1L’intitulé de mon texte reprend à peu près celui de l’ouvrage écrit en collaboration avec Yves Le Baut, ancien du CEA, et publié en 1992, dans lequel, après avoir interrogé la plupart des grands témoins de notre aventure nucléaire, nous avons essayé d’en reconstituer l’histoire jusqu’à la fin de la guerre froide1. Mon propos sera plus modeste, puisqu’il s’agira seulement d’analyser pourquoi et comment ont été prises, au début de la V^e République, les principales décisions concernant le développement de notre armement nucléaire.

L’HÉRITAGE DE LA IV^e RÉPUBLIQUE

2On sait maintenant, après les recherches menées notamment par Dominique Mongin, que le général de Gaulle a trouvé, pour le sujet qui nous occupe, un héritage plus que significatif lorsqu’il revint au pouvoir2. En effet, sous l’impulsion éclairée de certains hommes d’État de la IV^e République, si décriée par ailleurs, et avec la complicité active de Pierre Guillaumat, l’administrateur général du CEA depuis 1952, les préparatifs pour la constitution d’un armement atomique purement français étaient déjà très avancés en juin 1958, grâce à un travail effectué jusqu’alors dans la quasi-clandestinité3.

3C’est ainsi, entre autres précisions, que le premier plan quinquennal de l’énergie atomique, adopté en 1952 sur la proposition de Félix Gaillard, alors secrétaire d’État à la présidence du Conseil dans le gouvernement Pinay, avait financé la construction à Marcoule de réacteurs (on les appelait alors « piles », sensiblement plus « plutonigènes » que ne l’aurait justifié une finalité purement énergétique). Puis, en 1955 et 1956, sous les gouvernements Edgar Faure et Guy Mollet, eurent lieu des transferts secrets de crédits entre le budget du ministère de la Défense et celui du CEA, qui financèrent notamment, outre la construction du sous-marin à propulsion atomique dont il sera question plus loin, pour le premier l’extension des installations de Marcoule, et pour le second l’étude de faisabilité de la construction à Pierrelatte d’une usine productrice d’uranium enrichi, ainsi que la préparation d’explosions atomiques expérimentales à Reggane4. Aussi le programme militaire français était-il assez avancé en avril 1958 pour que Félix Gaillard, avant-dernier président du Conseil de la IV^e République, signe, avant de quitter sa fonction, une décision très secrète qui prescrivait au ministre de la Défense et à l’administrateur général du CEA de préparer une première série d’explosions expérimentales d’engins atomiques militaires à partir du premier trimestre 1960 ; échéance qui sera effectivement respectée, puisque le tir « Gerboise bleue » aura lieu le 13 février 1960.

4Les ministres de la Défense de la IV^e République avaient, de leur côté, entrepris le développement de vecteurs adaptés à la mise en œuvre d’une arme atomique nationale. C’est ainsi qu’en 1954 avait été lancée la construction d’un sous-marin à propulsion nucléaire (Q244) muni d’un moteur à uranium naturel – eau lourde, filière qui allait s’avérer « sans issue », pour reprendre la formule de Maurice Vaïsse5. Puis, en 1956, fut établie la « fiche-programme » d’un bombardier stratégique, qui sera le Mirage IV, dont le marché sera notifié à Dassault en avril 19576. Le développement des « engins » (ainsi appelait-on alors les missiles) ne fut pas non plus négligé, puisqu’en 1955 fut prescrite l’étude d’un engin sol-sol à grande portée, alors qu’au Centre interarmées d’essais d’engins de Hamaguir (CIEES), créé en 1951, venait d’être lancée la cinquième « fusée-sonde » Véronique, qui avait atteint une altitude de 135 kilomètres7. Enfin, en janvier 1957, la Marine avait proposé au gouvernement la constitution d’une « force de frappe » (sic) composée de bâtiments de surface et de sous-marins mettant en œuvre des armes atomiques8.

