1Au début du mois de juillet dernier, le Redoutable, notre premier sous-marin nucléaire lance-engins, était installé dans une forme aménagée à l’extrémité de l’ancienne gare maritime de Cherbourg. Sa visite sera un des must dans la future Cité de la mer que les autorités locales ont entrepris de développer sur ce site.

2C’est donc une fin très honorable pour le sous-marin, revenu à Cherbourg au début des années 1990 après vingt ans de service, ayant passé dix ans en plongée, effectué 58 patrouilles et parcouru dans les océans plus de trois fois la distance de la terre à la lune, sans que son activité ne soit marquée par un incident majeur entraînant l’interruption d’une de ses patrouilles.

3Avec le recul que donnent aujourd’hui les trente années écoulées depuis la mise en service du Redoutable, il est donc possible d’affirmer sans risque que, du point de vue technique et opérationnel, sa construction a été un indéniable succès des années 1960. Quelles sont les raisons principales de ce succès ? C’est la question à laquelle je vais tenter d’apporter une réponse, ou plutôt des réponses basées sur la constatation des faits, sur mon témoignage, celui d’un des très nombreux acteurs impliqués dans cette réalisation, avec toutefois une position privilégiée, en particulier à partir de 1966.

4J’examinerai successivement l’influence : de la volonté politique ; de l’organisation mise en place ; de la méthodologie d’enchaînement des étapes ; du rôle des acteurs ; sans oublier de situer le niveau de l’apport de l’étranger.

5Mais d’abord, rappelons quelques dates essentielles du programme :

• 1959 : lancement de la construction du prototype à terre de réacteur nucléaire ;
• 1960 : premières ébauches d’un programme SNLE ;
• 1961 : orientation des études de missiles vers l’application MSBS ;
• 1962 : mise en chantier du Gymnote ;
• 1963 : mise en chantier du Redoutable ;
• 1964 : divergence du PAT ;
• 29 mars 1967 : lancement du Redoutable ;
• 2 juillet 1969 : première plongée en route libre ;
• 29 janvier 1972 : départ pour la première patrouille avec 16 missiles Ml.

LA VOLONTE POLITIQUE

6C’est un des facteurs évidents de réussite. Cette opération était un objectif majeur de la politique du président de la République, le général de Gaulle, qui « voulait » notre force de dissuasion nationale, avec en particulier sa composante sous-marine, et ceci sans l’appui de l’opinion publique, suivant ses propos tenus en 1966 que rapporte Alain Peyrefitte : « Vous n’arriverez pas à renverser l’opinion en France. Elle est hostile à la force de dissuasion. Elle le restera tant qu’une série de faits accomplis ne l’auront fait entrer peu à peu dans les esprits, comme un fait irréversible et inéluctable, auquel même l’opposition finira par se rallier. »

7Quand on évoque la volonté politique, on y associe souvent un pactole financier, l’existence de fonds quasi illimités dans lesquels les acteurs pourraient puiser sans compter. C’est assez largement inexact et, dans les différents domaines que j’ai eu à connaître, l’établissement de devis, leur respect ont été la règle, d’une manière générale : les « dépassements » ont surtout été constatés dans des études nouvelles, comme celles touchant la navigation inertielle. Mais, sans doute, du fait de la volonté politique, les crédits de paiement sont arrivés avec une régularité suffisante.

8Comment ressent-on cette volonté dans les différents niveaux, parmi ceux qui ont en charge la réalisation de l’ouvrage ? A la fois, je pense, comme une stimulation pour bien faire et comme une crainte de mal faire. Personne ne souhaite l’échec dans l’action, mais chacun espère que, si un échec est constaté, un autre que lui en sera jugé responsable. Tous savent que la moindre difficulté parviendra, par les voies les plus rapides, aux échelons les plus élevés pour aboutir souvent à l’Elysée. Mon prédécesseur dans les fonctions de MOP Cœlacanthe a dû y faire quelques déplacements explicatifs ! J’ai moi-même le souvenir d’un bouton poussoir dont les méfaits sont remontés très haut, alors que l’incident correspondant avait été jugé négligeable par l’état-major du sous-marin. Mais à côté du bâton, il y a aussi la carotte et il faut reconnaître, a posteriori, que beaucoup des acteurs principaux du programme ont pu bénéficier de récompenses, sous forme de déroulement de carrière, voire de décorations.

