un compétiteur. Les États-Unis sont dans un cul-de-sac. Nous serons forcés d’aider tout le monde. Chaque choix ne servira que pour la moitié de nos alliés. » C’est pour cela que le SACEUR semble choisir au début « une direction OTAN du programme de production17 ». Ensuite, il semble s’orienter vers la production des missiles à l’intérieur du cadre de la FIG (l’accord nucléaire entre France, Allemagne et Italie dont le protocole a été signé en novembre 1957)18 – qui va pourtant bientôt échouer dès l’arrivée du général de Gaulle au pouvoir.

18D’autre part, une difficulté supplémentaire surgit lors de la conférence de presse du 7 février 1958 de Chaban-Delmas, où le ministre semble lier l’acceptation française des IRBM américains à l’acquisition d’un rôle privilégié de la France dans la production des missiles (informations techniques et aides financières). Le général Norstad éclaire vite le général Ely sur la séparation entre les deux domaines19.

19En même temps, il semble y avoir, de la part des officiers français et américains, des signes favorables à un « do ut des » entre aides techniques en matière d’engins et ce qui est devenu un des buts prioritaires de la stratégie américaine pour l’OTAN : le stockage de têtes nucléaires et l’implantation d’IRBM en Europe. L’impression ressort, par exemple, de la visite du général Crepin en mars 195820. En janvier 1958, de Courcel et Lavaud font allusion à l’existence d’un lien entre la volonté française d’accepter l’installation des IRBM et une coopération bilatérale entre État-Unis et France en matière de renseignements pour la fabrication d’engins. En juillet, l’allusion est répétée pendant une « réunion à très haut niveau au ministère des Armées » à laquelle est invité l’assistant spécial du SACEUR pour les affaires françaises, le colonel de Lannurien21.

20De Rose confirme aux représentants de l’ambassade américaine ce lien, mais, cette fois, à l’intérieur d’un projet « plus large » qui fait référence à une coordination des stratégies mondiales de la France, de la Grande-Bretagne et des États-Unis – c’est l’idée qui prendra la forme du mémorandum de septembre 1958 sur le directoire22. Cette idée pourrait donc être interprétée (aussi) en tant que solution possible de la question contingente du contrôle de l’arsenal nucléaire OTAN.

21Il semble bien qu’on puisse situer dans ce contexte le renseignement fourni par l’intervention de Dominique Pestre reproduite dans ce volume, qui fait état de l’existence, pendant l’été 1958, d’études préliminaires (accordées à l’armée de l’air) sur un missile à fabriquer dans le cadre OTAN avec l’aide américaine – il s’agissait d’un engin de deuxième génération (poudre), qui prévoyait une tête légère (210 kilos) qui n’était pas à la portée des Français, orientés alors vers la production d’une bombe assez lourde23.

22Avec le retour au pouvoir du général de Gaulle, l’idée du placement d’IRBM américains en France échoue puisque les Français demandent à avoir le même traitement que la Grande-Bretagne (dont la RAF avait obtenu, non sans résistance des militaires américains, le contrôle opérationnel des Thor américains). Norstad est nettement contre cette hypothèse, à l’instar du général Twining (président des Joint Chiefs of Staff) en ce qui concerne le contrôle opérationnel des Thor, qu’il ne voulait pas laisser dans les mains des Britanniques24. En ce qui concerne le nuclear stockpile, les Français refusent l’autorité exclusive du SACEUR – ils ne veulent pas que la garde et le contrôle soient exclusivement américains et que l’ordre d’emploi ne puisse être donné que par le SACEUR25.

23Néanmoins, l’idée de la construction en commun de IRBM survit : rappelons le témoignage de Charles Cristofini, un des fondateurs de la SEREB, selon lequel, avant la création de la société, « [...] un petit groupe de travail, animé par Colombani et Dorléac, discutait dès juillet 1959 avec une équipe de Boeing pour faire un engin balistique avec l’assistance de cette société américaine. Nous étions arrivés à signer un contrat de coopération, et Boeing en était très satisfait [...]. Et puis le ministre de la Défense US, en septembre 1959, a changé d’avis. Il a refusé de ratifier le contrat. Pourtant de Gaulle l’avait accepté26 ».

24En décembre 1959, le SACEUR Norstad reprend l’idée, alors qu’il explique que les missiles de première génération installés en Turquie et en Italie sont insuffisants pour garantir la sûreté des alliés : il suggère donc de passer directement à la fabrication des missiles de deuxième génération (Polaris) qui peuvent être embarqués sur des sous-marins (on pourrait aussi, par ce biais, résoudre la question de l’installation sur le territoire des alliés)27.

25Le président Eisenhower lui-même, lors d’une conversation à Rambouillet en décembre avec de Gaulle, Debré et Macmillan, note, avant tout, qu’il faudrait donner aux Français un accord analogue à celui qui a été signé avec la Grande-Bretagne en ce qui concerne les Thor. Dans le domaine des informations techniques, Eisenhower « trouve stupide qu’un pays comme la France soit obligé de dépenser des sommes colossales pour découvrir un secret que d’autres connaissent. Il rappelle qu’il a failli être mis à la porte de la Maison-Blanche, il y a quelques années, quand il a suggéré d’accorder aux Anglais une participation aux secrets atomiques. Mais il espère fermement voir la situation s’améliorer ». Il faut souligner que, pendant cette rencontre, de Gaulle relance l’idée de « la création d’un autre groupe secret, à Washington ou ailleurs, pour s’occuper de l’Alliance atlantique du point de vue militaire ». Eisenhower est réservé – il parle de la susceptibilité des autres pays –, mais il « n’est pas opposé à cette idée28 ».