5Il convient d’ajouter que la IV^e République avait aussi laissé derrière elle, pour le sujet qui nous occupe, un héritage diplomatique qui allait se révéler assez encombrant. En effet, outre l’assistance à ses projets nucléaires qu’elle avait offerte en 1956 à Israël, lors de l’opération de Suez, elle avait conclu en novembre 1957 un accord très secret avec l’Allemagne fédérale et l’Italie en vue d’une coopération en matière d’application militaire de l’énergie atomique ; accord qui était destiné d’abord à permettre que soit financée l’usine de Pierrelatte, mais que le général de Gaulle s’empressera de dénoncer9. L’héritage diplomatique comprenait aussi la proposition faite par les États-Unis aux membres de l’OTAN, en décembre 1957, de mettre à leur disposition des « stocks » d’armes atomiques et des missiles balistiques de portée « intermédiaire » (IRBM), afin de leur permettre de participer à leurs côtés à la défense de l’Europe10. Il est intéressant de noter que les réactions à ces propositions des derniers dirigeants de la IV^e République furent assez semblables à celles qu’allait manifester le général de Gaulle11.

LE PROCESSUS DE DÉCISION SOUS DE GAULLE

6L’arrivée du général de Gaulle au pouvoir allait immédiatement officialiser ces programmes, et surtout leur imprimer le dynamisme de son incomparable « volonté politique ». Et pourtant, la Constitution de la V^e République, en dehors du prestige qui allait résulter de son élection au suffrage universel, ne lui donnait pas plus de pouvoirs de décision que ses prédécesseurs. Déjà, avant lui, le président de la République était « chef des armées » et, « négociait les traités » ; et, qui plus est, la nouvelle Constitution précisait que le Premier ministre « est responsable de la défense nationale ». Mais le général mit immédiatement les choses au point, en écrivant à Michel Debré que les « affaires concernant la défense, les Armées et les Affaires étrangères doivent être traitées directement auprès de lui », et c’est directement qu’il s’adressera aux ministres qui en seront responsables, en exigeant la réciproque de leur part12. En ce qui concerne les affaires de défense, c’est donc lui qui sera le décideur des politiques à adopter et le ministre des Armées en sera l’agent direct d’exécution, alors qu’il incombera à son « état-major particulier », dont il recevra le chef tous les jours, de préparer ses dossiers et de le tenir soigneusement informé13.

7Il n’en reste pas moins que le processus formel des décisions prises dans le domaine qui nous occupe sera plus complexe, puisque celles-ci seront prises, dans leur quasi-totalité, en « conseil de défense », dont le statut fut précisé par une ordonnance du 7 janvier 195914. En font partie, outre le Premier ministre, les ministres des Armées, le ministre des Affaires étrangères et des Finances, et pour les affaires qui les concernent ceux de l’Intérieur et de la Recherche scientifique (en tant que ministre de tutelle du CEA), ainsi que le chef d’état-major des armées, les chefs d’état-major de chacune des armées, et le délégué ministériel pour l’armement dont la fonction fut créée en décembre 1961. Lorsque Michel Debré fut Premier ministre, il eut tendance à multiplier les réunions de « comités restreints » afin de préparer les conseils de défense, comme l’y autorisait l’ordonnance précitée. Et il faut rappeler que c’est du Premier ministre que dépend directement le « secrétaire général de la Défense nationale », dont le rôle, précisé par un décret du 18 juillet 1962, comporte en particulier la préparation des dossiers des conseils de défense et l’établissement du « relevé de décisions » qui y ont été prises15. En ce qui concerne les délibérations au sein de ces conseils, il apparaît que celles-ci étaient assez ouvertes du temps du général, mais aussi que, dans certains cas, ce dernier est revenu sur les décisions ayant une portée diplomatique majeure ; elles étaient précédées par un conseil « restreint », au cours duquel avait lieu le vrai débat16. Il apparaît aussi, d’après les récits des grands témoins, que le Conseil des ministres a été surtout le lieu de l’échange, entre les ministres, de leurs informations et de leurs orientations respectives17.

8Quant à la fréquence des conseils de défense, on sait que lorsque Michel Debré fut Premier ministre, il s’en est tenu 7 en 1959, 9 en 1960 et 13 en 196118. Mais lorsque Georges Pompidou lui succéda, il n’y en eut plus que 3 ou 4 par an19. La fréquence de ces conseils réduisit à peu de chose le rôle des conseils supérieurs de chaque armée, et la fusion en décembre 1967 des corps de l’armement, venant après la création déjà rappelée d’une « Délégation ministérielle pour l’armement », allait réduire l’influence de chaque armée sur la préparation des décisions en matière de systèmes d’armes la concernant. Il faut par contre noter le rôle important que joua à ce sujet le « Centre de prospective et d’évaluation » (CPE) créé en 1965 par Pierre Messmer auprès de son cabinet, afin de l’assister dans ses choix en matière de systèmes d’armes, en particulier nucléaires, selon les méthodes de « coût-efficacité » alors en faveur aux États-Unis. Sous l’impulsion d’un de ses membres, le lieutenant-colonel Poirier à ce moment-là, ce centre se préoccupa de la finalité stratégique de ces systèmes d’armes, ce qui ne plut guère au Haut Commandement ; comme j’en ai été alors le témoin20.

