1Pierre Mounier-Khun : L’ingénieur général Brunet nous a parlé du Masurca dont le calculateur de guidage était en quelque sorte une nouveauté et le premier calculateur digital dans la Défense. C’est vrai si l’on considère que c’est le premier calculateur digital opérationnel, temps réel. Il a une autre particularité. Ce calculateur du Masurca, qui a dû être mis au point en 1956, a été un des tout premiers calculateurs transistorisés au inonde. Cela nous amène à la question des semi-conducteurs. Cette ambition de faire très précocement un ordinateur temps réel à semi-conducteurs a été la cause des retards et des difficultés de développement de l’équipe d’IBM France. Comment pouvait-on, à l’époque, dans un pays avec autant de lacunes que la France sur le plan industriel et technique, ambitionner de développer des machines aussi complexes avec des semi-conducteurs encore mal maîtrisés ? Quelles étaient les stratégies d’innovation qui étaient envisagées dans les services techniques de l’armement pour essayer de rattraper ce retard qui est exprimé entre autres par les chiffres que nous a montrés l’ingénieur général Crémieux ? Est-ce que l’on cherchait à réduire notre retard sur les États-Unis, à contrôler notre retard, en acceptant qu’il se perpétue de toute manière, ou est-ce qu’il y avait des possibilités d’envisager une stratégie d’avance technique maximale, c’est-à-dire de faire aussi bien, comme ce qu’ont essayé de faire les Japonais par la suite ?

2Ingénieur général Maurice Brunet : Pour ce qui concerne la Marine, on s’était lancé dans cette aventure sans se rendre compte vraiment des difficultés extrêmes que l’on allait rencontrer. Ensuite, tout a été mis en pagaille puisque le gouvernement ne voulait plus traiter avec IBM, donc tout le travail que l’on avait fait pour un industriel compétent était perdu.

3Ingénieur général Alain Crémieux : Il n’y avait pas d’ambition à la japonaise en France dans les années 1960, même dans les années 1970. L’ambition aurait été simplement de réussir à faire des entreprises concurrentielles avec les Américains, certainement pas de les battre. Pour ce qui est des équipementiers, il y avait quelques relations, sur les micromodules avec LCT (Laboratoire central de télécommunications). Il y avait aussi des relations avec les personnes qui fabriquaient des engins à la Direction des engins de l’époque et qui cherchaient déjà à avoir des composants durcis. Il y avait enfin des gens au CNES qui commençaient à réfléchir à la possibilité de produire des circuits intégrés de qualité spatiale. Mais globalement, la relation n’a jamais été très bonne : les gens des équipements hésitaient toujours entre faire utiliser les circuits intégrés qui commençaient à être fabriqués en France et qui n’étaient pas parfaits et acheter aux États-Unis des circuits intégrés, ce qui commençait déjà à se faire largement. C’est tout ce que je peux répondre et je suis conscient que cela n’est pas complètement satisfaisant.

4Capitaine de vaisseau Clisson : Une question pour l’ingénieur général Brunet. Je crois me souvenir que lors de la refonte du Colbert, il y a eu un différend sérieux entre le chef d’état-major de la Marine et le ministre. Est-ce que ce différend n’était pas que le chef d’état-major ne voulait pas du Masurca et aurait préféré un missile américain plus récent et plus performant ?

5Ingénieur général Maurice Brunet : Je n’ai pas été mêlé personnellement au problème de la refonte du Colbert. Ce que je peux affirmer, c’est que nous avons fait à Brest, à la fin de 1957, une étude de transformation du Colbert pour implanter sur ce bâtiment des Terrier. L’étude avait montré que c’était possible et que ce n’était pas tellement coûteux, mais la Marine n’a pas donné suite. Le Colbert n’était pas tout à fait en service et il a paru anormal de se lancer dans une refonte de ce bâtiment avant même qu’il ne soit achevé. Donc l’étude de l’installation du Terrier sur le Colbert est de la fin de 1957, et, à l’époque, le Terrier était offert gratuitement par le gouvernement américain, qui, ensuite, a changé d’avis. À partir du moment où de Gaulle est arrivé au pouvoir, il a considéré que les finances de la France étaient devenues acceptables et que l’on ne pouvait plus proposer au Congrès des livraisons gratuites. C’est d’ailleurs ce qui a amené de sérieuses difficultés concernant le programme Tartar dont j’ai parlé. Sur les quatre Tartars, le premier a été gratuit, mais les trois autres ont été payants. Donc les relations avec les Américains ont toujours posé des problèmes.