26Pour comprendre les raisons des hésitations américaines, il faut bien réfléchir à la position difficile dans laquelle se trouvait Eisenhower en 1960 et à ses priorités nationales. Nous avons à ce propos un témoignage assez significatif qui nous est donné par son special assistant Gordon Gray en mars 1960. Lors d’un tête-à-tête avec lui, le général mit en lumière les buts de son action : à une demande spécifique de Gordon Gray à propos de sa volonté de pousser en avant un certain nombre de questions, parmi lesquelles les relations directes avec la France dans le domaine nucléaire et le nuclear sharing OTAN, il répondit qu’avant de considérer ces questions, il fallait bien attentivement considérer les priorités de la politique américaine. Si la priorité, et c’était l’opinion du Président, était de signer un accord avec l’URSS en matière de non-prolifération et si on avait des perspectives raisonnables d’accord, les Américains n’auraient pas voulu transférer des armes nucléaires aux alliés, ni des informations techniques29. Ici s’expliquent tous les revirements de la politique d’Eisenhower : malgré ses ouvertures vers les alliés – » [...] il estimait que, si nous devions continuer à s’armer pour un temps indéfini, nous ne pourrions pas refuser à nos alliés ces armes que nos ennemis possèdent assurément » –, le temps venu pour des décisions concrètes, il devait tenir compte de sa priorité absolue, c’est-à-dire le processus naissant de détente avec l’URSS30. Le besoin d’arriver à un accord avec l’URSS sera encore plus pressant, pendant la crise de Berlin, après l’accident de l’U-2 en mai 1960.

27Dans ce contexte, la politique d’indépendance nucléaire française est interprétée non seulement comme un signe inquiétant d’autonomie, mais comme une atteinte à l’architecture américaine péniblement esquissée et négociée avec l’Union soviétique en matière de non-prolifération31.

28Il n’est donc pas surprenant de voir l’incertitude qui règne dans les rapports entre France et États-Unis en matière nucléaire en 1960. De plus, en 1960, les Américains doivent éclaircir le contenu de leur offre faite en décembre 1957 auprès de l’OTAN pour la fabrication en commun des IRBM sur un point capital. L’ambassadeur britannique aux États-Unis, Harold Caccia, demande à ses interlocuteurs du Département d’État et de la Défense l’avancée du projet. Livingston Merchant, « Under Secretary for Politicai Affairs », déclare que les Américains n’ont pas encore tranché une solution possible. Il ajoute qu’en tout cas, l’assistance américaine « serait destinée à satisfaire les exigences de l’OTAN et serait accordée seulement si les MRBM étaient placés sous le contrôle du SACEUR ». L’ambassadeur Caccia, dans une question qui n’est pas dépourvue d’une certaine malice, demanda comment on pourrait avoir un programme de production européen qui ne contribue dans le même temps au développement des arsenaux nucléaires nationaux. Merchant répondit « qu’il y avait là une difficulté32 ».

29Le plan Norstad est repris à maintes reprises, sous d’autres dénominations, en 1960, mais la question est toujours d’actualité. Par exemple, en avril 1960, le secrétaire à la Défense Gates lance officiellement son plan qui propose l’achat ou la construction en commun des Polaris (plan Gates). Il faut bien noter, avant tout, que les Polaris ne peuvent pas porter des têtes nucléaires semblables à celles qui ont été expérimentées pour la première fois au Sahara en février 1960 (très lourdes)33. En deuxième lieu, les Américains restent assez vagues sur un point essentiel, le contrôle et le targeting des IRBM produits en commun : il semble bien qu’ils entendent les intégrer dans une force commune sous contrôle opérationnel du SACEUR. De Gaulle s’y oppose encore une fois34.

30Apparemment, c’est la dernière fois qu’on entend parler d’une fabrication conjointe. Dès le Bowie Report d’août, la stratégie américaine OTAN va évoluer vers une force commune atomique NATO, qui va devenir, pendant l’automne, la multilateral force (MLF), présentée officiellement, dans sa première version, aux alliés de l’Alliance atlantique en décembre 1960, où les missiles Polaris sont fournis par les États-Unis – et non pas fabriqués par les alliés – et où le contrôle est placé dans les mains du SACEUR35. Toute référence à la fabrication commune disparaît.

31En même temps, dès l’automne, le Département d’État et le Département de la Défense font preuve d’une sensible différence d’opinion sur les bienfaits d’une aide technique nucléaire à la France. La concession d’aides bilatérales s’oppose nettement au but prioritaire de promouvoir la force multilatérale, dit le Département d’État ; si ces négociations échouent, il aura tout le temps de réorienter ses positions. Pour le Département de la Défense, en ce cas, « les États-Unis seraient prêts à réexaminer la situation au plus tard le 1^er juillet 1961 en vue de proposer une aide nucléaire bilatérale à la France, en contrepartie d’une participation et d’une coopération pleine et entière de la France dans les arrangements nucléaires de l’OTAN36 ». Les militaires sont donc favorables au changement de la position américaine sur l’aide nucléaire à la France, mais sont par contre opposés à toute forme de planification et de force multilatérale, qu’ils considèrent nulle d’un point de vue opérationnel37.

32En ce qui concerne les Européens, la question gênante est admirablement reprise en octobre 1960 par Spaak : il demande au général Eisenhower qui sera en charge de décider de l’emploi de la force nucléaire éventuellement mise en place en Europe. Le général, en tant que militaire, n’a pas de doutes : ce sera le SACEUR. L’emploi des Polaris, dit-il, pourrait faciliter le problème : puisque les sous-marins sont presque invulnérables, il n’y aurait donc pas le risque d’une attaque par surprise ni la nécessité d’une réponse immédiate. Que dire des attaques conventionnelles38 ?

LE « VIRAGE ENGINS » EN FRANCE ET LES AIDES TECHNIQUES

33Après le test atomique, ce sont les missiles qui deviennent le point faible de la force de frappe39. En France, les techniciens ne font pas mystère de leurs difficultés techniques au début des années soixante. Selon le témoignage donné par Roger Chevalier, il est décidé (au début de 1960) d’écarter l’hypothèse d’un engin qui aurait pu transporter une charge atomique « d’un poids relativement modeste » (fournie par les États-Unis) et de poursuivre l’objectif d’un engin plus puissant, capable de transporter une bombe purement française, donc beaucoup plus lourde40.