9Mais il apparaît que le général ne s’en préoccupa guère, puisque sa stratégie en la matière fut pour l’essentiel celle des « moyens », comme l’a souligné Pierre Messmer21. Pour lui, c’était donc la réalisation de ces moyens dans les meilleurs délais qui comptait avant tout, et son état-major particulier le renseignait de très près à ce sujet, parfois en allant s’informer auprès des exécutants eux-mêmes. Il apparaît aussi que le général ne s’est guère préoccupé des conséquences financières de ses choix, au point que l’on a pu le qualifier de « Père Noël du CEA22 ». Et quand il s’en est inquiété, comme ce fut le cas à propos de l’augmentation considérable du coût de la construction de l’usine de séparation isotopique de Pierrelatte, au sujet de laquelle il mena lui-même une enquête quasi policière, il s’agissait avant tout de vérifier la faisabilité du projet23. Enfin, il n’est pas besoin de souligner longuement que les choix du général en la matière furent toujours dominés par le souci primordial de « l’indépendance nationale », en particulier vis-à-vis de la tutelle des États-Unis, et par suite du « rang » de la France dans le monde, ce qu’on a appelé alors sa « grandeur »24.

LA PROGRAMMATION DE LA FORCE NUCLÉAIRE STRATÉGIQUE

10Le programme nucléaire militaire entamé sous la IV^e République cessa bien entendu d’être clandestin avec le retour du général de Gaulle au pouvoir, et celui-ci le marqua immédiatement en choisissant Pierre Guillaumat pour être « son ministre des Armées ». Dès le 15 juillet 1958, il confirma l’ordre donné par Félix Gaillard de préparer les expérimentations de la bombe française, et cela alors que les trois puissances déjà nucléaires entamaient à Genève des pourparlers pour établir un « moratoire » de leurs propres essais. Le 12 septembre, un décret officialisa l’existence au CEA d’une « Direction des applications militaires » (DAM), à laquelle le nouveau ministre des Armées rattacha immédiatement le centre d’études de Limeil, où la Direction des études et fabrications de l’armée de terre (DEFA) avait entrepris de son côté des recherches nucléaires, ce qui mit fin à la suspicion qui avait existé précédemment entre les Armées et le CEA. Enfin, le 11 novembre, un conseil de défense retint le principe de constituer une « force de frappe » nationale, à laquelle un autre conseil de défense allait, le 17 mars 1959, attribuer la « priorité absolue », ce qui entraîna le lancement immédiat du programme Mirage IV destiné à être le premier vecteur de l’arme atomique française, mais aussi ceux du développement d’engins balistiques et la mise au point d’un réacteur de sous-marin à propulsion atomique25.

11Mais il fallait pouvoir financer tous ces programmes, et, à cette fin, après une préparation que précisera Jacques de Lajugie, fut soumis au Parlement, le 16 juillet 1960. le projet d’une loi dite « de programme », qui fixait les autorisations de programme (AP) jugées nécessaires pour réaliser, d’une part, la construction de l’usine de séparation isotopique de Pierrelatte (y compris sa partie « très haute » permettant d’envisager plus tard la fabrication d’une arme thermonucléaire), et, d’autre part, la commande à Dassault de 50 Mirage IV, la mise au point, sous l’appellation « d’études spéciales », d’un certain nombre de bombes A et le développement, sous l’appellation « d’engins spéciaux », de futurs vecteurs balistiques, ainsi que la réalisation du « prototype à terre » (PAT) d’un réacteur à uranium enrichi et eau pressurisée, pour être le moteur d’un sous-marin dont la mise en chantier était prévue par la loi, mais sans qu’elle précise qu’il serait « lance-engins »26. Cette loi ne fut adoptée par le Parlement que le 18 décembre, après que le Premier ministre, Michel Debré, aura dû engager trois fois la responsabilité de son gouvernement, les objections venant des opposants au nucléaire militaire et des tenants d’une solution européenne.

