1Général Maurin : J’aimerais faire les remarques suivantes : Le premier FATAC n’a jamais échappé au commandement français, même si jusqu’en 1966 il était intégré dans les forces de l’OTAN. C’est, effectivement, le commandement de la Défense aérienne française qui a coopéré à l’établissement du plan NADGE, comprenant des radars déployés depuis le nord de l’Europe jusqu’en Turquie. Après que nous ayons quitté l’OTAN, nous avons continué en fonction des accords « Ailleret-Lemnitzer », prescrits par le général de Gaulle, à participer à cette chaîne continue de défense aérienne. Ceci, d’autant plus que les radars qui la composaient étaient de fabrication Thomson, donc français. Ce plan nous intéressait donc, non seulement du côté opérationnel, mais aussi industriel. Un mot sur l’armement nucléaire tactique. En France, si on a mis l’accent sur les forces de dissuasion, on n’a jamais favorisé l’idée de notre participation à une bataille nucléaire. Cette éventualité avait été répandue dans l’OTAN, mais je ne pense pas que le fait de n’y pas participer ait beaucoup inquiété les responsables de la stratégie française.

2Général Rhenter : M. Facon vient de nous faire vivre un drame. L’inquiétude de l’armée de l’air qui n’aurait plus d’avions ni de moyens au moment où nous quittions, non pas l’OTAN, mais l’organisation militaire intégrée. Heureusement, vos derniers mots nous ont montré que ce drame n’était pas véritable. Vous parliez des inquiétudes, presque de l’angoisse, des officiers de l’armée de l’air qui n’auraient plus d’avions au moment où nous quitterions l’organisation intégrée de l’OTAN. En fait, à ce moment-là, j’étais le sous-chef plan de l’armée de l’air, donc connaissant bien l’avenir. Ce que vous dites sur l’avenir de l’armée de l’air faisait effectivement que, comme vous l’avez parfaitement prévu, l’aviateur n’était pas inquiet. Le général Martin pouvait s’inquiéter de ce qui se passerait. Mais je dois dire que nous n’avons jamais pensé que les Mystère IV A que nous avions acquis avec les crédits du PAM sur la base de Tours nous seraient retirés. Je crois que ceci n’a jamais été envisagé. D’autre part les différentes mesures de rétorsion, que les Américains pouvaient nous appliquer, étaient dans l’imagination de quelques-uns, mais les gens qui étaient, à l’époque, aux commandes n’étaient pas inquiets. Voilà seulement ce que je voulais dire et que l’ensemble des dispositions qui avaient été préparées auparavant et qui allaient se manifester au cours des années suivantes, allaient pratiquement montrer que ces inquiétudes étaient du domaine de l’imagination.

3Ingénieur général Paul Bonnet : Est-ce qu’effectivement la France a manqué de moyens de calculs pour la découverte de la solution de l’armement thermonucléaire ? Absolument pas, et en passant par une réflexion plus générale, je dirai que la découverte de la solution ne passait pas par un nombre formidable de calculs. C’était une évolution complexe, mais les gens ont eu tous les moyens de calculs suffisants pour cette exploitation. Ce qui ne veut pas dire bien sûr que la DAM n’était pas extrêmement préoccupée par l’idée d’avoir en permanence les moyens de calculs les plus puissants. Ce n’était pas la découverte des principes qui posait question, le calcul des engins. On sait qu’un avion prend l’air à partir de 200 à 300 kilomètres à l’heure. Ce n’est pas la peine d’avoir un ordinateur. Mais quand on veut le calculer avec un maillage de 300 000, il faut en effet un très gros ordinateur. C’était cela le problème. Ceci étant, il est certain que l’insistance permanente de la DAM à avoir les plus gros calculateurs possibles est contemporaine de l’époque où l’on a éprouvé les difficultés thermonucléaires. Les difficultés dans le domaine de l’accession aux ordinateurs étaient un argument pour se défendre. Un des ingénieurs de grande qualité s’était polarisé avec un certain groupe sur le fait que l’on n’avait pas les bonnes réactions thermonucléaires et qu’il en fallait d’autres, ce qui alors nécessitait des calculs formidables. Très rapidement on s’est aperçu d’ailleurs que ce n’était pas un problème nucléaire. On savait depuis le milieu des années cinquante quelles étaient les réactions à mettre en œuvre, mais on ne savait pas comment les mettre en œuvre. C’est le groupe Dagens qui a permis de sortir d’un cycle vicieux vers la fin de 1965. À partir de ce moment-là, le vrai problème a été de savoir comment faire pour mettre en condition la matière thermonucléaire. Ce n’était plus du tout un problème de physique nucléaire. C’était un problème de thermodynamique, mais à des millions de degrés alors qu’on était habitué aux milliers de degrés. Il a fallu deux ou trois ans pour que, peu à peu, on mette au point cette thermodynamique des millions de degrés. Cela a abouti vers le printemps 1967 et a été finalement admis en septembre 1967.

4Intervenant non identifié : En fait, Carayol, quant il a trouvé le maillon manquant, a calculé tout de suite que cela marchait. Il a eu du mal à convaincre les gens. Je voulais dire également que l’embargo a conduit nos ingénieurs à beaucoup travailler pour arriver à travailler avec le moins de calculs possibles. Périodiquement, je recevais une note disant : on a réussi à réduire le temps pour faire telle chose de 5 minutes à 2 minutes. Je peux donner un témoignage à cet égard. C’est à l’occasion d’une discussion avec les responsables américains sur la sûreté des armes, à un moment où n’était pas encore en place l’embargo sur les gros calculateurs, que l’on a découvert que nos ingénieurs faisaient des calculs tridimensionnels alors que les Américains se contentaient avec des ordinateurs beaucoup plus puissants de calculs bidimensionnels. Cela a amené nos homologues américains à revoir leurs copies.

5Ingénieur général Jean Soissons : Je voudrais compléter ce qui vient d’être dit par les deux précédents intervenants pour montrer ce qui s’est passé dans un autre domaine : celui du guidage des engins balistiques. Les Français avaient choisi comme solution de guidage celle que les Américains mettaient sur leur Minuteman et leur Polaris, la centrale de guidage Kearfott. On avait associé pour cela la société Sagem avec Kearfott et on lui avait demandé d’en prendre la licence. En même temps, les Américains avaient reçu de la France des commandes de centrales et, bien sûr, comme dans toute licence, des commandes de pièces détachées puisque la production devait passer progressivement des États-Unis à la SAGEM. Au début, tout s’est très bien passé. Il n’y a qu’à regarder les dates. On était encore dans les organisations OTAN. Kearfott a reçu, sans aucun problème, les ingénieurs de la Sagem. Le matériel était normalement livré, en particulier les roulements pour les centrales. Quand il y eut la rupture dans nos rapports avec l’OTAN, la SAGEM avait déjà suffisamment progressé pour pouvoir se débrouiller seule. Les fournitures de roulements ont même continué. Quelques années plus tard, c’est Kearfott qui a acheté des licences à la SAGEM pour des centrales de navigation pour l’aviation civile, que SAGEM avait développées, ce que Kearfott n’avait pas eu l’occasion de faire.