34Tous les débuts sont difficiles. Nous en avons un témoignage qui date de fin mai 1960 : celui du représentant de l’armée de l’air. Le général de Pins fait alors preuve de réalisme :

Sur le plan technique la France ne dispose pas d’un acquis considérable, et pour utiliser au mieux les crédits nécessaires prévus, il a été convenu de poursuivre une politique de développement continu afin d’acquérir progressivement les techniques qui nous font défaut et de mettre au point une succession d’engins d’essai d’une portée croissante. Dans le domaine de la propulsion, les études commencent sur des propulseurs à poudre : des résultats intéressants ont été déjà obtenus. Dans le domaine de la propulsion liquide, les études se poursuivent : le laboratoire de Vernon a développé un propulseur à liquide qui n’est pas encore très énergétique, mais les études s’orientent maintenant vers des liquides exothermiques afin de permettre la réalisation d’engins spatiaux militaires de performances intéressantes tout en conservant un poids raisonnable. De même, dans le domaine du guidage, la France a démarré des études à partir d’une technique américaine à laquelle nous avons eu récemment accès41.

35Donc, l’aide américaine est toujours considérée comme fondamentale pour la force de frappe, dans un secteur spécifique, et cruciale pour le développement des missiles. Dès que la bombe atomique est expérimentée, de Gaulle décide de doter la défense des moyens financiers et organisationnels pour accélérer le processus de réarmement atomique. La première « loi de programme relative à certains équipements militaires » (1960-1964), déposée le 18 juillet 1960, est publiée dans le Journal officiel du 10 décembre 1960. Dans la loi, pourtant, l’accent est mis sur les dépenses pour le perfectionnement des bombes nucléaires42.

36Les témoins français, généralement, ont été ouverts sur ce point. On rappelle les interventions de Roger Chevalier, de Pierre Usunier et de Pierre Soufflet43 à la table ronde organisée en 1995 par le Centre d’études d’histoire de la défense à l’Aéro-Club de France. Usunier et Soufflet reconnaissent que « certaines informations ont été très fructueuses dans le guidage » (Usunier). Soufflet fait référence à l’aide reçue en matière de guidage inertiel et à une rupture en août 1960, quand « bon nombre d’ingénieurs de la Délégation des constructions aéronautiques, en stage aux États-Unis, ont été rapatriés rapidement ». Il poursuit : « Mais cela n’empêcha pas que la SAGEM, sur laquelle reposait beaucoup de nos espoirs en matière de guidage, ait pu continuer à avoir pendant des années des informations américaines, grâce aux stagiaires américains qui effectuaient des séjours en France. » Les informations étaient données en principe pour le Mirage IV, mais pourraient être utilisées, avec les nécessaires modifications techniques, pour les engins balistiques. Pierre Messmer avait déclaré sans aucune condescendance « qu’en ce qui concerne les gyroscopes, nous n’étions pas réellement à niveau44 ».

37En effet, ces témoignages sont confirmés par les sources américaines, même si la chronologie change un peu – en termes d’information sur les missiles stratégiques, selon les documents mis à notre disposition, les informations américaines s’arrêtent en mars 1960. Mais, d’autre part, on note que la France a reçu de la société américaine Sperry Gyroscope Co., dans une période que le document place « entre le 29 avril 1960 et le 16 septembre 1960 », des plates-formes stabilisées (twin gyro stable platforms) modifiées par la « sœur » anglaise (Sperry Gyroscope Co, Ltd.) et un gyrosocope de transfert (transfert gyro) qui pourront être employés dans les Mirage IV. On apprend aussi que, peut-être dans la même période (en tout cas avant fin mai 1961, date du document), les Américains ont autorisé la Grande-Bretagne à donner à la France des informations sur le système de guidage (Kearfott gyros) et sur le système de propulsion liquide (structures et réservoirs) employés dans la construction du Blue Streak45. Il faut bien rappeler, à ce propos, que les systèmes d’armes atomiques n’ont pas seulement besoin des parties sophistiquées, mais aussi d’une panoplie de composantes plus simples, mais aussi indispensables, telles que, par exemple, les réservoirs de carburant. Dans le cas des centrales de guidage inertiel, comme dans celui de la réalisation de réservoirs de grand diamètre, il s’agit de « hardware commun entre les deux types d’engins (à propulsion liquide et à propulsion solide)46 ».

LES BRITANNIQUES ENTRENT EN SCÈNE : UNE NUCLEAR TRUSTEESHIP POUR L’EUROPE ?

38On assiste, en 1960, à l’entrée importante, dans ce tableau déjà assez complexe, de la Grande-Bretagne. Il y a de la part des proches de Macmillan et du ministère de l’Aviation une attitude d’ouverture vers la France qui se renforce après l’explosion de la bombe A française (février 1960), quand Couve de Murville, l’ambassadeur à Londres Jean Chauvel et, même, semble-t-il, le général (pendant un entretien avec Macmillan en mars 1960 à Rambouillet) insistent pour des aides techniques de la Grande-Bretagne à la France « même s’il ne s’agissait que des lanceurs47 ». Les documents consultés au Quai d’Orsay ne nous permettent pas de confirmer ce que nous disent les documents anglais, mais il est question de l’offre du général de Gaulle à Macmillan d’une coopération nucléaire en mars I96048. Des documents lus, on apprend que, lors des entretiens entre de Gaulle et Macmillan, « d’une manière non douteuse, Macmillan a évoqué la possibilité de conversations sur les armements et, en particulier, sur tout ce qui touche au développement de la technique nucléaire49 ».

