Le Mirage IV, arme de précocité
p. 197-206
Texte intégral
INTRODUCTION
1Le développement du programme Mirage IV a déjà fait l’objet, par M. Cabrière, d’un remarquable exposé historique et technique lors du colloque « L’arme nucléaire et ses vecteurs ». Mon texte se contentera donc de vous présenter le témoignage de l’ingénieur de marque du système d’arme stratégique piloté (SASP) Mirage IV, rôle que j’ai tenu de 1958 à 1965.
2Quelques précisions sur le vocabulaire : chargée de veiller à sa réalisation, l’équipe de marque d’un programme, c’est, au sens strict, un ingénieur de marque du côté de la Direction technique et industrielle de l’aéronautique (DTIAé) et un officier de marque du côté de l’armée de l’air, le premier opérant au sein du Service technique de l’aéronautique (STAé), le second au sein du Bureau des programmes militaires (BPM). Dans le cas du Mirage IV, c’est le tandem colonel Villetorte – Jean Forestier. Chez Dassault (GAMD), Samin est le responsable du programme.
3Pour ce témoignage, j’ai regroupé mes souvenirs en quatre parties : les origines, de la préhistoire à l’émergence puis au « rétrécissement » du IV B ; en intermède, la carrière du 01 ; la gestion du programme SASP, gestion dominée par l’année de mise en service fixée, dès 1959, à 1963 (un mot magique, « la précocité », viendra matérialiser cette urgence) ; un parallèle avec le programme britannique contemporain, le TSR2 (Tactical Strike Recco 2).
LES ORIGINES (1956-1959)
La préhistoire
4Dans la deuxième moitié des années 1950, le monde entier vivait encore sous le dogme de l’invulnérabilité du bombardier assurée par le vol à très haute altitude, d’abord avec le subsonique Canberra au viseur optique, puis avec le supersonique Hustler et le recalage radar. Un premier rappel à l’ordre ne viendra que le 3 mai 1960 avec l’atterrissage forcé d’un U2 en Union soviétique.
5Entre le Canberra et son quasi-successeur, le Hustler, la vitesse de croisière avait fait un bond prodigieux, unique dans l’histoire de l’aviation, passant de 700 à 2 000 kilomètres à l’heure environ. Le mur du son franchi, Mach 2 était en effet à portée de main, pour ne pas dire inéluctable. Le plus difficile était de s’en convaincre.
6Le passage de l’optique au radar avait, de son côté, entraîné une refonte complète du processus de bombardement. Commandé début 1957 comme bombardier « léger » avec un viseur radar Derveaux, alors que la perspective d’une arme atomique nationale commençait à se dessiner avec l’apparition de la « mission de représailles », le Mirage IV 01, avec sa voilure delta, ses 2 Atar 9k et ses entrées d’air mobiles, devait croiser à Mach 1,6 au moins. Le 24 avril 1957, le ministre de la Défense accorde la priorité à la « mission de représailles » ce qui éliminera, dès l’automne 1957, les S04060, lancés sur un programme d’intercepteurs lourds. Je suis alors désigné ingénieur de marque du Mirage IV, le 1er janvier 1958. Quant au viseur Derveaux, son échec sera si flagrant qu’il n’atteindra même pas le stade des essais préliminaires prévus sur deux vautours BR.
L’émergence du IV B
7L’avènement de la Ve République éleva rapidement la « mission de représailles » au rang de « force de frappe du chef de l’État ». Le Mirage IV en devint la manifestation précoce qui devait impérativement être prête en 1964, sous peine de compromettre la crédibilité de la future dissuasion française. Très vite, il ne nous resta plus que six ans pour rendre opérationnel un bombardier atomique de quelque 3 000 kilomètres de rayon d’action dont la moitié en supersonique haute altitude, SASP qui n’existait pas encore sur le papier.
8Pour atteindre cet objectif, il fallait sortir des sentiers battus. Du côté industriel, l’avionneur est reconnu maître d’œuvre non seulement de l’avion, mais aussi du système de navigation-bombardement (SNB) et de la « chose », c’est-à-dire de l’enveloppe intelligente de la bombe atomique. Côté « clients », une casquette de maître d’ouvrage, pour parler le langage d’aujourd’hui, est accordée, plus ou moins explicitement, au tandem colonel Villetorte – Jean Forestier qui se voit offrir un bureau à Saint-Cloud, à la GAMD. Sur les bases de la fiche-programme de janvier 1959 et des clauses techniques du SASP Mirage IV B associées, la maquette d’aménagement du IV B prend corps à Saint-Cloud dès le printemps de la même année.
