Les missiles de la Marine de 1968 à 1970

Maurice Brunet

p. 235-239


Texte intégral

1La présente communication traite des missiles de la Marine française du début de 1958 à 1970. Je présenterai d’abord les missiles tactiques, puis, les missiles stratégiques. Je ne parlerai pas des missiles air-air de l’Aéronavale communs à ceux de l’armée de l’air.

2La Marine avait pris conscience de bonne heure que les missiles constitueraient, à l’avenir, l’armement principal des navires, mais, au début de 1958, les missiles n’étaient encore considérés que comme des sujets d’études intéressants au plan technique et nécessaires pour l’avenir ; on ne voyait pas que ces études devaient déboucher prochainement sur des engins opérationnels. Les orientations de la Marine ont rapidement et complètement évolué au cours de l’année 1958. Cette évolution se serait faite tôt où tard au vu des choix de la marine américaine pour l’armement de ses nouvelles unités, mais, à mon avis, deux personnalités ont eu un rôle important. L’ingénieur général Gisserot a pris la direction des constructions navales à la fin de 1957 et, par tempérament, il était peu porté à soutenir des études pour lesquelles on ne voyait pas d’applications prochaines. À l’état-major, le rôle du commandant Estienne, maintenant amiral, a été déterminant : il a été affecté à la division « armes » de l’état-major dans le courant de 1958 ; il connaissait bien les réalisations américaines et venait de commander le centre d’essai de missiles de l’île du Levant.

3Pour disposer de moyens d’essai efficaces, la Marine avait en effet aménagé l’île du Levant : on y trouvait des plates-formes pour les rampes de lancement, des radars pour la surveillance du champ de tir et la trajectographie des missiles, des équipements d’enregistrement des émissions de télémesure ; des moyens de transport bien adaptés permettaient le transport des missiles jusqu’aux rampes de lancement. Ce centre d’essai, désigné par le sigle CERES, était complété, dans l’arsenal de Toulon, ou Mourillon, par un centre d’exploitation ou l’on assurait le développement et l’interprétation des films et le dépouillement des enregistrements de télémesure. Pour que l’on puisse poursuivre les essais jusqu’aux conditions d’emploi à la mer, on avait équipé en bâtiment expérimental un ancien cargo, rebaptisé Île d’Oléron ; sur ce bâtiment, on pouvait installer des moyens de lancement et de guidage.

LES MISSILES TACTIQUES

4Sous l’appellation « Malaface » étaient ébauchées l’étude et l’expérimentation d’un système mer-mer. Le Malaface était un planeur téléguidé porteur d’une bombe qu’il devait être en mesure de larguer sur le bâtiment ennemi. On s’est rendu compte assez rapidement que le vol à faible altitude au-dessus de l’eau présentait de sérieuses difficultés et qu’il était en outre difficile de saisir le moment opportun pour larguer la bombe ; ce programme a été abandonné au cours de l’année 1958.

5À côté du programme Malaface, il y avait en 1958 un programme techniquement très voisin, le Malafon. C’était un planeur capable de déposer une torpille équipée d’un autodirecteur acoustique au voisinage du navire ennemi ; la portée maximale du Malafon était de 13 000 mètres. Ce missile était conçu pour l’emport de la torpille L4, programme développé par l’établissement de Saint-Tropez. Ce projet de torpille a manqué d’être abandonné au profit de l’adoption d’une torpille américaine nettement plus légère, mais portant une charge militaire qui fut jugée insuffisante. Ces hésitations ont un peu perturbé la poursuite du programme Malafon. Finalement, l’étude de cet engin a été poursuivie jusqu’au stade opérationnel et le Malafon a armé de nombreux bâtiments, dont, pour commencer, l’escorteur d’escadre La Galisonnière et les cinq escorteurs de la refonte ASM de 1964 Maillé-Brezé, Vauquelin, D’Estrées 1, Casablanca et Guépratte. Incidemment, je voudrais signaler que les torpilles devraient être considérées comme relevant de la catégorie « missiles » : elles ont une propulsion autonome, un pilote automatique et un autodirecteur.

6En matière de défense contre-avions, il y avait en 1958 deux programmes, d’importance très inégale, le Masalca et le Masurca. L’étude Masalca portait sur un missile à très longue portée, mais n’était pas prévue pour déboucher sur un système opérationnel. Cette étude a toutefois été maintenue dans les programmes pendant quelques années avec, en fait, deux objectifs : maintenir en activité l’équipe de Nord-Aviation spécialisée dans les statoréacteurs et essayer de se faire une opinion sur la possibilité de guider de façon efficace un missile contre-avions en utilisant uniquement les indications d’un radar de veille, radar qui balaie l’horizon assez lentement.