12Ce n’est qu’en janvier 1962 qu’un conseil de défense définit les priorités à adopter pour la constitution de la future force de frappe, à savoir que, après la composante aérienne déjà décidée, elle comporterait une composante d’engins balistiques sol-sol dite « intérimaire », c’est-à-dire pour faire la soudure en attendant la réalisation de la composante océanique, composée de « sous-marins nucléaires lanceurs d’engins » (SNLE), puisque celle-ci nécessitait non seulement la mise au point de leur moteur atomique, mais aussi celle d’engins balistiques capables d’être lancés en plongée. La décision de réaliser effectivement les deux programmes ne sera prise qu’en mai 1963, en conseil de défense. Quant au premier escadron de la composante aérienne de la « force nucléaire stratégique » (FNS), comme on avait commencé à appeler la « force de frappe », il fut constitué en octobre 1964, après qu’un décret du 14 juin 1964 eut attribué au président de la République le droit exclusif d’engager la force aérienne stratégique (FAS)27. On notera qu’il avait été prévu très tôt d’accroître le rayon d’action de ses Mirage IV A, (1 500 kilomètres), puisque c’est en 1962 que furent achetés à Boeing des avions ravitailleurs en vol KC 135, et cela sans que l’autorisation en eût été demandée formellement au gouvernement américain28.

13En novembre 1964 fut déposé devant le Parlement une deuxième loi de programme militaire pour la période 1965-1970, qui fut adoptée avec un peu moins de difficultés que la précédente. Elle prévoyait, outre l’achèvement de la composante aérienne de la FNS et la mise en place de son environnement de commandement, la réalisation de sa composante sol-sol balistique (SSBS), la mise en service du premier SNLE (le Redoutable), la mise en chantier des deux SNLE suivants, et enfin le développement de charges thermonucléaires. Mais ce n’est qu’en avril 1965 que le plateau d’Albion fut choisi, parmi d’autres sites, comme emplacement de la composante SSBS, somme l’a raconté Pierre Messmer29. Et en décembre 1968, quand la composante océanique de la FNS fut opérationnelle en même temps que sa composante terrestre, puisque le premier groupement de 9 SSBS du plateau d’Albion entre en service en août 1971, le Redoutable fut admis en service actif en décembre de la même année. En novembre précédent, le Parlement avait adopté une troisième loi de programme qui prévoyait la construction d’un quatrième SNLE30.

LE DÉVELOPPEMENT DE LA BOMBE ET DES OGIVES NUCLÉAIRES

14L’engin atomique expérimenté avec succès (70 kilotonnes) le 13 février 1960, à Reggane, n’était pas utilisable comme arme. Il fallait le « militariser », c’est-à-dire en réduire le poids et l’encombrement, pour en faire d’abord le « cœur » d’une bombe aéroportée et ensuite « l’ogive » d’un missile balistique. Pour assurer la coordination entre les besoins des armées et les possibilités du CEA, il fut créé en octobre 1961 un « comité mixte Armées-CEA » chargé de suivre le déroulement des programmes militaires, tant sur le plan technique que du point de vue du financement. Il comportait trois membres des Armées et trois membres du CEA, et était présidé par un membre des Armées. Il donnait son avis sur le budget demandé par le CEA pour l’exécution des programmes militaires, avant qu’il soit soumis au « comité de l’énergie atomique », sorte de conseil de surveillance du CEA, puis à ses autorités de tutelle31.