39L’impression, à vérifier par le biais des sources premières, est que les Américains craignent que Blue Streak puisse devenir le pivot d’une force nucléaire européenne, à laquelle ils s’opposent avec d’autant plus de chance de succès que Macmillan a besoin d’eux pour trouver un substitut, à court terme, du Blue Streak pour ses propres buts stratégiques ainsi que pour favoriser un appui précieux dans son approche des Européens dans le domaine du Marché commun.

40En effet, dès la fin de 1959, Macmillan a commencé à réfléchir sérieusement sur les bienfaits de sa participation au Marché commun (la demande va être, pourtant, formalisée seulement en juillet 1961) ; peu après, dès février 1960, la décision est prise d’abandonner le projet d’un IRBM de première génération, le Blue Streak (décision qui sera transmise à la Chambre des communes en avril).

41L’entrée dans le Marché commun semble une nécessité de plus en plus urgente alors que les Six approchent de la deuxième phase de l’union douanière (marquée par une baisse considérable de leurs tarifs internes) ; les experts économiques anglais ont expliqué à Macmillan l’énorme perte commerciale que l’établissement d’un tarif externe commun pourrait infliger à la Grande-Bretagne et Macmillan, après avoir essayé, sans succès, auprès du général de Gaulle et d’Adenauer, de ralentir le passage à la deuxième phase, décide de jouer la carte de la demande d’accès. A partir de ce moment, de Gaulle a donc un atout supplémentaire pour obtenir de Macmillan quelque avantage en matière nucléaire, mais, en même temps, les Américains sont poussés, par prudence, à suspendre leurs propres aides à la Grande-Bretagne, de peur qu’ils soient employés dans un contexte qui va contre leur désir de renforcer l’OTAN.

42Il y a là, à l’intérieur du processus de décision anglais, un partage d’opinions qui a été soigneusement reconstruit par l’historien Pagedas. Le Foreign Office, depuis décembre 1959, est contraire à toute perspective d’ouverture vers la France qui, selon l’avis de Selwyn Llyod, ne garantirait pas l’appui français quant à l’accès du pays au Marché commun et, en même temps, pourrait aller à l’encontre de « la plus importante coopération avec les Etats-Unis50 ».

43À la fin de juillet 1960, nous avons un témoignage assez intéressant de l’attitude de Macmillan : il répond à un mémorandum envoyé par Frederick Bishop, un de ses pioches au Cabinet, dans lequel ce dernier propose une « infiltration politique » dans le Marché commun, par le biais du développement des relations spéciales avec la France. Le pivot central de ces relations devrait être la capacité nucléaire des deux pays. Les Britanniques pourraient, par ce biais, résoudre la crise de confiance en la défense européenne qui traîne depuis la fin de 1957 ; il faut convaincre les Français de devenir avec eux des garants nucléaires des pays européens de l’OTAN. Macmillan approuve avec enthousiasme la proposition de Bishop ; il ne s’oppose pas à un partage de l’indépendance nucléaire britannique, puisque la menace de la Russie est, à ses yeux, bien inférieure à celle que constitue la Communauté, qu’il perçoit (il l’écrit à Bishop) comme compétiteur formidable à la place de dangereux rival pour la place de puissance moyenne entre les superpuissances – une place réservée traditionnellement à la Grande-Bretagne. C’est à cette occasion qu’il suggère d’« appuyer l’idée d’une confédération de l’Europe au lieu d’une fédération51 ».

44Dans ce domaine, on connaît bien les préférences du général de Gaulle, qui semblent aller, avec le plan Fouchet, dans la même direction. Le général en esquisse en effet les grandes lignes pendant la même période. Après s’en être entretenu avec ses ministres lors d’une réunion interministérielle, il en parle, à Rambouillet, avec Adenauer, les 29 et 30 juillet 1960. Le général déclare qu’il faut « mettre sur pied une organisation européenne qui soit en relation avec les peuples et dans laquelle ces derniers se sentent responsables de leur propre défense. Tel n’est pas le cas pour l’OTAN qui, chaque jour, devient plus artificielle52 ».

45En janvier 1961, Macmillan rédige un mémorandum dans lequel les idées qu’il avait développées sous l’influence de Bishop sont reprises. En particulier, et Pagedas l’a bien montré, on note l’effort du Premier ministre pour concilier les relations anglo-américaines avec celles anglo-françaises, en plaçant son propre pays dans une position pivot53. D’une part, Macmillan pense à la reprise du tripartisme si cher, dans la version française, à de Gaulle et, de l’autre, il suggère une force nucléaire anglo-française comme couverture pour les alliés européens de l’OTAN, ou, le cas échéant, des accords pour la consultation sur l’emploi d’arsenaux nucléaires nationaux54. Sir Pierson Dixon, le nouvel ambassadeur anglais à Paris depuis octobre 1960, ajoute à ces considérations celle selon laquelle un accord nucléaire avec la France serait le seul moyen pour garantir l’accès de la Grande-Bretagne au Marché commun55. Le 20 janvier 1961, Norman Brook, le secrétaire influent du Cabinet, encourage Macmillan dans la même voie (tripartisme, qu’il ne voit pas nécessairement opposé au maintien d’un lien spécial avec les États-Unis, et aides nucléaires à la France)56.

46Mais le Foreign Office est absolument hostile à ce genre d’approche. Macmillan n’est pas en situation favorable lorsqu’il rencontre de Gaulle à Rambouillet le 28 janvier 1961. Il ne peut que faire des allusions à un parcours possible.