7Le seul système antiaérien prévu pour être opérationnel était le Masurca. Le missile était directement inspiré du Terrier de la marine américaine. Il comportait un important accélérateur largable ; son poids – 2 tonnes avec accélérateur – et sa longueur -8,6 mètres – faisaient qu’il ne pouvait pas être embarqué sur des bâtiments de petit tonnage. Il avait été prévu pour constituer l’armement principal des six frégates de 4 700 tonnes dont le STCAN commençait les plans en 1958, et d’un porte-hélicoptères à mettre en chantier ultérieurement, comme croiseur-école. Par suite de la priorité accordée aux sous-marins atomiques, deux frégates uniquement ont été construites : le Suffren, entré en service en 1967, et le Duquesne, entré en service en 1969. Le porte-hélicoptères n’a pas reçu de Masurca, mais il a été monté un ensemble Masurca sur le Colbert lors de la refonte de ce bâtiment, en 1970.

8Le Masurca était prévu pour être téléguidé selon un système original. Un radar, puissant et précis, comportait deux voies de détection, l’une consacrée au bruit, et l’autre à l’engin : un calculateur digital élaborait à partir de ces informations les instructions à donner au pilote automatique du missile ; ces instructions étaient finalement transmises par radio. Le guidage d’un missile rapide demande évidemment un calculateur puissant et l’élaboration des ordres met en œuvre les techniques des systèmes échantillonnés. Tant le calculateur, confié à la division militaire d’IBM France, que la programmation, assurée par l’établissement de la Marine de Ruelle, qui avait la charge de l’ensemble du système, ont donné lieu à des travaux de mise au point difficiles. Je crois d’ailleurs que le guidage du Masurca a été la première application importante des techniques du calcul digital dans les programmes d’armement français.

9Pendant que se poursuivait la mise au point du système de guidage d’origine, il est apparu que la technique des autodirecteurs avait fait en France des progrès spectaculaires et que l’on pouvait envisager de placer un autodirecteur sur le Masurca, malgré son petit diamètre : 406 millimètres. Finalement, le Masurca a été fabriqué en deux versions, l’une téléguidée et l’autre autoguidée ; mais, par la suite, seule la version autoguidée a été maintenue. À bord, le missile était stocké comme l’était le Terrier sur les croiseurs américains : les missiles étaient disposés à la périphérie de deux tambours à axe longitudinal, chaque tambour correspondant à l’un des seuils de la rampe double de lancement.

10Aux programmes développés et produits en France, que je viens d’évoquer, est venu s’ajouter l’adoption du système américain Tartar pour l’armement de quatre escorteurs d’escadre : le Dupetit-Thouars, le Bouvet, le Du Chayla et le Kersaint. Le programme de refonte de ces escorteurs comportait l’installation du système Tartar tel qu’il armait les destroyers américains, plus un radar de veille américain servant d’intermédiaire entre le radar de veille français et le radar de guidage du missile, et un système assez simple de traitement d’informations et de désignation d’objectif. L’équipement standard américain comportait un lot de quarante missiles stockés verticalement dans un magasin implanté sous la rampe, une rampe de lancement, deux radars de poursuite et d’illumination, et un équipement de calcul.

11Le principe de la refonte Tartar a été décidé à l’été 1959, mais le financement n’en a été assuré qu’en décembre 1960. Les travaux de refonte ont commencé à Brest, sur le Dupetit-Thouars, en décembre 1961 ; la refonte du quatrième et dernier escorteur, le Kersaint, s’est terminée à la fin de 1965. Les systèmes Tartar de deux de ces escorteurs seront plus tard récupérés, lors de la condamnation de ces navires, pour être replacés sur des corvettes C 70.

12La fin de la période qui nous occupe a été marquée par le développement d’un missile mer-mer original : le MM38, ou Exocet. Ce missile est l’une des grandes réussites de Nord-Aviation, devenue ensuite une division de l’Aérospatiale. W. Strauff, récemment disparu et qui était directeur des études de missiles de Nord-Aviation, avait la conviction qu’un missile mer-mer était nécessaire. Il avait lancé divers projets à titre d’essai, dont un missile pour la Suède. Ces essais lui avaient montré que, pour présenter un mer-mer valable, il fallait disposer non seulement d’un autodirecteur adapté aux buts, mais, de plus, d’une sonde altimétrique capable d’assurer la navigation du missile à très faible altitude au-dessus de l’eau. L’intérêt pour les missiles mer-mer est devenu d’une grande actualité à la suite de la destruction en 1967 de la frégate israélienne Eilat par un bâtiment de la marine égyptienne armé d’un missile du type Styx, fourni par l’URSS.

13Le premier contrat d’étude de la Marine a été signé à la fin de 1968 ou au début de 1969. Dès cette époque, les marines britannique et allemande se sont intéressées au projet. L’engin a été considéré comme opérationnel en 1972, mais, en 1973 et en 1974, il y a eu encore des tirs de qualification opérationnelle.

14Très peu de temps après la mise à l’étude de l’Exocet, Nord-Aviation a mis en projet un engin air-mer : l’AM39, utilisant les composants développés pour le MM38. Ces deux engins ont donné lieu à des commandes importantes des marines française, britannique et allemande, et de plusieurs autres marines. L’efficacité de ces missiles a été confirmée par leur emploi au cours de la guerre des Malouines et de la guerre du Golfe.

15Avant de quitter les engins tactiques, il faut signaler que la Marine a utilisé les engins SS11 et SS12, développés à l’origine pour un emploi à terre. Après divers essais, on a placé des SS11 sur le patrouilleur La Combattante et des SS12 sur les patrouilleurs Glaive et Trident.