15La mise au point des têtes nucléaires, comme nous les appellerons dorénavant pour employer le vocabulaire actuel, nécessitait de pouvoir effectuer leurs essais. Ceux-ci eurent lieu dans l’atmosphère à Reggane (3 tirs) jusqu’en avril 1961, puis « en galerie » à In-Ecker dans le Hoggar (13 tirs), jusqu’en février 1966. Et enfin, à partir de juillet de la même année, sur les atolls de Mururoa et de Fangataufa en Polynésie française, où, en juillet 1962, un conseil de défense avait décidé de construire un nouveau centre d’essais nucléaires, dit « Centre d’expérimentation du Pacifique » (CEP). Le premier tir y eut lieu sur « barge » le 2 juillet 1966, à Mururoa, suivi par quarante autres tirs dans l’atmosphère « sous ballon », dont, le 24 août 1968, le premier tir thermonucléaire français, effectué à Fangataufa32. Pour coordonner les décisions gouvernementales relatives au CEP avait été créé, en juillet 1963, un « comité interministériel des sites lointains » (CISL), présidé par le Premier ministre et dont le secrétariat était assuré conjointement par un membre de son cabinet et par le conseiller militaire de l’administrateur général du CEA. Pour coordonner la préparation et l’exécution des essais avait été créée par ailleurs, en janvier 1964, une Direction des centres d’expérimentation nucléaire (DIRCEN), ayant à sa tête un général et comme adjoint un membre du CEA33.

16Les essais effectués en 1962 à In-Ecker aboutirent à la mise au point des premières bombes destinées à armer les Mirage IV (AN II : puissance, 40 kilotonnes ; poids, 1 500 kilos ; diamètre, 780 mm), dont 40 seront fabriqués. Puis à partir de 1965, des bombes « améliorées » (AN 21 : puissance, 55 kilotonnes ; poids, 1 400 kilos ; diamètre, 450 mm), dont 40 seront aussi fabriquées. Quant aux ogives nucléaires destinées à armer les premiers missiles balistiques stratégiques (S2) du plateau d’Albion, elles seront dans un premier temps encore à fission (MR 21 : puissance, 120 kilotonnes ; poids, 878 kilos, diamètre, 883 mm). Quant aux missiles balistiques stratégiques (M1) des SNLE, opérationnels à la fin de l’année 1971, ils seront armés d’ogives à « fission exaltée », c’est-à-dire encore au plutonium, mais dont la fission est renforcée par apport d’un mélange de tritium et de deutérium (M41 : puissance, 500 kilotonnes ; poids, 500 kilos ; diamètre, 640 mm)34. Il apparaît que pour les mises au point de ces ogives, c’est la DAM qui, après avoir exposé ses possibilités, proposa ses solutions, les décisions étant alors prises au sein du comité mixte Armées-CEA mentionné plus haut35.

17Mais la situation se compliqua lorsque le général de Gaulle exigea de disposer au plus tôt de la capacité thermonucléaire, et cela de façon de plus en plus pressante après l’essai réussi de la première bombe thermonucléaire chinoise, en juin 1967. Devant son impatience, le ministre de tutelle du CEA d’alors, Alain Peyrefitte, créa un « comité H » pour suivre lui-même l’avancement des recherches, et le général de Gaulle mena de son côté sa propre enquête, se rendant même à Limeil pour y interroger les chercheurs. On sait maintenant la nature des difficultés rencontrées, lesquelles s’étaient d’ailleurs déjà manifestées lors de la mise au point de la première bombe thermonucléaire américaine, et qui pour nous furent levées, curieusement, par les confidences d’un scientist britannique de haut niveau. Cette affaire donna lieu plus tard à une polémique franco-française qui est oubliée maintenant36.

LE DÉVELOPPEMENT DES VECTEURS DE L’ARME NUCLÉAIRE

18Les décisions concernant le développement des futurs vecteurs de l’arme nucléaire française eurent à prendre en considération deux préoccupations spécifiques, à savoir les perspectives de l’emploi opérationnel de ces vecteurs et les problèmes industriels que posait leur fabrication dans des techniques totalement nouvelles. Pour tenir compte de la première, on attribua une mission interarmées à l’École d’application militaire de l’énergie atomique37. Et, pour le suivi par les armées du développement des programmes les concernant, on créa des Groupes ad hoc Armées-CEA-fabricants des vecteurs, à savoir pour les SNLE, le « Groupe Cœlacanthe », constitué en juin 1962, et, pour les missiles balistiques, l’« organisation Athéna », constituée en mai 196438.