9En résumé, et pour prendre une analogie physique, je ressens l’effet de cette volonté politique comme une « polarisation » des volontés individuelles tendant à les orienter dans le sens de la réussite.

L’ORGANISATION

10Il ne faut pas attribuer l’échec de la construction du Q-244, qui devait être notre premier sous-marin à énergie nucléaire, au seul défaut d’organisation de la conduite du projet. Mais il faut cependant reconnaître que le rôle du « comité directeur des navires à propulsion atomique » créé à cette occasion restait assez ambigu, puisqu’il juxtaposait les deux maîtrises d’œuvre, le sous-marin et le réacteur, sans qu’elles soient coiffées à un niveau adéquat, et compétent, par une autorité de coordination capable d’arbitrer les problèmes d’intégration de conception et d’interfaces de réalisation. L’échelon suprême qui coiffait ce comité directeur était le « comité de liaison Marine – CEA ». Il faut bien reconnaître aussi que, si ses membres occupaient des fonctions éminentes – administrateur général du CEA, chef d’état-major de la Marine, directeur central des constructions et armes navales... –, cela ne garantissait pas leur compétence, ni le bien-fondé de leurs décisions dans des domaines aussi nouveaux pour eux que la conception des sous-marins ou leur propulsion nucléaire.

11Aussi, au début des années 1960, avec la création de la Délégation ministérielle pour l’armement, avec la redéfinition du rôle des états-majors, l’idée est venue – chez qui ? Par qui ? Je ne le sais pas – de mettre en place une organisation spécifique pour la réalisation du premier sous-marin nucléaire lance-engins. Un nom lui a été donné, à l’initiative d’un conseiller du délégué : Cœlacanthe.

12Cette organisation repose sur l’action de plusieurs acteurs principaux, ou « maîtres d’œuvre », on dirait plutôt aujourd’hui « directeurs de programme » :

• le maître d’œuvre du programme naval de la Direction centrale des constructions et armes navales, assisté par « l’architecte du navire » et chargé des SNLE et de l’environnement à terre ;
• le maître d’œuvre propulsion nucléaire du CEA ;
• le maître d’œuvre missile appartenant à la direction de la DMA ayant en charge les projets de missiles ;
• le maître d’œuvre tête nucléaire de la Direction des applications militaires du CEA.

13Le maître d’œuvre du programme naval est en outre « maître d’œuvre principal du projet Cœlacanthe » ou en abrégé « MOP Cœlacanthe ». À ce titre, il est chargé de la coordination d’ensemble du programme, notamment pour ce qui concerne l’avancement des réalisations, la situation technique, la prévision et, dans une certaine mesure, l’exécution financière.

14Un comité directeur, le « comité Coelacanthe », est présidé par le délégué ministériel pour l’armement. Il comprend le directeur des applications militaires du CEA, deux officiers généraux représentant le chef d’état-major des armées et le chef d’état-major de la Marine, le chargé de mission « atome » de la DMA, les directeurs des constructions navales et des engins de la DMA et le « MOP Cœlacanthe ». Ce comité assure le contrôle d’ensemble du programme. Il traduit en décisions d’exécution les directives du conseil de défense, précisées éventuellement par des instructions du ministre des Armées et, pour son domaine de compétence, par le chef d’état-major des armées. Il suit l’exécution du programme sous les aspects opérationnel, technique et financier.

15Le comité Cœlacanthe fait exécuter ses décisions par l’intermédiaire du MOP assisté des différents maîtres d’œuvre et de l’architecte du navire, ces derniers étant présents aux réunions du comité. En outre, deux groupes de travail – un à vocation opérationnelle présidé par « l’amiral Cœlacanthe » (l’officier général qui représente le CEMM au comité), un à vocation technique présidé par le MOP – sont chargés d’étudier sous leurs différents aspects les problèmes posés ou les difficultés rencontrées et de proposer les décisions éventuellement nécessaires au comité.

16On peut noter que le rôle du MOP n’était pas limité au domaine étatique de coordination et de conduite des programmes, mais qu’il s’étendait aussi au domaine industriel. Chargé et responsable de la cohérence d’ensemble du projet, il devait faire assurer et contrôler le respect des spécifications d’interface et la tenue des délais de réalisation.

