1Ingénieur général Jean Forestier : Comme je l’évoquais sans le dire, si ces différents intérêts avaient interféré avec la mise au point du système d’arme stratégique piloté, il n’aurait certainement pas été prêt en 1964. Ce que j’ai suggéré, c’est que toute ambiguïté sur d’autres possibilités a cessé dès 1959 pour les essais du Mirage IV A. De 1959 à 1963, au Centre d’essais en vol, on n’a pratiquement essayé que le bombardier atomique.

2Ingénieur général Paul Bonnet : Je voulais rappeler que cela a été tout de même une décision accompagnée d’un résultat tout à fait extraordinaire. La première bombe réalisée par le DAM, bien que de fonctionnalité très discutable, est opérationnelle dès 1963, donc dans les délais. La seconde version a été une bombe « de qualité » et est restée opérationnelle extraordinairement longtemps. Car finalement ce système d’arme n’a pas eu de retard et a dû combler le retard de l’entrée opérationnelle des autres systèmes. Ce n’est pas en 1970 que les sous-marins ont fait une première croisière tout armés. Et les SSBS ne sont devenus opérationnels que vers 1972. Donc, en réalité, c’est le couple Mirage IV – bombe rustique qui a assuré la dissuasion jusqu’en 1972, puis participé jusque dans les années 1980. Entre le premier essai en février 1960, où l’engin faisait 3 tonnes et la diagonale était de l’ordre de 1,90 mètre, on est passé en moins de quatre ans à un engin opérationnel dont on s’est rendu compte que la précocité l’avait emporté sur la qualité. Mais, deux ans plus tard, il y avait une bombe qui finalement a duré jusqu’à la fin des années 1970. Cela a été un programme réussi.

3Claude Carlier : Si vous le permettez, je voudrais rajouter un élément concernant les relations internationales. Contrairement à ce que l’on a souvent dit et écrit, la France a engagé des discussions avec les États-Unis, nombreuses et variées dans le domaine aéronautique et spatial. Il faut quand même savoir que la société Boeing, par exemple, aux États-Unis, s’est intéressée au Mirage III qu’elle avait envisagé de fabriquer sous licence, non pas pour donner cet appareil à l’armée de l’air américaine – l’avion n’avait pas assez d’autonomie –, mais pour avoir un avion concurrent du F 5 américain dans le cadre des plans d’assistance militaire. J’ai retrouvé dans les archives Boeing un projet d’équipement de l’armée de l’air vietnamienne en Mirage III fabriqués par Boeing. Boeing s’est intéressé également au Mirage F1 et au Mystère 20 de Dassault, le biréacteur d’affaires. Boeing s’est intéressé à l’avion à décollage vertical français. Il y a eu des contrats passés entre Boeing et Dassault pour fabriquer en commun ce Mirage III à décollage vertical, auquel les Anglais ont failli s’associer. Finalement, ils ont été sur le programme Harrier. La coopération avec les États-Unis est une chose, au fur et à mesure que les archives s’ouvrent, beaucoup moins discrète qu’on veut bien le croire. Les États-Unis ont, beaucoup plus souvent que l’on ne pense, joué le jeu dans le cadre de la coopération ou de la fourniture d’éléments et de renseignements. Pour des raisons politiques évidentes, on ne s’en vantait pas. Il faut également savoir qu’il y a eu des échanges avec l’armée de l’air française sur l’expérience et l’utilisation des hélicoptères français pendant la guerre d’Algérie. Un certain nombre d’officiers français se sont rendus aux États-Unis, en particulier à la Rand Corporation, pour travailler avec les Américains. Une partie de l’expérience américaine durant la guerre du Vietnam vient de l’expérience française de l’utilisation des hélicoptères pendant la guerre d’Algérie. Donc, je pense qu’il s’agit d’être très prudent sur ces échanges.

4Ingénieur général Alain Crémieux : Ma question va dans le sens de ce que vient de dire M. Carlier à l’instant. Est-ce que quelqu’un pourrait replacer la vente des KC 135, qui sont fondamentaux pour la première version de notre force nationale stratégique, dans le cadre des relations entre les Américains et les Français ? Est-ce que c’est avant que les Américains veuillent nous empêcher de faire la force nucléaire ou est-ce que c’est pendant, compte tenu de ce que l’on a dit hier ?

5Ingénieur général Jean Forestier : Pour moi, le virage, c’est ce fameux aparté colonel Villetorte – général de Gaulle, le 19 décembre 1961. Dès 1962, on va aller acheter, à travers l’US Air Force, douze ravitailleurs aux Américains. Il n’y a aucune objection. Je faisais partie de la mission. On a commencé par l’USAF qui nous conduit chez Boeing. Le tout petit bémol, c’est qu’en 1962, l’US Air Force avait promis à Boeing une tranche annuelle de quatre-vingt-quatre avions et qu’elle s’était fait couper les crédits par le Congrès. Nos douze avions lui ont servi à tenir ces engagements.

6Professeur Maurice Vaïsse : Les relations franco-américaines, dans le domaine nucléaire en particulier, étaient extraordinairement mauvaises. Même s’il y a eu des tentatives de coopération, le fond était mauvais. Il n’empêche que, comme cela a été dit, du côté de l’Administration américaine, tout le monde ne professait pas les mêmes idées. D’une part le Département d’État était plutôt hostile à la coopération avec la France, d’autre part le Pentagone était plutôt favorable à la coopération. Tout cela, évidemment, demanderait à être nuancé. Surtout, il y a à cette époque, à Paris, un ambassadeur, James Gavin, qui a été envoyé par le président Kennedy. James Gavin qui, contrairement à son prédécesseur et à son successeur Charles Bolhen, est favorable à une coopération avec la France. Il y a dans les archives américaines des monceaux de notes envoyées par l’ambassadeur au Président, et même des lettres personnelles, lui demandant sur tous les tons que la coopération nucléaire avec la France soit une réalité. Mais cela a échoué et je ne reviens pas sur tous les aspects qui ont été évoqués. La seule chose qui va surnager de ces tentatives de coopération, c’est précisément, avant que James Gavin ne soit rappelé, cette vente d’avions KC 135. Si la France a pu obtenir cette vente, c’est sans aucun doute sur l’insistance de James Gavin qui a obtenu cela comme l’os qu’il fallait donner à la France pour compenser les refus de coopération du côté américain.