19Pour les problèmes industriels, je commencerai par le programme SNLE, puisque celui du Mirage IV avait été lancé sous la IV^e République, laquelle avait alors préféré choisir le modèle A de cet avion parce que supersonique, plutôt que le modèle B, qui aurait eu un plus grand rayon d’action et une plus grande capacité d’emport39. Après l’échec mentionné plus haut, à propos du programme de sous-marin Q 244, du moteur à uranium naturel (eau lourde), il était devenu évident qu’il faudrait adopter la formule à uranium enrichi (eau pressurisée). Mais, en attendant la production d’uranium enrichi par l’usine de Pierrelatte, encore en construction, il n’y avait pas d’autre solution pour s’en procurer que de se tourner vers les États-Unis, avec lesquels des négociations à ce sujet avaient d’ailleurs été entamées sous la IV^e République. En octobre 1958, le général, encore président, avait autorisé qu’elles soient poursuivies, et il autorisa ensuite l’envoi à Washington, en février 1959, de la mission « aurore », laquelle comprenait, d’une part, un représentant de la Marine nationale (l’amiral Barthélemy dont j’ai été ensuite le chef d’état-major), et, d’autre part, un représentant du CEA (Jean Renou, adjoint au directeur des relations internationales), le premier étant chargé de négocier l’achat d’un compartiment-moteur de sous-marin nucléaire – ce qui avait déjà été accordé à la Grande-Bretagne, mais nous fut refusé. Et si la première négociation échouait, comme ce fut le cas, le représentant du CEA devait négocier l’achat d’uranium enrichi destiné au « prototype à terre » (PAT) d’un moteur de conception française. Il obtint satisfaction, malgré le climat alors défavorable des relations franco-américaines (retrait des forces aéronavales en Méditerranée des structures de commandement de l’OTAN, refus d’autoriser le stockage en France d’armes nucléaires américaines). Il est vrai que le moteur en question fut présenté comme devant équiper le Q 244, c’est-à-dire un sous-marin que les Américains interprétèrent comme étant destiné à la lutte anti-sous-marine (hunter killer : on dirait maintenant SNA)40.

20C’est alors qu’intervint Jacques Chevallier, ici présent, puisque, en tant que directeur du groupe de propulsion nucléaire créé au CEA en juin 1959, il réalisa l’exploit de faire diverger en avril 1964, avec un plein succès, le PAT français, dont la construction à Cadarache avait été décidée en mars 1960. Ce résultat (outre qu’il permit d’entreprendre la formation des futurs équipages du premier SNLE mis en chantier en mars 1963 au titre de la première loi de programme) allait permettre de prévoir dans la deuxième loi de programme, adoptée à la fin de cette même année 1964, son entrée en service sous le nom de Redoutable, ainsi que la mise en chantier de deux autres SNLE du même type41.

21Si nous examinons maintenant les décisions prises pour développer les missiles balistiques stratégiques destinés à armer les silos du plateau d’Albion et les SNLE de la FNS, il faut noter que le programme des « études balistiques de base » (EBB) à entreprendre au préalable, avait été décidé dès septembre 1959 et confié alors à un « groupe des engins balistiques » (GEB), créé à cet effet au sein de la Direction technique et industrielle de l’aéronautique (DTIA) du ministère des Armées, laquelle deviendra la Direction des engins (DEG), lorsque la Délégation ministérielle pour l’armement (DMA) sera créée en avril 196142. Quant au problème industriel posé par la fabrication de ces engins balistiques stratégiques, il fut résolu, également en septembre 1959, par la création d’un maître d’œuvre mandataire de l’État, sous la forme de la Société d’études et de réalisation d’engins balistiques (SEREB), société anonyme très originale puisqu’elle réunissait trois sociétés nationalisées de construction aéronautique et trois sociétés privées d’équipements aéronautiques43.

