1Général Lewin : Je voudrais apporter une correction à une citation du général de Gaulle faite par M. Chevallier. Elle figure dans une lettre adressée par le général de Gaulle au général de Boissieu qui allait devenir en mai 1971 chef d’état-major de l’armée de terre : « Les ingénieurs voudront perfectionner en permanence l’atome stratégique, mais votre rôle sera d’éviter que l’on oublie l’atome tactique et les forces classiques. Souvenez-vous qu’il vaut mieux perfectionner ce qui précède l’apocalypse que l’apocalypse. »

2Jacques Chevallier : La lettre en question est citée par M. Giraud, mais je n’ai rappelé dans mon exposé que les dernières lignes. Toute la lettre est liée à l’armement nucléaire tactique. Voilà le texte1 qui a été cité par M. Giraud et n’a jamais été démenti.

3« Car à partir du moment où la 1^re armée et la FATAC disposeront de l’atome tactique, l’Alliance ne pourra plus envisager d’utiliser nos forces de manœuvre avec leurs seuls moyens conventionnels. Il faudra faire savoir que vous envisagez de contre-attaquer avec l’appui de nos forces nucléaires tactiques. Ainsi, si le haut commandement allié a besoin de cette unique réserve stratégique de l’Europe, il faudra qu’il se décide à employer ses feux nucléaires avant ou en même temps. Croyez-moi, l’atome tactique est une donnée essentielle de notre système de défense. Si un jour vous avez à choisir faute de crédit entre l’atome stratégique et l’atome tactique, choisissez celui-ci car il vaut mieux perfectionner ce qui se passe avant l’apocalypse que l’apocalypse. »

4L’idée n’est pas différente de celle que vous citez et il n’est pas surprenant que le général de Gaulle ait également écrit au général de Boissieu pour lui dire : « Défendez vos armes classiques. » Je vous ai lu exactement le texte qui a été cité par M. Giraud, ministre de la Défense en 1987, en précisant : « les orientations données en 1968 au futur chef d’état-major de l’armée de terre », donc bien au général de Boissieu. Cela ne me paraît pas contradictoire. Mais ce n’est pas le même texte.

5Général Rhenter : Je voudrais faire allusion, suite à l’exposé très riche de l’amiral Duval, à son inquiétude concernant les vecteurs stratégiques, notamment lorsqu’il a précisé que M. Messmer mentionnait dans ses Mémoires que le SSBS avait été prévu pour être un système intérimaire. Je me rappelle que M. Messmer avait annoncé, peu de temps avant, que le Mirage IV pourrait être un système intérimaire et disparaître lorsqu’arriverait le SSBS. Je peux vous dire que dans les documents officiels approuvés par le général de Gaulle durant toute cette période, il n’est pas fait allusion au principe d’un système intérimaire. Le Mirage IV, le SSBS, comme les sous-marins, ont toujours été présentés comme consécutifs ou simultanés, mais jamais intérimaires.

6Ingénieur-général Paul Bonnet : Je voudrais apporter quelques précisions sur cette époque-là, parce que j’ai participé à la préparation du conseil de défense de mai 1963. En ce qui concerne le Mirage IV, il était déjà décidé, mais il était entendu qu’il serait obsolète à partir de 1970. Cela ne s’est pas vérifié du tout, mais c’était ce qui était envisagé. Alors le SSBS était envisagé comme une force intérimaire entre 1970 et le moment où la force sous-marine serait pleinement efficace. Car elle ne le serait pas avant 1973-1974, au moment où il y aurait un troisième sous-marin. Avant l’entrée en service du troisième, il était impossible d’en laisser un en permanence à la mer. Avec une force aérienne Mirage IV qui était supposée ne plus avoir de valeur à partir de 1970, il fallait une force intérimaire entre les deux. Mais on a pris conscience que l’on aurait peu de sous-marins et qu’ils risquaient d’être coulés de manière tout à fait discrète sans que l’on connaisse le responsable. On pouvait voir disparaître nos moyens sans savoir comment. Au contraire, la force SSBS était parfaitement vulnérable parce qu’on connaissait les points où elle était déployée. Elle ne pouvait être détruite que par une agression caractérisée. Donc, dans la préparation du conseil de défense, on a parlé de force intérimaire ; au moment de la décision, on a considéré les SSBS comme la troisième composante des forces nucléaires. L’armement tactique était assez discuté sur le plan doctrinal. Il y avait des tendances pour dire que la doctrine était la dissuasion nucléaire et qu’il n’était pas évident que « le tactique » ne s’opposerait pas par certains côtés à la dissuasion nucléaire parce qu’il introduisait un élément de bataille. Ceci étant, je me rappelle très bien aussi l’argument assez fondamental de l’armée de terre : une armée qui n’avait pas de bombes nucléaires tactiques contre une autre armée qui en aurait ne pouvait rien faire du tout et il fallait aller au bout de sa logique et supprimer l’armée de terre. Troisièmement, il y avait l’argument, tout de même assez fort, de l’expérience de la précédente guerre. Les études faites avaient montré qu’une percée d’un groupement de chars ne pouvait être endiguée que par un recul de 500 ou 1 000 kilomètres, ce qui était impossible en Europe. Par conséquent, la seule solution était d’empêcher le groupement de chars de percer et pour cela il fallait une frappe atomique avec des armes appropriées : les armes tactiques. Effectivement, c’était un point de vue qui n’était pas forcément stratégique pour la défense américano-européenne, car on pouvait compter sur les armes tactiques américaines pour faire cette chose-là, mais cela posait d’autres problèmes. Ceci étant, on a dit que le général de Gaulle se posait la question et hésitait à décider l’armement tactique. Il aurait conclu : « Ils veulent un armement tactique. Il faut leur en donner un. » Mais cela, je ne vous le garantis pas.

