Développement des véhicules de combat dans l’industrie privée
p. 191-196
Texte intégral
1Note portant sur l’auteur*
PANHARD
2De 1960 à 1970, l’industrie de l’armement a déployé une intense activité dans laquelle il est difficile, a priori, de distinguer la part revenant à l’industrie d’État de celle provenant de l’industrie privée.
3En fait, ces deux industries sont très imbriquées l’une dans l’autre et les sous-traitances croisées sont nombreuses.
4La notion de « maître d’œuvre » peut utilement aider à voir clair dans cette complexité. Car pour les matériels, il existe un créateur – le maître d’œuvre qui l’a conçu, mis au point, et porte la responsabilité de le rendre opérationnel, qu’il en assure lui-même ou non la fabrication. Il se trouve que pour les véhicules blindés à roues la distinction entre les maîtres d’œuvre est claire. Pour les véhicules à chenilles – les chars –, la maîtrise d’œuvre revient à l’industrie d’État, et plus particulièrement à l’AMX. Pour les véhicules à roues, elle revient à l’industrie privée et plus particulièrement : à Panhard pour le développement d’AML ; à Saviem avec la coopération de Schneider-Creusot-Loire pour le développement du VAB.
5L’activité des arsenaux a été analysée de façon remarquable par notre regretté camarade Dufoux dans un rapport rédigé dans le cadre du Comité pour l’histoire de l’armement terrestre.
6Panhard possède une expérience très ancienne dans la conception et la fabrication des véhicules blindés à roues, dont l’aboutissement avait été la production entre 1950 et 1960 de l’engin blindé de reconnaissance (EBR) doté de remarquables performances grâce à une conception particulièrement hardie due au génie inventif du responsable des études : M. Delagarde. Ce véhicule a servi une trentaine d’années dans l’armée française.
7Mais la Société travaillait aussi depuis longtemps sur des véhicules 4x4, dits « automitrailleuses » – dont le nom est devenu inapproprié pour désigner des véhicules armés de canons, mais qui leur restera par référence aux précurseurs imaginés par le colonel Genty. Elle était donc bien placée pour répondre, en concurrence avec la société SAVIEM-LATIL puis avec l’AMX, à un programme lancé en 1956 par l’État-Major, qui jugeait urgent de remplacer – en particulier sur le théâtre d’opérations d’Afrique du Nord – les vieilles AMM8 américaines archi-usées par du matériel français moderne.
8Les impératifs imposés au futur véhicule peuvent être résumés ainsi : un armement aussi puissant que possible, compatible avec un poids total maximal de 5 tonnes ; une grande mobilité sur route et en terrain.
9Afin de répondre au mieux à ces exigences, Panhard adopte pour le châssis des solutions originales. Le montage d’un armement puissant impose que le volume réservé au puits de la tourelle soit très important par rapport au volume intérieur total, la chaîne cinématique doit donc occuper une place réduite et laisser dégager toute la partie centrale. Le moteur, un 4 cylindres à plat à refroidissement par air, dérivé du moteur automobile Panhard, solidaire d’un embrayage centrifuge automatique Gravina et d’une boîte de vitesses spéciale Panhard, forme un ensemble très compact situé à l’arrière. Les arbres de transmission, de faible dimension parce que tournant très vite, longent à l’intérieur les parois latérales, pour conduire le couple moteur vers l’avant où il est communiqué aux roues à travers des réducteurs à trains épicycloïdaux.
10Pour doter le véhicule de la mobilité maximale, d’abord le rapport de la puissance du moteur par rapport au poids est élevé de l’ordre de 20 chevaux-vapeur (CV) à la tonne. Ensuite la chaîne cinématique comporte trois différentiels : un différentiel central à la sortie de la boîte de vitesses, d’ailleurs incorporée dans celle-ci, répartit le couple moteur entre les arbres de transmission gauche et droit, et deux différentiels latéraux sur chacun d’eux, entre l’avant et l’arrière. Ainsi, chaque roue reçoit à tout instant le couple dont elle a besoin. De plus, ces différentiels sont « autobloquants » – système exclusif Panhard –, c’est-à-dire qu’une roue perdant son adhérence dans la boue ou le sable est immédiatement isolée et son couple réparti sur les roues adhérentes. Enfin, les pneus sont munis à l’intérieur de boudins en caoutchouc alvéolé – système Hutchinson – sur lesquels le véhicule peut rouler à vitesse réduite – soit en cas de crevaisons, soit lorsque le conducteur juge utile, pour diminuer la pression au sol sur un mauvais terrain, de réduire la pression dans les pneus, ce qu’il peut faire en manœuvrant une vanne et un compresseur. L’expérience vérifiera l’efficacité de l’ensemble de ces dispositions et l’« agilité » de l’AML en terrain deviendra proverbiale.