16Je voudrais aussi dire un mot du Crotale, qui a été retenu pour l’armement antiaérien des frégates mises en service en 1974 et dans les années suivantes, mais dont les constructions ont commencé en 1970, 1971 et 1972. Ce missile a, en effet, une longue histoire derrière lui. Il dérive assez directement des études lancées par Thomson, associée à Matra pour le missile, en vue de disposer d’un système antiaérien efficace contre des avions volant à basse ou moyenne altitude. Sous des noms divers, Thomson n’a jamais abandonné le projet qu’elle avait envisagé dès 1959, sauf erreur. Le système, d’abord étudié en vue d’un emploi à terre, a ensuite été adapté à l’emploi à bord de bâtiments navals.

LES MISSILES STRATÉGIQUES

17Dès l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle, il a été question de missiles stratégiques, et la directive générale du 4 août 1958 décida que les études d’engins stratégiques devaient désormais avoir la priorité sur toutes les autres. Cette directive avait été préparée par le général Crépin qui, au début de l’année, lors d’une mission aux États-Unis, avait vu l’état d’avancement du projet Wintemann. En septembre 1959 est créée la SEREB, dont la mission est d’assurer les études des engins stratégiques. En novembre 1959, le général de Gaulle, dans un discours célèbre, déclara que la France devait être capable de riposter à toute attaque, quelle que soit la zone du monde d’où elle pouvait provenir. Comme suite à la prise de position du chef de l’État, la Marine lança l’étude d’une force de frappe océanique. Un petit groupe de travail rassemblant deux officiers et trois ingénieurs fut constitué pour cette étude. Les travaux de ce groupe aboutissent à l’envoi au ministre, au début de mars 1960, d’un projet complet intitulé « Force de frappe océanique par sous-marin lance-missiles ». Les missiles, comme d’ailleurs le sous-marin qui figurait dans cette étude, étaient très proches, en dimensions, de ce qui sera réalisé ultérieurement.

18Les conseillers du ministre étaient très hostiles au projet de la Marine ; ils considéraient que l’étude et la fabrication d’un engin balistique de très longue portée, armé d’une tête nucléaire, constituaient un programme très ambitieux et difficile, de plus, à faire aboutir dans les délais demandés par le chef de l’État. Ils estimaient qu’il était déraisonnable d’ajouter aux difficultés de ce programme la propulsion atomique d’un sous-marin, la centrale inertielle de positionnement de ce dernier et les suggestions qu’allait imposer au projet du missile le fait qu’il devait être embarqué sur un sous-marin. Malgré ce contexte, le ministre fit inscrire des crédits sur deux lignes budgétaires, l’une pour l’étude du sous-marin, l’autre pour l’étude de la centrale inertielle. Par ailleurs, des instructions furent données à la SEREB pour qu’elle étudie les conditions imposées par l’embarquement du missile sur un sous-marin.

19En mai 1963, un conseil de défense décida que la force de frappe serait constituée à partir du sous-marin à propulsion atomique armé de missiles balistiques ; mais le même conseil de défense fit d’abord valoir que cette force de frappe serait constituée, d’abord à titre provisoire, de missiles enterrés dans des silos terrestres : c’était le programme du plateau d’Albion.

20Du fait de ces décisions, la SEREB, puis l’Aérospatiale qui lui fit suite, allait avoir à étudier deux missiles : un sol-sol balistique stratégique SSBS et un mer-sol balistique stratégique, MSBS. Pour des raisons de bon sens, la SEREB allait s’efforcer de créer des éléments pouvant être utilisés indifféremment sur les deux missiles.

21Pour découpler les études de mise au point du sous-marin et les études du missile, et tout spécialement, au début de la trajectoire, l’éjection hors du sous-marin et la sortie de l’eau, il fut décidé d’achever un sous-marin expérimental, le Q244, première ébauche d’un projet de sous-marin nucléaire. Le premier missile adapté au tir à partir d’un sous-marin, le Ml, comportait un premier étage identique au deuxième étage du missile pour le tir à partir d’un silo. Le Redoutable embarqua son premier missile opérationnel en août 1971. Le Terrible, deuxième sous-marin de la série, embarqua les siens en 1972. Mais, dès 1967, avant même que le missile M1 ne soit opérationnel, il fut mis à l’étude un nouveau missile, le M2, caractérisé par une très notable augmentation de la portée. À la fin de 1970, fin de la période dont nous nous occupons, un nouveau missile sera mis à l’étude, le M20, qui différait par la charge et le corps de rentrée. Le M20 sera suivi d’autres missiles, mais ils sortent de notre cadre d’étude.

22Que peut-on retenir du présent exposé ? La date de 1970 n’est marquée, en ce qui concerne les missiles de la Marine, par aucun fait marquant. La date de 1958, en revanche, a été un tournant majeur en ce qui concerne la façon dont la Marine a envisagé l’emploi des missiles. De 1958 à 1970, les programmes de missiles ont représenté une partie importante des préoccupations de la Marine.


Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.