9Il convient de revenir quelques instants sur cette extraordinaire année 1958. Ce fut l’année d’un grand rêve, peut-être aussi fou que celui du TSR2 britannique, et aussi l’année des choix indispensables :
- Le moteur fut forcément étranger, car nous n’avions rien en France dans la gamme de poussée nécessaire. Pressés par M. Dassault, les motoristes mondiaux rivalisèrent à coup de dossiers de plus en plus performants. Au STAé, j’éprouvais de grandes difficultés à obtenir du directeur la seule prise de position qui me paraît raisonnable, côté technique : les moteurs proposés étaient si proches que l’avion pouvait être réussi quel qu’ait été le moteur choisi. Le choix de Pratt et Whittney fut donc politique.
- Pour le SNB, la nouveauté du système imposait une cascade de choix : l’architecture même du SNB avec le renoncement à l’inertie, le radar ventral CSF préféré au radar proposé par la GAMD, et enfin celui du Doppler pour lequel le poids du maître d’œuvre l’emportera. J’assistais à quatre réunions interservices où Marconi, le matériel proposé par Dassault, finit toujours par être classé second, heureusement derrière des vainqueurs différents. À la suite de quoi, je parvenais à obtenir l’aval des directeurs du STAé et du STTA (Service technique des télécommunications de l’Air) en faveur de Marconi, mais seulement après avoir concédé au directeur du STTA le codicille : « ce choix n’engage en rien le choix du matériel de série ». Notons enfin le remplacement, décidé par le maître d’ouvrage et le maître d’œuvre d’un commun accord, du banc hydraulique par une maquette radioélectrique, échelle 1 et retournable.
10Petit détail, il faudra encore tout le poids du maître d’œuvre pour que sa proposition en faveur des prises de courant Doesch soit acceptée par le STAé.
Le choc du « rétrécissement »
11L’été 1959 permet à chacun de reprendre son souffle quand, le 13 août, survient le choc. Le ministre des Armées écrit au Premier ministre pour lui proposer d’adopter le type de l’avion Mirage IV A au lieu du Mirage IV B, appareil coûteux dont les caractéristiques poussées risquent d’entraîner des délais excessifs. Arrivant à partir du milieu de 1963, les Mirage IV A sont les seuls vecteurs capables de transporter la bombe atomique française pendant quatre ans.
12Le 21 août, le ministre signa, sans mention de date, la décision : la formule Mirage IV B était abandonnée au profit de la formule Mirage IV 01. L’étude en cours du SSBT fut arrêtée. Il est certain que cette décision rendit les capacités stratégiques du SASP Mirage IV A étroitement dépendantes d’un ravitaillement en vol et que le couplage avec l’arrêt du SSBT introduisit une certaine ambiguïté sur l’utilisation envisagée pour les Mirage IV A.
13Pour mieux faire comprendre l’ambiguïté de cet automne 1959, j’ai une anecdote personnelle. Le délégué ministériel à l’Air organisa une réunion d’information SASP dans son bureau. Nous étions une dizaine autour de la table et le délégué attaqua en me disant : « Vous, l’ingénieur, je ne vous demande pas de nous parler de l’impossible, mais de nous dire ce qu’il est possible de faire avec le Mirage IV. » Je le lui expliquai de mon mieux. L’exposé fini, le délégué me posa successivement trois questions : « Ai-je des visées tactiques sur cette machine ? » Je lui répondis qu’une voilure cambrée, style Mirage III, était plus indiquée pour ce genre de missions que la planche à pain du IV. « Est-ce que je voulais voler vraiment au ras du sol ? » Je lui expliquai que, pour ce faire, il vaudrait mieux disposer d’un radar regardant devant, comme sur le Mirage III, que du radar ventral du Mirage IV, ce qui obligerait à déplacer la perche de ravitaillement en vol. « Est-ce que je voulais un très grand rayon d’action à très basse altitude ? » Je lui répliquai : « M. le Délégué, je vous ai d’abord expliqué qu’il fallait changer la voilure, puis le nez, maintenant, il faut changer le reste. »
14La table se laissa aller à ce qui dépassa nettement le sourire discret et le délégué m’apostropha : « M. l’Ingénieur, il n’y a pas que le côté comique des choses. » Un des participants m’a confirmé que j’ai alors répondu fermement : « M. le Délégué, il ne s’agit pas de cela mais de savoir si vous me demandez de vous parler du possible ou de l’impossible. » Pour mettre fin à l’ambiguïté, la seule mission du Mirage IV resta d’être le porteur de la force de dissuasion nucléaire française.