11En ce qui concerne la tourelle, il apparaît nécessaire, compte tenu de l’urgence, de la dessiner autour d’armes, donc de munitions, existantes : les mitrailleuses de 7,5 et/ou 12,7 et aussi une arme à tir courbe – pour tirer derrière un « masque » –, très appréciée des utilisateurs : en l’occurrence le mortier Brandt de 60, pour lequel, heureusement, une version avec chargement par la culasse existait à Châtellerault.
12Après plusieurs versions, dont une présentée par Panhard, la tourelle H60, étudiée par l’atelier de construction du Havre à partir d’un avant-projet DEFA, sera adoptée, avec plusieurs versions en ce qui concerne les mitrailleuses.
13Les véhicules prototypes sont présentés aux autorités officielles fin 1957. Le châssis Panhard est adopté et une présérie de 10 est lancée.
14En attendant l’expérimentation de ces matériels, 300 scout-cars FERRET sont achetés aux Britanniques.
15L’AML ne fera ses débuts opérationnels qu’à la fin de la guerre d’Algérie. La commande de 2 000 prévue pour l’armée française est ramenée, en fonction de l’évolution des crédits, à 600 dont les 36 premiers véhicules seront livrés en 1960, les châssis étant fabriqués dans l’usine parisienne de Panhard et les tourelles par la CNMP (Compagnie normande de mécanique de précision) au Havre.
16Mais l’Afrique du Sud, qui s’intéressait beaucoup à ce véhicule et désirait en acquérir la licence, avait besoin d’un chasseur de char. L’État-Major sud-africain demanda donc que soit étudiée la possibilité d’armer l’AML d’un canon de 90. Une tourelle expérimentale H 90, équipée d’un canon ARE tirant une munition empennée a donc été essayée, en prenant beaucoup de précautions, dans la chambre à sable de l’AMX à Satory. Les résultats ont dépassé toutes les espérances : le châssis oscille mais ne dépointe pas, même lors d’un tir à 90°. Ainsi est né l’AML 90, seule au monde de sa catégorie à être armée d’un canon aussi puissant, donc aussi bien armée que des véhicules blindés bien plus lourds.
17Panhard dispose donc au début de la décennie d’un excellent produit qui, dans son plan de charge, prendra la suite de l’EBR. Dès lors, sa stratégie sera fondée sur deux axes : un axe technique et un axe commercial. Dans le premier, il s’agit de créer une « famille AML » dont chaque membre utilisera les organes du véhicule de base, mais répondra, par son organisation, à un besoin spécifique. Dans le second on cherche à se doter d’une organisation permettant de rechercher, négocier, conclure et exécuter des contrats avec des pays étrangers.
18Sur le plan technique, la conception de la chaîne cinématique de l’AML permet très facilement la création d’un véhicule « tout à l’avant ». Il suffit de « riper » le groupe propulsif jusque dans le dos du conducteur et de réaménager les arbres de transmission, l’entrée de l’air d’admission et la sortie des gaz d’échappement se faisant par une cheminée verticale située juste au-dessus du groupe.
19Ainsi, dans une caisse redessinée – dont le volume rendra le véhicule flottable et susceptible de se propulser dans l’eau par le seul mouvement de ses roues – est aménagé un grand volume arrière susceptible de recevoir de nombreuses utilisations au fil des demandes des clients.
20Ce véhicule, dit M3, connaîtra un énorme succès, notamment la version « transport de troupe » amenant sur le lieu de combat, outre le conducteur et le servant de la mitrailleuse de défense rapprochée, un groupe de combat de dix hommes prêt soit à tirer de l’intérieur, soit à bondir à l’extérieur. Mais, au prix, on le devine, d’un intense travail d’études, cette version sera suivie de bien d’autres : véhicule de commandement, de DCA, de transport, sanitaire, de dépannage, porte-munitions, porte-missiles, etc.
21La famille AML est vite devenue une famille très nombreuse sur le plan commercial : s’introduire dans le marché international des véhicules de combat nécessite une grande volonté et la mise en place de moyens appropriés :
- une équipe de « commerciaux » judicieusement choisis et spécialement formés sur les plans financier, technique et surtout psychologique. Totalement disponibles, ils doivent avoir une bonne santé et des nerfs à toute épreuve pour allier, dans leur difficile métier, patience et dynamisme ;
- un bureau d’études chargé de répondre aux désirs, parfois saugrenus mais généralement inspirés par les besoins, de chaque client en lui proposant des solutions spécifiques s’écartant le moins possible de la série ;
- un service après-vente compétent et musclé dont les techniciens iront remettre le matériel dans les mains du client, le conseilleront pour un bon entretien et assureront le service de la garantie ;
- un service « documentation » capable de rédiger, pour chaque client, et dans la langue appropriée, tous les renseignements dont il pourra avoir besoin pour que le matériel qui lui a été livré lui donne satisfaction.