17Le bilan d’ensemble du fonctionnement de cette organisation est largement positif et a été jugé comme tel puisqu’en 1972, alors que l’objectif initial était atteint avec le départ en patrouille du Redoutable, la décision a été prise d’en perpétuer l’existence en y apportant les quelques aménagements rendus nécessaires par la coexistence de plusieurs programmes de missiles et de têtes nucléaires et par la perspective de la refonte des premiers SNLE.

18Quels sont les facteurs principaux du succès de cette organisation ?

19Elle est basée sur des relations entre individus, plus que sur des relations entre services, avec l’établissement d’un climat de confiance réciproque, ce qui a souvent permis la continuité de l’action en dépit des perturbations des structures, comme la nouvelle organisation et les nouvelles attributions des directions « techniques » de la DMA, comme les restructurations des secteurs aéronautiques et de l’espace.

20Toutes les autorités concernées sont représentées au comité directeur, à des niveaux de responsabilité suffisamment élevés pour que des décisions puissent être prises, pour que des arbitrages puissent être rendus en connaissance de cause, avec une compétence suffisante, sans risque de remise en cause ultérieure.

21Enfin, le choix des maîtres d’œuvre, en particulier celui du MOP, s’est révélé judicieux et tous avaient la confiance de leur hiérarchie ; et puis, ils savaient qu’il était préférable rechercher ensemble les solutions constructives à leurs problèmes d’interfaces, plutôt que de faire « remonter » les décisions d’arbitrage.

22Pour conclure ce chapitre consacré à l’organisation, je crois qu’il faut faire deux remarques complémentaires : d’abord, le poids des conseillers des cabinets ministériels était limité, peut-être une conséquence de la « volonté politique », avec comme conséquence bénéfique la limitation du volume des dossiers justificatifs à produire avant les décisions. Ensuite, certains des services ou directions impliqués n’avaient pas encore été soumis à l’obligation de séparer leurs services étatiques et industriels. C’était le cas de la DAM, du DPN au CEA, de la DCCAN puis de la DTCN. Il en est résulté une grande économie de moyens humains, beaucoup d’ingénieurs jouant simultanément les deux rôles, en toute clarté d’ailleurs.

LA MÉTHODOLOGIE

23Pour le programme d’ensemble, et pour chacun de ses éléments, les officiers et ingénieurs concernés devaient chercher à définir des programmes de déroulement de leurs études et de leurs travaux donnant les plus grandes chances de succès à leur entreprise, sans la retarder, c’est-à-dire, en pratique, limiter les impasses. Pour éclairer mon propos, je prendrai quelques exemples qui viendront compléter celui déjà exposé par Jacques Chevallier concernant la propulsion nucléaire : d’abord l’enchaînement d’ensemble de la conduite du programme, ensuite la manière dont ont été conduites les études du lancement des missiles et celles du pilotage du sous-marin en plongée.

Programme d’ensemble

24Pour le programme d’ensemble, une comparaison avec le processus à l’œuvre aux États-Unis mérite d’être faite. Dans ce pays, aucun programme n’a comporté plus d’une innovation majeure. La propulsion nucléaire a été « dédouanée » avec le Nautilus, puis le Skate. Les qualités hydrodynamiques ont été testées à échelle réduite au bassin d’essais, puis en grandeur réelle avec l’Albacore. Les installations de sécurité en plongée et leurs télécommandes ont été essayées sur le Barbel. Le sous-marin Skipjack, au début 1959, a fait la synthèse de toutes ces améliorations. Aussi, pour construire et mettre en service leur premier SNLE, le George Washington, les ingénieurs des États-Unis se sont contentés d’insérer une « tranche missiles » entre un avant et un arrière de Skipjack.

25Notre programme devait, bien entendu, emprunter de sérieux raccourcis. Il n’était pas question de franchir le même nombre d’étapes intermédiaires, hormis celle du prototype à terre de propulsion nucléaire. La nécessité de certaines étapes aurait été jugée discutable, ce que l’expérience a confirmé.