47Il n’est donc pas surprenant de voir que Macmillan et de Gaulle ne parlent pas d’échanges technologiques à Rambouillet ; de Gaulle se dit tout simplement intéressé à ce que l’Europe « soit la troisième puissance spatiale57 » ; en effet, dans l’historique de la naissance du Centre européen pour la construction et le lancement d’engins spatiaux (CECLES ou, selon l’acronyme anglais, ELDO), Rambouillet joue un rôle spécial, puisque c’est pendant cette rencontre que de Gaulle, contre l’avis de ses ingénieurs, donne le feu vert à l’entreprise commune58. Mais une allusion importante est quand même faite par Macmillan qui, sollicitant l’attention du général quant à la question du désarmement, déclare que « la question se posera donc nécessairement de la participation française [au processus de désarmement] avec, en contre-partie, des indications données à la France par les États-Unis en matière atomique ». De Gaulle se montre sceptique – « il serait très étonné que les États-Unis voulussent communiquer leurs secrets ». Macmillan n’en démord pas et « croit que ce ne serait pas impossible si des arrangements intervenaient sur d’autres questions. Certes, la Grande-Bretagne ne peut pas communiquer ce qu’elle apprend des États-Unis dans ce domaine. Toutefois, il y a peut-être une différence entre ce que l’Amérique transmet directement et ce que l’Angleterre et la France pourraient se dire ». De Gaulle glisse sur la question et Macmillan déclare : « On pourrait peut-être prévoir que la Grande-Bretagne et la France mettent aussi à la disposition de l’OTAN un armement atomique pour la défense de l’Europe et qu’un système de consultations, ne comportant pas de formules trop juridiques, fasse des trois puissances les “gérantes” de la force de frappe et donc de l’indépendance du monde libre59. »

48Voilà l’idée concoctée par Macmillan et ses proches exposée au général. Pendant les mois suivants, elle est reprise par Macmillan avec Jean Chauvel (sur le point de quitter son poste d’ambassadeur à Londres) et Geoffroy de Courcel (qui va le remplacer) ; à ce dernier, Macmillan parle de l’opportunité d’une coopération technique entre les deux pays qui devraient garder leurs arsenaux atomiques en tant que « garants nucléaires60 ».

49Le plan britannique, néanmoins, est confronté à deux obstacles de taille : l’avis contraire du Foreign Office et l’incertitude de la position du nouveau président américain61. Concernant de Gaulle, on ne s’étonne pas de sa réserve : dans le plan Fouchet, qu’il est en train d’esquisser, le noyau dur de la défense européenne n’est pas l’axe anglo-français, mais franco-allemand. Grande-Bretagne et France aspirent, au fond, à la même chose : se placer en position charnière entre l’Europe et les États Unis. Ils veulent le faire avec des moyens qui, de temps en temps, semblent pouvoir coïncider, mais ce sont seulement des coïncidences temporaires.

LA NOUVELLE ADMINISTRATION AMÉRICAINE ET LES PÉRIPÉTIES DU PLAN FOUCHET

50De Rose, en février 1961, maintient sa pression sur les Anglais, afin qu’ils demandent aux États-Unis la permission de communiquer la technologie militaire du Blue Streak aux Français, qui sont en train de discuter les options possibles pour la propulsion – le solide l’emportera bientôt62.

51Le « oui » américain pour le prêt de la technologie Blue Streak, bien que dépourvue de toute caractéristique militaire, est obtenu non sans difficulté le 20 mars 196163. En avril, Macmillan rend visite à Kennedy et, suivant les souhaits des Français, parle ouvertement au jeune président du « tripartisme » (une transposition du directoire désirée par de Gaulle), de l’idée de garantie nucléaire pour l’Europe (où chacun met à disposition son arsenal national), et enfin, de son désir de donner à la France des informations nucléaires. Le Président, selon le compte rendu que fait Macmillan dans ses Mémoires, est favorable, mais distrait64 ; les notes du Premier ministre conservées aux archives britanniques semblent montrer, par contre, un Kennedy réservé sur ce point65.

52L’optimisme mitigé de Macmillan semble renforcé par la position exprimée par le conseiller à la sécurité de Kennedy, McGeorge Bundy, qui, en tête à tête avec l’ambassadeur britannique Caccia, semble favorable à l’idée d’aider les Français dans un secteur, celui des missiles, où les technologies soviétiques sont beaucoup plus avancées que celles qui leur seraient transmises66.

53Malgré ces ouvertures, les européanistes du Département d’État aussi bien que les conseillers du Président passent bientôt à la contre-offensive, qui menace non seulement la réalisation des ouvertures en direction de la France, mais compromet aussi les rapports avec les Britanniques. La voie pour Paris, pensent-ils, passe par Londres, mais d’une façon inattendue : pour rétablir des relations de travail avec le général, et défendre les intérêts américains en même temps, il faut : affaiblir les relations atomiques avec la Grande-Bretagne ; offrir les mêmes apports à la France en matière de consultation sur l’emploi des armes nucléaires au niveau global67.

54À l’arrivée de Kennedy à la présidence, les idées sur le directoire sont reprises par les Français. Le 10 mars 1961 Chaban-Delmas, président de l’Assemblée nationale, arrive à Washington en tant qu’« envoyé personnel » du général de Gaulle – probablement grâce à l’intervention de l’ambassadeur américain à Paris, le général Gavin, qui, pour un petit moment, pense résoudre la question des rapports entre les États-Unis et la France en faveur de cette dernière68. Le secrétaire d’État Dean Rusk hésite sur la réponse à donner à cette ouverture française. Selon un document cité par Kaplan, il voudrait bien venir à la rencontre des préoccupations françaises par le biais de « consultations politiques plus approfondies69 ». Le but de la proposition française est clair : participer à l’alliance dans la phase de définition des stratégies et, grâce à ses liens privilégiés avec l’Allemagne, s’offrir en tant que « lien naturel pour la coordination des politiques sur le continent70 ».