22La rigueur avec laquelle cette stratégie a été appliquée a conduit à des résultats qui peuvent être résumés en quelques chiffres : Panhard vendra ainsi plusieurs milliers d’AML et dérivés dans une quarantaine de pays répartis dans tous les continents, y compris l’Asie.
23L’Afrique du Sud en fabriquera sous licence.
24La société est maintenant assez forte pour envisager de créer, après l’AML, une nouvelle famille de véhicules et de construire une usine ultra moderne dans la grande banlieue sud de la capitale.
25Mais ce sera pour la décennie suivante.
SCHNEIDER-CREUSOT-LOIRE
26Lors de l’époque que nous considérons, les questions d’armement recueillent les fruits des efforts faits, entre la Libération et 1958, tant dans le domaine de l’étude que dans celui de la fabrication, aussi bien de la part de l’industrie d’État que de l’industrie privée.
27Pour l’industrie privée, nous prenons l’exemple de Schneider-Creusot-Loire qui regroupe ainsi sous cette marque Schneider-Creusot (Forges et Aciéries du Creusot SFAC), Marine-Firminy (avec les Ateliers et Forges de la Loire AFL), Spie-Batignolles. Cet ensemble qui deviendra Creusot-Loire au cours de cette période travaille tant pour l’armée de terre que pour la Marine. Nous n’oublions pas FCM et Fives Lille qui sont impliqués un long moment dans ces fabrications.
28Entre l’industrie de l’État qu’est la DEFA et Schneider-Creusot les imbrications dans les fabrications sont nombreuses l’un comme l’autre étant alternativement maître d’œuvre ou sous-traitant suivant le genre de fabrication. En effet, les industriels privés, tels Schneider-Creusot, Fives Lille, Aubert et Duval et quelques autres fabriquent les blindages, laminés et moulés, les ébauches de tubes et de culasses de canons, ainsi que les éléments de suspension et les patins.
29Dans les matériels blindés les matériels phares en fabrication sont alors l’AMX 13 et l’AMX 30, les matériels Panhard ayant été évoqués par M. Bedaux. Par ailleurs, on commence à étudier d’autres matériels blindés : le VAB (véhicule de l’avant blindé) et les AMX 10.
30Le char AMX 13 et ses nombreux dérivés (27) a été étudié par le DEFA et sa fabrication confiée d’abord à trois chaînes : celle de la DEFA à Roanne, celle privée de Schneider-Creusot à Chalon-sur-Saône et celle de FCM. Mais au cours des années que nous étudions la maîtrise d’œuvre en est transférée à Creusot-Loire, non seulement pour les besoins de l’armée française, mais aussi pour l’exportation, qui se développe tant par fourniture directe que par cofabrication avec l’industrie du pays client. C’est ainsi que les ventes les plus notables se font alors directement avec la Hollande, la Suisse et l’Italie, avec le Proche-Orient, au Qatar, au Koweit, au Liban, en Amérique du Sud, au Pérou, au Venezuela, en Equateur, en Extrême-Orient, et en Indonésie. La cofabrication se fait avec Israël, l’Argentine, la Belgique où deux chaînes de fabrication sont montées. Remarquons à cette occasion que la cofabrication se fait avec les clients étrangers de façon fort efficace sans qu’on en parle publiquement, alors que nous connaissons d’autres époques où l’on en a parlé sans la faire. Et à l’époque que nous étudions, Schneider-Creusot réalise bien d’autres fabrications avec les industries d’armement étrangères, ainsi en Suède, en Suisse, en Italie.
31Soulignons la répartition de la fabrication de ces matériels AMX 13 lorsque le montage général était fait par Creusot-Loire dans son usine de Chalon-sur-Saône. La carcasse était fabriquée et usinée par Creusot-Loire à partir de ses propres blindages, les moteurs étaient fournis par la société privée SOFAM, la transmission et l’axe avant étaient fabriqués par la Saviem, devenue RVI, la tourelle par Batignolle, devenue Creusot-Loire, qui l’équipait d’une artillerie DEFA usinée avec des ébauches Creusot-Loire, son hydraulique venant de la société privée SAMM, tandis que la suspension, en partie sous-traitée, était équipée de patins moulés par Creusot-Loire.