26L’originalité essentielle de la démarche retenue a été la suivante : nous avons prévu une étape qui ne figurait pas dans le protocole américaine, celle du sous-marin expérimental lanceur de missiles, le Gymnote.

27Ce point mérite quelques explications : le souci d’économiser nos moyens et nos finances nous a conduits à une position symétrique de celle adoptée aux États-Unis. Il leur était possible d’assurer d’emblée, sur le George Washington, la mise au point du système Polaris, puisqu’ils avaient l’assurance du bon fonctionnement de la propulsion nucléaire, des installations de plongée à grande vitesse et de celles intéressant la sécurité de plongée. Nous pouvions espérer assurer, sur le Redoutable, la mise au point de ces trois catégories d’installations, sous réserve d’avoir utilisé une autre plate-forme sous-marine pour l’essai, de manière aussi anticipée que possible, des installations du « système d’armes stratégique ».

28Le Gymnote a pu être construit rapidement en utilisant l’avant et l’arrière du Q-244 et des équipements, comme ceux de propulsion, déjà développés pour d’autres applications. C’était, bien entendu, un sous-marin sans schnorchel. Je pense qu’il faut, aujourd’hui, reconnaître la pertinence de la décision prise par les autorités politiques de construire ce sous-marin, suivant les propositions du Service technique des constructions et armes navales est contre l’avis de certains amiraux siégeant au Conseil supérieur de la marine. Le Gymnote a parfaitement rempli son rôle, dès 1966, pour les essais de maquettes puis de missiles Ml. Toutes les opérations de lancement étaient devenues suffisamment routinières quand elles ont été faites à bord du Redoutable, dont les installations de lancement ont pu être acceptées dans un délai très bref. La justesse de cette option s’est trouvée largement confirmée par la suite : toutes les générations ultérieures de missiles et les installations embarquées ont été testées à bord du Gymnote, avec les mêmes bénéfices que pour le M1.

LANCEMENT DES MISSILES

29Pour les installations de lancement, il n’y a pas eu que le Gymnote. Rappelons d’abord quels étaient les problèmes à résoudre. Il nous fallait passer du lancement horizontal de torpilles de 1 500 kilos au lancement vertical de missiles de plus de 15 tonnes. Il fallait connaître assez rapidement les contraintes imposées au missile par son stockage et surtout son lancement. Parmi ces contraintes, la première était géométrique, puisque la fixation des dimensions des tubes de lancement, la fixation de la position des trappes d’accès, à faire très tôt dans l’établissement du projet de sous-marin, imposaient des limites impératives pour la conception du missile.

30Pour s’en tenir aux installations de lancement proprement dites, il s’agissait d’éjecter verticalement hors de la coque d’un sous-marin en plongée à faible vitesse une masse de 18 tonnes à une vitesse de 100 kilomètres à l’heure, suffisante pour lui permettre de traverser une vingtaine de mètres d’eau sans ralentissement appréciable, et sans que l’accélération induite ne détériore le missile.

31Ces différents problèmes ont été résolus en installant le missile dans un tube interne au tube résistant incorporé dans les structures du sous-marin. La porte supérieure était ouverte au moment du lancement, le missile étant protégé par une membrane obturant la partie supérieure du tube interne, crevée au moment de la chasse faite à l’air comprimé.

32Encore fallait-il, avant leur expérimentation à bord du Gymnote, définir et tester à l’échelle réduite toutes ces installations. Cela a été fait, notamment grâce à la mise en place aux environs de Toulon d’un dispositif d’essais, avec notamment un caisson immergé capable de vérifier les installations « mécaniques » en lançant des maquettes. Cela a été fait, en parallèle et à échelle réduite, par des essais au bassin, soit à Paris, soit à Grenoble, à la SOGREAH. Ces derniers essais avaient en particulier pour but d’étudier l’influence sur l’attitude du missile émergeant des mouvements de plate-forme du sous-marin et de définir les dispositifs à embarquer pour assurer la stabilisation du lanceur en immersion, en roulis, en cap, et aussi la marge de vitesse acceptable au moment du tir.

33La mise au point définitive des installations de lancement s’est déroulée dans des conditions très favorables à bord du Redoutable.