55Aux hésitations de Rusk s’oppose une prise de position assez nette du vieux secrétaire d’État Dean Acheson, appelé à diriger un groupe d’experts pour trancher la question quelque peu embrouillée de la stratégie OTAN – définie brutalement à la fin de janvier 1961 par le nouvel assistant spécial, pour les Affaires de sécurité nationale, McGeorge Bundy, comme un panier de crabes71. Fin mars, le rapport de Acheson est écrit ; on y esquisse d’une façon assez claire une « interprétation constructive » de la doctrine de la représaille massive (qui va ouvrir la voie à la riposte graduée) qui en change en effet totalement le sens : au lieu de se préparer pour repousser des attaques nucléaires massives de la part de l’Union soviétique, il faut penser à repousser ses attaques conventionnelles. On doit souligner ici que la crise de Berlin avait beaucoup fait réfléchir la vieille ainsi que la nouvelle administration américaine. Il faut donc, selon l’avis de Acheson, augmenter les effectifs conventionnels pour créer des forces d’intervention rapide afin de donner aux Soviétiques, en cas d’une attaque conventionnelle de leur part, une pause de réflexion « pour comprendre les risques majeurs de la voie qu’ils vont prendre72 ».

56Plusieurs retombées découlent de cette « interprétation constructive ». Dans le domaine qui nous intéresse, la nouvelle position conduit à souhaiter la reprise de la position établie par le NSC en 1957 (NSC 5721/1). La version approuvée par le Président en avril, le NSAM 40, est assez nette à ce propos (« Les États-Unis ne doivent pas aider les Français à parvenir à la capacité nucléaire ») : elle fait allusion à trois facteurs essentiels : avant tout, les États-Unis doivent garder la liberté d’emploi de « la majorité de leur arsenal atomique » tandis qu’ils doivent absolument avoir un pouvoir de « veto et de contrôle » sur tous les arsenaux nucléaires des pays européens (ce qui serait fortement compromis par la diffusion des arsenaux nucléaires, même avec le système de garantie). Ensuite, la nouvelle doctrine demande une centralisation absolue du commandement, ce qui est en opposition avec l’hypothèse d’un « directoire » ; elle requiert aussi que les alliés se concentrent prioritairement sur l’armement conventionnel pour garantir une « tenue » de l’Europe en cas d’attaque non nucléaire73.

57En parallèle, le plan Fouchet poursuit son chemin. Quels pays feront partie de ce plan ? Une apostille du général de Gaulle, en février 1961, à un message de Debré l’éclaircit assez nettement :

Dans la coopération politique des Six, je vois avant tout la pratique d’une coopération France-Allemagne, qui peut et doit devenir une réalité, ne fût-ce qu’en liant l’Allemagne à l’Occident. Quant au Marché commun, mon avis est qu’il demeure au niveau d’un traité de commerce facilitant les échanges et obligeant notre industrie à se moderniser. Ceci étant, rien n’empêche d’imaginer que la coopération politique franco-allemande s’étende en outre à l’Angleterre. Pour cela, il faut que les trois grands européens prennent un jour la résolution de s’organiser en dehors des Nations unies74.

58De Gaulle reprend le sujet en juillet 1961, écrivant alors : « Qu’est-ce que l’OTAN ? C’est la somme des Américains, de l’Europe et de quelques accessoires. Mais ce n’est pas la défense de l’Europe par l’Europe, c’est la défense de l’Europe par les Américains. Il faut d’abord une Europe qui ait sa défense. Il faut que cette Europe soit alliée à l’Amérique, il faut une défense qui ait une direction, un plan, des moyens » ; et « il ne peut y avoir de personnalité politique de l’Europe, si l’Europe n’a pas sa personnalité du point de vue de la défense75 ».

59La commission Fouchet, ou commission d’études, est créée lors de la réunion des Six les 10 et 11 février 1961. En juillet 1961 on arrive à rédiger, lors de la conférence de Bonn, une déclaration commune. Bien que la défense ne soit pas clairement mentionnée (comme elle l’était, par contre, dans le projet français), on ne pose pas de limites à la « politique commune » à laquelle le plan fait allusion76. Pendant le même mois, la Grande-Bretagne pose sa candidature d’entrée.

60C’est toujours en juillet que s’amorcent des pourparlers entre représentants français et américains pour la création « d’une force OTAN regroupant les moyens nucléaires britanniques, français et américains basés en Europe ». Il y aurait coopération dans les cibles choisies, mais les trois forces resteraient sous contrôle national. Tout ceci semble bien aller dans la direction de la garantie nucléaire d’inspiration britannique. Le dénouement de la question semble bien proche, avec une issue favorable à la France, mais on n’arrive pas à s’accorder77.

61En octobre 1961, la commission Fouchet propose son premier plan (Fouchet I) ; il sera ensuite refusé par de Gaulle en janvier 1962, qui en imposera une version beaucoup plus « gaulliste » : pas de liens avec les Communautés, pas de références à l’Alliance atlantique, et une mention nouvelle du domaine économique en tant que domaine d’action de la nouvelle union politique.

UNE HISTOIRE SANS FIN…

62Quelles sont les évolutions du côté américain dans la même période ? Si le changement de présidence ne marque pas, en substance, de modifications révolutionnaires dans le contexte OTAN, comme l’a très bien montré Marilena Gala dans son article, il y a pourtant une évolution importante à noter dans le contexte commercial, qui est une des origines du regain d’intérêt des Etats-Unis pour la France en 1962.

63Les soucis de Macmillan à propos de la nature protectionniste de la future Union douanière européenne commencent à être partagés par le jeune président américain et ses aides, qui essayent d’élaborer un plan pour contrer ce danger ; les grandes lignes du projet de libéralisation du commerce américain avec l’Europe sont bientôt esquissées. Le 25 janvier 1962, présentant son message au Congrès, Kennedy propose l’établissement « d’une association commerciale ouverte entre Etats-Unis et CEE » et définit à ce propos la loi sur le développement du commerce comme un élément décisif du projet de la « nouvelle frontière ». Cet « Act » était conçu pour balancer le danger de l’instauration de la tarification extérieure commune et « donnait au Président le droit de réduire, par accords de réciprocité, tous les tarifs douaniers de 50 % et même de les éliminer complètement pour tous les produits dont les Etats-Unis et la CEE effectuent 80 % du commerce mondial ». Ce projet « était basé sur l’hypothèse de l’adhésion britannique au Marché commun », sans laquelle il était extrêmement difficile aux Etats-Unis et à la CEE d’atteindre les 80 % du commerce mondial de tout produit. Les Etats-Unis ont donc tout intérêt à convaincre de Gaulle d’accepter la Grande-Bretagne dans le Marché commun, de même que la Grande-Bretagne elle-même a intérêt à se faire accepter78.