6André Danzin : J’ai écouté avec beaucoup d’intérêt M. Crémieux. Je dois dire qu’il a été très objectif. La part prise par la politique d’armement pour l’aide au développement des circuits intégrés correspond tout à fait avec ce qu’il nous a dit tout à l’heure. Mais je voudrais faire deux remarques. La première, c’est la difficulté lorsque l’on est en retard de proposer des solutions originales. Lorsque nous allions voir un responsable de l’administration pour lui proposer une trouvaille de notre laboratoire, il nous posait la question : « Est-ce que c’est fait aux États-Unis ? » On répondait « Non parce que c’est original. » Et la réponse était : « Si les Américains ne l’ont pas fait, c’est que cela n’a probablement pas d’intérêt. » Et si nous proposions quelque chose qui existait aux États-Unis : « Ce n’était pas intéressant puisque ce n’était pas original. » Il y avait aussi la remarque : « Mais si cela n’existe pas aux États-Unis, vous n’aurez pas de clients. Parce que les clients, aujourd’hui, veulent des composants superposables aux composants américains. » Ces réactions pouvaient se vaincre, mais difficilement. Le deuxième obstacle, le plus grave et le plus sérieux, c’était : « Nous avons besoin d’une seconde source. On ne peut pas baser un prototype d’équipement militaire appelé à fonctionner en série sur un seul fournisseur d’un composant inconnu jusqu’ici. » Avoir une seconde source, c’est perdre son originalité. C’est déjà très difficile de lancer un prototype de matériaux nouveaux ou de composants nouveaux. Mais c’est encore bien plus difficile de perdre la spécificité d’originalité qui permet les premiers bénéfices, parce que lorsque l’on vous copie, les prix s’avachissent. Nous avons vécu ces difficultés ainsi que la très faible introduction de l’État dans le support de cette industrie naissante. Nous touchons ici un sujet sensible encore aujourd’hui car l’histoire nous enseigne pour l’avenir. S’il a existé une microélectronique aux États-Unis, c’est parce que l’État américain, en particulier par ses budgets de Défense, en a fait un objectif prioritaire. S’il existe aujourd’hui un phénomène Internet, c’est parce qu’il y a eu d’abord le réseau Arpanet dans lequel les subsides de la Défense nationale américaine ont soutenu la création du prototype, sa mise en place et ses frais d’usage pendant des dizaines d’années avant son extension universelle. Aujourd’hui, lorsqu’on rejette le sociocolbertisme et que l’on nie, en France, l’intérêt de l’intervention de l’État dans des domaines nouveaux, on devrait regarder les États-Unis d’Amérique et voir à quel point les budgets militaires apportent leur soutien à toute forme d’originalité. Permettez-moi une dernière remarque sur tout ce que j’ai entendu ce matin. Je n’ai pas entendu, dans la politique de défense nationale, l’introduction d’une seule référence à l’Union européenne. Or le traité de Rome date de 1957 et nous analysons une période de temps qui va jusqu’à 1972, soit quinze ans. Toutes les références étaient nationales, et en aucun cas européennes. Vice-président directeur général de CSF, je me suis parfaitement rendu compte dès 1962-1963 que nous ne pouvions pas rester isolés. J’avais des contacts personnels très étroits avec les dirigeants de Telefunken et ceux de Plessey qui, à l’époque, occupaient une position analogue à la nôtre, respectivement en Allemagne et au Royaume-Uni. Les uns et les autres m’avaient dit : « On ne peut pas rester seul. Il n’est pas possible de lutter contre la concurrence américaine à l’échelle de nos sociétés. » Mais nous nous heurtions à deux difficultés considérables. Pratiquer une alliance internationale, c’était cesser d’être national et, dans l’esprit de l’époque, nous n’étions nullement assurés du soutien de nos gouvernements. Quant à la commission des communautés européennes, obsédée par l’opposition à l’organisation des cartels, elle aurait probablement refusé tout rapprochement. C’est pourquoi il y a eu la fusion entre Thomson et CSF, une fusion franco-française et non pas une fusion commençant à former l’Europe, qui eut été possible. J’ai revécu la même situation en 1971 quand Telefunken, Plessey, Thomson-CSF et SGS désiraient fusionner leurs opérations en circuit intégré. Il n’y avait pas de résonance pour un tel projet au niveau du ministère de l’Industrie et il n’y avait pas non plus assez de trésorerie dans la caisse de Thomson-CSF pour prendre en main l’ensemble de ces productions alors que nos partenaires étaient préparés à se retrouver minoritaires dans la combinaison envisagée. L’affaire a été reprise beaucoup plus tard avec la fondation de ST Microelectronics.