34La plus grande partie des matériels mis en œuvre pour la stabilisation du sous-marin au moment du tir de la salve de missiles a été installée, pour essais, à bord du Gymnote, après, là aussi, développement d’études théorique et sur modèle réduit.

Pilotage du sous-marin en plongée

35Les installations de pilotage en plongée des sous-marins conventionnels construits en France après la guerre (Narval, Aréthuse et Daphné) étaient assez rudimentaires. Certes, ils avaient reçu un pilote automatique et un effort particulier avait été fait pour la fiabilité et la sécurité de leur fonctionnement. Des études théoriques concernant la manœuvrabilité de ces navires, soutenues par des essais sur modèles, avaient, en particulier, fait naître des querelles sur la nécessité de les doter d’une stabilité dynamique naturelle. Mais rappelons que le plus « gros » de ces sous-marins déplaçait moins de 2 000 tonnes en plongée et qu’il ne pouvait soutenir sa vitesse maximale, d’environ 18 nœuds, que pendant un temps limité.

36Avec le Redoutable on changeait d’échelle pour ces deux grandeurs et, vraiment, pour les ingénieurs chargés du projet et de la définition des installations, le domaine était à défricher. Aussi la progression des études, des expérimentations, a été mûrement réfléchie, d’autant plus que nous ne disposions pas d’un véhicule de taille significative permettant de faire des essais à la mer avant ceux du Redoutable.

37Schématiquement, les étapes principales ont été les suivantes, avec bien entendu un processus itératif :

• études théoriques pour la définition des bases du modèle mathématique permettant d’étudier les mouvements du sous-marin en plongée, soumis aux différents efforts hydrodynamiques et à l’action de ses barres ;
• définition des coefficients divers intervenant dans ce modèle à partir d’essais sur modèle au bassin d’essai des carènes, aux bassins de traction et de giration ;
• construction chez le fournisseur retenu pour les installations de pilotage d’une plate-forme mobile pour y installer le poste de pilotage ;
• mise en place du prototype de ce poste, couplé avec un ordinateur permettant de restituer, en temps réel, la réponse du sous-marin (assiette, immersion...) aux ordres donnés par les barreurs ; essais sur cette plate-forme de l’ergonomie du poste et de ses composants d’aide au pilotage ;
• construction d’un « modèle libre » du sous-marin, autopropulsé, et essais à la mer de cette maquette pour « recaler » le modèle mathématique, en particulier pour les couplages entre barres de direction et de plongée ;
• utilisation du modèle mathématique pour étudier sur ordinateur le comportement du sous-marin en cas d’avarie de barre, avec comme conséquences l’installation de dispositifs de sécurité et l’établissement des consignes de bord ;
• essais poussés des installations mécaniques et hydrauliques chez le fournisseur ;
• enfin, essais progressifs à bord du sous-marin, avec un dernier recalage du modèle mathématique, utilisé pour la plate-forme d’entraînement à terre, recalage permettant aussi de tester la validité de la méthodologie, avec en arrière-pensée son application aux études des sous-marins suivants.

38Tout cela nous a pris, bien entendu, quelques années ; mais le résultat a été de pouvoir doter le Redoutable d’une installation de pilotage en plongée sûre et efficace aussi bien en mode manuel, assisté ou non, qu’en pilotage automatique, avec encore un calculateur analogique.

39Je pourrais citer beaucoup d’autres exemples pour montrer le soin apporté par les acteurs du programme afin d’assurer, par une conduite judicieuse de leur développement, le bon fonctionnement, les performances, la fiabilité et la sécurité des différentes installations du sous-marin. Pour m’en tenir à un domaine que j’ai bien connu, celui de la sécurité en plongée, je signalerai simplement que nous avons voulu éviter les innovations trop importantes, en cherchant surtout à extrapoler les solutions dont nous avions pu expérimenter la valeur sur les sous-marins antérieurs et en vérifiant par des essais prolongés à terre la validité de ces extrapolations – à titre d’exemple, les plus gros robinets de coque avaient un diamètre de 350 millimètres environ, contre 100 millimètres précédemment. Un de nos soucis a été aussi de « soumettre » les coopérants aux normes que nous avions retenues pour les composants de leurs installations, brisant ainsi quelques traditions !