64L’inquiétude pour la dette commerciale se répand dans l’administration, en particulier parmi les senior civilians du Pentagone qui conçoivent un plan astucieux pour répondre en même temps à trois questions séparées, les plaçant dans un même contexte : la dette américaine, la position de la France dans l’OTAN, la demande française d’aide technique en matière atomique. Paul Nitze, Ros Gilpatric et Robert McNamara du Département de la Défense sont favorables aux aides à la France79, mais sous conditions.

65C’est ainsi que, par l’intermédiaire du général Gavin, que certains, aux États-Unis, disent ami personnel du général de Gaulle, mais dont le général estime ne se souvenir en aucune façon80, s’organise la visite du général Gaston-Jean Lavaud, délégué ministériel pour l’armement, qui dirige, depuis la réorganisation du ministère des Armées en avril 1961, la nouvelle Délégation ministérielle pour l’armement (DMA).

66Si Lavaud représente le meilleur choix pour discuter des problèmes techniques relatifs aux engins, il n’est pas arrivé aux États-Unis en mars 1962 pour discuter de politique. Il le répète souvent et se présente en tant que militaire qui n’est pas censé prendre des décisions politiques – malgré les demandes qui lui sont adressées, sourtout sur l’engagement de la France dans la force multilatérale OTAN comme condition de l’aide. Lavaud est embarrassé81.

67Il y a donc là une grande déception de la part des interlocuteurs américains, qui n’obtiennent pas les engagements qu’ils désirent en tant que contrepartie pour les aides ; Lavaud est déçu aussi, puisqu’il se voit refuser la majorité des informations incluses dans sa liste d’achats. En plus, ses interlocuteurs ne semblent pas non plus jouir du pouvoir qu’ils font semblant d’avoir avec le général. Il y a en effet la trace d’un message téléphonique du 9 mars (la visite se déroule quelques jours après) adressé par Kohler à Nitze et Gilpatric, qui leur rappelle la position assez stricte du secrétaire d’État et, plus généralement, celle des États-Unis sur la question des aides à la France. Il se dit conscient que cette attitude peut nuire à la bonne réussite des discussions : mais il pense que les profits dans le domaine de la dette commerciale ne compenseraient pas les retombées négatives d’un accord avec la France82. Échec de la visite donc.

68Mais les jeux ne sont pas encore faits : jusqu’en avril, il semble bien que le représentant américain à l’OTAN fasse comprendre que les conditions imposées à Lavaud sont encore valables : si la France participe à la force multilatérale, elle pourra recevoir des aides techniques pour la force de frappe83.

69Ce sentiment est non seulement partagé par les civils du Département de la Défense et par l’ambassadeur Gavin, mais par le général Maxwell Taylor, conseiller militaire du jeune président. Suivant ce qu’en dit Nitze, Taylor, qui a eu l’occasion de parler, en France, avec de Rose et le ministre de la Défense Pierre Messmer, pense qu’en cas de transfert de technologie nucléaire en direction de la France, on pourrait en effet obtenir l’appui français à l’idée d’une force multilatérale OTAN. Messmer dit à Taylor que « les Six sont préparés à procéder en tant que bloc dans le domaine nucléaire ». Il est pourtant clair que la France veut maintenir son contrôle sur les forces nucléaires qu’elle mettra à la disposition de l’OTAN84. Ce qui est, pour Nitze, tolérable, ne l’est pas pour le SACEUR Norstad. Il s’oppose avec fermeté à cette hypothèse de partage du pouvoir nucléaire ; en tant que militaire, il est opposé à l’idée d’une force sous contrôle multilatéral. En tant que représentant américain, il considère le maintien de la position américaine de leader comme priorité de toute politique des États-Unis :

« Le général Norstad déclara qu’à son point de vue les États-Unis feraient un marché de dupe. Un tel changement de politique (partage nucléaire avec la France) aurait un retentissement mondial. La politique actuelle est généralement considérée comme irritante, mais sans plus. Une question beaucoup plus importante est celle de la position américaine dans l’Alliance. Or, cette place de leader requiert une grande confiance de la part des membres de l’Alliance. La prolifération nucléaire est source de très grands dangers lorsque ces armements sont entre les mains de pays considérés comme peu sûrs. La principale question est de savoir ce que le général de Gaulle ferait de son armement atomique85. »

70Pour comprendre le poids de l’opposition de Norstad à cette hypothèse de marchandage, il faut bien souligner que son refus de l’idée d’une force nucléaire multilatérale OTAN avec un contrôle morcelé (c’est-à-dire les conditions de Nitze et des autres pour accepter de donner des renseignements techniques aux Français) était partagé par les chefs d’état-major adjoints qui la considéraient maladroite du point de vue opérationnel – il n’est donc pas étonnant de voir Norstad donner sa démission pendant l’été 196286. Le général Lyman Lemnitzer va le remplacer à la fin de l’année87. Comment, en temps de paix, s’accorder sur les cibles de cet arsenal ? Comment en temps de guerre s’accorder sur leur usage dans des délais raccourcis (la responsabilité opérationnelle du SACEUR n’empêche pas qu’il faut définir un mécanisme de consultation ultra rapide, pour rester en dernière instance lié aux contraintes constitutionnelles américaines, suivant lesquelles c’est le Président qui décide) ?