7Ingénieur général Alain Crémieux : Une confirmation de ce qu’a dit M. Danzin, les exposés qui ont eu lieu hier portaient sur des coopérations bilatérales, pas sur des coopérations européennes au sens où l’on veut dire une Europe de la défense, et pendant toute la période dont j’ai parlé, et même encore plus tard durant la période 1970-1975 où j’étais à la direction des programmes et affaires industrielles, nous étions dans une ambiance de restructuration nationale, de contrôle des investissements étrangers – j’ai fait de nombreux documents pour le contrôle des investissements étrangers – et donc je suis tout à fait d’accord avec ce que vous avez dit. Il est exact que vous aviez du mal à convaincre vos correspondants, mais reconnaissez que vous aviez aussi du mal à convaincre vos équipementiers d’acheter des composants français et qu’ils avaient eux aussi envie d’acheter des composants américains.

8Général Lewin : Je voudrais apporter un élément et poser une question sur les dimensions des porte-avions. À la fin des années 1970, la Marine se posait la question du remplacement du Clemenceau, puis du Foch, et elle hésitait entre deux programmes, soit deux porte-avions du même gabarit que les prédécesseurs, c’est-à-dire 35 000 à 40 000 tonnes, soit trois petits porte-avions de 18 000 à 20 000 tonnes équipés d’appareils à décollage vertical. Au CPE (centre de prospective du ministère de la Défense), nous avons voulu aider la Marine et nous avons fait une étude prospective en imaginant tous les scénarios d’engagements possibles du porte-avions et nous étions arrivés à la conclusion essentielle que pour remplir toutes les missions envisageables, le porte-avions devait pouvoir disposer de 40 à 45 aéronefs. Cette capacité d’emport imposait obligatoirement le choix de porte-avions de plus de 30 000 tonnes. La Marine a tenu compte de cela et finalement a choisi les gros, au sens français (puisque les américains font 60 000 tonnes). Est-ce que, pour le Clemenceau et le Foch, les dimensions ont été décidées à partir de critères de ce genre ?

9Capitaine de vaisseau Jean-Pierre Bergey : L’École de guerre a fait une étude complète du problème du remplacement du Clemenceau et du Foch. La conclusion a abouti sur un choix : trois porte-aéronefs style Invincible britannique de l’ordre de 20 000 tonnes ou deux plates-formes à propulsion nucléaire. Ceci s’est traduit par le choix du conseil de défense de septembre 1980 en faveur des deux plates-formes à propulsion nucléaire de l’ordre du Clemenceau et du Foch. Il faut savoir que sur le Charles de Gaulle une des contraintes maximales, que l’on a décidée pour limiter les coûts, est de le construire dans les mêmes bassins.