LA CARRIERE DU 01
15Avant même le vol, les difficultés commencèrent avec le dessin initial inhabituel de la dérive qui entraînait un risque de flottement à Mach 0,8. Un jour, la porte de mon bureau au STAé s’ouvrit à l’improviste, et je vis entrer M. Dassault accompagné de M. Cabrière. La limitation à moins de Mach 0,8 pour les premiers vols fut rapidement au cœur du débat, puis M. Dassault se leva et dit : « Venez, Cabrière, ça ne m’intéresse pas. » Au terme d’un complément d’étude, que j’ai déjà décrit dans une conférence précédente, il devint évident qu’il était plus prudent de redessiner cette dérive avant d’essayer de voler, et, dixit Cabrière, M. Dassault s’y décida, « approuvé par le responsable du STAé qui partageait ses craintes ». A la réflexion, c’est peut-être une formulation analogue que j’aurais dû adopter pour parler du choc de l’été 1959 – « le ministre des Armées, approuvé par M. Dassault qui partageait ses craintes ».
16Un bref survol, maintenant, de la vie du 01, en quelques aperçus :
- l’étrave : un moyen tout aussi curieux, mais moins nuisible, que le dessin initial de la dérive et de la gouverne de direction, de se convaincre que nous atteindrions Mach 2 ;
- le tour des différentes configurations aérodynamiques fut si vite satisfaisant qu’à l’automne 1960 un petit congé put être accordé au 01 pour lui permettre de pulvériser le record du monde de vitesse sur 1 000 kilomètres, record qui se traînait encore à 1 126 kilomètres à l’heure. Le 19 septembre 1960, Bigand porta le record à 1 822 kilomètres à l’heure ;
- ces courtes vacances terminées, les essais du SNB étaient alors suffisamment avancés pour que nous puissions entamer, sans risques, le chantier de montage sur le 01. Barré d’un ruban arc-en-ciel, bien que le Hustler lui ait repris le record dès janvier 1961 avec 2 067 kilomètres à l’heure, le 01, lourd désormais d’un radar ventral et d’un carénage de bombe, se consacra au SNB ;
- dernier intermède, qui aurait pu être dramatique, la présentation, à Brétigny, au général de Gaulle, le 19 décembre 1961. Un passage ultrarapide très réussi, suivi, loin à l’horizon, d’une mise en virage quasi sonique qui envoya et maintint un temps appréciable les accéléromètres en butée à 8 g, heureusement sans réel dommage pour la structure du 01. De structure plus légère pour améliorer les performances, les Mirage IV A n’en restèrent pas moins capables de missions à basse altitude avec F AN22. L’évolution vers de telles missions resta au-delà des forces des fragiles B58 Hustler, qui furent retirés du service en 1970.
17Peut-être sans raison, cette présentation du 19 décembre 1961 est, pour moi, liée au basculement du ravitaillement en vol des Mirage IV : des bricolages initiaux à la solution définitive, l’achat des 12 KC 135F à l’été 1962. J’ai encore dans l’œil le colonel Villetorte s’aidant de la petite carte, qu’il avait tenue serrée contre lui pendant toute la manifestation, pour expliquer, in fine, au général de Gaulle les missions du Mirage IV A, au cours d’un bref aparté que lui avait ménagé le chef d’état-major de l’armée de l’air. Quelques mois plus tard, peut-être sans aucun lien réel, FUS Air Force nous offrait, à un prix défiant toute concurrence, 12 avions (avion de référence pour notre commande étant le « 636e KC 135 ».)
LA GESTION DU PROGRAMME SASP MIRAGE IV A
18Je reviens maintenant à la gestion du programme IV A. Début septembre 1959, le choc fut donc rude, mais l’objectif, confirmé, voire avancé, redonna l’élan à tous :
- élément entièrement nouveau, suite à l’échec du viseur Derveaux, et clé du SASP, le SNB sortit indemne du rétrécissement. C’était une chance pour le programme, le SNB ayant été ainsi lancé avant l’avion ;
- pour le diamètre de l’arme, les atomiciens s’accommodèrent finalement, sans difficultés, des 78 centimètres restant disponibles sur le IV A au lieu des 120 centimètres de diamètre disponibles sur le Mirage IV B. Ce rétrécissement de la charge était imposé par la formule Mirage avec sa rentrée des roues principales dans le fuselage. De nul sur monomoteur, l’espace disponible entre les roues restait tributaire, sur les bimoteurs, de la largeur du fuselage, c’est-à-dire de la taille des moteurs. Il fallut attendre l’opération « Minerve » en 1963 pour voir la formule Mirage F faire sauter cette contrainte en dégageant entièrement le ventre du fuselage, les roues rentrant désormais latéralement dans le fuselage ;
- à la SNECMA, cette décision survolta l’Atar 9K, qui en profita pour consommer une part importante des dépenses de développement imputées à l’opération Mirage IV ;
- pour l’armée de l’air, le ravitaillement en vol, prévu depuis le début comme le prouve la perche frontale, devint indispensable à la crédibilité du SASP, mais il fallut attendre 1962 pour disposer enfin des KC 135F.