LES HOMMES

40Au moment d’évoquer l’importance, évidente, du rôle joué par tous les ingénieurs, tous les officiers, tous les cadres, tous les ouvriers, aussi bien dans les services de l’État que dans l’industrie privée, je ressens une certaine gêne.

41En effet, j’ai pu voir dans certains récits touchant la construction du Redoutable des sortes de « tableaux d’honneur » dans lesquels étaient cités des noms de participants au programme. J’ai toujours constaté le caractère incomplet, donc partial, de ces listes qui ne reflètent, en fait, que l’impression ressentie par l’auteur, sa propre vision, pendant une période déterminée du déroulement de l’ouvrage. Comment, par exemple, quelqu’un ayant été essentiellement impliqué pendant l’armement du sous-marin pourrait-il apprécier à sa juste valeur l’importance du rôle joué par ceux qui ont participé à la mise au point de l’acier de coque, le 80 HLES, sans laquelle il aurait été impossible de « boucler » le devis de poids ? Comment quelqu’un n’ayant participé qu’au lancement du programme et à la définition des premières spécifications pourrait-il connaître les difficultés du chantier constructeur et les mérites de ceux qui ont porté à bout de bras les opérations de montage et d’essais à bord ?

42Constatons simplement que, pour l’ensemble de ceux qui ont eu en charge tout ou partie du programme, il y a eu très peu de défaillances et que celles-ci ont été palliées par l’effort des autres, peut-être en application des considérations que j’ai déjà faites à propos de la volonté politique.

43J’ai eu aussi l’occasion d’expliquer l’année dernière à Cherbourg, pendant le colloque qui y était organisé pour célébrer le centenaire du Narval de Laubeuf, comment, pendant les années 1950, s’était reconstituée une compétence sous-marine en France, à partir de Cherbourg notamment. Eh bien, ce phénomène qui a permis de disposer d’un vivier de compétences dans ce domaine particulier pouvait aussi bien être constaté ailleurs, dans la DCCAN comme dans l’industrie.

44En définitive, je ne citerai que trois noms d’ingénieurs qui me paraissent devoir passer de manière indiscutable à la postérité, lorsque serait évoqué le succès de la construction du Redoutable :

• le premier MOP Cœlacanthe, l’ingénieur général Bensussan, ensuite directeur des constructions navales ;
• le deuxième MOP Cœlacanthe, l’ingénieur général Gempp, qui a été aussi l’auteur du projet, l’architecte du navire ;
• Jacques Chevallier, qui, avant de devenir directeur de la DAM puis délégué général pour l’armement, était à l’époque le patron de l’équipe du « groupe » de propulsion nucléaire du CEA.

45Avant de clore définitivement ce chapitre, je voudrais faire une dernière remarque importante : je n’ai parlé que des techniciens, ingénieurs, cadres et ouvriers et de leur action. Cela ne signifie pas que je mésestime le rôle des officiers de marine et des marins dans le succès de l’entreprise, en particulier :

• dans leur participation critique et constructive à l’élaboration du projet, à la définition des installations, à leur mise en route et à leurs essais ;
• dans la définition et dans la mise en œuvre du processus de formation des équipages ;
• dans la spécification, la construction et l’exploitation des installations à terre, notamment celles d’entretien...

46D’autres sont certainement plus compétents que moi pour dresser cet inventaire. En tout cas, il faut souligner la parfaite entente des opérationnels et des techniciens au cours des études et de la construction.

UNE ŒUVRE BIEN FRANÇAISE

47Assez souvent, surtout dans les premiers temps de la navigation du Redoutable, la question de l’aide reçue de l’étranger pour conduire ce programme a été posée.

48Une première réponse peut être donnée en dressant la liste des matériaux ou installations que nous étions procurés hors de France. À ma connaissance, il s’agit : du béryllium pour la fabrication de gyroscopes, venant des États-Unis ; de l’usine de production d’oxygène pour la régénération de l’air, d’origine britannique ; du propulseur extérieur installé pour tenir le cap en plongée à faible vitesse pendant les lancements, acheté en Allemagne et débarqué ultérieurement, car c’était une précaution inutile ; d’une des versions du presse-étoupe de ligne d’arbres en provenance du même pays.

49Voilà pour le matériel. Reste le « logiciel ».