71En avril 1962, quand le Président est amené à prendre sa décision finale, il y a donc deux groupes divisés aux États-Unis. Le groupe qui s’oppose semble bien avoir développé une méfiance totale envers le général, qui l’amène à considérer que, de toute façon, il est bien prévisible que les Français ne pourront pas mettre au point leur force balistique avant 1970. A cette époque, le général ne sera pas là et, alors, il y aura les conditions pour l’ouverture d’une nouvelle phase des relations franco-américaines. De 1962 à 1970, ils prévoient une sorte de traversée du désert dans les relations franco-américaines. On peut dire que c’est ici un cas remarquable de prophétie qui s’accomplirait par elle-même88.

72Pendant le même mois, on assiste à une rupture douloureuse des négociations du plan Fouchet, auquel le général tenait beaucoup89. Le 10 avril, au Conseil de l’UEO, Edward Heath déclare qu’il serait souhaitable que la Grande-Bretagne soit invitée à participer aux discussions sur l’Union politique. Macmillan semble bien vouloir entrer dans le Marché commun et, éventuellement, participer en tant que membre aux discussions du plan, alors que de Gaulle voudrait mener les deux choses en parallèle90.

73Le 17 avril, la conférence des ministres des Affaires étrangères des Six rejette le plan. Les raisons du rejet d’un texte qui, après les dernières retouches, ressemble beaucoup au texte originel (avant les changements dus à de Gaulle, en janvier) ne sont pas totalement claires91. Serait-il trop audacieux de penser, comme Soutou le fait, à un lien entre faillite du plan et peur de la part des pays du Benelux et de l’Italie de remettre en cause l’Alliance atlantique92 ? Aurait-on raison de lier le retrait des trois pays à l’offre américaine des Polaris, avancée officiellement début mai à l’OTAN, mais déjà connue par les Européens93 ? Il faudrait aller dans les archives de Bruxelles, La Haye et Rome pour comprendre les raisons du durcissement des trois pays, raisons qui poussent deux d’entre eux à imposer comme condition de leur « oui » au plan l’entrée préalable de la Grande-Bretagne dans le Marché commun.

74À l’OTAN en mai 1962 et à Ann Arbor en juin, les Américains lancent la doctrine de la riposte graduée et de l’élévation du seuil nucléaire, dénonçant l’existence des arsenaux séparés en tant que danger pour l’unité de contrôle qui est devenue indispensable pour la mise en place de représailles graduées94. Le secrétaire à la Défense Robert McNamara le dit clairement : les « capacités nucléaires, indépendantes, sont dangereuses, coûteuses, elles vieillissent vite, et elles ne sont pas crédibles en tant que force de dissuasion95 ».

75L’indécision américaine prend fin. Mais l’histoire ne serait pas finie sans au moins une allusion au fait que, depuis le durcissement de la position américaine, il y a encore une tentative de la part de la Grande-Bretagne d’employer ses connaissances technologiques en tant que monnaie d’échange pour son entrée dans le Marché commun. La nouvelle apparaît aussi dans la presse par le truchement du très bien informé Walter Lippmann, qui en parle pour l’écarter bien sûr aussitôt comme hypothèse non crédible ; de même, du côté français, Raymond Aron déclare dans Le Figaro : « Aucun gouvernement français ne demanderait, aucun gouvernement britannique n’accepterait un pareil marchandage96 ». Aron se trompe peut-être. Kohler, du Département d’État, section Europe, rapporte que Macmillan a soulevé la question avec Kennedy, c’est-à-dire la possibilité que la Grande-Bretagne apporte une aide nucléaire à la France comme prix de son « oui » à l’entrée du Royaume-Uni dans le Marché commun. Le ministre de la Défense anglais, Watkinson, a fait de même avec son homologue McNamara, bien que d’une manière plus nuancée. Mais le Département d’État est nettement hostile à cette idée97.

76Y aurait-il encore un espace de négociation entre de Gaulle et Macmillan, qui se rencontrent, avant Nassau, à Rambouillet le 15-16 décembre 1962 ? Le deuxième jour des rencontres, en effet, de Gaulle aurait dit à son hôte : « [...] sans doute, devra-t-on réfléchir aux possibilités de faire quelque chose de franco-britannique, par exemple dans le domaine des fusées. » En résumant en clôture les points discutés, le général aurait aussi rappelé que « [...] l’éventualité d’une construction en commun, par la France et la Grande-Bretagne, des moyens de transporter des bombes, fusées, etc. a été évoquée. La France, pour sa part, serait toute disposée à collaborer dans ce domaine avec la Grande-Bretagne comme elle l’a fait pour le Blue Streak ou pour l’avion supersonique98 ».

77C’est là une question qui reste ouverte pour les historiens. Entre-temps, pour retourner à la question centrale de cette contribution et terminer avec une formulation compréhensible de ce que furent les rapports entre États-Unis et France en matière d’échanges d’informations nucléaires pendant la période, il nous faut rentrer en France, au Quai d’Orsay. Leur meilleure définition, et il ne faut pas s’en étonner, vient en effet de la plume subtile de François de Rose. En écrivant à l’ambassadeur à Paris Charles (Chip) Bohlen, un des personnages de premier plan de la diplomatie américaine, envoyé à Paris pendant l’été 1962 (où il restera jusqu’en 1968) pour remettre sur la bonne voie les rapports quelque peu confus concoctés par son prédécesseur, le général James Gavin, de Rose affirme en octobre 1962 que toute décision en matière de collaboration nucléaire franco-américaine « est un choix politique qui ne dépend que de vous (les Américains). Le sujet ne sera jamais abordé par des personnalités telles que Couve ou Pompidou, mais seulement par le général. Ce sera comme ces secrets de famille qui ne sont jamais révélés mais auxquels chacun pense lorsque la conversation devient allusive99 ».