19Le choc passé, il était urgent de s’employer à gérer au mieux le programme retenu. Le maître d’oeuvre, la GAMD, était en charge du 01, du SNB, des trois prototypes et de la « chose ». Chez Dassault, Samin était entouré de tous les spécialistes de la société. Dans les services, j’étais épaulé. C’est ainsi que la « chose » fut pratiquement gérée par Sandeau du STAé/Armement. Pour le SNB, l’intervention de Leonetti, du STTE, fut plus discrète, mais tout aussi utile. Pour les autres matériels, la gestion resta assurée, selon les règles habituelles, par le STAé/Mo pour les moteurs et par le STTA, avec Monpetit, pour les contremesures électroniques (CMEm). Indispensables pour tenir l’objectif 1964, les liaisons étaient assurées par le suivi du plan de développement technique (PDT), initié par Georges Bousquet. Côté Dassault, Etesse fut désigné pour assurer ce rôle. Côté services, le « tandem » cumulait. Enfin, à la Section avions du STAé, j’avais avec moi Mar-lier qui allait notamment prendre en charge de manière autonome certaines opérations.
20Côté finances, examinons (voir tableau 1) le bilan des engagements en francs courants tel qu’évalué en mai 1967 par la DTCAé, avec une classification des dépenses de développement (SASP, arme, Atar 9K, CMEm, divers) qui ne correspond pas à l’architecture particulière de gestion du programme Mirage IV. Comme vous le voyez, il s’élevait à 3,6 milliards, dont 0.8 pour le développement, addition de francs courants.
21Premier élément, le coût de production des 62 avions de série estimé en 1967 à 2,8 milliards de francs. A titre historique, la lettre du 13 août 1959 du ministre des Armées avançait, pour une production limitée à 50 avions, un coût total de 120 milliards de francs 1958, encore anciens.
22Revenons à la gestion du programme, c’est-à-dire au développement, poste le plus important après le SASP lui-même et qui atteignait près de 30 % des dépenses de développement, l’Atar 9K de la SNECMA. A ce prix, l’essentiel fut obtenu pour le Mirage IV, un prélèvement mécanique suffisant pour alimenter ses besoins en énergies de servitude, hydraulique et électrique, et aussi un gain appréciable de poussée, notamment en haut supersonique. La participation Air à l’armement atomique du Mirage IV, y compris l’ultime boîtier de sécurité, regroupée dans la case « arme », soit plus de 20 % des dépenses de développement. Comme je l’ai déjà indiqué, la réalisation de la « chose », enveloppe intelligente de l’arme, était, dans ce programme, du ressort de la maîtrise d’oeuvre GAMD bien qu’elle figure ici dans cette colonne « arme ».
23Quant au SNB, sa mise au point, à l’échec du ralliement, pour moins de 70 millions de francs (part approximative du SNB dans les 325 millions de francs de la case SASP) et en moins de six ans fut certainement une des réussites les plus nettes du maître d’œuvre du Mirage IV. Cette performance mérite quelques explications.
24Les conditions très particulières dans lesquelles furent menés les essais préliminaires de mise au point en vol du SNB sur des avions de servitude, dont le principal fut le providentiel SO30 Atar. Ces essais furent effectués au CEV et dirigés par Latreille, en symbiose avec la GAMD. Sans cette entorse au principe de la maîtrise d’œuvre, il aurait fallu créer à la GAMD les équipes et moyens d’essais en vol correspondants, ce qui n’aurait pas manqué d’alourdir sérieusement le coût de développement du SNB et aussi de compromettre les délais.
25Le rôle final joué par le SO30 Atar dans l’entraînement des futurs navigateurs opérationnels après la perte en vol du 01, le 13 février 1963 (voir tableau 2). À cette date, le 01 était consacré depuis plusieurs mois à cet entraînement dans le cadre du CEAM, mais le 03 qui devait relayer le 01 dans ce rôle ne fut disponible que le 15 septembre 1963. C’est le SO30 Atar qui permit de réduire considérablement les conséquences néfastes de ce trou de sept mois dans cette préparation essentielle.