22On se préoccupa aussi de disposer d’un centre d’essais pour ces nouveaux engins, puisqu’il fallait évacuer le Centre interarmées d’engins spéciaux (CIESS) d’Hammaguir, après qu’il eut été utilisé en novembre 1965 par la fusée Diamant pour mettre sur orbite le premier satellite français. C’est à cette fin qu’entra en service en juillet 1966 le Centre d’essais des Landes (CEL), qui allait disposer bientôt d’un « bâtiment d’essais et de mesures » (BEM), le Henri Poincaré, et du sous-marin Gymnote (ex-Q244 muni d’un propulseur classique pour les lancements de missiles en plongée), tous deux armés par la Marine nationale ; des facilités d’observation aux Açores furent aussi négociées avec le Portugal. Ainsi les 9 premiers missiles S2 (portée : 3 000 kilomètres) du plateau d’Albion et les 16 missiles M1 (portée : 2 500 kilomètres) du SNLE Le Redoutable purent-ils être déclarés opérationnels avant la fin de l’année 197144. La constatation, d’une part, que ces programmes militaires ont interféré avec les programmes civils animés par le Centre national d’études spatiales, lesquels allaient devenir bientôt européens (programmes ESRO, ELDO, EUROSPACE), et, d’autre part, que des propositions américaines de mise à la disposition des alliés de l’OTAN de missiles Thor-Jupiter (IRBM) puis Polaris (MLF) se sont prolongées, pour ces derniers, jusqu’en 1965, toutes ces implications montrent que les décisions dans le domaine qui nous occupe ici ont dû remonter jusqu’au plus haut niveau de l’Etat, c’est-à-dire jusqu’au général de Gaulle lui-même45.

LA MISE SUR PIED DES FORCES NUCLÉAIRES TACTIQUES

23Autant le général s’est personnellement investi, dès son retour au pouvoir, dans la mise sur pied très rapide d’une force nucléaire stratégique totalement nationale, autant il paraît s’être peu préoccupé, en tout cas dans les premiers temps, de doter les armées françaises d’armes nucléaires tactiques qui leur soient propres. Et pourtant, la IV^e République avait lancé l’étude d’un engin balistique de longue portée. La décision concernant l’étude de l’engin de courte portée fut encore confirmée par une instruction interministérielle, en juin 1959, sous l’appellation de programme « casseur », lequel fut cependant arrêté en août de la même année, en réaffirmant la priorité du programme à longue portée46.

24Il est vrai que, dans le même temps, avaient été entamées, entre la France et les États-Unis, des négociations qui faisaient suite aux propositions formulées par l’administration Eisenhower en décembre 1957, évoquées plus haut, c’est-à-dire, notamment, de mettre à la disposition des alliés de l’OTAN des systèmes d’armes nucléaires tactiques, à la condition qu’ils soient destinés à appliquer les plans de Saceur et que leurs têtes nucléaires restent sous contrôle américain. Ces plans existaient déjà, puisqu’on sait maintenant que les États-Unis commencèrent dès 1954 à déployer en Europe leurs propres armes nucléaires tactiques, et il est de fait que leur emploi effectif pour la défense de l’Europe avait été approuvé en mai 1957 par le comité militaire de l’OTAN. Tous les pays membres de l’Alliance, à l’exception de la Norvège, du Danemark et de l’Islande, avaient rapidement accepté les propositions américaines, mais les négociations traînèrent avec la France, puisque, après un renouveau de la proposition américaine en novembre 1959, l’acceptation de principe ne fut donné qu’en mai 1960 par le général de Gaulle, à l’occasion de sa visite à Washington ; et ce ne fut qu’en mars 1961 que le gouvernement français, sous la signature du Premier ministre, approuva l’achat aux États-Unis, puisque c’est bien d’un achat qu’il s’agissait, de 30 avions F 100 et de 8 batteries de missiles sol-air Nike Hercules47. Enfin, le 17 juillet, fut signé un accord « for cooperation in the operation of atomic weapons Systems for defense purpose » exigé par la loi américaine, lequel concernait essentiellement la conservation du secret technique de ces systèmes d’armes. Soulignons, puisque l’existence de cet accord a donné lieu à des interprétations tendancieuses, que le même accord de coopération avait été conclu, bien avant le nôtre, par tous les pays qui avaient accepté de mettre en œuvre les systèmes d’armes en question48. Les systèmes achetés par la France ne furent livrés à nos forces en Allemagne qu’en 1963, mais la capacité de lancer des têtes nucléaires américaines leur fut retirée en 1966, lors de notre retrait des structures militaires intégrées de l’OTAN. On sait qu’en 1969 le général Fourquet, alors chef d’état-major des armées, fit une démarche, apparemment vaine, auprès de Saceur, pour savoir si, en cas de bataille en Europe, la capacité nucléaire était rendue à nos forces déployées en Allemagne49.