32En apparence compliquée, cette fabrication donnait toute satisfaction. Et on sait l’ampleur du succès remporté par ces matériels AMX 13 dont plus de 6 000 exemplaires ont été produits sous ses différentes variantes et dont quelque 1 500 sont encore en service dans des armées étrangères.
33La fabrication des chars AMX 30, qu’ils soient pour l’armée française ou pour l’exportation, est assurée par la DEFA qui assure la maîtrise d’œuvre. Mais beaucoup de composants proviennent de l’industrie privée ; ainsi, Creusot-Loire fournit les blindages, les chenilles, les pièces de suspension, les ébauches d’artillerie. Cette fabrication se déroule aussi fort bien. Malheureusement, l’AMX 30 ne connaîtra pas, à l’exportation, un succès de la même ampleur que l’AMX 13.
34En ce qui concerne l’industrie privée de cette époque, on ne peut oublier les magnifiques succès remportés par Panhard et dont M. Bedaux parle par ailleurs. Remarquons à ce sujet que les carcasses et les tourelles des engins Panhard sont alors fabriquées par Creusot-Loire avec ses blindages.
35Il faut aussi citer le grand succès remporté par Hotchkiss avec ses véhicules de transport de troupes blindés qui équipent alors l’armée allemande.
36Pour les engins blindés, c’est à cette époque que sont mis en route l’étude et les essais du VAB, véhicule de l’avant blindé, ce véhicule de transport de troupes à roues qui met alors en compétition la solution privée Panhard et la solution mixte usine d’Etat et usine privée Saviem-Creusot-Loire. Dans cette dernière solution, ces deux industriels répartissent et unissent leurs efforts pour réaliser le modèle VAB qui, lorsqu’il sera adopté quelques années plus tard, sera produit à quelques milliers d’exemplaires tant pour la France que pour l’exportation, dans l’usine Creusot-Loire de Saint-Chamont. L’ensemble de l’étude est piloté par la Saviem et celle de la carcasse incombe à Creusot-Loire. Le montage général et la fabrication de la carcasse sont effectués par Creusot avec ses blindages ; le moteur, la transmission et la suspension par la Saviem. Là encore, donc, la coopération de l’État et du secteur privé est une réussite.
37Côté Marine, Creusot-Loire réalise les tourelles de 100 millimètres antiaériennes qui, produites à plus de 200 exemplaires, équiperont les bateaux de la marine française et plusieurs marines étrangères. Ces tourelles sont équipées d’artillerie fabriquée par la DCN pour qui Creusot-Loire fabrique aussi les lance-missiles Malefon et Mazurka.
38Nous voyons ainsi l’importance du rôle que l’industrie privée joue, au cours des années 1958-1970, dans la fabrication des armements terrestres et navals, et ce en coopération étroite avec l’industrie d’État. Elle participe largement à l’exécution des programmes lancés au cours de la décennie précédente. Elle obtient des succès importants qui sont dus à la qualité des matériels, au respect des délais de fabrication et à une présence constante à l’exportation.
CONCLUSION
39Nous espérons vous avoir montré, par deux exemples concrets, celui de Panhard et celui de Schneider-Creusot-Loire, que, dans le domaine des véhicules blindés de combat, à roues comme à chenilles, l’industrie privée française d’armement avait fait preuve d’imagination et de dynamisme. Elle a su créer et fabriquer, avec des moyens réduits, des véhicules de haute qualité pour l’équipement des forces françaises. Mais, surtout, elle a réussi à faire une percée spectaculaire sur un marché international très fermé où la concurrence est impitoyable.
40Elle a ainsi démontré, par le travail acharné de ses équipes, que la recherche passionnée de la qualité, dans les produits comme dans les services, est le meilleur atout de sécurité.
Notes de fin
* F. Bedeaux était alors directeur général de Panhard, Hubert Puga directeur de l’armement à la société Schneider-Creusot-Loire.
Auteurs
-
François Bedaux
François Bedaux : ingénieur en chef (H) de l’armement, ancien président-directeur général de Panhard & Levassor.
-
Hubert Puga
Colonel Hubert Puga : après Saint-Cyr et l’École des chars, il participa à la guerre dans des unités de chars et dans la résistance. Il suivit les cours de l’École de l’armement et de l’École de guerre puis servit à l’État-Major de l’armée et termina sa carrière militaire à la tête d’un régiment blindé au cours de la guerre d’Algérie. Pendant les années 1960, 1970 et 1980, il fut directeur de l’armement de Schneider-Creusot-Loire. Aujourd’hui, il préside le musée des Blindés de Saumur et est ingénieur conseil.
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