26Pour en finir avec la gestion de ce programme, on peut se demander si, à la date du 8 octobre 1964, date de la prise de la première alerte à cinq minutes à titre expérimental, le SASP était vraiment fin prêt. Deux interrogations au moins peuvent entretenir le doute. Seule arme disponible jusqu’en septembre 1965, l’AN 11, baptisée au départ « bombe de précocité » par les atomiciens eux-mêmes, était-elle vraiment une arme opérationnelle ? Au début, les réacteurs Atar 9K, qui font plus d’heures de vol sur Nord 2501 que sur Mirage IV – je reprends ici une affirmation du général Vougny –, étaient-ils vraiment opérationnels ?
27Un bond de plus de trente ans maintenant, pour terminer sur une anecdote. Au moment de la guerre au Kosovo, je fus heureusement stupéfait de voir, au journal de 20 heures de la chaîne américaine ABC, apparaître un Mirage IV présenté comme un élément important de la surveillance du territoire yougoslave.
LE PARALLÈLE AVEC LE TSR2
28Il aurait fallu que vous ayez subi, comme moi, au début des années 1960, les exposés doctoraux de nos amis britanniques pour comprendre à quel exercice de défoulement je vais me livrer maintenant avec délectation en racontant la leçon qui nous a été distillée maintes fois dans le cadre de l’OTAN.
29Le TSR2 devait être le premier weapon-concept aircraft (WCA) (voir encadré). Son développement devait démontrer la supériorité d’une vraie « approche système » dégagée de la routine antérieure. Grâce à ce puissant effort de conception, le TSR2 devait tout faire et on avait un urgent besoin de 20 avions pour mener à bien un programme de développement aussi bien conçu. 9 avions avaient été commandés en octobre 1960, le premier vol étant prévu pour septembre 1963 ; le lancement des 11 autres suivait en juin 1962. Le 27 septembre 1964, le premier TSR2 prenait enfin son envol.
30Le 6 avril 1965, le gouvernement britannique annonçait la résiliation de ce programme qui avait englouti 125 millions de livres avant la moindre confirmation en vol. La résiliation de ce programme coûta 70 millions de livres de plus, portant ainsi le coût total du programme à 195 millions de livres, soit, au cours de la livre de l’époque, à environ 2,7 milliards de francs, à comparer aux 3,6 milliards déjà indiqués pour l’opération totale SASP Mirage IV A.
31TSR2 et Mirage IV A (voir tableau 3) avaient en commun un matériel français, unique au monde depuis plus de quinze ans, l’enregistreur photographique Hussenot-Beaudouin. Ce matériel devait bien être incontournable pour que les Britanniques le rendent mandatory pour leurs essais en vols officiels en 1955, ils en commandèrent encore 70 exemplaires pour le TSR2, tous livrés avant la résiliation du programme.
32Dénouement curieux, l’envoi en 1965 d’une mission britannique d’évaluation du Mirage IV A, en vue d’une éventuelle solution européenne pour remplacer le défunt TSR2 par un Mirage IV à réacteurs Rolls-Royce Spey à PC, pourrait bien être la vraie réponse à la troisième question du délégué à l’automne.
CONCLUSION
33Pour conclure ce témoignage, je citerai M. Cabrière qui terminait ainsi son exposé, il y a onze ans :
Ce succès est à porter au crédit de tous ceux qui ont participé à ce programme ; ils peuvent en être fiers. Il est dû aussi à la volonté clairement affirmée des plus hautes instances de l’État, qui avaient défini sans ambiguïté le but à atteindre et donné les moyens d’y parvenir. Mais surtout, le programme Mirage IV a représenté, pour tous les participants, un défi national qui a rassemblé les énergies et animé un esprit de coopération entre les services de l’État, l’armée de l’air et les industriels, esprit qui a permis de surmonter toutes les difficultés et a été un des éléments déterminants de la réussite. Et s’il fallait en donner une preuve, je n’hésiterais pas à affirmer que, pour tous ceux qui les ont vécues, ces années de travail en commun comptent parmi les meilleurs souvenirs de leur vie professionnelle.
Auteur
Jean Forestier (†) : après vingt ans au sein des ministères des Armées et des Transports où il travailla à la direction de programmes concernant le Mirage IV ou le Vautour, il quitta le corps de l’armement, fin 1968, pour rejoindre la présidence des enquêtes techniques sur les accidents aériens (1969-1974) tout en assurant des enseignements à l’ENSAE, à l’ENAC, à l’École de l’air et à l’EPF.
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