25En ce qui concerne les systèmes d’armes nucléaires tactiques de construction française, la décision d’en doter notre armée de terre et notre armée de l’air fut prise lors d’un conseil de défense, en janvier 1963. Mais l’exécution en fut retardée à la demande du CEA, par suite de l’impossibilité de disposer avant 1966 du plutonium militaire suffisant, compte tenu de la priorité donnée au programme d’armes stratégiques déjà en cours. C’est donc en novembre 1966 que fut officiellement lancé le programme de fabrication du Pluton et de sa tête nucléaire AN 51, ainsi que celui de la bombe AN 52, destinée à armer nos futurs avions Mirage III E et Jaguar, ces derniers étant construits en coopération avec la Grande-Bretagne. Le prototype du missile Pluton fut essayé pour la première fois en janvier 1968 et il sera réceptionné en juillet 1970. Mais ce n’est qu’en 1974, c’est-à-dire bien après la période que nous étudions ici, que sera constitué le « 3^e régiment d’artillerie » (sic) chargé de mettre en œuvre le Pluton. Et il en sera de même pour les escadrons de Jaguar et de Mirage III E de notre force aérienne tactique50.

26Il résulte de ce qui précède que, après l’épisode de coopération avec les États-Unis dans le cadre de l’OTAN, les décisions concernant l’arme nucléaire tactique française eurent un caractère essentiellement technique et opérationnel, et par suite ne sont pas révélatrices des modalités du processus de décision pendant la période gaullienne. Encore qu’on rapporte que, lors de la décision de doter d’une composante terrestre notre force nucléaire stratégique, le général a déclaré : « La France n’est pas un pays maritime, elle ne se sentirait pas assez défendue si elle ne l’était pas aussi par des missiles basés à terre. » Peut-être a-t-il tenu un raisonnement analogue lorsque s’est posée la question de remplacer les systèmes nucléaires tactiques d’origine américaine par des armes bien françaises51.

CONCLUSIONS

27Lorsqu’il mourut à Colombey, le 9 novembre 1970, le général léguait à la France la force nucléaire stratégique dont il avait voulu la doter, puisque après sa composante aérienne, déjà opérationnelle depuis 1964, ses composantes terrestre et océanique allaient entrer en service l’année suivante. Et, comme nous venons de le constater, il s’était aussi préoccupé personnellement de doter notre armée de terre et notre armée de l’air de systèmes d’armes nucléaires tactiques, puisqu’elles étaient privées de cette capacité (même en Allemagne) depuis notre retrait des structures de commandement de l’OTAN. Sont révélateurs à ce sujet les propos qu’il tint à son gendre lorsque ce dernier l’informa qu’il allait occuper les fonctions de chef d’état-major de l’armée de terre52.

28En revanche, il est clair, en tout cas à mes yeux, que le général s’est peu intéressé aux subtilités des stratégies de dissuasion nucléaire, tant débattues à l’époque. Sinon qu’il a fait sienne, tacitement, la théorie dite du « détonateur », à savoir qu’en déclenchant lui-même le feu nucléaire, il pouvait obliger nos alliés à employer leurs propres armes nucléaires. Mais ce déclenchement, il a toujours exigé d’en être l’unique responsable, comme le font apparaître de nombreux témoignages de l’époque. Pour le reste, sa stratégie en la matière fut avant tout celle des moyens, comme je l’ai déjà souligné et comme j’en ai eu personnellement la preuve lorsque j’ai eu le privilège, en 1966 et en 1967, de lui présenter deux exercices mettant en œuvre notre premier SNLE, Le Redoutable, lequel n’était pas encore lancé53.

29Mais pour ce qui concerne le processus précis des décisions prises en la matière par le général de Gaulle, j’ai bien conscience de ne pas avoir fait beaucoup avancer nos connaissances. Il m’a été en effet impossible, malgré mes efforts, eux aussi « tous azimuts », de prendre connaissance des ordres du jour des réunions qui ont précédé ces décisions, ainsi que du texte des « relevés de décisions » qui les ont suivies ; tout cela étant chez nous encore ouvert par le « secret défense ». On peut d’autant plus le regretter qu’il est facile d’avoir connaissance des réactions que ces décisions ont provoquées chez nos alliés américains, et cela au plus haut niveau, puisque les archives des présidents des États-Unis de l’époque sont ouvertes aux chercheurs qui le demandent. Cette situation aboutit, fâcheusement, à ce que notre histoire la plus intime soit écrite par d’autres que nous, alors que ceux-ci ne nous veulent pas toujours du bien.