7Jacques Chevallier : Sur l’aspect d’arme intérimaire, il est dommage que M. Pô ne soit pas là, parce qu’il a fait une étude assez exhaustive de ce qui s’est passé à la Direction des applications militaires depuis les origines, même avant que cela s’appelle la DAM. Il parle très nettement de cet aspect, composante intérimaire. Cela dit, l’intérimaire dure souvent longtemps en France. En tout cas, même quand on a eu trois sous-marins en même temps à la mer2, on a conservé cette composante intérimaire. Curieuse idée, quand même, de compter sur une force parfaitement vulnérable pour pallier une vulnérabilité éventuelle des sous-marins. Force est de constater que cette idée a fait recette. Je l’ai encore entendu défendre avec conviction à la fin des années 1980 par le président Mitterrand, sans que personne n’y trouve à redire. Je vous dirais même qu’en 1973, je n’étais pas très satisfait d’ailleurs, car avec la tête mégatonnique allégée d’ores et déjà sur les rails, le missile M 20 des sous-marins aurait fait l’affaire. On a lancé le développement d’un nouveau missile (S3) pour porter la tête mégatonnique. Une fois que les choses sont lancées, il est très difficile de les arrêter. J’aurais voulu ajouter un mot sur l’armement nucléaire tactique. Dans l’ouvrage de Peyrefitte, le général de Gaulle fait des déclarations diverses sur l’armement nucléaire tactique auquel il n’a pas l’air de tenir au départ. Cet armement lui est cependant apparu indispensable avec l’apparition de la doctrine de la riposte graduée. On ne pouvait décidément plus faire confiance aux Américains. Il pensait que notre armement tactique serait susceptible de leur forcer la main (rôle de détonateur). Cela rappelé, si on considère le problème de la dissuasion, celle-ci repose entièrement sur ce qui se passe dans la tête de l’adversaire potentiel. Le problème était que les Soviétiques disaient ne pas croire à la dissuasion. On notera à ce sujet que, dans son livre Perestroïka, Gorbatchev indique que ces armes ne serviraient à rien parce qu’elles ne feraient qu’attirer la riposte, et cela n’aurait aucune signification réelle. Cet argument a certes toute sa valeur concernant le camp qui envisagerait une frappe nucléaire en premier sur le territoire adverse. Par contre, le problème se poserait différemment au cas où le défenseur se bornerait à neutraliser, avec ses armes nucléaires tactiques, les forces d’invasion classiques. Selon le postulat de Gorbatchev, l’attaquant serait alors sans riposte convenable, car c’est lui qui porterait alors la responsabilité de l’escalade géographique. L’armement nucléaire tactique apparaît alors comme un élément essentiel de la dissuasion parce que si on ne l’a pas, on se trouve d’entrée de jeu acculé au dilemme : capitulation ou apocalypse. Il n’est pas interdit de penser que le général de Gaulle, en écrivant les lignes que j’ai rappelées en forçant le trait, avait à l’esprit cette problématique.

8Amiral Duval : J’appuierai ce que vient de dire Jacques Chevallier. À savoir que le général de Gaulle, d’après tous les témoignages que j’ai pu recueillir, ne s’intéressait pas tellement aux subtilités des théoriciens de la dissuasion. Par contre, je crois qu’il avait fait sienne la théorie dite de « l’allumeur de réverbères », c’est-à-dire qu’en utilisant son arme nucléaire, un pays peut entraîner ses alliés réticents à passer au nucléaire. Je crois que l’éventualité de son emploi a ainsi profondément imprégné les comportements des stratèges de l’époque. À ce sujet, on peut ajouter que le nucléaire tactique est plus dangereux que le nucléaire stratégique, risquant de déclencher une guerre nucléaire qui n’aurait pas été voulue a priori. Un petit allié peut en effet entraîner un autre grand allié à passer au nucléaire et à entreprendre ainsi une guerre nucléaire sans qu’on l’ait vraiment voulue.