50La réponse est simple : pour les études liées à la construction du Redoutable, nous n’avons pas reçu d’aide directe, sous forme de liasses de plans ou de critiques des solutions que nous avons retenues. Mais on peut reprendre une image citée par l’ingénieur général Gempp dans un entretien qu’il avait accordé. Il y parlait de l’intérêt de connaître ce que faisait le « premier de la classe » lorsqu’un problème était posé. Or, à l’époque et encore aujourd’hui, le premier de la classe, c’étaient les États-Unis.

51Nous avons suivi autant que possible ce judicieux conseil, sans nous livrer le moins du monde à un espionnage en règle, en cherchant à connaître grâce à des contacts, grâce à la lecture de documents ouverts quelles étaient les solutions retenues aux États-Unis pour résoudre les multiples problèmes posés. Nous savions d’abord que chaque problème avait une solution puisque les SSBN naviguaient ; autrement dit, la faisabilité de la solution était démontrée ; à nous donc de faire la preuve de notre imagination pour trouver une solution, pas forcément la même.

52Tous ceux qui ont participé aux études auraient leur anecdote à raconter pour dire comment, en dépit de la vigilance imposée par l’amiral Rickover, qui ne croyait pas à nos chances de succès, ils ont pu bénéficier de telles ou telles informations leur permettant de corroborer leurs propres orientations. Pour ce qui me concerne, j’ai pu profiter d’entretiens avec des spécialistes américains de la sécurité en plongée, faisant une tournée d’information en Europe après la perte du Thresher. J’ai lu les déclarations faites devant les commissions d’enquête et rapportées dans les hearings. J’ai eu accès à une documentation générale sur les installations hydrauliques à haute pression à l’occasion de discussions sur les tubes lance-torpilles dans le cadre d’accords de coopération dits MWDDEA ; mais dans tous ces exemples, il s’agissait plus de chercher à étayer nos études qu’à les orienter.

53Voilà donc la nature de « l’aide » que nous avons pu trouver à l’extérieur de nos frontières pour la construction du Redoutable, Son volume très limité justifiait donc l’admiration que nous portaient certains sous-mariniers britanniques qui, eux, avaient bénéficié d’une aide directe américaine pour les chaufferies et les missiles. C’est en tout cas ce que m’avait déclaré l’amiral John Fieldhouse lorsqu’il était « Contrôler of the Navy », c’est-à-dire troisième lord de l’Amirauté.

CONCLUSION

54Des esprits critiques, ou chagrins, pourraient dire : « Oui, certes, vous avez réussi, mais vous avez eu de la chance ! » Eh bien oui, quelquefois nous avons eu de la chance : celle d’abord d’avoir pu mettre en place les organismes, les hommes pour orienter les études, conduire les développements, la construction ; de la chance, aussi, de constater que certaines dispositions retenues lors de la conduite du projet permettaient de résoudre certains problèmes de manière élégante et imprévue, comme :

• l’absence de gîte en giration du fait de la position du massif ;
• la bonne stabilité en cap du sous-marin à faible vitesse, face à la houle ;
• la répercussion limitée sur la pesée du lancement du missile, grâce au « coincement » de la bulle qui, en outre, avait le bon goût de ne pas détériorer le missile ;
• le franchissement rapide des difficultés d’élaboration et de soudage de l’acier 80 HLES.

55Mais, comme l’écrit Virgile Audaces fortuna juvat. Et il fallait beaucoup d’audace, politique d’abord, technique ensuite, pour se lancer dans cette aventure au début des années 1960.

56Tous ceux qui ont eu la chance et le bonheur d’y participer – pour construire le Redoutable, mettre au point son système d’armes stratégiques, missiles et têtes nucléaires, mettre en place des installations à terre pour l’entretien, l’entraînement, les communications – gardent le souvenir vivant d’une action difficile, mais couronnée par le succès.

57Les propos du général de Gaulle rapportés par Alain Peyrefitte après le succès des essais de la bombe thermonucléaire s’appliquent aussi à leurs travaux : « C’est une situation que nous n’avions jamais connue dans notre histoire. Nous y sommes arrivés tout seuls et même avec l’hostilité active des Américains. Alors que les Anglais y sont arrivés avec l’aide américaine... »